L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche
Cela dit, Sancho se dépouille de la ceinture en haut, et se met en devoir de se fouetter, tandis que don Quichotte comptait les coups. Il s'en était à peine appliqué sept ou huit, qu'il commença à se dégoûter, et trouvant la charge trop pesante pour le prix: Par ma foi, seigneur, dit-il, j'en appelle comme d'abus, ces coups-là valent chacun un demi-réal et non un cuartillo.
Courage, ami Sancho, courage, reprit don Quichotte; qu'à cela ne tienne, je double la somme.
A la bonne heure, dit Sancho; à présent les coups de fouet vont tomber comme grêle.
Mais au lieu de s'en donner sur les épaules, le sournois se mit à frapper contre les arbres, poussant de temps à autre de grands soupirs, comme s'il eût été près de rendre l'âme. Don Quichotte, craignant que son fidèle écuyer n'y laissât la vie et que son imprudence ne vînt à tout perdre, lui cria: Arrête, mon ami, arrête! Comme tu y vas; le remède me paraît un peu rude, il sera bon d'y revenir à deux fois; on n'a pas pris Zamora en une heure[130]. Si j'ai bien compté, voilà plus de mille coups que tu viens de te donner; c'est assez quant à présent: l'âne, comme on dit, peut porter la charge, mais non la surcharge.
Non, non, seigneur, repartit Sancho, il ne sera jamais dit de moi: Gages payés, bras cassés. Que Votre Grâce s'éloigne un peu, et je vais m'en donner encore un mille. En deux temps, l'affaire sera terminée, il y aura même bonne mesure.
Puisque tu es en si bonne disposition, dit don Quichotte, fais à ta fantaisie, je vais m'éloigner.
Sancho reprit sa tâche, et avec une telle énergie que bientôt il n'y eut plus autour de lui un seul arbre auquel il restât un lambeau d'écorce. Enfin, poussant un grand cri et frappant de toute sa force un dernier coup contre un hêtre: Ici, dit-il, mourra Samson, et tous ceux qui avec lui sont.
A ce coup terrible et à ce cri lamentable, don Quichotte accourut: A Dieu ne plaise, mon fils, dit-il en lui arrachant l'instrument de son supplice, à Dieu ne plaise que pour me faire plaisir il t'en coûte la vie; elle est trop nécessaire à ta femme et à tes enfants; que Dulcinée attende encore un peu; quant à moi, je m'entretiendrai d'espérance, jusqu'à ce que tu aies repris de nouvelles forces. De cette manière, tout le monde sera content.
Puisque Votre Grâce l'exige, je le veux bien, répondit Sancho: seulement, jetez-moi votre manteau sur les épaules; car je suis tout en eau, et je pourrais me refroidir, comme cela arrive aux nouveaux pénitents.
Don Quichotte lui donna son manteau, et demeura en justaucorps.
Notre compagnon dormit jusqu'au jour, après quoi tous deux se mirent en route. Au bout d'environ trois heures de marche ils arrivèrent à une hôtellerie que don Quichotte reconnut pour telle, et non pour un château avec fossés et pont-levis, ainsi qu'il avait coutume de le faire; car depuis sa défaite, il semblait que la raison lui fût revenue, comme on va le voir désormais. On logea notre héros dans une salle basse où, selon la mode des villages, il y avait en guise de rideaux deux vieilles serges peintes: l'une représentait le rapt d'Hélène, quand Pâris, violant l'hospitalité, l'enleva à Ménélas; sur l'autre était l'histoire de Didon et d'Énée: la reine, montée sur une tour, agitait sa ceinture pour rappeler l'infidèle amant qui fuyait à voiles déployées. Don Quichotte remarqua qu'Hélène ne paraissait nullement fâchée de la violence qu'on lui faisait, car elle riait sous cape. Didon, au contraire, était toute éplorée; et le peintre, de crainte qu'on ne s'en aperçût pas, avait sillonné ses joues de larmes aussi grosses que des noisettes.
Ces deux dames, dit notre héros, furent bien malheureuses de n'être pas nées dans mon temps, et moi plus malheureux encore de n'être pas né dans le leur: si j'avais rencontré ces galants-là, Troie n'aurait pas été embrasée, ni Carthage détruite, car la seule mort de Pâris aurait prévenu tous ces désastres.
Je gagerais, dit Sancho, que d'ici à peu de temps on ne trouvera pas de taverne, d'hôtellerie ou de boutique de barbier où l'on ne trouve en peinture l'histoire de nos prouesses; mais du moins faudrait-il que ce fût par un meilleur peintre que le barbouilleur qui a portraité ces dames.
Tu as raison, reprit don Quichotte; car ce peintre me rappelle celui d'Ubeda[131], qui, lorsqu'on lui demandait ce qu'il peignait: Nous le verrons tout à l'heure, répondait-il; et si c'était quelque chose qui approchât d'un coq, il écrivait au-dessous: «Ceci est un coq,» afin qu'on ne pût s'y tromper.
Je jurerais bien, dit Sancho, que l'Aragonais qui a composé notre histoire n'en savait guère davantage; sa plume a marché au hasard, et il en est résulté ce qu'il aura plu à Dieu.
Il ressemble aussi beaucoup, ajouta don Quichotte, à ce poëte appelé Mauléon, qu'on voyait il y a quelque temps à la cour: ce Mauléon se vantait de répondre sur-le-champ à toutes sortes de questions, et répondait tout de travers. Mais laissons cela; dis-moi, Sancho, dans le cas où il te plairait d'achever cette nuit ta pénitence, veux-tu que ce soit en rase campagne ou à couvert?
Pardieu, seigneur, répondit Sancho, pour les coups que je songe à m'appliquer, il importe peu où je me les donne; pourtant j'aimerais mieux que ce fût dans un bois; j'aime beaucoup les arbres, et je crois qu'ils me procurent du soulagement.
Eh bien, mon ami, répliqua don Quichotte, afin que tu reprennes des forces, nous réserverons cela pour notre village, où nous arriverons au plus tard après-demain.
Comme il vous plaira, seigneur, vous êtes le maître; mais si vous vouliez m'en croire, j'expédierais la chose et je battrais le fer pendant qu'il est chaud: il fait bon moudre quand la meule vient d'être repiquée; lorsqu'on est en haleine, on marche mieux, et l'occasion perdue ne se retrouve pas toujours; un tiens vaut mieux que deux tu auras, et moineau dans la main que grue qui vole.
Halte-là, interrompit don Quichotte; le voilà encore lancé dans les proverbes. Que ne parles-tu simplement et sans raffiner, comme je te l'ai recommandé tant de fois? tu verrais que tu t'en trouverais bien.
Je ne sais quelle malédiction pèse sur moi, repartit Sancho; je ne puis dire une raison sans y joindre un proverbe, ni dire un proverbe qui ne me semble une raison. Cependant, je tâcherai de me corriger. Là finit leur entretien.
CHAPITRE LXXII
COMMENT DON QUICHOTTE ET SANCHO ARRIVÈRENT A LEUR VILLAGE
Don Quichotte et Sancho passèrent tout le jour dans cette hôtellerie, attendant la nuit, l'un pour achever sa pénitence, l'autre pour en voir la fin, qui était aussi celle de ses désirs. Pendant ce temps, un gentilhomme suivi de trois ou quatre domestiques vint y descendre, et l'un de ces derniers dit en s'adressant à celui qui paraissait être son maître: Votre Grâce, seigneur don Alvaro Tarfé, peut s'arrêter ici pour faire la sieste; l'endroit me paraît convenable.
A ce nom, don Quichotte regarda Sancho: Ne te souvient-il pas, lui dit-il, quand je feuilletai cette seconde partie de mon histoire, que j'y rencontrai ce nom de don Alvaro Tarfé?
Cela peut être, répondit Sancho; laissons-le descendre de cheval, nous le questionnerons ensuite.
Le gentilhomme mit pied à terre, et l'hôtesse lui donna une chambre en face de celle de don Quichotte, ornée pareillement de rideaux de serge peinte. Après avoir revêtu un costume d'été, l'inconnu se rendit sous le portail de l'auberge, qui était frais et spacieux, et y trouva notre chevalier se promenant de long en large. Seigneur, lui dit-il, peut-on savoir où se rend Votre Grâce?
A un village près d'ici où je demeure, répondit don Quichotte; et Votre Grâce, où va-t-elle?
Moi, repartit le cavalier, je vais à Grenade, ma patrie.
Excellent pays, dit don Quichotte. Mais, seigneur, quel est, je vous prie, le nom de Votre Grâce? le cœur me dit que j'ai quelque intérêt à le savoir.
Je m'appelle don Alvaro Tarfé, répondit le cavalier.
En ce cas, seigneur, dit notre héros, serait-ce vous dont il est parlé dans la seconde partie de l'histoire de don Quichotte de la Manche, que certain auteur a fait imprimer depuis peu?
C'est moi-même, répondit le cavalier, et ce don Quichotte, qui est le héros du livre, était fort de mes amis. C'est moi qui le tirai de chez lui, ou qui du moins lui inspirai le dessein de venir aux joutes de Saragosse où j'allais moi-même, et en vérité il m'a quelques obligations, mais une surtout, c'est que je l'ai empêché d'avoir les épaules flagellées par la main du bourreau à cause de ses insolences.
Dites-moi, seigneur don Alvaro, continua notre chevalier, est-ce que j'ai quelque ressemblance avec ce don Quichotte dont parle Votre Grâce?
Non assurément, répondit le voyageur.
Et ce don Quichotte, ajouta notre chevalier, avait-il un écuyer appelé Sancho Panza?
Oui, répondit don Alvaro, cet écuyer passait pour être fort plaisant, mais je ne l'ai jamais entendu rien dire de bon.
Oh! je le crois bien, dit Sancho; plaisanter d'une manière agréable n'est pas donné à tout le monde. Ce Sancho dont vous parlez, seigneur, doit être quelque grand vaurien; mais le véritable Sancho, c'est moi, et je débite des plaisanteries comme s'il en pleuvait. Sinon faites-en l'épreuve, que Votre Grâce me suive pendant toute une année, et à chaque pas vous verrez qu'il m'en sort de la bouche en si grande abondance, que je fais rire tous ceux qui m'écoutent, sans savoir le plus souvent ce que je dis. Quant au véritable don Quichotte de la Manche, le fameux, le vaillant, le sage, le père des orphelins, le défenseur des veuves, le meurtrier des demoiselles, celui enfin qui a pour unique dame de ses pensées la sans pareille Dulcinée du Toboso, c'est mon maître que voilà devant vous. Tout autre don Quichotte et tout autre Sancho Panza sont autant de mensonges.
Pardieu, mon ami, je le crois sans peine, répliqua don Alvaro, en quatre paroles vous venez de dire plus de bonnes choses, que l'autre Sancho dans tous ses longs bavardages. Il sentait bien plus le glouton que l'homme d'esprit, et je commence à croire que les enchanteurs qui persécutent le véritable don Quichotte, ont voulu me persécuter, moi aussi, avec son méchant homonyme. En vérité je ne sais que penser: car j'ai laissé, il y a peu de jours, ce dernier enfermé dans l'hôpital des fous à Tolède, et j'en rencontre ici un autre qui, à la vérité, ne lui ressemble en rien.
Pour mon compte, reprit don Quichotte, je ne vous dirai pas que je suis le bon, mais je puis au moins affirmer que je ne suis pas le mauvais, et pour preuve, seigneur don Alvaro, apprenez que de ma vie je n'ai été à Saragosse. C'est justement pour avoir entendu dire que le faux don Quichotte s'était trouvé aux joutes de cette ville, que je n'ai pas voulu y mettre le pied. Aussi, afin de donner un démenti à l'auteur, j'ai gagné tout droit Barcelone, ville unique par son site et sa beauté, mère de la courtoisie, refuge des étrangers, retraite des pauvres, patrie des braves; le lieu de toute l'Europe où l'on peut le plus aisément lier une amitié constante et sincère. Quoique les choses qui m'y sont arrivées, loin d'être agréables, aient été pour la plupart, au contraire, fâcheuses et déplaisantes, je n'en ai pas moins une joie extrême de l'avoir vue, et cela me fait oublier tout le reste. Bref, seigneur don Alvaro, je suis ce même don Quichotte dont la renommée s'est occupée si souvent, et non ce misérable qui usurpe mon nom et se fait honneur de mes idées. Maintenant j'ai une grâce à vous demander, et cette grâce la voici: c'est que, par-devant l'alcade de ce village, vous fassiez une déclaration valable et authentique, que jusqu'à cette heure vous ne m'aviez jamais vu, et que je ne suis point le don Quichotte dont il est parlé dans cette seconde partie imprimée depuis peu; enfin, que Sancho Panza, mon écuyer, n'est point celui que Votre Grâce a connu.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Au lieu de s'en donner sur les épaules, le sournois se mit à frapper contre les arbres (p. 605).Très-volontiers, seigneur don Quichotte, répondit don Alvaro, et je vous donnerai de bon cœur cette satisfaction, quoiqu'il soit assez surprenant de voir en même temps deux don Quichotte et deux Sancho Panza, qui se disent du même pays et sont si différents de visages, d'actions et de manières. Je doute presque de ce que j'ai vu; et peu s'en faut que je ne croie avoir fait un rêve.
Sans doute que Votre Grâce est enchantée, tout comme madame Dulcinée, dit Sancho. Et plût à Dieu qu'il ne fallût pour vous désenchanter que m'appliquer trois autres mille coups de fouet, comme je me les suis donnés pour elle; par ma foi, ce serait bientôt expédié, et il ne vous en coûterait rien.
Qu'est-ce que ces coups de fouet? demanda don Alvaro; je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
Oh! seigneur, répondit Sancho, cela serait trop long à raconter; mais si nous voyageons ensemble, je vous le dirai en chemin.
L'heure du souper arriva, don Alvaro et don Quichotte se mirent à table. Bientôt après l'alcade du lieu étant survenu, accompagné d'un greffier, don Quichotte le requit de dresser acte de la déclaration que faisait le seigneur don Alvaro Tarfé, déclaration dans laquelle il affirmait ne point reconnaître don Quichotte de la Manche, ici présent, comme étant celui dont il avait lu l'histoire imprimée sous le titre de seconde partie de don Quichotte de la Manche, composée par un certain Avellaneda de Tordesillas. L'alcade procéda judiciairement, et la déclaration fut reçue dans les formes voulues; ce qui réjouit fort nos chercheurs d'aventures, comme s'il eût été besoin d'un pareil acte pour faire éclater la différence qu'il y avait entre les deux don Quichotte et les deux Sancho, et qu'elle ne fût pas assez marquée par leurs actions et leurs paroles.
Don Alvaro et son nouvel ami échangèrent mille politesses et mille offres de services; et notre chevalier déploya tant d'esprit, que le gentilhomme finit par se croire réellement enchanté, puisqu'il avait vu deux don Quichotte qui se ressemblaient si peu. Sur le soir, ils partirent tous ensemble, et chemin faisant notre héros apprit à don Alvaro l'issue de sa rencontre avec le chevalier de la Blanche-Lune, ainsi que l'enchantement de Dulcinée, sans oublier le remède enseigné par Merlin. Bref, après s'être fait de nouveaux compliments et s'être embrassés, ils se séparèrent.
Don Quichotte passa encore cette nuit-là dans un bois, pour donner à Sancho le loisir d'achever sa pénitence, ce que l'astucieux écuyer accomplit aux dépens des arbres plus que de ses épaules, qu'il sut si bien ménager que les coups de fouet n'auraient pu en faire envoler une mouche qui s'y serait posée. Le confiant chevalier n'omit pas un seul coup, et trouva qu'avec ceux de la nuit précédente, ils montaient à trois mille vingt-neuf; il lui sembla même que le soleil s'était levé plus tôt qu'à l'ordinaire, comme s'il eût été jaloux que la nuit fût seule témoin de cet intéressant sacrifice. Nos aventuriers se remirent en route dès qu'il fut jour, s'applaudissant derechef d'avoir tiré don Alvaro de l'erreur où il était, et surtout d'avoir obtenu de lui une déclaration en si bonne forme.
Cette journée et la nuit suivante se passèrent sans qu'il leur arrivât rien de remarquable, si ce n'est que Sancho compléta sa pénitence. Don Quichotte en ressentit une telle joie, qu'il attendait avec impatience le retour de la lumière, espérant d'un instant à l'autre rencontrer sa dame désenchantée. Ils partirent, et tout le long de la route notre héros n'apercevait point une femme qu'il ne courût aussitôt après elle, pour s'assurer si ce n'était point Dulcinée du Toboso, tant il tenait pour infaillibles les promesses de Merlin.
Dans ces pensées et dans ces espérances, ils arrivèrent au haut d'une colline d'où ils découvrirent un village[132]. A peine Sancho l'eut-il reconnu qu'il se jeta à genoux en s'écriant avec transport: Ouvre les yeux, patrie désirée, et vois revenir à toi ton fils Sancho, sinon bien riche, au moins bien étrillé! Ouvre les bras, et reçois aussi ton fils don Quichotte, lequel, s'il revient vaincu par un bras étranger, revient vainqueur de lui-même, victoire qui est, à ce qu'il a dit souvent, la plus grande qu'on puisse remporter. Quant à moi, j'apporte de l'argent, car si j'ai été bien étrillé, je me suis bien tenu sur ma bête.
Laisse là ces sottises, dit don Quichotte, et préparons-nous à entrer du pied droit dans notre village, où, lâchant la bride à notre fantaisie, nous disposerons tout pour la vie pastorale que nous devons mener. Cela dit, ils descendirent la colline.
CHAPITRE LXXIII
DE CE QUE DON QUICHOTTE RENCONTRA, ET QU'IL IMPUTA A MAUVAIS PRÉSAGE
A l'entrée du pays, dit cid Hamet, don Quichotte vit sur la place qui sert à battre le grain deux petits garçons qui se querellaient; l'un disait à l'autre: Tu as beau faire, Periquillo; tu ne la reverras de ta vie.
Sancho, dit notre chevalier, entends-tu ce que dit ce drôle: Tu ne la reverras de ta vie!
Qu'importe que ce petit garçon ait prononcé ces paroles? répondit Sancho.
Eh bien, répliqua don Quichotte, cela signifie que je ne reverrai pas Dulcinée!
Sancho allait riposter, mais il en fut empêché par la vue d'un lièvre que des chasseurs poursuivaient avec leurs lévriers. La pauvre bête effrayée vint se réfugier et se blottir entre les jambes du grison; l'écuyer la saisit et la présenta à son maître, qui murmura entre ses dents: malum signum, malum signum[133]. Un lièvre fuit, des lévriers le poursuivent, et Dulcinée ne paraît point!
Parbleu, vous êtes un homme étrange, dit Sancho: supposez que ce lièvre est madame Dulcinée du Toboso, et que les lévriers qui le poursuivent sont les scélérats d'enchanteurs qui l'ont changée en paysanne: elle fuit, je la prends, je la mets entre les mains de Votre Grâce, qui la serre contre son cœur et la caresse tout à son aise. Eh bien, quel mauvais signe est-ce là? et quel mauvais présage peut-on en tirer?
Sur ce, les deux petits garçons s'approchèrent pour voir le lièvre, et Sancho leur ayant demandé le sujet de leur querelle, celui qui avait dit à l'autre: Tu ne la reverras de ta vie, répondit, en montrant une cage à grillons, qu'il avait pris cette cage à son compagnon et qu'il ne la lui rendrait jamais. Sancho leur donna une pièce de monnaie pour la cage, et la présentant à don Quichotte: Tenez, seigneur, lui dit-il, voilà le charme détruit. Si j'ai bonne mémoire, il me souvient d'avoir entendu notre curé dire qu'il n'est pas d'un chrétien et d'un homme de sens de s'arrêter à ces enfantillages; et Votre Grâce ne m'assurait-elle pas encore, ces jours passés, que ceux qui y font attention sont des imbéciles? Allons, seigneur, rentrons chez nous; en voilà assez là-dessus.
Les chasseurs survinrent, réclamant leur lièvre, et don Quichotte le leur rendit.
Le chevalier, s'étant remis en marche, rencontra à l'entrée du pays le curé et le bachelier Carrasco, qui se promenaient dans un petit pré en causant. Nos deux amis accoururent les bras ouverts; et don Quichotte, ayant mis pied à terre, les embrassa tendrement.
Or, il faut savoir que Sancho avait placé sur son grison, par-dessus le paquet des armes de son maître, la robe semée de flammes qu'on lui avait donnée, et coiffé la tête de l'animal avec la mitre couverte de diables, ce qui faisait le plus bizarre effet qui se puisse imaginer. Les petits enfants du pays (cet âge a des yeux de lynx) s'en étant aperçus, accouraient de tous côtés, se criant les uns aux autres: Holà! eh! venez vite, venez voir l'âne de Sancho Panza, plus gentil qu'un prince, et le cheval de don Quichotte, plus maigre encore que le jour de son départ. Bref, entourés de ces polissons et accompagnés du curé et de Carrasco, nos deux coureurs d'aventures entrèrent dans le village, et se rendirent tout droit à la maison de don Quichotte, où ils trouvèrent sur le pas de la porte la gouvernante et la nièce, déjà instruites de leur arrivée.
On avait aussi raconté la nouvelle à Thérèse Panza, qui, les cheveux en désordre et dans une toilette fort incomplète, conduisant par la main Sanchette, sa fille, accourut au-devant de son mari. Mais en le voyant beaucoup moins bien costumé que, dans son opinion, devait l'être un gouverneur, elle lui dit: En quel état vous revois-je, mon cher mari? Vous m'avez l'air de revenir à pied, traînant la patte, et l'on vous prendrait plutôt pour un vaurien ingouvernable que pour un gouverneur.
Tais-toi, Thérèse, répondit Sancho; souvent où il se trouve des crochets il n'y a pas de lard. Allons à la maison; là je t'en conterai de belles! J'apporte de l'argent, ce qui est l'essentiel; et de l'argent gagné par mon industrie, sans avoir fait tort à personne.
Apportez de l'argent, mon bon mari, repartit Thérèse; et peu m'importe qu'il ait été gagné par ceci ou par cela; de quelque manière qu'il soit venu, vous n'aurez pas introduit mode nouvelle dans le monde.
Sanchette embrassa son père, en demandant s'il lui apportait quelque chose; car elle l'attendait, disait-elle, comme on attend la pluie en été. Puis, le prenant d'un côté par sa ceinture de cuir, tandis que de l'autre Thérèse le tenait sous le bras (la petite tirant l'âne par le licou), ils s'en furent à leur maison, laissant don Quichotte dans la sienne, aux mains de sa gouvernante et de sa nièce, et en compagnie du curé et du bachelier.
Don Quichotte, s'étant enfermé avec ses deux amis, leur raconta brièvement sa défaite, et l'engagement qu'il avait pris de rester chez lui pendant une année, engagement que comme chevalier errant il voulait remplir au pied de la lettre. Il ajouta qu'il avait songé à se faire berger pendant ce temps-là, afin de se distraire dans la solitude et de pouvoir y donner libre carrière à ses amoureuses pensées. Enfin, il les supplia, si leurs occupations le leur permettaient, de vouloir bien être ses compagnons. Je me propose, dit-il, d'acheter un troupeau de brebis suffisant pour pouvoir nous dire bergers. Au reste, le plus difficile est fait, car j'ai trouvé des noms qui vous iront à merveille. Le curé lui ayant demandé quels étaient ces noms: Moi, reprit le chevalier, je m'appellerai le berger Quichottin; vous, seigneur bachelier, le berger Carrascon; vous, seigneur licencié, le berger Curiambro; et Sancho Panza, le berger Pancinot.
Les deux amis restèrent confondus de cette nouvelle folie; mais de crainte que le pauvre homme ne leur échappât une troisième fois, et surtout espérant que dans le délai d'une année on parviendrait à le guérir, ils feignirent d'entrer dans son idée, applaudirent à son projet, et promirent de l'accompagner. Il y a plus, ajouta Samson Carrasco; étant, comme on le sait déjà, un de nos plus fameux poëtes, je composerai à ma fantaisie des vers pastoraux ou héroïques, afin de passer le temps. L'essentiel, c'est que nous ne laissions pas un arbre, si dur soit-il, sans y graver les noms de nos bergères, suivant le constant usage des bergers amoureux.
A merveille, repartit don Quichotte. Mais moi, je n'ai pas besoin de chercher; j'ai sous la main la sans pareille Dulcinée du Toboso, gloire de ces rivages, ornement de ces prairies, fleur de l'esprit et de la grâce, finalement, personne si accomplie qu'aucune louange ne serait à la hauteur de son mérite, quelque hyperbolique qu'elle fût.
Cela est vrai, dit le curé. Nous autres, nous chercherons par ici quelques bergerettes à notre convenance.
Et si elles nous faisaient défaut, ajouta le bachelier, nous leur donnerions les noms de ces bergères imprimées et gravées: les Philis, les Amaryllis, les Dianes, les Bélizardes, les Galatées. Puisque les livres en sont pleins et que les boutiques de libraires en regorgent, nous pouvons bien nous en passer la fantaisie. Si ma dame, ou pour mieux dire ma bergère, s'appelle Anne par hasard, je la célébrerai sous le nom d'Anarda; si Françoise, je la nommerai Francine; Lucie, Lucinde, et ainsi du reste. De cette manière, tout sera pour le mieux. Sancho lui-même, s'il entre dans notre confrérie, pourra chanter sa Thérèse sous le nom de Thérésine.
Don Quichotte applaudit; et le curé, l'ayant comblé d'éloges pour une si honorable résolution, s'offrit de nouveau à lui tenir compagnie tout le temps que ne réclameraient pas les devoirs de son ministère. L'affaire convenue, les deux amis prirent congé du chevalier, en l'engageant à bien se soigner et à ne rien négliger de ce qui pourrait lui être salutaire.
Le sort voulut que la nièce et la gouvernante entendissent toute la conversation; aussi, dès que don Quichotte fut seul, elles entrèrent dans sa chambre.
Quoi, mon oncle, dit la nièce: lorsque nous pensions que Votre Grâce venait enfin se retirer dans sa maison pour y vivre tranquillement, voilà que vous vous embarquez dans de nouvelles aventures et que vous pensez à vous faire berger! Croyez-moi, la paille est trop mûre pour en faire des chalumeaux. Et comment, ajouta la gouvernante, Votre Grâce fera-t-elle pour passer les après-midi d'été, les nuits d'hiver à la belle étoile et entendre les hurlements des loups? Non, non; c'est un métier d'homme robuste, endurci, élevé à la peine dès le maillot. Mal pour mal, mieux vaut encore être chevalier errant que berger. Tenez, croyez-moi; suivez mon conseil, je vous le donne à jeun, et avec mes cinquante ans: restez chez vous, occupez-vous de vos affaires, confessez-vous une fois par semaine, venez en aide aux pauvres, et sur mon âme, si mal vous en arrive...
Silence, mes enfants, répondit don Quichotte; vous ne m'apprendrez pas ce que j'ai à faire. Menez-moi au lit, car je ne me sens pas bien, et sachez que, soit chevalier errant, soit berger errant, je ne cesserai de veiller à ce que vous ne manquiez de rien, comme l'avenir vous l'apprendra.
Sur ce, les deux bonnes filles le conduisirent à son lit, ne songeant qu'à le choyer de leur mieux.
CHAPITRE LXXIV
COMME QUOI DON QUICHOTTE TOMBA MALADE, DU TESTAMENT QU'IL FIT, ET DE SA
MORT
Comme rien n'est éternel ici-bas, comme toute chose y va déclinant de son origine à sa fin dernière, principalement la vie de l'homme, comme enfin don Quichotte n'avait reçu du ciel aucun privilége particulier pour prolonger le cours de la sienne, sa fin arriva au moment où il y pensait le moins. Soit par suite de la mélancolie que lui causait le sentiment de sa défaite, soit par la volonté du ciel qui en ordonnait ainsi, il fut pris d'une fièvre obstinée, qui le retint au lit six jours, pendant lesquels le visitèrent maintes fois ses amis le curé, le bachelier et le barbier, sans que le fidèle Sancho quittât son chevet un seul instant. Pensant que la honte d'avoir été vaincu et le chagrin de ne pas voir s'accomplir la délivrance de Dulcinée le tenaient en cet état, chacun d'eux cherchait à le distraire de son mieux. Allons, lui disait le bachelier, prenez courage et levez-vous, afin de commencer notre vie pastorale. J'ai composé tout exprès une églogue qui damera le pion aux églogues mêmes de Sannazar, et j'ai acheté à un berger de Quintanar deux fameux chiens de garde pour notre troupeau; l'un s'appelle Barcino, l'autre Butron.
Le seigneur Carrasco avait beau faire, rien ne pouvait tirer don Quichotte de son abattement. On appela le médecin, qui lui tâta le pouls, n'en fut pas fort satisfait, et dit qu'il fallait sans perdre de temps songer à la santé de l'âme, celle du corps étant en danger. Notre héros entendit cet arrêt d'un esprit calme et résigné; mais il n'en fut pas de même de sa gouvernante, de sa nièce et de son écuyer, qui tous trois se mirent à pleurer comme s'ils l'eussent vu déjà mort. L'avis du médecin fut qu'il était miné par un chagrin secret. Don Quichotte, voulant reposer un peu, demanda qu'on le laissât seul. On s'éloigna, et il dormit d'une seule traite pendant plus de six heures, si bien que sa gouvernante et sa nièce crurent qu'il allait passer durant son sommeil. A la fin pourtant il s'éveilla en s'écriant: Béni soit le Dieu tout-puissant qui m'a accordé un pareil bienfait! Oui! sa miséricorde est infinie, et les péchés des hommes ne sauraient ni l'éloigner, ni l'affaiblir.
Frappée de ces paroles, qui lui parurent plus raisonnables que de coutume: Que dites-vous, seigneur? demanda la nièce; que parlez-vous de miséricordes et de péchés des hommes?
Ma fille, répondit don Quichotte, ces miséricordes sont celles dont Dieu vient à l'instant même de me combler; et je disais qu'il ne s'est pas arrêté à mes péchés. Oui, je me sens l'esprit libre et dégagé des ombres épaisses dont l'avait obscurci l'insipide et continuelle lecture des exécrables livres de chevalerie: aujourd'hui j'en reconnais l'extravagance et la fausseté; et je n'ai qu'un regret, c'est que désabusé trop tard je n'ai plus le temps de lire d'autres livres qui puissent éclairer mon âme. Je me sens près de ma fin, ma chère nièce, et je voudrais en faire une d'où l'on conclût que ma vie n'a pas été si mauvaise que je doive laisser après moi la réputation d'un fou. J'ai été fou, j'en conviens; mais je ne voudrais pas que ma mort en fût la preuve. Mon enfant, fais venir mes bons amis le curé, le bachelier Samson Carrasco, et maître Nicolas le barbier; je désire me confesser et faire mon testament.
La nièce fut dispensée de ce soin, car ils entraient au même instant. Félicitez-moi, mes bons amis, leur dit le pauvre hidalgo en les voyant, félicitez-moi, je ne suis plus don Quichotte de la Manche, mais Alonzo Quixano, que la douceur de ses mœurs fit surnommer le Bon. Je suis à cette heure l'ennemi déclaré d'Amadis de Gaule et de toute sa postérité; j'ai pris en aversion les profanes histoires de la chevalerie errante; je reconnais le danger que leur lecture m'a fait courir; enfin, par la miséricorde de Dieu, devenu sage à mes dépens, je les abhorre et les déteste!
Quand les trois amis l'entendirent parler de la sorte, ils s'imaginèrent qu'il venait d'être atteint d'une nouvelle folie.
Comment, seigneur, lui dit Samson Carrasco, maintenant que nous savons à n'en pas douter que madame Dulcinée est désenchantée, vous nous la donnez belle! Et quand nous sommes sur le point de nous faire bergers pour passer la vie en chantant comme des princes, vous parlez de vous faire ermite! De grâce! revenez à vous, et laissez là ces sornettes.
Les sornettes qui m'ont occupé jusqu'à présent, reprit don Quichotte, n'ont été que trop réelles, et à mon grand préjudice; puisse ma mort, avec l'aide du ciel, les faire tourner à mon profit! Seigneurs, je sens que je marche vers ma fin; ce n'est plus l'heure de plaisanter; j'ai besoin d'un prêtre pour me confesser, et d'un notaire pour recevoir mon testament. Dans une pareille situation l'homme ne doit point jouer avec son âme. Je vous en supplie, laissez-moi avec le seigneur curé, qui voudra bien écouter ma confession, et, pendant ce temps, qu'on aille chercher le notaire.
Ils se regardaient tous, étonnés d'un pareil langage; mais il fallut se rendre, car pour eux un des signes certains que le malade se mourait était ce retour à la raison; d'autant plus qu'à ses premiers discours il en ajouta d'autres en termes si chrétiens, si bien suivis, que leurs derniers doutes ayant disparu, ils reconnurent qu'il avait recouvré son bon sens.
Le curé fit retirer tout le monde, et resta seul avec le mourant, qu'il confessa pendant que Carrasco allait chercher le notaire. Bientôt le bachelier fut de retour, amenant avec lui Sancho; quand ce dernier, qui avait appris le triste état de son maître, vit la gouvernante et la nièce tout en larmes, il se mit à sangloter avec elles.
La confession terminée, le curé sortit en disant: Oui, mes amis, Alonzo Quixano est guéri de sa folie, mais il se meurt. Entrez, afin qu'il fasse son testament.
Ces paroles furent une nouvelle provocation aux yeux pleins de larmes de la gouvernante, de la nièce et du fidèle Sancho Panza; elles les firent pleurer et soupirer de plus belle; car, ainsi qu'on l'a déjà dit, don Quichotte, tout le temps qu'il fut Alonzo Quixano le Bon, comme tout le temps qu'il fut don Quichotte de la Manche, montra le meilleur naturel, et son commerce fut des plus agréables, de sorte qu'il n'était pas seulement aimé des gens de sa maison, mais de tous ceux qui le connaissaient.
Le notaire étant entré, écrivit le préambule du testament, dans lequel don Quichotte recommandait son âme à Dieu, avec les pieuses formules en usage; puis, passant aux legs, le mourant dicta ce qui suit:
Item, ma volonté est qu'ayant eu avec Sancho Panza, lequel dans ma folie, je fis mon écuyer, plusieurs difficultés en règlement de compte, à propos de certaines sommes qu'il a à moi, on ne lui réclame rien; de plus, s'il reste quelque chose quand il sera payé de ce que je lui dois, que cet excédant, qui ne peut être considérable, lui soit laissé en propre; et grand bien lui fasse. Et si, de même qu'étant fou, je lui fis obtenir le gouvernement d'une île, je pouvais, maintenant que je suis en possession de ma raison, lui donner celui d'un royaume, je le lui donnerais: la simplicité de son caractère et la fidélité de ses services ne méritant pas moins.
Se tournant vers Sancho, il ajouta: Pardonne-moi, mon ami, de t'avoir fourni l'occasion de paraître aussi fou que moi-même, en t'entraînant dans l'erreur où je suis tombé relativement à l'existence des chevaliers errants.
Hélas! ne mourez pas, mon bon maître, répondit Sancho en sanglotant; croyez-moi, vivez, vivez longtemps; la plus grande folie que puisse faire un homme en cette vie, c'est de se faire mourir lui-même, en s'abandonnant à la mélancolie. Allons, un peu de courage, levez-vous, et gagnons les champs en costume de bergers, comme nous en sommes convenus; peut-être derrière quelque buisson trouverons-nous madame Dulcinée désenchantée, ce qui vous ravira. Que si Votre Grâce se meurt du chagrin d'avoir été vaincue, rejetez-en sur moi toute la faute, et dites qu'on vous a culbuté parce que j'avais mal sanglé Rossinante. Et puis n'avez-vous pas vu dans vos livres qu'il arrive souvent aux chevaliers de se culbuter les uns les autres, et que tel est vaincu aujourd'hui, qui demain revient vainqueur?
Rien de plus vrai, ajouta Samson Carrasco et à cet égard le bon Sancho a
raison.
Doucement, mes amis, reprit don Quichotte, les oiseaux sont dénichés. J'ai été fou, mais à cette heure, je viens de recouvrer la raison; j'ai été don Quichotte de la Manche, et maintenant, je le répète, me voilà redevenu Alonzo Quixano. Puissent mon repentir et ma sincérité me rendre l'estime que Vos Grâces avaient pour moi. Que le seigneur notaire continue:
Item, je lègue tous mes biens meubles et immeubles à Antonia Quixana,
ma nièce ici présente, après qu'on aura prélevé, sur le plus clair de
ma succession, les sommes nécessaires au service des legs que je fais,
en commençant par les gages de ma gouvernante pour tout le temps
qu'elle m'a servi, et, de plus, vingt ducats pour un habillement. Je
nomme pour mes exécuteurs testamentaires le seigneur curé et le
seigneur bachelier Samson Carrasco, ici présents;
Item, ma volonté est que si Antonia Quixana, ma nièce, veut se marier,
on s'assure d'abord, et cela par enquête judiciaire, que l'homme qu'elle
épouse ne sait pas même ce que c'est que les livres de chevalerie. Dans
le cas contraire, et si cependant ma nièce persiste à l'épouser, je veux
qu'elle perde tout ce que je lui lègue, et mes exécuteurs testamentaires
pourront employer la somme en œuvres pies, à leur volonté;
Item, je supplie ces seigneurs, mes exécuteurs testamentaires, si de fortune ils venaient à rencontrer l'auteur qui a composé, dit-on, une idée intitulée: Seconde partie des aventures de don Quichotte de la Manche, de le prier de ma part, avec toutes sortes d'instances, de me pardonner l'occasion que je lui ai si involontairement donnée d'écrire tant et de si énormes sottises; car je quitte cette vie avec un véritable remords de lui en avoir fourni le prétexte.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Telle fut la fin de l'ingénieux don Quichotte de la Manche (p. 618).Son testament signé et scellé, notre héros fut pris d'une grande défaillance, et s'étendit dans son lit. On s'empressa de lui porter secours; mais pendant les trois jours qu'il vécut encore, il s'évanouissait à chaque instant. La maison était sens dessus dessous; néanmoins la nièce mangeait de bon appétit, la gouvernante portait des santés; Sancho prenait ses ébats; tant l'espoir d'un prochain héritage suffit pour adoucir dans le cœur du légataire le sentiment de regret que devrait y laisser la perte du défunt.
Enfin, don Quichotte expira après avoir reçu les sacrements, et prononcé
à plusieurs reprises les plus énergiques malédictions contre les livres
de chevalerie. Le notaire déclara n'avoir jamais vu dans les livres
qu'aucun chevalier errant fût mort dans son lit aussi paisiblement
et aussi chrétiennement que don Quichotte, lequel rendit l'âme, je veux
dire mourut, au milieu de la douleur et des larmes de tous ceux qui
l'entouraient. Le voyant expiré, le curé pria le notaire d'attester
comme quoi Alonzo Quixano le Bon, communément appelé don Quichotte de la
Manche, était passé de cette vie en l'autre, et décédé naturellement;
ajoutant que s'il lui demandait cette attestation c'était pour empêcher
que, contrairement à la vérité, un faux cid Hamet Ben-Engeli le
ressuscitât, et composât sur ses prouesses d'interminables histoires.
Telle fut la fin de l'ingénieux chevalier don Quichotte de la Manche, dont cid Hamet ne voulut pas indiquer le pays natal, afin que toutes les villes et tous les bourgs de la Manche se disputassent l'insigne honneur de l'avoir vu naître et de le compter parmi leurs enfants, comme le firent sept villes de la Grèce à propos d'Homère[134]. On ne dira rien ici des pleurs de Sancho Panza, de la nièce et de la gouvernante, ni des épitaphes, assez originales, composées pour la tombe de Don Quichotte. Voici cependant celle qu'y inscrivit Samson Carrasco:
«Ci-gît le redoutable hidalgo qui porta si loin la valeur, que la mort ne put triompher de lui, même en le mettant au tombeau.
«Il brava l'univers entier, dont il fut l'admiration et l'effroi, et son bonheur fut de mourir sage après avoir vécu fou!»
Ici le très-sage cid Hamet dit à sa plume:
«O ma petite plume, bien ou mal taillée, je ne sais, tu vas demeurer suspendue à ce fil de laiton; là tu resteras des siècles, à moins que de présomptueux historiens ne t'enlèvent de cette place pour te profaner. S'ils l'osaient, crie leur:
«Halte-là, félons, halte-là; que personne ne me touche; car cette entreprise, bon roi, à moi seul était réservée[135].
«Pour moi seul, oui, pour moi seul naquit don Quichotte et moi pour
lui. Il sut agir et moi écrire. Nous ne faisons qu'un, en dépit du
pseudonyme écrivain qui osa, et qui peut-être oserait encore écrire
avec une lourde plume d'oie les prouesses de mon vaillant chevalier.
Mais ce n'est pas là un fardeau à sa taille, ni un thème pour son
esprit sec et froid. Si d'aventure tu parviens à le connaître,
conseille-lui de laisser reposer en paix les os fatigués et déjà
pourris de don Quichotte, et de ne pas essayer de le ressusciter,
contre les priviléges de la mort, en le tirant de la sépulture où il
gît étendu tout de son long, hors d'état de faire une sortie et une
troisième campagne[136]! Pour livrer au ridicule celles de tant de
chevaliers errants, il suffit des deux qu'il a faites, et qui ont si
franchement désopilé nationaux et étrangers. En agissant ainsi, tu
rempliras le devoir du chrétien, lequel doit toujours s'efforcer de
donner un bon conseil à un ennemi. Quant à moi, je serai heureux et
fier d'avoir retiré de mes écrits le fruit que j'en attendais; car mon
seul désir était de couvrir d'un ridicule justement mérité les fausses
et extravagantes histoires des livres de chevalerie, déjà frappés à
mort par celle de mon véritable don Quichotte, et qui bientôt sans
doute tomberont pour ne plus se relever. Adieu.»
FIN DE DON QUICHOTTE
TABLE DES MATIÈRES
| Notice sur Cervantes | III | |
| Portrait de Cervantes, par lui-même | XIII | |
| Dédicace a don Pedro Fernandez de Castro, comte de Lemos | XV | |
| Préface de la première partie | 2 | |
| Un mot sur cette nouvelle traduction | 4 | |
| PREMIÈRE PARTIE | ||
| LIVRE PREMIER | ||
| Chap. I. | Qui traite de la qualité et des habitudes de l'ingénieux don Quichotte |
5 |
| Chap. II. | Qui traite de la première sortie que fit l'ingénieux don Quichotte |
8 |
| Chap. III. | Où l'on raconte de quelle plaisante manière don Quichotte fut armé chevalier |
12 |
| Chap. IV. | De ce qui arriva à notre chevalier quand il fut sorti de l'hôtellerie |
16 |
| Chap. V. | Où se continue le récit de la disgrâce de notre chevalier |
20 |
| Chap. VI. | De la grande et agréable enquête que firent le curé et le barbier dans la bibliothèque de notre chevalier |
23 |
| Chap. VII. | De la seconde sortie de notre bon chevalier don Quichotte de la Manche |
27 |
| Chap. VIII. | Du beau succès qu'eut le valeureux don Quichotte dans l'épouvantable et inouïe aventure des moulins à vent |
31 |
| LIVRE DEUXIÈME | ||
| Chap. IX. | Où se conclut et se termine l'épouvantable combat du brave Biscaïen et du Manchois |
36 |
| Chap. X. | Du gracieux entretien qu'eut don Quichotte avec Sancho Panza son écuyer |
39 |
| Chap. XI. | De ce qui arriva à don Quichotte avec les chevriers |
42 |
| Chap. XII. | De ce que raconta un berger à ceux qui étaient avec don Quichotte |
46 |
| Chap. XIII. | Où se termine l'histoire de la bergère Marcelle, avec d'autres événements |
48 |
| Chap. XIV. | Où sont rapportés les vers désespérés du berger défunt, et autres choses non attendues |
55 |
| LIVRE TROISIÈME | ||
| Chap. XV. | Où l'on raconte la désagréable aventure qu'éprouva don Quichotte en rencontrant les muletiers Yangois |
58 |
| Chap. XVI. | De ce qui arriva à notre chevalier dans l'hôtellerie qu'il prenait pour un château |
63 |
| Chap. XVII. | Où se continuent les travaux innombrables du vaillant don Quichotte et de son écuyer dans la malencontreuse hôtellerie, prise à tort pour un château |
67 |
| Chap. XVIII. | Où l'on raconte l'entretien que don Quichotte et Sancho Panza eurent ensemble, avec d'autres aventures dignes d'être rapportées |
72 |
| Chap. XIX. | Du sage et spirituel entretien que Sancho eut avec son maître, de la rencontre qu'ils firent d'un corps mort, ainsi que d'autres événements fameux |
80 |
| Chap. XX. | De la plus étonnante aventure qu'ait jamais rencontrée aucun chevalier errant, et de laquelle don Quichotte vint à bout à peu de frais |
84 |
| Chap. XXI. | Qui traite de la conquête de l'armet de Mambrin, et autres choses arrivées à notre invincible chevalier |
92 |
| Chap. XXII. | Comment don Quichotte donna la liberté à une quantité de malheureux qu'on menait, malgré eux, où ils ne voulaient pas aller |
100 |
| Chap. XXIII. | De ce qui arriva au fameux don Quichotte dans la Sierra Morena, et de l'une des plus rares aventures que rapporte cette véridique histoire |
107 |
| Chap. XXIV. | Où se continue l'aventure de la Sierra Morena |
115 |
| Chap. XXV. | Des choses étranges qui arrivèrent au vaillant chevalier de la Manche dans la Sierra Morena, et de la pénitence qu'il fit, à l'imitation du Beau Ténébreux |
120 |
| Chap. XXVI. | Où se continuent les raffinements d'amour du galant chevalier de la Manche, dans la Sierra Morena |
131 |
| Chap. XXVII. | Comment le curé et le barbier vinrent à bout de leur dessein, avec d'autres choses dignes d'être racontées |
136 |
| LIVRE QUATRIÈME | ||
| Chap. XXVIII. | De la nouvelle et agréable aventure qui arriva au curé et au barbier dans la Sierra Morena |
144 |
| Chap. XXIX. | Qui traite du gracieux artifice qu'on employa pour tirer notre amoureux chevalier de la rude pénitence qu'il accomplissait |
152 |
| Chap. XXX. | Qui traite de la finesse d'esprit que montra la belle Dorothée, ainsi que d'autres choses non moins divertissantes |
159 |
| Chap. XXXI. | Du plaisant dialogue qui eut lieu entre don Quichotte et Sancho, son écuyer, avec d'autres événements |
165 |
| Chap. XXXII. | Qui traite de ce qui arriva dans l'hôtellerie à don Quichotte et à sa compagnie |
172 |
| Chap. XXXIII. | Où l'on raconte l'aventure du Curieux malavisé |
176 |
| Chap. XXXIV. | Où se continue la nouvelle du Curieux malavisé |
183 |
| Chap. XXXV. | Qui traite de l'effroyable bataille que livra don Quichotte à des outres de vin rouge, et où se termine la nouvelle du Curieux malavisé |
191 |
| Chap. XXXVI. | Qui traite d'autres intéressantes aventures arrivées dans l'hôtellerie |
196 |
| Chap. XXXVII. | Où se poursuit l'histoire de la princesse Micomicon, avec d'autres plaisantes aventures |
200 |
| Chap. XXXVIII. | Où se continue le curieux discours que fit don Quichotte sur les lettres et sur les armes |
206 |
| Chap. XXXIX. | Où le captif raconte sa vie et ses aventures |
209 |
| Chap. XL. | Où se continue l'histoire du captif |
214 |
| Chap. XLI. | Où le captif termine son histoire |
220 |
| Chap. XLII. | De ce qui arriva de nouveau dans l'hôtellerie, et de plusieurs autres choses qui méritent d'être connues |
230 |
| Chap. XLIII. | Où l'on raconte l'intéressante histoire du garçon muletier, avec d'autres événements extraordinaires arrivés dans l'hôtellerie |
235 |
| Chap. XLIV. | Où se poursuivent les événements inouïs de l'hôtellerie |
240 |
| Chap. XLV. | Où l'on achève de vérifier les doutes sur l'armet de Mambrin et sur le bât de l'âne, avec d'autres aventures aussi véritables |
245 |
| Chap. XLVI. | De la grande colère de don Quichotte, et d'autres choses admirables |
250 |
| Chap. XLVII. | Qui contient diverses choses |
255 |
| Chap. XLVIII. | Suite du discours du chanoine sur le sujet des livres de chevalerie |
261 |
| Chap. XLIX. | De l'excellente conversation de don Quichotte et de Sancho Panza |
265 |
| Chap. L. | De l'agréable dispute du chanoine et de don Quichotte |
270 |
| Chap. LI. | Contenant ce que raconta le chevrier |
274 |
| Chap. LII. | Du démêlé de don Quichotte avec le chevrier, et de la rare aventure des pénitents, que le chevalier acheva à la sueur de son corps |
277 |
| SECONDE PARTIE | ||
Préface de la seconde partie |
291 | |
| Chap. I. | De ce qui se passa entre le curé et le barbier avec don Quichotte, au sujet de sa maladie |
293 |
| Chap. II. | Qui traite de la grande querelle qu'eut Sancho Panza avec la nièce et la gouvernante, ainsi que d'autres plaisants événements |
300 |
| Chap. III. | Du risible entretien qu'eurent ensemble don Quichotte, Sancho Panza et le bachelier Samson Carrasco |
303 |
| Chap. IV. | Où Sancho Panza répond aux questions et éclaircit les doutes du bachelier Samson Carrasco, avec d'autres événements dignes d'être racontés |
308 |
| Chap. V. | Du spirituel, profond et gracieux entretien de Sancho et de sa femme, avec d'autres événements dignes d'heureuse souvenance |
311 |
| Chap. VI. | Qui traite de ce qui arriva à don Quichotte avec sa nièce et sa gouvernante, et l'un des plus importants chapitres de cette histoire |
315 |
| Chap. VII. | De ce qui se passa entre don Quichotte et son écuyer, ainsi que d'autres événements on ne peut plus dignes de mémoire |
318 |
| Chap. VIII. | De ce qui arriva à don Quichotte et à Sancho en allant voir Dulcinée |
323 |
| Chap. IX. | Où l'on raconte ce qu'on y verra |
328 |
| Chap. X. | Où l'on raconte le stratagème qu'employa Sancho pour enchanter Dulcinée, avec d'autres événements non moins plaisants que véritables |
331 |
| Chap. XI. | De l'étrange aventure du char des Cortès de la mort |
336 |
| Chap. XII. | De l'étrange aventure qui arriva au valeureux don Quichotte, avec le grand chevalier des Miroirs |
340 |
| Chap. XIII. | Où se poursuit l'aventure du chevalier du Bocage avec le piquant dialogue qu'eurent ensemble les écuyers |
343 |
| Chap. XIV. | Où se poursuit l'aventure du chevalier du Bocage |
348 |
| Chap. XV. | Quels étaient le chevalier des Miroirs et l'écuyer au grand nez |
355 |
| Chap. XVI. | De ce qui arriva à don Quichotte avec un chevalier de la Manche |
356 |
| Chap. XVII. | De la plus grande preuve de courage qu'ait jamais donnée don Quichotte, et de l'heureuse fin de l'aventure des lions |
362 |
| Chap. XVIII. | De ce qui arriva à don Quichotte dans la maison de don Diego |
368 |
| Chap. XIX. | De l'aventure du berger amoureux, et de plusieurs autres chose |
373 |
| Chap. XX. | Des noces de Gamache, et de ce qu'y fit Basile |
378 |
| Chap. XXI. | Suite des noces de Gamache, et des choses étranges qui y arrivèrent |
383 |
| Chap. XXII. | De l'aventure inouïe de la caverne de Montesinos, dont le malheureux don Quichotte vint à bout |
387 |
| Chap. XXIII. | Des admirables choses que l'incomparable don Quichotte prétendit avoir vues dans la profonde caverne de Montesinos, et dont l'invraisemblance et la grandeur font que l'on tient cette aventure pour apocryphe |
392 |
| Chap. XXIV. | Où l'on verra mille babioles aussi ridicules qu'elles sont nécessaires pour l'intelligence de cette véridique histoire |
399 |
| Chap. XXV. | De l'aventure du braiment de l'âne, de celle du joueur de marionnettes, et des divinations admirables du singe |
403 |
| Chap. XXVI. | De la représentation du tableau avec d'autres choses qui ne sont en vérité que mauvaises |
409 |
| Chap. XXVII. | Où l'on apprend ce qu'étaient maître Pierre et son singe, avec le fameux succès qu'eut don Quichotte dans l'aventure du braiment, qu'il ne termina pas comme il avait pensé |
415 |
| Chap. XXVIII. | Des grandes choses que dit Ben-Engeli, et que saura celui qui les lira s'il les lit avec attention |
419 |
| Chap. XXIX. | De la fameuse aventure de la barque enchantée |
422 |
| Chap. XXX. | De ce qui arriva à don Quichotte avec une belle chasseresse |
426 |
| Chap. XXXI. | Qui traite de plusieurs grandes choses |
429 |
| Chap. XXXII. | De la réponse que fit don Quichotte aux invectives de l'ecclésiastique |
434 |
| Chap. XXXIII. | De la conversation qui eut lieu entre la duchesse et Sancho Panza, conversation digne d'être lue avec attention |
443 |
| Chap. XXXIV. | Des moyens qu'on trouva pour désenchanter Dulcinée |
447 |
| Chap. XXXV. | Suite des moyens qu'on prit pour désenchanter Dulcinée, etc. |
452 |
| Chap. XXXVI. | De l'étrange et inouïe aventure de la duègne Doloride, appelée la comtesse Trifaldi, et d'une lettre que Sancho écrivit à sa femme |
456 |
| Chap. XXXVII. | Suite de la fameuse aventure de la duègne Doloride |
459 |
| Chap. XXXVIII. | Où la duègne Doloride raconte son aventure |
460 |
| Chap. XXXIX. | Suite de l'étonnante et mémorable histoire de la comtesse Trifaldi |
464 |
| Chap. XL. | Suite de cette aventure, avec d'autres choses de même importance |
466 |
| Chap. XLI. | De l'arrivée de Chevillard, et de la fin de cette longue et terrible aventure |
470 |
| Chap. XLII. | Des conseils que don Quichotte donna à Sancho Panza touchant le gouvernement de l'île, etc. |
476 |
| Chap. XLIII. | Suite des conseils que don Quichotte donna à Sancho |
480 |
| Chap. XLIV. | Comment Sancho alla prendre possession du gouvernement de l'île, et de l'étrange aventure qui arriva à don Quichotte dans le château |
483 |
| Chap. XLV. | Comment le grand Sancho prit possession de son île, et de la manière dont il gouverna |
488 |
| Chap. XLVI. | De l'épouvantable charivari que reçut don Quichotte pendant qu'il rêvait à l'amour d'Altisidore |
492 |
| Chap. XLVII. | Suite du gouvernement du grand Sancho Panza |
495 |
| Chap. XLVIII. | De ce qui arriva à don Quichotte avec la señora Rodriguez, et d'autres choses aussi admirables |
501 |
| Chap. XLIX. | De ce qui arriva à Sancho Panza, en faisant la ronde dans son île |
506 |
| Chap. L. | Des enchanteurs qui fouettèrent la señora Rodriguez et qui égratignèrent don Quichotte |
513 |
| Chap. LI. | Suite du gouvernement de Sancho Panza |
519 |
| Chap. LII. | Aventure de la seconde Doloride, autrement la señora Rodriguez |
524 |
| Chap. LIII. | De la fin du gouvernement de Sancho Panza |
528 |
| Chap. LIV. | Qui traite des choses relatives à cette histoire et non à d'autres |
532 |
| Chap. LV. | De ce qui arriva à Sancho en chemin |
536 |
| Chap. LVI. | De l'étrange combat de don Quichotte et du laquais Tosilos, au sujet de la fille de la señora Rodriguez |
540 |
| Chap. LVII. | Comment don Quichotte prit congé du duc, et de ce qui lui arriva avec la belle Altisidore, demoiselle de la duchesse |
543 |
| Chap. LVIII. | Comment don Quichotte rencontra aventures sur aventures, et en si grand nombre, qu'il ne savait de quel côté se tourner |
546 |
| Chap. LIX. | De ce qui arriva à don Quichotte, et que l'on peut véritablement appeler une aventure |
553 |
| Chap. LX. | De ce qui arriva à don Quichotte en allant à Barcelone |
558 |
| Chap. LXI. | De ce qui arriva à don Quichotte à son entrée dans Barcelone, avec d'autres choses qui semblent plus vraies que raisonnables |
566 |
| Chap. LXII. | Aventure de la tête enchantée, ainsi que d'autres enfantillages qu'on ne peut s'empêcher de raconter |
567 |
| Chap. LXIII. | Du plaisant résultat qu'eut pour Sancho sa visite aux galères, et de l'aventure de la belle Morisque |
575 |
| Chap. LXIV. | De l'aventure qui causa le plus de chagrin à don Quichotte parmi toutes celles qui lui fussent jamais arrivées |
580 |
| Chap. LXV. | Où l'on fait connaître qui était le chevalier de la Blanche-Lune, et où l'on raconte la délivrance de don Gregorio, ainsi que d'autres événements |
583 |
| Chap. LXVI. | Qui traite de ce que verra celui qui voudra le lire |
586 |
| Chap. LXVII. | De la résolution que prit don Quichotte de se faire berger tout le temps qu'il était obligé de ne point porter les armes |
589 |
| Chap. LXVIII. | Aventure de nuit, qui fut plus sensible à Sancho qu'à don Quichotte |
592 |
| Chap. LXIX. | De la plus surprenante aventure qui soit arrivée à don Quichotte dans tout le cours de cette grande histoire |
596 |
| Chap. LXX. | Qui traite de choses fort importantes pour l'intelligence de cette histoire |
599 |
| Chap. LXXI. | Où Sancho se met en devoir de désenchanter Dulcinée |
603 |
| Chap. LXXII. | Comment don Quichotte et Sancho arrivèrent à leur village |
607 |
| Chap. LXXIII. | De ce que don Quichotte rencontra, et qu'il imputa à mauvais présage |
610 |
| Chap. LXXIV. | Comme quoi don Quichotte tomba malade, du testament qu'il fit, et de sa mort |
614 |
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES |
||
PARIS.—IMPRIMERIE SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1
VIE DE CERVANTES
D'une fenêtre de son palais d'où l'on dominait le cours du Mançanarès, un de ces mélancoliques souverains qui régnèrent sur l'Espagne pendant plus d'un siècle, Philippe III, promenait ses regards sur la plaine aride et désolée qui entoure Madrid. En ce moment un jeune homme, qu'à son manteau rapiécé on reconnaissait aisément pour un de ces pauvres étudiants si nombreux alors dans les grandes villes, suivait le bord du fleuve un livre à la main. On le voyait à chaque pas interrompre sa lecture, gesticuler, se frapper le front, puis laisser échapper de longs éclats de rire. Philippe observait cette pantomime: Assurément cet homme est fou, s'écria-t-il; ou bien il lit Don Quichotte. Un page, dépêché tout exprès, revint bientôt confirmer ce que le roi avait soupçonné; en effet, l'étudiant lisait Don Quichotte.
L'auteur de ce livre immortel qui provoquait si fort l'hilarité de ses contemporains, comme il excitera celle de bien d'autres générations, Miguel de Cervantes Saavedra, naquit le 9 octobre 1547 à Alcala de Hénarès, petite ville des environs de Madrid. De même que pour Homère, plusieurs villes[137] se disputèrent après sa mort l'honneur de l'avoir vu naître; mais un registre baptistaire, récemment découvert dans l'église de Sainte-Marie-Majeure, a mis fin à ces prétentions en fournissant la preuve authentique que Alcala de Hénarès avait été son berceau. Sa famille, originaire des Asturies, était venue s'établir en Castille. Dès le treizième siècle, le nom de Cervantes figure parmi les vainqueurs de Séville, alors que le saint roi Ferdinand chassait les Mores de cette noble cité. Il y eut des Cervantes parmi les conquérants du nouveau monde. Dans les premières années du quatorzième siècle, un Cervantes était corrégidor d'Ossuna. Son fils, Rodrigo Cervantes, épousa, vers 1540, une noble dame, doña Leonor Cortinas, qui lui donna deux filles, Andrea et Luisa, puis deux fils, Rodrigo et Miguel. Ce dernier est l'homme, aussi grand que malheureux, dont nous allons esquisser la vie.
On ne sait rien sur les premières années de Cervantes. Seulement, par une allusion qu'il fait à son enfance[138], nous savons qu'une instinctive curiosité et un vif désir de s'instruire lui faisaient ramasser pour le lire jusqu'au moindre chiffon de papier. Il nous apprend encore que son goût pour le théâtre se développa en voyant jouer le fameux Lope de Rueda, acteur et poëte tout à la fois. On croit que le jeune Cervantes fit ses premières études à Alcala, sa ville natale, et qu'ensuite il fut envoyé à Salamanque, qui était alors la plus célèbre université de l'Espagne. Il y resta deux ans et habita une rue qu'on appelle encore la rue des Mores (calle de los Moros).
Plus tard, nous retrouvons Cervantes à Madrid chez l'humaniste Lopez de Hoyos. Ce Lopez, chargé par l'Ayuntamiento (municipalité) de Madrid de la composition des allégories et devises en vers qui devaient orner le catafalque de la reine Élisabeth de Valois dans la cérémonie des funérailles qu'on lui préparait, se fait aider par quelques-uns de ses élèves. Cervantes, qu'il appelle son disciple bien-aimé, figure au premier rang. Aussi, dans la relation des obsèques de la reine, que Lopez publia peu après, le mentionne-t-il avec éloge comme auteur d'une épitaphe en forme de sonnet, et surtout d'une élégie où le jeune poëte prenait la parole au nom de tous ses camarades. Encouragé par ce premier succès, Cervantes composa un petit poëme pastoral appelé Filena, puis quelques sonnets et romances qui ne sont pas venus jusqu'à nous. Tels furent ses débuts dans la poésie.
Sans une circonstance fortuite, Cervantes restait peut-être toute sa vie voué au culte des Muses. Mais un drame mystérieux s'était accompli dans le sombre palais de l'Escurial. L'héritier du trône, l'infant don Carlos, fils de Philippe II, venait d'y mourir, précédant de deux mois seulement dans la tombe la reine Élisabeth de Valois. Le pontife qui occupait alors la chaire de Saint-Pierre, le pape Pie V, fit choix d'un fils du duc d'Atri, le cardinal Aquaviva, pour l'envoyer en Espagne, en qualité de légat extraordinaire, porter au roi ses compliments de condoléance sur ce double événement. Mais Philippe avait impérieusement défendu qu'on lui parlât jamais de son fils. Il accueillit très-froidement le légat, qui ne tarda pas à recevoir ses passe-ports avec ordre de quitter la Péninsule. Dans son court séjour à Madrid, ce prince de l'Église voulut voir le jeune poëte qui s'était distingué par cette touchante élégie sur la mort de la reine. Cervantes lui fut présenté et eut le bonheur de lui plaire. Le cardinal désirait se l'attacher en qualité de secrétaire ou de valet de chambre (camarero). La tentation était grande pour un esprit aventureux comme celui de Cervantes: il accepta avec empressement, et bientôt il fut en route pour l'Italie. A cette époque, un jeune gentilhomme ne croyait pas déroger en se mettant au service de la pourpre romaine, assuré qu'il était d'obtenir quelque bonne prébende.
A la suite de son puissant patron, Cervantes traversa la riche Huerta de Valence; il put contempler l'imposante Barcelone, qu'il appelle la ville de la courtoisie, le rendez-vous des étrangers, et pour laquelle il conserva un enthousiasme qui ne s'est jamais affaibli. Les provinces méridionales de la France, le Languedoc et la Provence surtout, le frappèrent vivement, et quand, plus tard, Cervantes, revenu dans sa patrie, publia le poëme de Galatée, on put voir par le charme et la fraîcheur des descriptions combien les impressions du jeune voyageur avaient été vives et profondes.
Arrivé dans la ville éternelle, Cervantes en visita les musées, en étudia les ruines, en admira les monuments; mais une fois sa curiosité satisfaite, après quinze mois passés à Rome, ne se sentant aucune vocation pour l'Église, il quitta l'antichambre du cardinal et courut s'enrôler dans les troupes espagnoles. Ce fut dans la compagnie de don Diego de Urbina qu'il fit sa première campagne et l'apprentissage de son nouveau métier. Il avait alors vingt-deux ans.
Le moment était propice. La grande querelle de l'Islamisme et de la Croix venait de se rallumer. Une ligue sainte unissait le pape, Venise et l'Espagne. Sous les ordres de don Juan d'Autriche, le vainqueur des Mores dans les monts Alpujarras, une puissante flotte avait pris la mer. Longtemps cherchés sans succès, les Turcs furent enfin rencontrés par les chrétiens au fond du golfe de Lépante (7 octobre 1571). L'action, engagée au milieu du jour, se termina par une des plus signalées victoires dont l'histoire fasse mention. La galère sur laquelle était embarqué Cervantes, appelée la Marquesa, chargée d'attaquer la Capitane d'Alexandrie, s'en empara ainsi que du grand étendard d'Égypte, et tua cinq cents hommes à l'ennemi. Quoique malade de la fièvre, placé, sur ses vives instances, au poste le plus périlleux avec douze soldats d'élite, Cervantes montra une grande intrépidité, et, malgré deux coups d'arquebuse dans la poitrine et un troisième qui le priva toute sa vie de l'usage de la main gauche, il ne voulut quitter son poste qu'après la fuite des infidèles. Fier d'avoir pris part à cette grande bataille qu'il appelle en maint endroit de ses écrits «la plus glorieuse qu'aient vue les siècles passés et que verront les siècles à venir,» il montra depuis lors avec un légitime orgueil les cicatrices qu'il portait «comme autant d'étoiles faites pour guider les autres au ciel de l'honneur.»
Une expédition contre Tunis qui suivit de près, et à laquelle il prit part avec son frère Rodrigo, lui fournit une nouvelle occasion de se distinguer dans les rangs de cette célèbre infanterie espagnole (tercios) qui, selon l'expression d'un historien, faisait trembler la terre sous ses mousquets.
L'hôpital de Messine le reçut brisé des suites de ces deux campagnes; il y resta languissant près de neuf mois. Enfin, guéri de ses blessures, il sollicita et obtint un congé. Muni des plus hautes attestations sur son intelligence et sa valeur, Cervantes s'embarque dans la rade de Naples sur la frégate el Sol, et plein d'espoir d'embrasser sa famille dont il était séparé depuis sept ans, il fait voile vers l'Espagne en compagnie de son frère Rodrigo, du général d'artillerie Carillo de Quesada, gouverneur de la Goulette, et d'autres militaires qui retournaient dans leur patrie. Mais le sort en ordonna autrement, et les plus cruelles épreuves l'attendaient. Le 26 septembre 1575, le bâtiment que montait Cervantes fut rencontré, à la hauteur des îles Baléares, par une escadrille barbaresque aux ordres du farouche renégat arnaute Dali-Mami. Le combat s'engage, et après une résistance désespérée la frégate espagnole, forcée de se rendre, est conduite en triomphe dans le port d'Alger.
Dans la répartition du butin, Cervantes était tombé au pouvoir de Dali-Mami. En dépouillant son prisonnier, cet homme non moins avare que cruel, avait trouvé les lettres de recommandation données au brave soldat: convaincu qu'il tenait entre ses mains un personnage important dont il pouvait tirer une forte rançon, il commença par le faire charger de chaînes et l'accabla des plus mauvais traitements.
C'est alors que dut se manifester chez Cervantes cet héroïsme de la patience, «cette seconde valeur de l'homme, dit Solis[139], peut-être plus grande que la première.» Notre but n'est pas de raconter ici toutes les phases de son séjour parmi les barbares. Des tentatives qu'il fit pour briser ses fers, l'une échoua par la trahison d'un More auquel il s'était confié, les autres par la grandeur des obstacles ou la défaillance de quelques-uns de ses compagnons d'infortune. Lui-même nous a fait le récit de ses cruelles angoisses dans la nouvelle du Captif[140]. Qu'il nous suffise de dire qu'après cinq ans du plus horrible esclavage, menacé à tout instant de la mort et l'écartant chaque fois à force de courage et de sang-froid, Cervantes, dont la captivité, signalée par les incidents les plus romanesques, fournirait à lui seul, dit un historien contemporain[141], la matière d'un volume, fut racheté par les soins et l'intercession des Frères de la Merci, qui s'imposèrent les plus grand sacrifices pour un tel prisonnier. Enfin, devenu libre en octobre 1580, il quitta cette terre maudite et fit voile pour l'Espagne, où, en abordant, il dut goûter l'une des plus grandes joies qu'il soit donné à l'homme d'éprouver: «celle de recouvrer la liberté et de revoir son pays.» Ainsi fut conservé au monde un des plus nobles cœurs qui aient honoré l'humanité, et aux lettres le rare génie auquel elles allaient devoir une éternelle illustration.
Revenu dans cette patrie qu'il avait désespéré de revoir jamais, Cervantes se trouvait sans ressources; son père était mort et sa mère avait, pour aider à sa délivrance, engagé le peu de bien qui lui restait. Il reprit donc le mousquet de soldat et fit avec son frère Rodrigo la campagne des Açores, dont la soumission devait compléter celle du Portugal, que le duc d'Albe venait de conquérir à son maître.
Ici doit trouver place un incident qui joue un grand rôle dans la vie de Cervantes. Pendant un séjour qu'il fit à Lisbonne, avant de s'embarquer pour les Açores, son esprit vif et ingénieux lui avait ouvert l'accès de plusieurs sociétés. Dans l'une d'elles, une noble dame s'éprit pour lui d'une vive passion; il en eut une fille à laquelle il donna le nom d'Isabel de Saavedra, et qu'il garda toujours avec lui, même après s'être marié; car il n'eut point d'autre enfant. La campagne terminée, ce nouvel essai de la profession des armes ne lui ayant valu aucune récompense malgré ses blessures et ses glorieux services, il abandonna la carrière militaire.
L'amour devait le ramener au culte des Muses. Le roman de Galatée, qu'il publia peu de temps après son mariage, fut composé sous l'inspiration de ce tendre sentiment. Sans aucun doute Cervantes, caché sous le nom d'Élicio, berger des rives du Tage, a voulu peindre ses amours avec Galatée, bergère habitante des mêmes rivages. Il venait en effet d'épouser une fille noble et pauvre de la petite ville d'Esquivias, dona Catalina Palacios, moins pourvue d'argent que de beauté, car on voit figurer dix poules[142] dans le détail de la faible dot qu'elle apportait à son époux. Voilà donc Cervantes, chef d'une famille qui se composait, avec sa mère, sa femme et sa fille naturelle, de ses deux sœurs, Andrea et Luise. Il avait trente-sept ans.
La poésie pastorale offrait peu de ressources; pressé par le besoin, Cervantes revint aux premiers rêves de sa jeunesse, et prit le parti d'aller s'établir à Madrid pour y demander des moyens de subsistance au théâtre, qui, alors comme aujourd'hui, promettait plus de profit. Il débuta par une comédie en six actes sur ses aventures (el Trato de Argel), les Mœurs d'Alger. Dans cette pièce, il introduit sous son propre nom de Saavedra un soldat, qui adresse au roi une harangue véhémente pour l'engager à détruire ce nid de pirates. Cette pièce fut suivie de plusieurs autres, parmi lesquelles on doit citer Numancia (la destruction de Numance). On applaudit dans Numancia le tableau des malheurs effroyables qu'entraîne un siége, et surtout le poignant épisode dans lequel un enfant tombant d'inanition demande du pain à sa mère. Cette pièce, palpitante d'exaltation patriotique, fut jouée à Saragosse, pendant la dernière guerre de l'indépendance espagnole, et n'a pas peu contribué sans doute à rendre la nouvelle Numance digne de l'ancienne. «J'osai le premier dans Numancia, dit Cervantes, personnifier les pensées secrètes de l'âme, en introduisant des êtres moraux sur la scène, au grand applaudissement du public. Mes autres pièces furent aussi représentées; mais tout leur succès, ajoute-t-il, consista à parcourir leur carrière sans sifflets ni tapage, ni sans cet accompagnement d'oranges et de concombres dont on a coutume de saluer les auteurs tombés.»
L'espoir qu'il avait fondé sur le théâtre n'avait pas tardé à s'évanouir. Le fameux Lope de Véga y régnait alors sans rivaux. Il avait, dit Cervantes lui-même, soumis la monarchie comique à ses lois, et maître du public et des acteurs, il remplissait le monde de ses comédies[143].
Banni du théâtre par cette prodigieuse fécondité, Cervantes fut contraint d'accepter un autre métier moins digne de lui; mais il fallait vivre, et avec sa nombreuse famille il n'y avait pas à hésiter. Un certain Antonio Guevara, chargé de réunir à Séville des approvisionnements pour cette immense armada, pour cette flotte invincible qui devait envahir l'Angleterre et que détruisirent les tempêtes, lui offre un modeste emploi de commissaire des vivres. Cervantes accepte, et s'achemine aussitôt avec tous les siens vers la capitale de l'Andalousie. On croit pourtant qu'à cette époque il avait déjà perdu sa mère; quant à son frère Rodrigo, qui servait en Flandre, sans doute il fut tué dans quelque obscure rencontre, car il ne reparaît plus.
Le séjour de Cervantes à Séville dura dix années consécutives, sauf quelques excursions dans les environs et un seul voyage à Madrid. Il connut à Séville le célèbre peintre Francisco Pacheco, maître et beau-père du grand Velasquez, dont la maison était le rendez-vous des beaux esprits; Cervantes la fréquentait assidûment. Il s'y lia d'amitié avec le célèbre poëte lyrique Fernando de Herrera, et fit un sonnet sur sa mort. Il devint également l'ami de Juan de Jaureguy, l'élégant traducteur de l'Aminte du Tasse. Jaureguy, qui cultivait aussi la peinture, fit le portrait de son ami Cervantes. Ce fut pendant son séjour à Séville que Cervantes composa presque toutes ses nouvelles: car, au milieu de vulgaires occupations, il entretenait avec les lettres un commerce secret. Ce fut encore à Séville, qu'à l'occasion de la mort du roi Philippe II (13 septembre 1598), il composa ce fameux sonnet où il raille avec tant de grâce la forfanterie des Andalous. La date de ce sonnet est précieuse; elle sert à fixer le terme de son séjour à Séville, qu'il quitta peu de temps après. Voici à quelle occasion.
Une somme de 7,400 réaux, produit des comptes arriérés de son commissariat, avait été remise par lui à un négociant de Séville, Simon Freire de Lima, pour être envoyé à la Contaduria, trésorerie de Madrid. Au lieu de remplir son mandat, Simon disparut, emportant l'argent. La Contaduria fit saisir les biens du banquier; puis, comme en même temps on avait conçu quelques doutes sur la parfaite régularité de la gestion de Cervantes, ses livres furent vérifiés à l'improviste. Trouvé en déficit d'une misérable somme de 2,400 réaux (600 francs), on le mit en prison. Il réclama avec force, promettant de satisfaire dans le délai de quelques jours; on le relâcha, mais il avait perdu son emploi.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
C'est là pourtant que fut engendré ce glorieux fils de son intelligence (p. X).Ici la biographie de Cervantes présente une grande lacune. Pendant cinq années sa trace nous échappe, depuis 1598, où il quitte Séville, jusqu'en 1603, où on le retrouve à Valadolid. On pense que durant cet intervalle, devenu agent d'affaires pour le compte de particuliers et de corporations, il vint s'établir dans quelque petite ville de la Manche. La connaissance qu'il montre des localités et des mœurs de cette province autorise cette conjecture et prouve qu'il y séjourna assez longtemps. Ce fut sans doute dans une des fréquentes excursions qu'il était obligé de faire dans l'intérêt de ses clients, qu'au bourg d'Argamasilla de Alba, les habitants le jetèrent en prison, soit parce qu'il réclamait les dîmes arriérées dues par eux au grand prieuré de Saint-Juan soit parce qu'il enlevait à leurs irrigations les eaux de la Guadiana, dont il avait besoin pour la préparation des salpêtres. On montre encore aujourd'hui dans ce bourg une vieille masure appelée la casa de Medrano (la maison de Medrano), comme l'endroit où Cervantes fut emprisonné. Il est certain qu'il y languit longtemps et dans un état fort misérable. C'est de ce triste lieu que, dans une lettre dont on a gardé le souvenir, Cervantes réclamait d'un de ses parents, Juan Barnabé de Saavedra, bourgeois d'Alcazar, secours et protection; cette lettre commençait ainsi: «De longs jours et des nuits sans sommeil me fatiguent dans cette prison[144], ou pour mieux dire, caverne...» Et c'est là pourtant que fut engendré ce glorieux fils de son intelligence (hijo del entendimiento), et qu'il en écrivit les premières pages. Il fallait, on doit en convenir, une singulière habitude de l'adversité et une rare et noble liberté d'esprit pour faire d'un semblable cabinet de travail le berceau d'un livre tel que Don Quichotte.
En 1603, nous retrouvons Cervantes à Valladolid, où la cour avait pour quelque temps établi sa résidence, et nous le voyons solliciteur à cinquante-six ans. L'indolent Philippe III régnait, mais un orgueilleux favori gouvernait à sa place. Cervantes s'arme de courage et, ses états de services à la main, il se présente à l'audience du duc de Lerme, ce puissant dispensateur des grâces, cet Atlas, comme il l'appelle, du poids de cette monarchie. Là encore une déception l'attendait. Accueilli froidement, il est bientôt éconduit avec hauteur. Désabusé une fois de plus, mais non découragé, Cervantes reprit le chemin de sa pauvre demeure, afin d'y achever le livre qu'il avait commencé en prison, et qui allait l'immortaliser en le vengeant.
Une si pénible situation devait lui faire hâter la publication du Don Quichotte: aussi s'occupa-t-il activement d'en obtenir le privilége; mais il fallait un Mécène, l'usage le voulait ainsi. Pour lui offrir la dédicace de son livre, Cervantes avait jeté les yeux sur le dernier descendant des ducs de Bejar, don Alonzo Lopez de Zuniga y Sotomayor. Au premier mot de chevalerie errante, le grand seigneur refusa. Cervantes lui demanda pour toute faveur de vouloir bien entendre la lecture d'un seul chapitre; et tels furent la surprise et le charme de cette lecture, qu'on alla ainsi jusqu'à la fin. Le duc accepta l'hommage, et la première partie de Don Quichotte parut (1605).
Le succès fut prodigieux. Trente mille exemplaires[145], chose inouïe pour le temps, furent imprimés et vendus dans l'espace de quelques années; le Portugal, l'Italie, la France, les Pays-Bas lurent l'ouvrage avec avidité, et la langue espagnole dut à Cervantes une popularité qui lui a longtemps survécu.
Nous n'entreprendrons pas, nos forces nous trahiraient, l'examen approfondi de ce phénomène littéraire: quelques mots seulement, avant de continuer ce récit, sur l'intention présumée du roman de Don Quichotte. On a prétendu qu'en publiant ce livre, l'unique but de Cervantes avait été de guérir ses contemporains de leur fol engouement pour les livres de chevalerie; lui-même le laisse entendre à la fin de sa préface. Certes la passion immodérée de son siècle pour ces fades et insipides lectures appelait un redresseur, et sans aucun doute Cervantes voulut l'être; mais ceci n'est que la surface des choses, et chemin faisant il se proposa surtout un autre but. Après avoir protesté, au nom de la raison et du goût, contre l'emphase ridicule et la fausse grandeur, et donné à ses contemporains une leçon qu'ils méritaient, Cervantes, selon nous, voulut aussi protester contre leur ingratitude et se rendre enfin justice à lui-même. Ainsi que Molière cherchait à se consoler des caprices d'une femme égoïste et coquette, en se peignant sous les traits du Misanthrope, de même le soldat mutilé de Lépante, l'héroïque captif d'Alger, l'auteur dédaigné de Galatée et de Numancia, éprouvait, lui aussi, le besoin de se mettre en scène, et, pour unique représaille envers son siècle, de verser dans un ouvrage, miroir et confident de ses vicissitudes, un peu de cette ironie exempte d'amertume qui sied au génie méconnu. L'image d'un juste toujours bafoué devait lui sourire, car c'était sa propre histoire. Il se fit donc le héros de son livre, et, s'incarnant dans ce sublime bâtonné, si j'ose m'exprimer ainsi, il forma de toutes ses déceptions, de toutes ses misères, une œuvre pleine d'ironie et de tendresse, drame à la fois railleur et sympathique, comédie aux cent actes divers, épopée burlesque et grave tour à tour, l'une des plus grandes créations, mais à coup sûr la plus originale que dans aucune langue ait produite l'esprit humain.
«Le style de l'ouvrage, dit M. de Sismondi, est d'une beauté inimitable; il a la noblesse, la candeur des anciens romans de chevalerie, et en même temps une vivacité de coloris, un charme d'expression, une harmonie de périodes qu'aucun écrivain n'a égalée. Telle est la fameuse allocution de don Quichotte aux chevriers sur l'âge d'or. Dans le dialogue, le langage du héros est plein de grandeur, il a la pompe et la tournure antiques; ses discours comme sa personne ne quittent jamais la cuirasse et la lance.» Ajoutons qu'aucun livre ne respire un plus noble héroïsme, une morale plus pure, une philosophie plus douce; et pour ce qui est de l'utilité pratique, personne n'ignore que les proverbes de Sancho Panza sont devenus les oracles mêmes du bon sens.
La renommée allait redisant partout le nom de Cervantes; mais, comme toujours, avec le succès vinrent les détracteurs et les ennemis. La troupe des auteurs tombés et des médiocrités jalouses se leva contre lui. On voulut enrôler le grand Lope de Véga dans cette ligue honteuse en lui dénonçant la critique que Cervantes avait faite de son théâtre[146]; riche et heureux, Lope de Véga eut le bon sens de rejeter cette alliance, et daigna même avouer que Cervantes ne manquait ni de grâce ni de style. Moins scrupuleux, un certain Aragonais, auteur de quelques plates comédies, osa, sous le pseudonyme d'Avellaneda, publier une suite de Don Quichotte, dans laquelle il s'empare de l'idée du livre et du personnage principal. «Nous continuons cet ouvrage, dit-il effrontément, avec les matériaux que Cervantes a employés pour le commencer, en nous aidant de plusieurs relations fidèles qui sont tombées sous sa main, je dis sa main, car lui-même avoue qu'il n'en a qu'une...[147]» Ainsi, non content de voler Cervantes, ce plagiaire impudent ajoutait l'insulte à l'ironie.
«Cervantes, dit M. Mérimée, répondit à ses lâches adversaires par la seconde partie du Don Quichotte, au moins égale, sinon supérieure à la première. Dans la préface, il combat ses ennemis en homme d'esprit et de bon ton; mais il est facile de voir que les injures de l'Aragonais lui ont été sensibles, car il y revient à plusieurs reprises, et se donne trop souvent la peine de confondre le misérable qu'il aurait dû oublier.»
Dans cette seconde partie, les facultés créatrices de l'auteur se montrent avec encore plus d'éclat. Quelle variété d'incidents, quelle prodigieuse fécondité d'invention! Avec quel art le héros est promené à travers mille nouvelles et étranges aventures! Mais cette fois, du moins, ses épaules n'ont rien à redouter, et les nombreux coups de bâton, justement critiqués peut-être, ont fait place à une série de mystifications dont un nouveau personnage, le bachelier Samson Carrasco, sorte de Figaro sceptique et railleur, devient le pivot et le principal instrument. Quant au bon Sancho Panza, qui a si grande envie d'être gouverneur, qu'il se rassure, il aura satisfaction, et dans une royauté de dix jours on l'entendra parler et juger comme Salomon.
La première partie du Don Quichotte avait été dédiée au duc de Bejar. En échange de l'oubli dont il sauvait ce désœuvré de noble sang, ainsi l'appelle M. Viardot, Cervantes avait espéré quelque appui: il n'en fut rien, et on doit le croire, car depuis lors, Cervantes, le plus reconnaissant des hommes, ne prononce plus ce nom. Il dédia la seconde partie au comte de Lemos, vice-roi de Naples. Celui-ci, il est vrai, se déclara son protecteur, mais d'une façon si mesquine, que la détresse de Cervantes en fut médiocrement allégée[148], et pourtant on verra bientôt quelles expressions de touchante gratitude il trouva dans son cœur pour d'aussi maigres bienfaits.
Trois ans avant la publication de la seconde partie de Don Quichotte, Cervantes avait publié le recueil de ses nouvelles, composées pendant son séjour à Séville. Ces nouvelles, au nombre de quinze, auraient seules suffi à sa gloire; elles sont divisées en sérieuses (serias) et badines (jocosas). Il les appella Nouvelles exemplaires Novelas ejemplares, pour montrer qu'elles renferment toutes un utile et agréable enseignement. On y reconnaît cet admirable talent de conteur qui lui a valu de la part du célèbre auteur de Don Juan, Tirso de Molina, le surnom de Boccace espagnol. Dans la préface de ses Nouvelles, Cervantes nous a laissé de lui un portrait que nous donnons ici; il avait 66 ans.
PORTRAIT DE CERVANTES PAR LUI-MÊME.
«Cher lecteur,
«Celui que tu vois représenté ici avec un visage aquilin, les cheveux châtains, le front lisse et découvert, les yeux vifs, le nez recourbé, quoique bien proportionné, la barbe d'argent (il y a vingt ans qu'elle était d'or), la moustache grande, la bouche petite, les dents peu nombreuses, car il ne lui en reste que six, encore en fort mauvais état, le corps entre les deux extrêmes, ni grand ni petit, le teint assez animé, plutôt blanc que brun, un peu voûté des épaules et non fort léger des pieds; cela, dis-je, est le portrait de l'auteur de la Galatée, de Don Quichotte de la Manche, et d'autres œuvres qui courent le monde à l'abandon, peut-être sans le nom de leur maître. On l'appelle communément Miguel de Cervantes Saavedra.»
Peu de temps après la publication de ses Nouvelles, il fit aussi paraître un petit poëme intitulé: le Voyage au Parnasse, dans lequel on retrouve sa philosophie habituelle et son aimable enjouement. Dans cet ouvrage, il se suppose à la cour d'Apollon, et en profile pour passer en revue les rimeurs de son temps; presque toujours il les loue, mais il est facile de voir que ces éloges sont ironiques; ce qu'il y a de piquant dans l'ouvrage, ce sont les éloges qu'il s'adresse, lui, d'ordinaire si modeste. Introduit devant Apollon, il le voit entouré des poëtes ses rivaux qui lui forment une cour nombreuse; il cherche un siége pour s'asseoir et ne peut en trouver. «Eh bien, dit le dieu, plie ton manteau et assieds-toi dessus.—Hélas! Sire, répondis-je, faites attention que je n'ai pas de manteau.—Ton mérite sera ton manteau, me dit Apollon.—Je me tus, et je restai debout.»
On le voit, pour être moins obscur, Cervantes n'en était pas plus riche, et la pauvreté était toujours assise à son foyer. L'anecdote suivante en est la preuve. Laissons parler le chapelain de l'archevêque de Tolède, le licencié Francisco Marquez de Torres, qui fut chargé de faire la censure de la seconde partie du Don Quichotte:
«Le 25 février de cette année 1615, dit-il, monseigneur de Tolède ayant été rendre visite à l'ambassadeur de France, plusieurs gentilshommes français, après la réception, s'approchèrent de moi, s'informant avec curiosité des ouvrages en vogue en ce moment. Je citai par hasard la seconde partie du Don Quichotte dont je faisais l'examen. A peine le nom de Miguel Cervantes fut-il prononcé, que tous, après avoir chuchoté à voix basse, se mirent à parler hautement de l'estime qu'on en faisait en France. Leurs éloges furent tels, que je m'offris à les mener voir l'auteur, offre qu'ils acceptèrent avec de grandes démonstrations de joie. Chemin faisant ils me questionnèrent sur son âge, sa qualité, sa fortune. Je fus obligé de leur répondre qu'il était ancien soldat, gentilhomme et pauvre.—«Eh quoi! l'Espagne n'a pas fait riche un tel homme? dit un d'entre eux; il n'est pas nourri aux frais du Trésor public?—Si c'est la nécessité qui l'oblige à écrire, répondit son compagnon, Dieu veuille qu'il n'ait jamais l'abondance; afin que restant pauvre, il enrichisse par ses œuvres le monde entier.»
Cet abandon systématique de la part de ses plus grands admirateurs eût manqué à la destinée de Cervantes; mais sa fin approchait, et affecté d'une hydropisie cruelle, déjà condamné par les médecins, la mort, selon l'expression d'un de ses biographes[149], allait bientôt le dérober à l'ingratitude des princes et à l'injustice des hommes. Son âme stoïque la vit venir sans effroi, et elle le trouva tel qu'il s'était montré à Lépante ou dans les fers du féroce Dali-Mami.
Au commencement du printemps de l'année 1616, Cervantes avait quitté Madrid afin d'aller respirer à la campagne un air plus pur, et s'était rendu à Esquivias dans la famille de sa femme; mais là, son mal empirant tout à coup, il demanda à revenir parmi les siens et reprit le chemin de sa maison, en compagnie de deux amis qui n'avaient pas voulu l'abandonner un seul instant. Dans le prologue de Persiles et Sigismonde, roman publié par sa veuve, en 1617, il parle presque gaiement de sa maladie et de ses derniers jours.
«Or, il advint, cher lecteur, que deux de mes amis et moi, sortant
d'Esquivias, nous entendîmes derrière nous quelqu'un qui trottait de
grande hâte, comme s'il voulait nous atteindre, ce qu'il prouva bientôt
en nous criant de ne pas aller si vite. Nous l'attendîmes; et voilà que
survint, monté sur une bourrique, un étudiant tout gris, car il était
habillé de gris des pieds à la tête. Arrivé auprès de nous, il s'écria:
Si j'en juge au train dont elles trottent, Vos Seigneuries s'en vont
prendre possession de quelque place ou de quelque prébende à la cour, où
sont maintenant Son Éminence de Tolède et Sa Majesté. En vérité, je ne
croyais pas que ma bête eût sa pareille pour voyager. Sur quoi répondit
un de mes amis: La faute est au cheval du seigneur Miguel Cervantes, qui
a le pas fort allongé. A peine l'étudiant eut-il entendu mon nom, qu'il
sauta à bas de sa monture; puis me saisissant le bras gauche, il
s'écria: Oui, oui, le voilà bien ce glorieux manchot, ce fameux tout,
ce joyeux écrivain, ce consolateur des Muses! Moi qui en si peu de mots
m'entendais louer si galamment, je crus qu'il y aurait peu de courtoisie
à ne pas lui répondre sur le même ton.—Seigneur, lui dis-je, vous vous
trompez, comme beaucoup d'autres honnêtes gens. Je suis Miguel
Cervantes, mais non le consolateur des Muses, et je ne mérite aucun des
noms aimables que Votre Seigneurie veut bien me donner. On vint à parler
de ma maladie, et le bon étudiant me désespéra en me disant: C'est une
hydropisie, et toute l'eau de la mer océane ne la guérirait pas, quand
même vous la boiriez goutte à goutte. Ah! seigneur Cervantes, que Votre
Grâce se règle sur le boire, sans oublier le manger, et elle se guérira
sans autre remède.—Oui, répondis-je, on m'a déjà dit cela bien des
fois; mais je ne puis renoncer à boire quand l'envie m'en prend; et il
me semble que je ne sois né pour faire autre chose. Je m'en vais tout
doucement, et aux éphémérides de mon pouls je sens que c'est dimanche
que je quitterai ce monde. Vous êtes venu bien mal à propos pour faire
ma connaissance, car il ne me reste guère de temps pour vous remercier
de l'intérêt que vous me portez. Nous en étions là quand nous arrivâmes
au pont de Tolède; je le passai, et lui entra par celui de Ségovie...»
Le mal était sans remède, et bientôt Cervantes s'alita; le 18 avril, après avoir reçu les sacrements, il dicta presque mourant la dédicace de Persiles et Sigismonde au comte de Lemos, qui revenait d'Italie prendre la présidence du conseil:
A DON PEDRO FERNANDEZ DE CASTRO
COMTE DE LEMOS
«Cette ancienne romance, qui fut célèbre dans son temps, et qui commence par ces mots: Le pied dans l'étrier, me revient à la mémoire, hélas! trop naturellement, en écrivant cette lettre; car je puis la commencer à peu près dans les mêmes termes.
«Le pied dans l'étrier, en agonie mortelle, seigneur, je t'écris ce billet[150].
«Hier ils m'ont donné l'extrême-onction, et aujourd'hui je vous écris ces lignes. Le temps est court: l'angoisse s'accroît, l'espérance diminue, et avec tout cela je vis, parce que je veux vivre assez de temps pour baiser les pieds de V. E., et peut-être que la joie de la revoir en bonne santé de retour en Espagne me rendrait la vie. Mais s'il est décrété que je doive mourir, que la volonté du ciel s'accomplisse: du moins V. E. connaîtra mes vœux; qu'elle sache qu'elle perd en moi un serviteur dévoué, qui aurait voulu lui prouver son attachement, même au delà de la mort.
«Sur quoi je prie Dieu de conserver V. E., ainsi qu'il le peut.»
Madrid, 19 avril 1616.
Il expira le 23 avril 1616, âgé de 69 ans, et plein de cette résignation chrétienne qu'il avait toujours professée. Ses obsèques furent sans aucune pompe. Sa fille, Isabel de Saavedra, chassée par la pauvreté de la maison paternelle, avait depuis quelque temps déjà prononcé ses vœux et s'était retirée dans un couvent. Quant à lui, l'ingratitude et l'abandon qu'il éprouva pendant sa vie devaient le suivre même après sa mort, car on ignore où repose sa cendre; et dans sa patrie, qu'il dota d'une gloire immortelle, c'est vainement qu'on chercherait son tombeau.
Notes
[1] Debajo de mi manto, el rey mato.
[2] Cette coutume, alors générale, était surtout très-suivie en Espagne.
[3] Cervantes avait cinquante-sept ans lorsqu'il publia la première partie du Don Quichotte.
[4] Personnage proverbial, comme l'est encore le juif errant.
[5] C'est à tort que Cervantes attribue ces vers à Caton; ils sont d'Ovide.
[6] Don Antonio de Guevara, auteur de la notable histoire des Trois Amoureuses.
[7] Rabbin, portugais qui a écrit les Dialogues d'amour.
[8] Argamasilla de Alba; on y montre encore une antique maison où la tradition locale place la prison de Cervantes.
[9] Olla, pot-au-feu.
[10] En Espagne, le bœuf est moins estimé que le mouton.
[11] Salpicon, saupiquet, émincé de viande avec une sauce qui excite l'appétit.
[12] Feliciano de Silva, auteur de la Chronique des très-vaillants Chevaliers.
[13] Siguenza est dit ironiquement.
[14] Bouffon du duc de Ferrare au quinzième siècle, dont le cheval n'avait que la peau et les os.
[15] Rocin-antes, Rosse auparavant.
[16] En Espagne, on appelle puerto, port, un col ou passage dans les montagnes.
Mi descanso el pelear. (Romancero.)
[18] Il y a ici un jeu de mots: en espagnol, castellano veut dire Castillan et châtelain.
Mi dormir siempre velar. (Romancero.)
[20] L'hôtelier donne ici la nomenclature des divers endroits fréquentés par les vagabonds et les voleurs.
[21] Il était d'usage alors, chez les paysans espagnols, d'être armé de la lance, comme aujourd'hui de porter l'escopette.
[22] Boyardo est auteur de Roland amoureux, et l'Arioste de Roland furieux.
[23] Ce capitaine est don Geronimo Ximenez de Urrea, qui avait fait une détestable traduction du Roland furieux.
[24] Cervantes renouvela peu de jours avant sa mort, dans la préface de Persiles et Sigismonde, la promesse de donner cette seconde partie de la Galatée. Elle ne fut point trouvée parmi ses écrits.
[25] Cervantes divisa la première partie de Don Quichotte en quatre livres fort inégaux. Dans la seconde partie, il abandonna cette division pour s'en tenir à celle des chapitres.
[26] On appelait Morisques les descendants des Arabes et des Mores restés en Espagne, après la prise de Grenade, et convertis violemment au christianisme.
[27] Cervantes veut parler de l'hébreu, et faire entendre qu'il y avait des juifs à Tolède.
[28] La Sainte-Hermandad était un corps spécialement chargé de la poursuite des malfaiteurs.
[29] C'était, dit l'histoire de Charlemagne, un géant qui guérissait ses blessures en buvant d'un baume qu'il portait dans deux petits barils gagnés à la conquête de Jérusalem.
[30] Royaumes extraordinaires cités dans Amadis de Gaule.
[31] Roue garnie de seaux à bascule, qui puisent l'eau et la versent dans un réservoir.
[32] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[33] Femme d'Abraham.
[34] On donnait alors le nom de Cachopin à l'Espagnol qui émigrait aux grandes Indes, par pauvreté ou vagabondage.
[35] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[36] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[37] Tizona: c'était le nom de l'épée du Cid.
[38] En voie de fortune. Mot à mot: Chercher mon sort à la piste.
[39] André Laguna, né à Ségovie, médecin de l'empereur Charles-Quint, traducteur et commentateur de Dioscoride.
[40] Les bergers espagnols appellent la constellation de la Petite Ourse la bocina (le clairon).
[41] Cervantes fait allusion au duc d'Ossuna, dont on disait qu'il n'avait de petit que la taille.
[42] La Sainte-Hermandad faisait tuer à coups de flèches les criminels qu'elle condamnait, et laissait leurs cadavres exposés au gibet.
[43] Chirurgien d'Amadis de Gaule.
[44] Inadvertance de l'auteur, car Sancho a perdu son âne et ne l'a pas encore retrouvé.
[45] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[46] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[47] Montera, espèce de casquette sans visière que portent les paysans espagnols.
[48] Allusion à l'usage des Bohémiens qui versaient du vif-argent dans les oreilles d'une mule pour lui donner une allure plus vive.
[49] Allusion à un proverbe italien.
[50] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[51] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[52] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[53] Le mot cava, signifie mauvaise, et rumia veut dire chrétienne.
[54] Ces vers et les précédents sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[55] Cette nouvelle est de Cervantes lui-même. Elle fut publiée, pour la première fois, dans le recueil de ses nouvelles, 1613. Elles étaient divisées en (jocosas) badines et (serias) sérieuses.
[56] Gaspard de Villalpando est l'auteur d'un livre scolastique fort estimé de son temps.
[57] Ces trois pièces sont de Lupercio Leonardo de Argensola.
[58] L'Ingratitude vengée est de Lope de Vega; Numancia, de Cervantes lui-même; le Marchand amoureux, de Gaspard de Aguilar, et l'Ennemi favorable, de Francisco Tarraga.
[59] Lope de Vega. Il a composé près de dix-huit cents pièces de théâtre.
[60] Mot composé de mono, singe, et de congo, c'est-à-dire singe du Congo, marmot, gros singe.
[61] Se dice del que tiene la cabeza atronada, y es vocinglero y alocado.
[62] Ce mot a différentes acceptions, telles que commensal, compagnon, partisan déclaré, etc.
[63] L'âne.
[64] Nom d'un fameux renégat.
[65] C'est l'écrivain caché sous le nom du licencié Alonzo Fernandez de Avellaneda, natif de Tordesillas, et dont le livre fut imprimé à Tarragone.
[66] La bataille de Lépante, livrée le 5 octobre 1571.
[67] Allusion à Lope de Vega, qui était en effet prêtre et familier du Saint-Office.
[68] Don Bernardo Sandoval y Rojas.
[69] Il était alors d'usage en chirurgie de coudre les blessures.
[70] Allusion à quelque romance populaire de l'époque, aujourd'hui inconnue.
[71] Médor fut laissé pour mort sur la place, en allant relever le cadavre de son maître. (Arioste, chant xxiii.)
[72] Sancho change le nom de Ben-Engeli en Berengena, qui veut dire aubergine, espèce de légume fort commun dans le royaume de Valence.
[73] Si le bon Homère dort quelquefois.
[74] Infini est le nombre des fous.
[75] L'infante dona Urraca n'ayant rien reçu dans le partage des biens de la couronne que fit le roi de Castille, Ferdinand Ier, entre ses trois fils, prit le bourdon de pèlerin, et menaça son père de quitter l'Espagne. Elle obtint alors la ville de Zamora.
[76] C'était la coiffure des condamnés du Saint-Office.
[77] Garcilaso de la Vega.
[78] Garcilaso de la Vega.
La caza de Roncesvalles; etc., etc.(Cancionero.)
[80] Selle arabe, avec deux montants, un par devant et un par derrière.
[81] La Giralda, grande statue de bronze qui sert de girouette à la haute tour arabe de la cathédrale de Séville.
[82] Les taureaux de Guisando sont quatre énormes blocs de pierre qui ont la forme de taureaux; ils sont dans la province d'Avila.
[83] C'était l'amende à laquelle on condamnait les membres d'une confrérie absents le jour d'une réunion
[84] Ce passage, sous la plume de Cervantes, pauvre et oublié, est une bien innocente ironie.
[85] Allusion à l'exil d'Ovide.
[86] On raconte que pendant la dernière guerre de Grenade, les Rois catholiques ayant reçu d'un émir africain un présent de plusieurs lions, des dames de la cour regardaient du haut d'un balcon ces animaux dans leur enceinte. L'une d'elles, que servait le célèbre don Manuel Ponce, laissa tomber son gant exprès ou par mégarde. Aussitôt don Manuel s'élança dans l'enceinte l'épée à la main, et releva le gant de sa maîtresse. C'est à cette occasion que la reine Isabelle l'appela don Manuel Ponce de Léon, nom que ses descendants ont conservé depuis; et c'est aussi pour cela que Cervantes appelle don Quichotte nouveau Ponce de Léon.
[87] Célèbres épées qui se fabriquaient à Tolède et qui avaient pour marque un petit chien.
[88] Ces vers et les suivants sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[89] Zapateta, danse aux souliers. Le danseur frappe par intervalle son soulier avec la paume de sa main.
[90] Les danses parlantes, pantomimes mêlées de danses et de récitatifs.
[91] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[92] Pallida mors æquo, etc. (Horace.)
[93] Passage dangereux qui borde la côte des Pays-Bas. On disait proverbialement pour faire l'éloge de quelqu'un, qu'il pouvait passer sur les bancs de Flandre.
[94] Célèbre armurier au seizième siècle.
[95] Le Guadiana tire sa source des lagunes de Ruidera, au pied de la Sierra de Alcaraz, dans la province de la Manche.
[96] Famille suisse établie à Augsbourg, et qui rappelait par ses richesses les Médicis de Florence.
[97] Cervantes fait ici allusion au comte de Lemos, son protecteur.
[98] Expression italienne, prêtée par Cervantes à don Quichotte, qui équivaut à cette locution française. «Quelle anguille sous roche?»
[99] Réminiscence du commencement du second chant de l'Énéide: Conticuere omnes, etc., etc.
[100] Voici ce défi:
«Moi don Diego Ordunez de Lara, je vous défie, gens de Zamora, comme traîtres et félons; je défie tous les morts et avec eux tous les vivants; je défie les hommes et les femmes, ceux qui sont nés et ceux à naître; je défie les grands et les petits, la viande, le poisson, les eaux des rivières.
«Cancionero.»
[101] On appelait Cazalleros les habitants de Valladolid, par allusion à Augustin de Cazalla, qui y périt sur l'échafaud. On ignore l'origine des autres surnoms.
[102] Nom donné par les Arabes à la fille du comte Julien.
[103] Le texte porte Girifaltes, Gerfauts, oiseaux de proie.
[104] Vamba régna sur l'Espagne gothique au septième siècle.
[105] Rodrigue, dernier roi des Goths, périt à la bataille de Guadalète en 712.
[106] Ce Favila n'était pas un roi goth; il succéda à Pélage dans les Asturies.
[107] Noël, l'Épiphanie, Pâques et la Pentecôte.
[108] Ces vers sont empruntés à Florian.
[109] Abrenuncio: : locution familière pour exprimer la répugnance.
[110] Qui pourrait, sans pleurer, conter pareille histoire! (Réminiscence de l'Énéide de Virgile.)
[111] Les épileuses étaient fort à la mode du temps de Cervantes.
[112] Village près de Tolède, où la Sainte-Hermandad faisait exécuter les malfaiteurs.
[113] Juan de Mena, natif de Cordoue, auteur du Labyrinthe, ouvrage dans lequel il avait entrepris de réunir toute la science humaine.
[114] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[115] En Espagne, pour rafraîchir l'eau pendant l'été, on place dans un courant d'air des cruches nommées alcarazas.
[116] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[117] A l'époque de Cervantes, les Biscayens étaient depuis longtemps en possession des places de secrétaire du conseil.
[118] J'aime Platon, mais j'aime encore plus la vérité.
[119] Ayuntamiento, corps municipal.
[120] Mot allemand qui veut dire argent.
[121] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[122] Santiago, y cierra, España. Le mot cerrar, qui primitivement signifiait attaquer, veut dire aujourd'hui: fermer. C'est comme, en France, Montjoie, Saint-Denis!
Enemigo de dona Sancha.
(Ancien romancero.)
[124] Allusion au don Quichotte d'Avellaneda.
[125] Campos ubi Troja fuit... (Réminiscence de Virgile.)
[126] Espèces de cymbales.
[127] Après les ténèbres, j'attends la lumière.
[128] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[129] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de Saint-Martin.
[130] Ville du royaume de Léon qu'Arabes et chrétiens se disputèrent longtemps.
[131] Cervantes a déjà raconté cette histoire dans un des premiers chapitres de cette seconde partie, page 306.
[132] Voir la gravure page 289.
[133] Mauvais présage, mauvais présage.
[134] En écrivant ces lignes, il semble que Cervantes ait eu le pressentiment qu'un jour huit villes d'Espagne se disputeraient l'honneur de l'avoir vu naître.
[135] Ce passage est la traduction de quatre vers d'un ancien romancero.
[136] A la fin de son livre, l'imitateur Avellaneda avait annoncé une troisième partie.
[137] Ces villes sont Madrid, Séville, Tolède, Lucena, Esquivias, Alcazar de San Juan, Consuegra et Alcala de Hénarès.
[138] Don Quichotte, Ire partie, livre III, ch. IX.
[139] Historien et poëte espagnol.
[140] Don Quichotte, Ire partie, ch. XXXIX, XL, XLI.
[141] Le Père Haedo (Historia de Argel).
[142] Éloge de Cervantes par don Jose Mon de Fuentes.
[143] Lope de Véga a composé plus de dix-huit cents pièces de théâtre.
[144] C'est pour cela qu'il commence Don Quichotte par ces mots: «Dans un village de la Manche dont je ne veux pas me rappeler le nom...»
[145] Treinta mil volumenes se han impreso de mi historia; Don Quichotte, IIe partie, ch. XVI.
[146] Don Quichotte, Ire partie, ch. XLVIII.
[147] Cervantes lui-même nous apprend que, par suite de sa blessure à la bataille de Lépante, il avait perdu le mouvement de la main gauche.
[148] A cette époque, il fut judiciairement expulsé du logement qu'il occupait à Madrid, rue du Duc d'Albe, au coin de San-Isidro; il se réfugia dans un autre modeste réduit, rue del Leon, no 20, au coin de celle de Francos, où il mourut.
[149] M. Dumas-Hinard.
Con las ansias de la muerte
Gran señor, esta te escribo.