L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
De reparties en répliques, de répliques en reparties, ils en vinrent à se prendre par la barbe (p. 120).Si tu savais, comme moi, reprit don Quichotte, quelle grande et noble et dame était la reine Madasime, je suis certain que tu dirais que j'ai encore montré trop de patience en n'arrachant pas la langue insolente qui a osé proférer un pareil blasphème; car, je t'en fais juge, n'est-ce pas un exécrable blasphème de prétendre qu'une reine a fait l'amour avec un chirurgien? La vérité est que cet Élisabad, dont a parlé le fou, fut un homme prudent et de bon conseil, qui servait autant de gouverneur que de médecin à la reine; mais soutenir qu'elle était sa maîtresse, c'est une insolence digne du plus sévère châtiment. Au reste, afin que tu sois bien convaincu que Cardenio ne savait ce qu'il disait, tu n'as qu'à te rappeler qu'il était déjà retombé dans un de ses accès de folie.
Justement, voilà où je vous attendais, s'écria Sancho; à quoi bon se mettre en peine des discours d'un fou! et si ce caillou, au lieu de vous frapper dans l'estomac, vous avait donné par la tête, nous serions dans un bel état pour avoir pris la défense de cette grande dame, que Dieu a mise en pourriture.
Sancho, répondit don Quichotte, contre les fous et contre les sages, tout chevalier errant est tenu de défendre l'honneur des dames, quelles qu'elles puissent être; à plus forte raison l'honneur des hautes et nobles princesses, comme l'était la reine Madasime, pour qui j'ai une vénération particulière, à cause de sa vertu et de toutes ses admirables qualités; car, outre qu'elle était fort belle, elle montra beaucoup de patience et de résignation dans les malheurs dont elle fut accablée. C'est alors que les sages conseils d'Élisabad l'aidèrent à supporter ses déplaisirs, et c'est aussi de là que des gens ignorants et malintentionnés ont pris occasion de dire qu'ils vivaient familièrement ensemble. Mais encore une fois ils ont menti, et ils mentiront deux cents autres fois, tous ceux qui le diront ou seulement en auront la pensée.
Je ne le dis ni ne le pense, repartit Sancho: que ceux qui le pensent en soient seuls responsables; s'ils ont ou non couché ensemble, c'est à Dieu qu'ils en ont rendu compte. Moi je viens de mes vignes, et je ne sais rien de rien; je ne fourre point mon nez où je n'ai que faire; qui achète et vend, en sa bourse le sent; nu je suis né, nu je me trouve; je ne perds ni ne gagne; et que m'importe, à moi, qu'ils aient été bons amis! Bien des gens croient qu'il y a du lard, là où il n'y a pas seulement de crochets pour le pendre; qui peut mettre des portes aux champs? N'a-t-on pas glosé de Dieu lui-même?
Sainte Vierge! s'écria don Quichotte; eh! combien enfiles-tu là de sottises? Explique-moi, je te prie, quels rapports ont tous ces impertinents proverbes avec ce que je viens de dire? Va, va, occupe-toi désormais de talonner ton âne, sans te mêler de ce qui ne te regarde pas. Mais surtout, tâche de bien imprimer dans ta cervelle que ce qu'avec l'aide de mes cinq sens j'ai fait, je fais et je ferai, est toujours selon la droite raison, et parfaitement conforme aux lois de la chevalerie, que j'entends mieux qu'aucun des chevaliers qui en ont jamais fait profession.
Mais, seigneur, est-ce une loi de la chevalerie, reprit Sancho, de courir ainsi perdus au milieu de ces montagnes, où il n'y a ni chemin ni sentier, cherchant un fou auquel, dès que nous l'aurons trouvé, il prendra fantaisie d'achever de nous briser, à vous la tête, et à moi les côtes?
Encore une fois, laissons cela, repartit don Quichotte; apprends que mon dessein n'est pas seulement de retrouver ce pauvre fou, mais d'accomplir en ces lieux mêmes une prouesse qui doit éterniser mon nom parmi les hommes, et laissera bien loin derrière moi tous les chevaliers errants passés et à venir.
Est-elle bien périlleuse, cette prouesse? demanda Sancho.
Non, répondit don Quichotte. Cependant la chose pourrait tourner de telle sorte, que nous rencontrions malheur au lieu de chance. Au reste, tout dépendra de ta diligence.
De ma diligence? dit Sancho.
Oui, mon ami, reprit don Quichotte, parce que si tu reviens promptement d'où j'ai dessein de t'envoyer, plus tôt ma peine sera finie, et plus tôt ma gloire commencera. Mais comme il n'est pas juste que je te tienne davantage en suspens, je veux que tu saches, ô Sancho, que le fameux Amadis de Gaule fut un des plus parfaits chevaliers errants qui se soient vus dans le monde; que dis-je? le plus parfait, il fut le seul, l'unique, ou tout au moins le premier. J'en suis fâché pour ceux qui oseraient se comparer à lui, ils se tromperaient étrangement; il n'y en a pas un qui soit digne seulement d'être son écuyer. Lorsqu'un peintre veut s'illustrer dans son art, il s'attache à imiter les meilleurs originaux, et prend pour modèles les ouvrages des plus excellents maîtres; eh bien, la même règle s'applique à tous les arts et à toutes les sciences qui font l'ornement des sociétés. Ainsi, celui qui veut acquérir la réputation d'homme prudent et sage doit imiter Ulysse, qu'Homère nous représente comme le type de la sagesse et de la prudence; dans la personne d'Énée, Virgile nous montre également la piété d'un fils envers son père, et la sagacité d'un vaillant capitaine: et tous deux ont peint ces héros, non pas peut-être tels qu'ils furent, mais tels qu'ils devaient être, afin de laisser aux siècles à venir un modèle achevé de leurs vertus. D'où il suit qu'Amadis de Gaule ayant été le pôle, l'étoile, le soleil des vaillants et amoureux chevaliers, c'est lui que nous devons imiter, nous tous qui sommes engagés sous les bannières de l'amour et de la chevalerie. Je conclus donc, ami Sancho, que le chevalier errant qui l'imitera le mieux, approchera le plus de la perfection. Or, la circonstance dans laquelle le grand Amadis fit surtout éclater sa sagesse, sa valeur, sa patience et son amour, fut celle où, dédaigné de sa dame Oriane, il se retira sur la Roche Pauvre pour y faire pénitence, changeant son nom en celui de Beau Ténébreux, nom significatif et tout à fait en rapport avec le genre de vie qu'il s'était imposé. Mais, comme il m'est plus facile de l'imiter en sa pénitence que de pourfendre, comme lui, des géants farouches, de détruire des armées, de disperser des flottes, de défaire des enchantements, et que de plus ces lieux sauvages sont admirablement convenables pour mon dessein, je ne veux pas laisser échapper, sans la saisir, l'occasion qui m'offre si à propos une mèche de ses cheveux.
Mais enfin, demanda Sancho, qu'est-ce donc que Votre Grâce prétend faire dans un lieu si désert?
Ne t'ai-je pas dit, reprit don Quichotte, que mon intention est non-seulement d'imiter Amadis dans son désespoir amoureux et sa folie mélancolique, mais aussi le valeureux Roland, alors que s'offrit à lui sur l'écorce d'un hêtre l'irrécusable indice qu'Angélique s'était oubliée avec le jeune Médor; ce qui lui donna tant de chagrin qu'il en devint fou, qu'il arracha les arbres, troubla l'eau des fontaines, tua les bergers, dispersa leurs troupeaux, incendia leurs chaumières, traîna sa jument, et fit cent mille autres extravagances dignes d'une éternelle mémoire? Et quoique je ne sois pas résolu d'imiter Roland, Orland ou Rotoland (car il portait ces trois noms) dans toutes ses folies, j'ébaucherai de mon mieux les plus essentielles; peut-être bien me contenterai-je tout simplement d'imiter Amadis, qui, sans faire des choses aussi éclatantes, sut acquérir par ses lamentations amoureuses autant de gloire que personne.
Seigneur, dit Sancho, il me semble que ces chevaliers avaient leurs raisons pour accomplir toutes ces folies et toutes ces pénitences; mais quel motif a Votre Grâce pour devenir fou? Quelle dame vous a rebuté, et quels indices peuvent vous faire penser que madame Dulcinée du Toboso a folâtré avec More ou chrétien?
Eh bien, Sancho, continua don Quichotte, voilà justement le fin de mon affaire: le beau mérite qu'un chevalier errant devienne fou lorsqu'il a de bonnes raisons pour cela; l'ingénieux, le piquant, c'est de devenir fou sans sujet, et de faire dire à sa dame: Si mon chevalier fait de telles choses à froid, que ferait-il donc à chaud? en un mot, de lui montrer de quoi on est capable dans l'occasion, puisqu'on agit de la sorte sans que rien vous y oblige. D'ailleurs, n'ai-je pas un motif suffisant dans la longue absence qui me sépare de la sans pareille Dulcinée? N'as-tu pas entendu dire au berger Ambrosio que l'absence fait craindre et ressentir tous les maux? Cesse donc, Sancho, de me détourner d'une si rare et si heureuse imitation. Fou je suis, et fou je veux demeurer, jusqu'à ce que tu sois de retour avec la réponse à une lettre que tu iras porter de ma part à madame Dulcinée: si je la trouve digne de ma fidélité, je cesse à l'instant même d'être fou et de faire pénitence; mais si elle n'est pas telle que je l'espère, oh! alors, je resterai fou définitivement, parce qu'en cet état je ne sentirai rien: de sorte que, quoi que me réponde ma dame, je me tirerai toujours heureusement d'affaire, jouissant comme sage du bien que j'espère de ton retour, ou, comme fou, ne sentant pas le mal que tu m'auras apporté. Mais dis-moi, as-tu bien précieusement gardé l'armet de Mambrin? Je t'ai vu le ramasser après que cet ingrat eut fait tous ses efforts pour le mettre en pièces, sans pouvoir en venir à bout, tant il est de bonne trempe.
Vive Dieu! reprit Sancho, je ne saurais endurer patiemment certaines choses que dit Votre Grâce; en vérité, cela ferait croire que ce que vous racontez des chevaliers errants, de ces royaumes dont ils font la conquête, de ces îles qu'ils donnent pour récompense à leurs écuyers, que toutes ces belles choses enfin sont des contes à dormir debout. Comment sans cesse entendre répéter qu'un plat à barbe est l'armet de Mambrin, sans penser que celui qui soutient cela a perdu le jugement? J'ai dans mon bissac le bassin tout aplati, et je l'emporte chez moi pour le redresser et me faire la barbe, si Dieu m'accorde jamais la grâce de me retrouver avec ma femme et mes enfants.
Sancho, reprit don Quichotte, par le nom du Dieu vivant que tu viens de jurer, je jure à mon tour que sur toute la surface de la terre on n'a pas encore vu d'écuyer d'un plus médiocre entendement. Depuis le temps que je t'ai pris à mon service, est-il possible que tu sois encore à t'apercevoir qu'avec les chevaliers errants tout semble chimères, folies, extravagances, non pas parce que cela est ainsi, mais parce qu'il se rencontre partout sur leur passage des enchanteurs, qui changent, bouleversent et dénaturent les objets selon qu'ils ont envie de nuire ou de favoriser? Ce qui te paraît à toi un bassin de barbier est pour moi l'armet de Mambrin, et paraîtra tout autre chose à un troisième. En cela j'admire la sage prévoyance de l'enchanteur qui me protége, d'avoir fait que chacun prenne pour un bassin de barbier cet armet, car étant une des plus précieuses choses du monde, et naturellement la plus enviée, sa possession ne m'aurait pas laissé un moment de repos, et il m'aurait fallu soutenir mille combats pour le défendre; tandis que, sous cette vile apparence, personne ne s'en soucie, comme cet étourdi l'a fait voir en essayant de le rompre, sans daigner même l'emporter. Garde-le, ami Sancho, je n'en ai pas besoin pour l'heure; au contraire, je veux me désarmer entièrement et me mettre nu comme lorsque je sortis du ventre de ma mère, si toutefois je trouve qu'il soit plus à propos d'imiter la pénitence de Roland que celle d'Amadis.
En devisant ainsi, ils arrivèrent au pied d'une roche très-haute et comme taillée à pic. Sur son flanc un ruisseau limpide courait en serpentant arroser une verte prairie. Quantité d'arbres sauvages, de plantes et de fleurs des champs entouraient cette douce retraite. Ce lieu plut beaucoup au chevalier de la Triste-Figure, qui, le prenant pour théâtre de sa pénitence, en prit possession en ces termes:
Cruelle! voici l'endroit que j'adopte et que je choisis pour pleurer l'infortune où tu m'as fait descendre! oui, je veux que mes larmes grossissent les eaux de ce ruisseau, que mes soupirs incessants agitent les feuilles et les branches de ces arbres, en signe et témoignage de l'affliction qui déchire mon cœur outragé. O vous! divinités champêtres qui faites séjour en ce désert, écoutez les plaintes d'un malheureux amant, qu'une longue absence et une jalousie imaginaire ont amené dans ces lieux, afin de pleurer son triste sort, et gémir à son aise des rigueurs d'une ingrate en qui le ciel a rassemblé toutes les perfections de l'humaine beauté! O Dulcinée du Toboso! soleil de mes jours, lune de mes nuits, étoile polaire de ma destinée! prends pitié du triste état où m'a réduit ton absence, et daigne répondre par un heureux dénoûment à la constance de ma foi! Arbres, désormais compagnons de ma solitude, faites connaître par le doux bruissement de votre feuillage que ma présence ne vous déplaît pas. Et toi, cher écuyer, fidèle compagnon de mes nombreux travaux, regarde bien ce que je vais faire, afin de le raconter fidèlement à celle qui en est l'unique cause.
En achevant ces mots, il mit pied à terre, ôta la selle et la bride à Rossinante, et lui frappant doucement sur la croupe avec la paume de la main, il dit en soupirant:
Celui qui a perdu la liberté te la donne, ô coursier aussi excellent par tes œuvres que malheureux par ton sort! Va, prends le chemin que tu voudras, car tu portes écrit sur le front que jamais l'hippogriffe d'Astolphe, ni le renommé Frontin, qui coûta si cher à Bradamante, n'ont égalé ta légèreté et ta vigueur.
Maudit, et mille fois maudit, s'écria Sancho, soit celui qui me prive du soin de débâter mon âne. Par ma foi, les caresses et les compliments ne lui manqueraient pas à cette heure. Et pourtant quand il serait ici, le pauvre grison, à quoi servirait de lui ôter le bât? Qu'a-t-il à voir aux folies des amoureux et des désespérés, puisque son maître, et ce maître c'est moi, n'a jamais été ni l'un ni l'autre? Mais dites-moi, seigneur, si mon départ et votre folie sont choses sérieuses, ne serait-il pas à propos de seller Rossinante, afin de remplacer mon âne? ce sera toujours du temps de gagné; tandis que s'il me faut aller à pied, je ne sais trop quand j'arriverai, ni quand je serai de retour, car je suis mauvais marcheur.
Fais comme tu voudras, répondit don Quichotte; d'autant que ton idée ne me semble pas mauvaise. Au reste, tu partiras dans trois jours; je te retiens jusque-là, afin que tu puisses voir ce que j'accomplirai pour ma dame, et que tu puisses lui en faire un fidèle récit.
Et que puis-je voir de plus? dit Sancho.
Vraiment, tu n'y es pas encore, repartit don Quichotte: ne faut-il pas que je déchire mes habits, que je disperse mes armes, que je me jette la tête en bas sur ces rochers, et fasse mille autres choses qui te raviront d'admiration?
Pour l'amour de Dieu, reprit Sancho, que Votre Grâce prenne bien garde à la manière dont elle fera ses culbutes, car vous pourriez donner de la tête en tel endroit que dès le premier coup l'échafaudage de votre pénitence serait renversé. Si cependant ces culbutes sont indispensables, je suis d'avis, puisque tout cela n'est que feinte et imitation, que vous vous contentiez de les faire dans l'eau ou sur quelque chose de mou comme du coton; après quoi laissez-moi le soin du reste, je saurai bien dire à madame Dulcinée que vous avez fait ces culbutes sur des roches plus dures que le diamant.
Je te suis reconnaissant de ta bonne intention, dit don Quichotte; mais apprends que tout ceci, loin d'être une feinte, est une affaire très-sérieuse. D'ailleurs, agir autrement serait manquer aux lois de la chevalerie, qui nous défendent de mentir sous peine d'indignité; or faire ou dire une chose pour une autre c'est mentir; il faut donc que mes culbutes soient réelles, franches, loyales, exemptes de toutes supercherie. Il sera bon néanmoins que tu me laisses de la charpie pour panser mes blessures, puisque notre mauvais sort a voulu que nous perdions le baume.
Ç'a été bien pis de perdre l'âne, puisqu'il portait la charpie et le baume, repartit Sancho; quant à ce maudit breuvage, je prie Votre Grâce de ne m'en parler jamais; rien que d'en entendre prononcer le nom me met l'âme à l'envers, et à plus forte raison l'estomac. Je vous prie aussi de considérer comme achevés les trois jours que vous m'avez donnés pour voir vos folies; je les tiens pour vues et revues, et j'en dirai des merveilles à madame Dulcinée. Veuillez écrire la lettre et m'expédier promptement; car je voudrais être déjà de retour pour vous tirer du purgatoire où je vous laisse.
Purgatoire! reprit don Quichotte; dis enfer, et pis encore, s'il y a quelque chose de pire au monde.
A qui est en enfer NULLA EST RETENTIO, à ce que j'ai entendu dire, répliqua Sancho.
Qu'entends-tu par RETENTIO? demanda don Quichotte.
J'entends par RETENTIO, qu'une fois en enfer on n'en peut plus sortir, répondit Sancho; ce qui n'arrivera pas à Votre Grâce, ou je ne saurais plus jouer des talons pour hâter Rossinante. Plantez-moi une bonne fois devant madame Dulcinée, et je lui ferai un tel récit des folies que vous avez faites pour elle et de celles qui vous restent encore à faire, que je la rendrai aussi souple qu'un gant, fût-elle plus dure qu'un tronc de liége. Puis, avec sa réponse douce comme miel, je reviendrai comme les sorciers, à travers les airs, vous tirer de votre purgatoire, qui semble enfer, mais qui ne l'est pas, puisqu'il y a espérance d'en sortir, tandis qu'on ne sort jamais de l'enfer, quand une fois on y a mis le pied; ce qui est aussi, je crois, l'avis de Votre Grâce.
C'est la vérité, dit don Quichotte; mais comment ferons-nous pour écrire ma lettre?
Et aussi la lettre de change des trois ânons? ajouta Sancho.
Sois tranquille, je ne l'oublierai pas, reprit don Quichotte; et puisque le papier manque, il me faudra l'écrire à la manière des anciens, sur des feuilles d'arbres ou des tablettes de cire. Mais je m'en souviens, j'ai le livre de poche de Cardenio, qui sera très-bon pour cela. Seulement tu auras soin de faire transcrire ma lettre sur une feuille de papier dans le premier village où tu trouveras un maître d'école; sinon tu en chargeras le sacristain de la paroisse; mais garde-toi de t'adresser à un homme de loi, car alors le diable même ne viendrait pas à bout de la déchiffrer.
Et la signature? demanda Sancho.
Jamais Amadis ne signait ses lettres, répondit don Quichotte.
Bon pour cela, dit Sancho; mais la lettre de change doit forcément être signée: si elle n'est que transcrite, ils diront que le seing est faux, et adieu mes ânons.
La lettre de change sera dans le livre de poche, reprit don Quichotte, et je la signerai; lorsque ma nièce verra mon nom, elle ne fera point difficulté d'y faire honneur. Quant à la lettre d'amour, tu auras soin de mettre pour signature: A vous jusqu'à la mort, le chevalier de la Triste-Figure. Peu importe qu'elle soit d'une main étrangère, car, si je m'en souviens bien, Dulcinée ne sait ni lire ni écrire, et de sa vie n'a vu lettre de ma main. En effet, nos amours ont toujours été platoniques, et n'ont jamais passé les bornes d'une honnête œillade; encore ç'a été si rarement, que depuis douze ans qu'elle m'est plus chère que la prunelle de mes yeux, qu'un jour mangeront les vers du tombeau, je ne l'ai pas vue quatre fois; peut-être même ne s'est-elle jamais aperçue que je la regardasse, tant Laurent Corchuelo, son père, et Aldonça Nogalès, sa mère, la veillaient de près et la tenaient resserrée.
Comment! s'écria Sancho, la fille de Laurent Corchuelo et d'Aldonça Nogalès est madame Dulcinée du Toboso?
Elle-même, répondit don Quichotte, et qui mérite de régner sur tout l'univers.
Oh! je la connais bien, dit Sancho, et je sais qu'elle lance une barre aussi rudement que le plus vigoureux garçon du village. Par ma foi, elle peut prêter le collet à tout chevalier errant qui la prendra pour maîtresse. Peste! qu'elle est droite et bien faite! et la bonne voix qu'elle a! Un jour qu'elle était montée au haut du clocher de notre village, elle se mit à appeler les valets de son père qui travaillaient à plus de demi-lieue; eh bien, ils l'entendirent aussi distinctement que s'ils eussent été au pied de la tour. Ce qu'elle a de bon, c'est qu'elle n'est point dédaigneuse: elle joue avec tout le monde, et folâtre à tout propos. Maintenant j'en conviens, seigneur chevalier de la Triste-Figure, vous pouvez faire pour elle autant de folies qu'il vous plaira, vous pouvez vous désespérer et même vous pendre; personne ne dira que vous avez eu tort, le diable vous eût-il emporté. Aldonça Lorenço! bon Dieu, je grille d'être en chemin pour la revoir. Elle doit être bien changée, car aller tous les jours aux champs et en plein soleil, cela gâte vite le teint des femmes.
Seigneur don Quichotte, continua Sancho, je dois vous confesser une chose. J'étais resté jusqu'ici dans une grande erreur; j'avais toujours cru que madame Dulcinée était une haute princesse, ou quelque grande dame méritant les présents que vous lui avez envoyés, comme ce Biscaïen, ces forçats, et tant d'autres non moins nombreux que les victoires remportées par vous avant que je fusse votre écuyer; mais en vérité que doit penser madame Aldonça Lorenço, je veux dire madame Dulcinée du Toboso, en voyant s'agenouiller devant elle les vaincus que lui envoie Votre Grâce? Ne pourrait-il pas arriver qu'en ce moment elle fût occupée à peigner du chanvre ou à battre du grain, et qu'à cette vue tous ces gens-là se missent en colère, tandis qu'elle-même se moquerait de votre présent?
Sancho, reprit don Quichotte, je t'ai dit bien des fois que tu étais un grand bavard, et qu'avec ton esprit lourd et obtus, tu avais tort de vouloir badiner et de faire des pointes. Mais, pour te prouver que je suis encore plus sage que tu n'es sot, je veux que tu écoutes cette petite histoire. Apprends donc qu'une veuve, jeune, belle, riche, et surtout fort amie de la joie, s'amouracha un jour d'un frère lai, bon compagnon et de large encolure. En l'apprenant, le frère de la dame vint la trouver pour lui en dire son avis: «Comment, madame, une femme aussi noble, aussi belle et aussi riche que l'est Votre Grâce, peut-elle s'amouracher d'un homme de si bas étage et de si médiocre intelligence, tandis que dans la même maison il y a tant de docteurs et de savants théologiens, parmi lesquels elle peut choisir comme au milieu d'un cent de poires?—Vous n'y entendez rien, mon cher frère, répondit la dame, si vous pensez que j'ai fait un mauvais choix; car pour ce que je veux en faire, il sait autant et plus de philosophie qu'Aristote.» De la même manière, Sancho, tu sauras que pour ce que je veux faire de Dulcinée du Toboso, elle est autant mon fait que la plus grande princesse de la terre. Crois-tu que les Philis, les Galatées, les Dianes et les Amaryllis, qu'on voit dans les livres et sur le théâtre, aient été des créatures en chair et en os, et les maîtresses de ceux qui les ont célébrées? Non, en vérité: la plupart des poëtes les imaginent pour s'exercer l'esprit et faire croire qu'ils sont amoureux ou capables de grandes passions. Il me suffit donc qu'Aldonça Lorenço soit belle et sage: quant à sa naissance, peu m'importe; on n'en est pas à faire une enquête pour lui conférer l'habit de chanoinesse, et je me persuade, moi, qu'elle est la plus grande princesse du monde. Apprends, Sancho, si tu ne le sais pas, que les choses qui nous excitent le plus à aimer sont la sagesse et la beauté; or, ces deux choses se trouvent réunies au degré le plus éminent chez Dulcinée, car en beauté personne ne l'égale, et en bonne renommée peu lui sont comparables. En un mot, je m'en suis fait une idée telle, que ni les Hélènes, ni les Lucrèces, ni toutes les héroïnes des temps passés, grecques, latines ou barbares, n'en ont jamais approché. Qu'on dise ce qu'on voudra; si les sots ne m'approuvent pas, les gens sensés ne manqueront pas d'être de mon sentiment.
Seigneur, reprit Sancho, vous avez raison en tout et partout, et je ne suis qu'un âne. Mais pourquoi, diable, ce mot-là me vient-il à la bouche? on ne devrait jamais parler de corde dans la maison d'un pendu. Maintenant il ne reste plus qu'à écrire vos lettres, et je décampe aussitôt.
Don Quichotte prit le livre de poche, et s'étant mis un peu à l'écart, il commença à écrire avec un grand sang-froid. Sa lettre achevée, il appela son écuyer pour la lui lire, parce que, lui dit-il, je crains qu'elle ne se perde en chemin, et que j'ai tout à redouter de ta mauvaise étoile.
Votre Grâce ferait mieux de l'écrire deux ou trois fois dans le livre de poche, reprit Sancho; c'est folie de penser que je puisse la loger dans ma mémoire; car je l'ai si mauvaise, que j'oublie quelquefois jusqu'à mon propre nom. Cependant, lisez-la-moi; je m'imagine qu'elle est faite comme au moule, et je serai bien aise de l'entendre.
Écoute, dit don Quichotte.
LETTRE DE DON QUICHOTTE A DULCINÉE DU TOBOSO.
«Haute et souveraine Dame,
«Le piqué jusqu'au vif de la pointe aiguë de l'absence, le blessé dans l'intime région du cœur, dulcissime Dulcinée du Toboso, vous souhaite la santé dont il ne jouit pas. Si votre beauté continue à me dédaigner, si vos mérites ne finissent par s'expliquer en ma faveur, si enfin vos rigueurs persévèrent, il me sera impossible, quoique accoutumé à la souffrance, de résister à tant de maux, parce que la force du mal sera plus forte que ma force. Mon fidèle écuyer Sancho vous rendra un compte exact, belle ingrate et trop aimable ennemie, de l'état où je suis à votre intention. S'il plaît à Votre Grâce de me secourir, vous ferez acte de justice, et sauverez un bien qui vous appartient: sinon faites ce qu'il vous plaira; car, en achevant de vivre, j'aurai satisfait à votre cruauté et à mes désirs.
«Celui qui est à vous jusqu'à la mort.
«Le chevalier de la Triste-Figure.»
Par ma barbe, s'écria Sancho, voilà la meilleure lettre que j'aie entendue de ma vie! Peste, comme Votre Grâce dit bien ce qu'elle veut dire, et comme vous avez enchâssé là le chevalier de la Triste-Figure! En vérité, vous êtes le diable en personne, et il n'y a rien que vous ne sachiez.
Dans la profession que j'exerce, il faut tout savoir, dit don Quichotte.
Or çà, reprit Sancho, écrivez donc de l'autre côté la lettre de change des ânons, et signez lisiblement, afin qu'on sache que c'est votre écriture.
Volontiers, dit don Quichotte. Après l'avoir écrite, il lut ce qui suit:
«Ma nièce, vous payerez, par cette première de change, trois ânons des cinq que j'ai laissés dans mon écurie, à Sancho Panza, mon écuyer, valeur reçue de lui. Je vous en tiendrai compte sur le vu de la présente, quittancée dudit Sancho. Fait au fond de la Sierra Morena, le 26 août de la présente année.»
Très-bien, s'écria Sancho; Votre Grâce n'a plus qu'à signer.
C'est inutile, répondit don Quichotte, je me contenterai de la parapher, et cela suffirait pour trois cents ânes.
Je m'en rapporte à vous, dit Sancho; maintenant je vais seller Rossinante; préparez-vous à me donner votre bénédiction, car je veux partir à l'instant même, sans voir les extravagances que vous avez à faire; je dirai à madame Dulcinée que je vous en ai vu faire à bouche que veux-tu.
Il faut au moins, et cela est nécessaire, reprit don Quichotte, que tu me voies nu, sans autre vêtement que la peau, faire une ou deux douzaines de folies, afin que les ayant vues, tu puisses jurer en toute sûreté de conscience de celles que tu croiras devoir y ajouter, et sois certain que tu n'en diras pas la moitié.
En ce cas, seigneur, dépêchez-vous, repartit Sancho; mais, pour l'amour de Dieu, que je ne voie point la peau de Votre Grâce, cela me ferait trop de chagrin, et je ne pourrais m'empêcher de pleurer. J'ai tant pleuré cette nuit mon grison, que je ne suis pas en état de recommencer. S'il faut absolument que je vous voie faire quelques-unes de ces folies, faites-les tout habillé, et des premières qui vous viendront à l'esprit; car je vous l'ai déjà dit, c'est autant de pris sur mon voyage, et je tarderai d'autant à rapporter la réponse que mérite Votre Grâce. Par ma foi, que madame Dulcinée se tienne bien et réponde comme elle le doit, car autrement je fais vœu solennel de lui tirer la réponse de l'estomac à beaux soufflets comptants et à grands coups de pied dans le ventre. Peut-on souffrir qu'un chevalier errant, fameux comme vous l'êtes, devienne fou, sans rime ni raison, pour une...? Qu'elle ne me le fasse pas dire deux fois, la bonne dame, ou bien je lâche ma langue, et je lui crache son fait à la figure. Oui-da, elle a bien rencontré son homme; je ne suis pas si facile qu'elle s'imagine; elle me connaît mal, et très-mal; si elle me connaissait, elle saurait que je ne me mouche pas du pied.
En vérité, Sancho, tu n'es guère plus sage que moi, dit don Quichotte.
Je ne suis pas aussi fou, répliqua Sancho, mais je suis plus colère. Enfin, laissons cela. Dites-moi, je vous prie, jusqu'à ce que je sois de retour de quoi vivra Votre Grâce? Ira-t-elle par les chemins dérober comme Cardenio le pain des pauvres bergers?
Ne prends de cela aucun souci, répondit don Quichotte; quand même j'aurais de tout en abondance, je suis résolu à ne me nourrir que des herbes de cette prairie et des fruits de ces arbres. Le fin de mon affaire consiste même à ne pas manger du tout, et à souffrir bien d'autres austérités.
A propos, seigneur, dit Sancho, savez-vous que j'ai grand'peur, lorsque je reviendrai, de ne point retrouver l'endroit où je vous laisse, tant il est écarté?
Remarque-le bien, reprit don Quichotte; quant à moi, je ne m'éloignerai pas d'ici, et de temps en temps je monterai sur la plus haute de ces roches, afin que tu puisses me voir ou que je t'aperçoive à ton retour. Mais, pour plus grande sûreté, tu n'as qu'à couper des branches de genêt, et à les répandre de six pas en six pas, jusqu'à ce que tu sois dans la plaine; cela te servira à me retrouver; Thésée ne fit pas autre chose, quand à l'aide d'un fil il entreprit de se guider dans le labyrinthe de Crète.
Sancho s'empressa d'obéir, et, après avoir coupé sa charge de genêts, il vint demander la bénédiction de son seigneur, prit congé de lui et monta en pleurant sur Rossinante.
Sancho, lui dit don Quichotte, je te recommande mon bon cheval; aies-en soin comme de ma propre personne.
Là-dessus, l'écuyer se mit en chemin, semant les branches de genêt comme don Quichotte le lui avait conseillé. Il n'était pas encore bien éloigné, que revenant sur ses pas: Seigneur, lui dit-il, Votre Grâce avait raison quand elle voulait me rendre témoin de quelques-unes de ses folies, afin que je puisse jurer en repos de conscience que je vous en ai vu faire, sans compter que l'idée de votre pénitence n'est pas une des moindres.
Ne te l'avais-je pas dit? répondit don Quichotte. Eh bien, attends un peu; en moins d'un Credo ce sera fait.
Se mettant à tirer ses chausses, il fut bientôt en pan de chemise; puis, sans autre façon, se donnant du talon au derrière, il fit deux cabrioles et deux culbutes, les pieds en haut, la tête en bas, et mettant à découvert de telles choses, que pour ne pas les voir deux fois Sancho s'empressa de tourner bride, satisfait de pouvoir jurer que son maître était parfaitement fou.
Nous le laisserons suivre son chemin jusqu'au retour, qui ne fut pas long.
CHAPITRE XXVI
OU SE CONTINUENT LES RAFFINEMENTS D'AMOUR DU GALANT CHEVALIER DE LA
MANCHE DANS LA SIERRA MORENA
En revenant à conter ce que fit le chevalier de la Triste-Figure quand il se vit seul, l'histoire dit: A peine don Quichotte eut achevé ses sauts et ses culbutes, nu de la ceinture en bas et vêtu de la ceinture en haut, voyant Sancho parti sans en attendre la fin, qu'il gravit jusqu'à la cime d'une roche élevée, et là se mit à réfléchir sur un sujet qui maintes fois avait occupé sa pensée sans qu'il eût encore pu prendre à cet égard aucune résolution: c'était de savoir lequel serait préférable et lui conviendrait mieux d'imiter Roland dans sa démence amoureuse, ou bien Amadis dans ses folies mélancoliques; et se parlant à lui-même, il disait: Que Roland ait été aussi vaillant chevalier qu'on le prétend; qu'y a-t-il à cela de merveilleux? il était enchanté, et on ne pouvait lui ôter la vie, si ce n'est en lui enfonçant une épingle noire sous la plante du pied. Or, il avait, pour le préserver en cet endroit, six semelles de fer: et pourtant tout cela ne lui servit de rien, puisque Bernard de Carpio devina la ruse et l'étouffa entre ses bras, dans la gorge de Roncevaux. Mais laissons à part sa vaillance, et venons à sa folie; car il est certain qu'il perdit la raison, quand les arbres de la fontaine lui eurent dévoilé le fatal indice, et quand le pasteur lui eut assuré qu'Angélique avait fait deux fois la sieste avec Médor, ce jeune More à la blonde chevelure. Et certes, après que sa dame lui eut joué ce vilain tour, il n'avait pas grand mérite à devenir fou. Mais pour l'imiter dans sa folie, il faudrait avoir le même motif. Or, je jurerais bien que ma Dulcinée n'a jamais vu de More, même en peinture, et qu'elle est encore telle que sa mère l'a mise au monde: ce serait donc lui faire une injure gratuite et manifeste que de devenir fou du même genre de folie que Roland.
D'un autre côté, je vois qu'Amadis de Gaule, sans perdre la raison ni faire d'extravagances, acquit en amour autant et plus de renommée que personne. Se voyant dédaigné de sa dame Oriane, qui lui avait défendu de paraître en sa présence jusqu'à ce qu'elle le rappelât, il ne fit rien de plus, dit son histoire, que de se retirer en compagnie d'un ermite, sur la roche Pauvre, où il versa tant de larmes que le ciel le prit en pitié et lui envoya du secours au plus fort de son âpre pénitence. Et cela étant, comme cela est, pourquoi me déshabiller entièrement, pourquoi m'en prendre à ces pauvres arbres qui ne m'ont fait aucun mal, et troubler l'eau de ces ruisseaux qui doivent me désaltérer quand l'envie m'en prendra? Ainsi donc, vive Amadis! et qu'il soit imité de son mieux par don Quichotte de la Manche, duquel on dira ce qu'on a dit d'un autre: que s'il ne fit pas de grandes choses, il périt du moins pour les avoir entreprises. D'ailleurs, si je ne suis ni dédaigné, ni outragé par ma Dulcinée, ne suffit-il pas que je sois loin de sa vue? Courage, mettons la main à l'œuvre; revenez dans ma mémoire, immortelles actions d'Amadis, et faites-moi connaître par où je dois commencer. Si je m'en souviens, la prière était son passe-temps principal; eh bien, faisons de même, imitons-le en tout et pour tout, puisque je suis l'Amadis de mon siècle, comme il fut celui du sien.
Là-dessus notre chevalier prit, pour lui servir de chapelet, de grosses pommes de liége qu'il enfila et dont il se fit un rosaire. Seulement, il était contrarié de ne pas avoir sous la main un ermite pour le confesser et lui offrir des consolations; aussi passait-il le temps, soit à se promener dans la prairie, soit à tracer sur l'écorce des arbres, ou même sur le sable du chemin, une foule de vers, tous en rapport avec sa tristesse, tous à la louange de Dulcinée.
Et recueillez chez vous cent familles errantes;
Vous que mille couleurs font briller à nos yeux,
Aimables fleurs, herbes et plantes,
Si mon séjour pour vous n'est point trop ennuyeux,
Écoutez d'un amant les plaintes incessantes.
Je suis venu vers vous tout exprès pour chanter
De mes maux sans pareils l'horrible destinée.
Vous aurez en revanche abondamment de l'eau;
Car don Quichotte ici va pleurer comme un veau,
De l'absence de Dulcinée
Du Toboso.
Des plus loyaux amants le plus parfait modèle,
Qui pour souffrir tout seul un horrible tourment,
Se cache aux yeux de sa belle,
Et la fuit sans savoir ni pourquoi ni comment,
Si ce n'est qu'il est fou par un excès de zèle.
Le brûle à petit feu par-dessous son harnois,
Et le fait enrager comme une âme damnée:
Ne sachant plus que faire en ce cruel dépit,
Don Quichotte éperdu pleure à remplir un muid,
De l'absence de Dulcinée
Du Toboso.
A travers les rochers cherchant des aventures
Il maudit mille fois son déplorable sort,
Ne trouvant que des pierres dures,
Des ronces, des buissons qui le piquent bien fort,
Et sans lui faire honneur lui font mille blessures.
Non pas de son bandeau, car il ne flatte pas:
Mais d'une corde d'arc qui n'est pas étrennée,
Il ébranle sa tête, il trouble son cerveau,
Et don Quichotte alors de larmes verse un seau,
De l'absence de Dulcinée
Du Toboso[45].
Ces vers ne réjouirent pas médiocrement ceux qui les lurent; le refrain du Toboso leur parut surtout fort plaisant, car ils pensèrent que don Quichotte, en les composant, s'était imaginé qu'on ne les comprendrait pas si après le nom de Dulcinée il négligeait d'ajouter celui du Toboso; ce qui était vrai, et ce qu'il a avoué depuis. Il écrivit encore beaucoup d'autres vers, comme on l'a dit, mais ces stances furent les seules qu'on parvint à déchiffrer.
Telle était dans sa solitude l'occupation de notre amoureux chevalier: tantôt il soupirait, tantôt il invoquait la plaintive Écho, les faunes et les sylvains de ces bois, les nymphes de ces fontaines, les conjurant de lui répondre et de le consoler; tantôt enfin il cherchait des herbes pour se nourrir, attendant avec impatience le retour de son écuyer. Si au lieu d'être absent trois jours, Sancho eût tardé plus longtemps, il trouvait le chevalier de la Triste-Figure tellement défiguré, que la mère qui le mit au monde aurait eu peine à le reconnaître. Mais laissons notre héros soupirer tout à son aise, pour nous occuper de Sancho et de son ambassade.
A la sortie de la montagne, l'écuyer avait pris le chemin du Toboso, et le jour suivant il atteignit l'hôtellerie où il avait eu le malheur d'être berné. A cette vue, un frisson lui parcourut tout le corps, et s'imaginant déjà voltiger par les airs, il était tenté de passer outre, quoique ce fût l'heure du dîner et qu'il n'eût rien mangé depuis longtemps. Pressé par le besoin, il avança jusqu'à la porte de la maison. Pendant qu'il délibérait avec lui-même, deux hommes en sortirent qui crurent le reconnaître, et dont l'un dit à l'autre: Seigneur licencié, n'est-ce pas là ce Sancho Panza que la gouvernante de notre voisin nous a dit avoir suivi son maître en guise d'écuyer?
C'est lui-même, reprit le curé, et voilà le cheval de don Quichotte.
C'était, en effet, le curé et le barbier de son village, les mêmes qui avaient fait le procès et l'auto-da-fé des livres de chevalerie.
Quand ils furent certains de ne pas se tromper, ils s'approchèrent; et le curé appelant Sancho par son nom, lui demanda où il avait laissé son maître. Sancho, qui les reconnut, se promit tout d'abord de taire le lieu et l'état dans lequel il l'avait quitté. Mon maître, répondit-il, est en un certain endroit occupé en une certaine affaire de grande importance, que je ne dirai pas quand il s'agirait de ma vie.
Ami Sancho, reprit le barbier, on ne se débarrasse pas de nous si aisément, et si vous ne déclarez sur-le-champ où vous avez laissé le seigneur don Quichotte, nous penserons que vous l'avez tué pour lui voler son cheval. Ainsi, dites-nous où il est, ou bien préparez-vous à venir en prison.
Seigneur, répondit Sancho, il ne faut pas tant de menaces: je ne suis point un homme qui tue, ni qui vole; je suis chrétien. Mon maître est au beau milieu de ces montagnes où il fait pénitence tant qu'il peut: et sur-le-champ il leur conta, sans prendre haleine, en quel état il l'avait laissé, les aventures qui leur étaient arrivées, ajoutant qu'il portait une lettre à madame Dulcinée du Toboso, la fille de Laurent Corchuelo, dont son maître était éperdument amoureux.
Le curé et le barbier restèrent tout ébahis de ce que leur contait Sancho; et bien qu'ils connussent la folie de don Quichotte, leur étonnement redoublait en apprenant que chaque jour il y ajoutait de nouvelles extravagances. Ils demandèrent à voir la lettre qu'il écrivait à madame Dulcinée; Sancho répondit qu'elle était dans le livre de poche, et qu'il avait ordre de la faire copier au premier village qu'il rencontrerait. Le curé lui proposa de la transcrire lui-même; sur ce Sancho mit la main dans son sein pour en tirer le livre de poche; mais il n'avait garde de l'y trouver, car il avait oublié de le prendre, et, sans y penser, don Quichotte l'avait retenu. Quand notre écuyer vit que le livre n'était pas où il croyait l'avoir mis, il fut pris d'une sueur froide, et devint pâle comme la mort. Trois ou quatre fois il se tâta par tout le corps, fouilla ses habits, regarda cent autres fois autour de lui, mais voyant enfin que ses recherches étaient inutiles, il porta les deux mains à sa barbe, et s'en arracha la moitié; puis, tout d'un trait, il se donna sur le nez et sur les mâchoires cinq ou six coups de poing avec une telle vigueur qu'il se mit le visage tout en sang.
Le curé et le barbier, qui n'avaient pu être assez prompts pour l'arrêter, lui demandèrent pour quel motif il se traitait d'une si rude façon.
C'est parce que je viens de perdre en un instant trois ânons, dont le moindre valait une métairie, répondit Sancho.
Que dites-vous là? reprit le barbier.
J'ai perdu, repartit Sancho, le livre de poche où était la lettre pour madame Dulcinée et une lettre de change, signée de mon maître, par laquelle il mande à sa nièce de me donner trois ânons, de quatre ou cinq qu'elle a entre les mains.
Il raconta ensuite la perte de son grison, et, là-dessus, il voulut recommencer à se châtier; mais le curé le calma, en l'assurant qu'il lui ferait donner par son maître une autre lettre de change, et cette fois sur papier convenable, parce que celles qu'on écrivait sur Un livre de poche n'étaient pas dans la forme voulue.
En ce cas, répondit Sancho, je regrette peu la lettre de madame Dulcinée; d'ailleurs, je la sais par cœur, et je pourrai la faire transcrire quand il me plaira.
Eh bien, dites-nous-la, reprit le barbier, après quoi nous la transcrirons.
Sancho s'arrêta tout court; il se gratta la tête pour se rappeler les termes de la lettre, se tenant tantôt sur un pied, tantôt sur un autre, regardant le ciel, puis la terre; enfin, après s'être rongé la moitié d'un ongle: Je veux mourir sur l'heure, dit-il, si le diable ne s'en mêle pas; je ne saurais me souvenir de cette chienne de lettre, sinon qu'il y avait au commencement: Haute et souterraine dame.
Vous voulez dire souveraine, et non pas souterraine? reprit le barbier.
Oui, oui, c'est cela, cria Sancho; attendez donc, il me semble qu'il y avait ensuite: le maltraité, le privé de sommeil, le blessé baise les mains de Votre Grâce, ingrate et insensible belle. Je ne sais ce qu'il disait, de santé et de maladie, qu'il lui envoyait; tant il y a qu'il discourait encore quelque peu, et puis finissait par à vous jusqu'à la mort, le chevalier de la Triste-Figure.
La fidèle mémoire de Sancho divertit beaucoup le curé et le barbier: ils lui en firent compliment, et le prièrent de recommencer la lettre trois ou quatre fois, afin de l'apprendre eux-mêmes par cœur. Sancho la répéta donc quatre autres fois, et quatre autres fois répéta quatre mille impertinences. Ensuite il se mit à conter les aventures de son maître; mais il ne souffla mot de son bernement dans l'hôtellerie. Il ajouta que s'il venait à rapporter une réponse favorable de madame Dulcinée, son maître devait se mettre en campagne pour tâcher de devenir empereur: chose d'ailleurs très-facile, tant étaient grandes la force de son bras et sa vaillance incomparable; qu'aussitôt monté sur le trône, il le marierait, lui Sancho, car alors il ne pouvait manquer d'être veuf, avec une demoiselle de l'impératrice, héritière d'un grand État en terre ferme, mais sans aucune île, parce qu'il ne s'en souciait plus.
Sancho débitait tout cela avec tant d'assurance, que le curé et le barbier en étaient encore à comprendre comment la folie de don Quichotte avait pu être assez contagieuse pour brouiller en si peu de temps la cervelle de son écuyer. Ils ne cherchèrent point à le désabuser, parce qu'en cela sa conscience ne courait aucun danger, et que, tant qu'il serait plein de ces ridicules espérances, il ne songerait pas à mal faire, sans compter qu'ils étaient bien aises de se divertir à ses dépens. Le curé lui recommanda de prier Dieu pour la santé de son seigneur, ajoutant qu'avec le temps ce n'était pas une grande affaire pour lui que de devenir empereur, ou pour le moins archevêque, ou dignitaire d'un ordre équivalent.
Mais si les affaires tournaient de telle sorte que mon seigneur ne voulût plus se faire empereur, et qu'il se mît en tête de devenir archevêque, dites-moi, je vous prie, demanda Sancho, ce que les archevêques errants donnent à leurs écuyers.
Ils ont l'habitude de leur donner, répondit le curé, un office de sacristain, ou souvent même une cure qui leur procure un beau revenu, sans compter le casuel, qui ne vaut pas moins.
Mais pour cela, dit Sancho, il faudrait que l'écuyer ne fût pas marié, et qu'il sût servir la messe. S'il en est ainsi, me voilà dans de beaux draps: malheureux que je suis j'ai une femme et des enfants, et je ne sais pas la première lettre de l'A, B, C. Que deviendrai-je, bon Dieu, s'il prend fantaisie à mon maître de se faire archevêque?
Rassurez-vous, ami Sancho, reprit le barbier, nous lui parlerons, et le seigneur licencié lui ordonnera, sous peine de péché, de se faire plutôt empereur qu'archevêque; chose pour lui très-facile, car il a plus de valeur que de science.
C'est aussi ce qu'il me semble, repartit Sancho, quoiqu'à vrai dire, je ne croie pas qu'il y ait au monde rien qu'il ne sache. Pour moi, je m'en vais prier Dieu de lui envoyer ce qui lui conviendra le mieux et lui fournira le moyen de me donner de plus grandes récompenses.
Vous parlez en homme sage, dit le curé, et vous agirez en bon chrétien. Mais ce qui importe à présent, c'est de tirer votre maître de cette sauvage et inutile pénitence, qui ne lui produira aucun fruit; et pour y penser à loisir, aussi bien que pour dîner, car il en est temps, entrons dans l'hôtellerie.
Entrez, vous autres, dit Sancho; pour moi j'attendrai ici, et je vous dirai tantôt pourquoi; qu'on m'envoie seulement quelque chose à manger, de chaud bien entendu, avec de l'orge pour Rossinante.
Les deux amis entrèrent, et peu après le barbier vint lui apporter ce qu'il demandait.
Ils se concertèrent ensuite sur les moyens de faire réussir leur projet: le curé proposa un plan qui lui semblait infaillible, et tout à fait conforme au caractère de don Quichotte: J'ai pensé, dit-il au barbier, à prendre le costume de princesse, pendant que vous vous habillerez de votre mieux en écuyer. Nous irons trouver don Quichotte, et feignant d'être une grande dame affligée qui a besoin de secours, je lui demanderai de m'octroyer un don, qu'en sa qualité de chevalier errant il ne pourra me refuser: ce don sera de venir avec moi, pour me venger d'une injure que m'a faite un chevalier discourtois et félon; j'ajouterai comme grâce insigne de ne point exiger que je lève mon voile jusqu'à ce qu'il m'ait fait rendre justice. En nous y prenant de la sorte, je ne doute pas que don Quichotte ne fasse tout ce qu'on voudra: nous le tirerons ainsi du lieu où il est, nous le ramènerons chez lui, et là nous verrons à loisir s'il n'y a point quelque remède à sa folie.
CHAPITRE XXVII
COMMENT LE CURÉ ET LE BARBIER VINRENT A BOUT DE LEUR DESSEIN, AVEC
D'AUTRES CHOSES DIGNES D'ÊTRE RACONTÉES
D'accord sur le mérite de l'invention, tous deux se mirent à l'œuvre aussitôt. Ils empruntèrent à l'hôtesse une jupe de femme et des coiffes dont le curé s'affubla, laissant pour gage une soutane toute neuve; quant au barbier, il se fit une grande barbe avec une queue de vache dont l'hôtelier se servait pour nettoyer son peigne. L'hôtesse demanda quel était leur projet; le curé lui ayant appris en peu de mots la folie de don Quichotte, et la nécessité de ce déguisement pour le tirer de la montagne, elle devina aisément que ce fou était l'homme au baume et le maître de l'écuyer berné: aussi s'empressa-t-elle de raconter ce qui s'était passé dans sa maison, sans oublier ce que Sancho mettait tant de soins à tenir secret.
Bref, l'hôtesse accoutra le curé de la façon la plus divertissante. Elle lui fit revêtir une jupe de drap chamarrée de bandes noires d'une palme de large, et toute tailladée, comme on en portait au temps du roi Wamba. Pour coiffure, le curé se contenta d'un petit bonnet en toile piquée, qui lui servait la nuit; puis il se serra le front avec une jarretière de taffetas noir, et fit de l'autre une espèce de masque dont il se couvrit la barbe et le visage. Par-dessus le tout il enfonça son chapeau, qui pouvait lui tenir lieu de parasol; puis se couvrant de son manteau, il monta sur sa mule à la manière des femmes. Affublé de sa barbe de queue de vache, qui lui descendait jusqu'à la ceinture, le barbier enfourcha aussi sa mule, et dans cet équipage ils prirent congé de tout le monde, sans oublier la bonne Maritorne, laquelle, quoique pécheresse, promit de réciter un rosaire pour le succès d'une entreprise si chrétienne.
A peine avaient-ils fait cinquante pas, qu'il vint un scrupule au curé. Réfléchissant que c'était chose inconvenante pour un prêtre de se déguiser en femme, bien que ce fût à bonne intention, il dit au barbier: Compère, changeons de costume; mieux vaut que vous soyez la dame et moi l'écuyer, j'en profanerai moins mon caractère; et dût le diable emporter don Quichotte, je suis résolu, sans avoir fait cet échange, à ne pas aller plus avant.
Sancho arriva sur ces entrefaites, et ne put s'empêcher de rire en les voyant travestis de la sorte. Le barbier fit ce que voulait le curé, qui s'empressa d'instruire son compère de ce qu'il devait dire à notre héros pour lui faire abandonner sa pénitence. Maître Nicolas l'assura qu'il saurait bien s'acquitter de son rôle; mais il ne voulut point s'habiller pour le moment. Le curé ajusta sa grande barbe, et tous deux se remirent en route sous la conduite de Sancho, qui leur conta chemin faisant tout ce qui était arrivé à son maître et à lui avec un fou qu'ils avaient rencontré dans la montagne, sans parler toutefois de la valise et des écus d'or; car tout simple qu'il était, notre homme ne manquait pas de finesse.
Le jour suivant, on arriva à l'endroit où commençaient les branches de genêt. Sancho leur dit que c'était là l'entrée de la montagne, et qu'ils eussent à s'habiller, s'ils croyaient que leur déguisement pût être de quelque utilité; car ils lui avaient fait part de leur dessein, en lui recommandant de ne pas les découvrir. Lorsque votre maître, avaient-ils dit, demandera, comme cela est certain, si vous avez remis sa lettre à Dulcinée, donnez-lui cette assurance, mais ayez soin d'ajouter que sa dame, ne sachant ni lire ni écrire, lui ordonne de vive voix, sous peine d'encourir sa disgrâce et même sa malédiction, de se rendre sur-le-champ auprès d'elle, et que c'est son plus vif désir. Avec cette réponse que nous appuierons de notre côté, nous sommes assurés de le faire changer de résolution, et de le décider à se mettre en chemin pour devenir roi ou empereur, car alors il n'y aura plus à craindre qu'il pense à se faire archevêque.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Trois ou quatre fois, il se tâta partout le corps, fouilla ses habits (p. 131).Sancho les remercia de leur bonne intention. Il sera bien, ajouta-t-il, que j'aille d'abord trouver mon maître pour lui donner la réponse de sa dame; peut-être aura-t-elle la vertu de le tirer de là, sans que vous preniez tant de peine.
L'avis fut approuvé; et après qu'ils lui eurent promis d'attendre son retour, Sancho prit le chemin de la montagne, laissant nos deux compagnons dans un étroit défilé au bord d'un petit ruisseau, où quelques arbres et de hautes roches formaient un ombrage d'autant plus agréable, qu'au mois d'août, et vers trois heures après midi, la chaleur est excessive en ces lieux.
Le curé et le barbier se reposaient paisiblement à l'ombre, quand tout à coup leurs oreilles furent frappées des accents d'une voix qui, sans être accompagnée d'aucun instrument, leur parut très-belle et très-suave. Ils ne furent pas peu surpris d'entendre chanter de la sorte dans un lieu si sauvage; car, bien qu'on ait coutume de dire qu'au milieu des champs et des forêts se rencontrent les plus belles voix du monde, personne n'ignore que ce sont là plutôt des fictions que des vérités. Leur étonnement redoubla donc lorsqu'ils entendirent distinctement ces vers qui n'avaient rien de rustique:
L'absence, le dédain, une âpre jalousie
Empoisonnent ma vie,
Et font tous les maux que je sens.
Dans ces tourments affreux quelle est mon espérance?
Il n'est point de remède à des maux si cuisants,
Et les efforts les plus puissants
Succombent à leur violence.
C'est toi, rigoureux sort, dont l'aveugle caprice
Me fait tant d'injustice;
Ciel! tu consens à mes douleurs.
Il faut mourir enfin dans un état si triste,
Le ciel, le sort, l'Amour, l'ont ainsi résolu;
Ils ont un empire absolu,
Et c'est en vain qu'on leur résiste.
A moins d'être insensible au mal qui me possède,
Il n'est point de remède
Que le changement ou la mort,
Mais mourir ou changer, et perdre ce qu'on aime,
Ou se rendre insensible en perdant la raison,
Peut-il s'appeler guérison,
Et n'est-ce pas un mal extrême?
L'heure, la solitude, le charme des vers et de la voix, tout cela réuni causait à nos deux amis un plaisir mêlé d'étonnement. Ils attendirent quelque temps; mais, n'entendant plus rien, ils se levaient pour aller à la recherche de celui qui chantait si bien, quand la même voix se fit entendre de nouveau:
Qui, lasse des mortels et de leur inconstance,
Ne nous laissant de toi qu'une vaine apparence,
As quitté ce séjour pour retourner aux cieux;
De tes charmes si doux l'adorable abondance,
Mais une fausse image, avec ta ressemblance,
Sous le voile menteur désole tous ces lieux.
Viens confondre ici-bas la fourbe et l'imposture,
Qui, sous ton sacré nom abusent les mortels;
Remets, avec la paix, la franchise en usage,
Et dissipant l'erreur, renverse ses autels[46].
Le chant fut terminé par un profond soupir.
Non moins touchés par la compassion qu'excités par la curiosité, le curé et le barbier voulurent savoir quelle était cette personne si affligée. A peine eurent-ils fait quelques pas, qu'au détour d'un rocher ils découvrirent un homme qui, en les voyant, s'arrêta tout à coup, laissant tomber sa tête sur sa poitrine, comme en proie à une rêverie profonde. Le curé était plein de charité; aussi se doutant, aux détails donnés par l'écuyer de don Quichotte, que c'était là Cardenio, il s'approcha de lui avec des paroles obligeantes, le priant en termes pressants de quitter un lieu si sauvage et une vie si misérable, dans laquelle il courait le risque de perdre son âme, ce qui est le plus grand de tous les malheurs. Cardenio, libre en ce moment des accès furieux dont il était souvent possédé, voyant deux hommes tout autrement vêtus que ceux qu'il avait coutume de rencontrer dans ces montagnes lui parler comme s'ils l'eussent connu, commença par les considérer avec attention et leur dit enfin: Qui que vous soyez, seigneurs, je vois bien que le ciel, dans le soin qu'il prend de secourir les bons et quelquefois les méchants, vous a envoyés vers moi, sans que j'aie mérité une telle faveur, pour me tirer de cette affreuse solitude et m'obliger de retourner parmi les hommes; mais comme vous ignorez, ce que je sais, moi, qu'en sortant du mal présent je cours risque de tomber dans un pire, vous me regardez sans doute comme un être dépourvu d'intelligence et privé de jugement. Hélas! il ne serait pas surprenant qu'il en fût ainsi, car je sens moi-même que le souvenir de mes malheurs me trouble souvent au point d'égarer ma raison, surtout quand on me rappelle ce que j'ai fait pendant ces tristes accès, et qu'on m'en donne des preuves que je ne puis récuser. Alors j'éclate en plaintes inutiles, je maudis mon étoile; et pour faire excuser ma folie, j'en raconte la cause à qui veut m'entendre. Il me semble que cela me soulage, persuadé que ceux qui m'écoutent me trouvent plus malheureux que coupable, et que la compassion que je leur inspire leur fait oublier mes extravagances. Si vous venez ici avec la même intention que d'autres y sont déjà venus, je vous supplie, avant de continuer vos charitables conseils, d'écouter le récit de mes tristes aventures; peut-être, après les avoir entendues, jugerez-vous qu'avec tant de sujets de m'affliger, et ne pouvant trouver de consolations parmi les hommes, j'ai raison de m'en éloigner.
Curieux d'apprendre de sa bouche la cause de ses disgrâces, le curé et le barbier le prièrent instamment de la leur raconter, l'assurant qu'ils n'avaient d'autre dessein que de lui procurer quelque soulagement, s'il était en leur pouvoir de le faire.
Cardenio commença donc son récit presque dans les mêmes termes qu'il l'avait déjà fait à don Quichotte, récit qui s'était trouvé interrompu, à propos de la reine Madasime et de maître Élisabad, par la trop grande susceptibilité de notre héros sur le chapitre de la chevalerie; mais cette fois, il en fut autrement, et Cardenio eut tout le loisir de poursuivre jusqu'à la fin. Arrivé au billet que don Fernand avait trouvé dans un volume d'Amadis de Gaule, il dit se le rappeler et qu'il était ainsi conçu:
LUSCINDE A CARDENIO.
«Je découvre chaque jour en vous de nouveaux sujets de vous estimer; si donc vous voulez que j'acquitte ma dette, sans que ce soit aux dépens de mon honneur, il vous sera facile de réussir. J'ai un père qui vous connaît, et qui m'aime assez pour ne pas s'opposer à mes desseins quand il en reconnaîtra l'honnêteté. C'est à vous de faire voir que vous m'estimez autant que vous le dites et que je le crois.»
Ce billet, qui m'engageait à demander la main de Luscinde, donna si bonne opinion de son esprit et de sa sagesse à don Fernand, que dès lors il conçut le projet de renverser mes espérances. J'eus l'imprudence de confier à ce dangereux ami la réponse du père de Luscinde, réponse par laquelle il me disait vouloir connaître les sentiments du mien, et que ce fût lui qui fît la demande. Redoutant un refus de mon père, je n'osais lui en parler, non dans la crainte qu'il ne trouvât pas en Luscinde assez de vertu et de beauté pour faire honneur à la meilleure maison d'Espagne, mais parce que je pensais qu'il ne consentirait pas à mon mariage avant de savoir ce que le duc avait l'intention de faire pour moi. A tout cela, don Fernand me répondit qu'il se chargerait de parler à mon père, et d'obtenir de lui qu'il s'en ouvrît au père de Luscinde.
Lorsque je te découvrais avec tant d'abandon les secrets de mon cœur, cruel et déloyal ami, comment pouvais-tu songer à trahir ma confiance? Mais, hélas! à quoi sert de se plaindre? Lorsque le ciel a résolu la perte d'un homme, est-il possible de la conjurer, et toute la prudence humaine n'est-elle pas inutile? Qui aurait jamais cru que don Fernand, qui par sa naissance et son mérite pouvait prétendre aux plus grands partis du royaume, qui me témoignait tant d'amitié et m'était redevable de quelques services, nourrissait le dessein de m'enlever le seul bien qui pût faire le bonheur de ma vie, et que même je ne possédais pas encore?
Don Fernand, qui voyait dans ma présence un obstacle à ses projets, pensa à se débarrasser de moi adroitement. Le jour même où il se chargeait de parler à mon père, il fit, dans le but de m'éloigner, achat de six chevaux, et me pria d'aller demander à son frère aîné l'argent pour les payer. Je n'avais garde de redouter une trahison; je le croyais plein d'honneur, et j'étais de trop bonne foi pour soupçonner un homme que j'aimais. Aussi dès qu'il m'eut dit ce qu'il souhaitait, je lui proposai de partir à l'instant. J'allai le soir même prendre congé de Luscinde, et lui confiai ce que don Fernand m'avait promis de faire pour moi; elle me répondit de revenir au plus vite, ne doutant pas que dès que mon père aurait parlé au sien, nos souhaits ne fussent accomplis. Je ne sais quel pressentiment lui vint tout à coup, mais elle fondit en larmes, et se trouva si émue qu'elle ne pouvait articuler une parole. Quant à moi je demeurai plein de tristesse, ne comprenant point la cause de sa douleur, que j'attribuais à sa tendresse et au déplaisir qu'allait lui causer mon absence. Enfin je partis l'âme remplie de crainte et d'émotion, indices trop certains du coup qui m'était réservé. Je remis la lettre de don Fernand à son frère, qui me fit mille caresses, et m'engagea à attendre huit jours, parce que don Fernand le priait de lui envoyer de l'argent à l'insu de leur père. Mais ce n'était qu'un artifice pour retarder mon départ; car le frère de Fernand ne manquait pas d'argent, et il ne tenait qu'à lui de me congédier sur l'heure. Plusieurs fois, je fus sur le point de repartir, ne pouvant vivre éloigné de Luscinde, surtout en l'état plein d'alarmes où je l'avais laissée. Je demeurai pourtant, car la crainte de contrarier mon père, et de faire une action que je ne pourrais excuser raisonnablement, l'emporta sur mon impatience.
J'étais absent depuis quatre jours, lorsque tout à coup un homme m'apporte une lettre, que je reconnais aussitôt être de Luscinde. Surpris qu'elle m'envoyât un exprès, j'ouvre la lettre en tremblant: mais avant d'y jeter les yeux, je demandai au porteur qui la lui avait remise, et combien de temps il était resté en chemin. Il me répondit qu'en passant par hasard dans la rue, vers l'heure de midi, une jeune femme toute en pleurs l'avait appelé par une fenêtre, et lui avait dit avec beaucoup de précipitation: Mon ami, si vous êtes chrétien, comme vous le paraissez, je vous supplie, au nom de Dieu, de partir sans délai et de porter cette lettre à son adresse; en reconnaissance de ce service, voilà ce que je vous donne. En même temps, ajouta-t-il, elle me jeta un mouchoir où je trouvai cent réaux avec une bague d'or et cette lettre; quand je l'eus assurée par signes que j'exécuterais fidèlement ce qu'elle m'ordonnait, sa fenêtre se referma. Me trouvant si bien payé par avance, voyant d'ailleurs que la lettre s'adressait à vous, que je connais, Dieu merci, et plus touché encore des larmes de cette belle dame que de tout le reste, je n'ai voulu m'en fier à personne, et en seize heures je viens de faire dix-huit grandes lieues. Pendant que cet homme me donnait ces détails, j'étais, comme on dit, pendu à ses lèvres, et les jambes me tremblaient si fort que j'avais peine à me soutenir. Enfin j'ouvris la lettre de Luscinde, et voici à peu près ce qu'elle contenait:
AUTRE LETTRE DE LUSCINDE A CARDENIO.
«Don Fernand s'est acquitté de la parole qu'il vous avait donnée de faire parler à mon père; mais il a fait pour lui ce qu'il avait promis de faire pour vous: il me demande lui-même en mariage, et mon père, séduit par les avantages qu'il attend de cette alliance, y a si bien consenti, que dans deux jours don Fernand doit me donner sa main, mais si secrètement, que notre mariage n'aura d'autres témoins que Dieu et quelques personnes de notre maison. Jugez de l'état où je suis par celui où vous devez être, et venez promptement si vous pouvez. La suite fera voir si je vous aime. Dieu veuille que cette lettre tombe entre vos mains, avant que je sois obligée de m'unir à un homme qui sait si mal garder la foi promise. Adieu.»
Je n'eus pas achevé de lire cette lettre, poursuivit Cardenio, que je partis, voyant trop tard la fourberie de don Fernand, qui n'avait cherché à m'éloigner que pour profiter de mon absence. L'indignation et l'amour me donnaient des ailes; j'arrivai le lendemain à la ville, juste à l'heure favorable pour entretenir Luscinde. Un heureux hasard voulut que je la trouvasse à cette fenêtre basse, si longtemps témoin de nos amours. Notre entrevue eut quelque chose d'embarrassé, et Luscinde ne me témoigna pas l'empressement que j'attendais. Hélas! quelqu'un peut-il se vanter de connaître les confuses pensées d'une femme, et d'avoir jamais su pénétrer les secrets de son cœur? Cardenio, me dit-elle, tu me vois avec mes habillements de noce, car on m'attend pour achever la cérémonie; mais mon père, le traître don Fernand et les autres, seront plutôt témoins de ma mort que de mon mariage. Ne te trouble point, cher Cardenio, tâche seulement de te trouver présent à ce sacrifice; et sois certain que, si mes paroles ne peuvent l'empêcher, un poignard est là qui saura du moins me soustraire à toute violence, et qui, en m'ôtant la vie, mettra le sceau à l'amour que je t'ai voué. Faites, Madame, lui dis-je avec précipitation, faites que vos actions justifient vos paroles. Quant à moi, si mon épée ne peut vous défendre, je la tournerai contre moi-même, plutôt que de vous survivre. Je ne sais si Luscinde m'entendit, car on vint la chercher en grande hâte, en disant qu'on n'attendait plus qu'elle. Je demeurai en proie à une tristesse et à un accablement que je ne saurais exprimer; ma raison était éteinte et mes yeux ne voyaient plus. Dans cet état, devenu presque insensible, je n'avais pas la force de me mouvoir, ni de trouver l'entrée de la maison de Luscinde.
Enfin, ayant repris mes sens, et comprenant combien ma présence lui était nécessaire dans une circonstance si critique, je me glissai à la faveur du bruit, et, sans avoir été aperçu, je me cachai derrière une tapisserie, dans l'embrasure d'une fenêtre, d'où je pouvais voir aisément ce qui allait se passer. Comment peindre l'émotion qui m'agitait, les pensées qui m'assaillirent, les résolutions que je formai! Je vis d'abord don Fernand entrer dans la salle, vêtu comme à l'ordinaire, accompagné seulement d'un parent de Luscinde; les autres témoins étaient des gens de la maison. Bientôt après, Luscinde sortit d'un cabinet de toilette, accompagnée de sa mère et suivie de deux femmes qui la servaient; elle était vêtue et parée comme doit l'être une personne de sa condition. Le trouble où j'étais m'empêcha de remarquer les détails de son habillement, qui me parut d'une étoffe rose et blanche, avec beaucoup de perles et de pierreries; mais rien n'égalait l'éclat de sa beauté, dont elle était bien plus parée que de tout le reste. O souvenir cruel, ennemi de mon repos, pourquoi me représentes-tu si fidèlement l'incomparable beauté de Luscinde! ne devrais-tu pas plutôt me cacher ce que je vis s'accomplir? Seigneur, pardonnez-moi ces plaintes; je n'en suis point le maître, et ma douleur est si vive que je me fais violence pour ne pas m'arrêter à chaque parole.
Après quelques instants de repos, Cardenio poursuivit de la sorte:
Quand tout le monde fut réuni dans la salle, on fit entrer un prêtre, qui, prenant par la main chacun des fiancés, demanda à Luscinde si elle recevait don Fernand pour époux. En ce moment j'avançai la tête hors de la tapisserie, et, tout troublé que j'étais, j'écoutai cependant ce que Luscinde allait dire, attendant sa réponse comme l'arrêt de ma vie ou de ma mort. Hélas! qui est-ce qui m'empêcha de me montrer en ce moment? Pourquoi ne me suis-je pas écrié: Luscinde, Luscinde, tu as ma foi, et j'ai la tienne; tu ne peux te parjurer sans commettre un crime, et sans me donner la mort. Et toi, perfide don Fernand, qui oses violer toutes les lois divines et humaines pour me ravir un bien qui m'appartient, crois-tu pouvoir troubler impunément le repos de ma vie? crois-tu qu'il y ait quelque considération capable d'étouffer mon ressentiment, quand il s'agit de mon honneur et de mon amour! Malheureux! c'est à présent que je sais ce que j'aurais dû faire! Mais pourquoi te plaindre d'un ennemi dont tu pouvais te venger? Maudis, maudis plutôt ton faible cœur, et meurs comme un homme sans courage, puisque tu n'as pas su prendre une résolution, ou que tu as été assez lâche pour ne pas l'accomplir. Le prêtre attendait toujours la réponse de Luscinde, et lorsque j'espérais qu'elle allait tirer son poignard pour sortir d'embarras, ou qu'elle se dégagerait par quelque subterfuge qui me serait favorable, je l'entendis prononcer d'une voix faible: Oui, je le reçois. Fernand, ayant fait le même serment, lui donna l'anneau nuptial: et ils demeurèrent unis pour jamais. Fernand s'approcha pour embrasser son épouse, mais elle, posant la main sur son cœur, tomba évanouie entre les bras de sa mère.
Il me reste à dire ce qui se passa en moi à cette heure fatale où je voyais la fausseté des promesses de Luscinde, et où une seule parole venait de me ravir à jamais l'unique bien qui me fît aimer la vie! Je restai privé de sentiment; il me sembla que j'étais devenu l'objet de la colère du ciel, et qu'il m'abandonnait à la cruauté de ma destinée. Le trouble et la confusion s'emparèrent de mon esprit. Mais bientôt la violence de la douleur étouffant en moi les soupirs et les larmes, je fus saisi d'un désespoir violent et transporté de jalousie et de vengeance. L'évanouissement de Luscinde troubla toute l'assemblée, et sa mère l'ayant délacée pour la faire respirer, on trouva dans son sein un papier cacheté, dont s'empara vivement don Fernand; mais après l'avoir lu, sans songer si sa femme avait besoin de secours, il se jeta dans un fauteuil comme un homme qui vient d'apprendre quelque chose de fâcheux. Pour moi, au milieu de la confusion, je sortis lentement sans m'inquiéter d'être aperçu, et, dans tous les cas, résolu à faire un tel éclat en châtiant le traître, qu'on apprendrait en même temps et sa perfidie et ma vengeance. Mon étoile, qui me réserve sans doute pour de plus grands malheurs, me conserva alors un reste de jugement qui m'a tout à fait manqué depuis. Je m'éloignai sans tirer vengeance de mes ennemis, qu'il m'eût été facile de surprendre, et je ne pensai qu'à tourner contre moi-même le châtiment qu'ils avaient si justement mérité.
Enfin je m'échappai de cette maison, et je me rendis chez l'homme où j'avais laissé ma mule. Je la fis seller et sortis aussitôt de la ville. Arrivé à quelque distance dans la campagne, seul alors au milieu des ténèbres, j'éclatai en malédictions contre don Fernand, comme si j'obtenais par là quelque soulagement. Je m'emportai aussi contre Luscinde, comme si elle eût pu entendre mes reproches: cent fois je l'appelai ingrate et parjure; je l'accusai de manquer de foi à l'amant qui l'avait toujours fidèlement servie, et, pour un intérêt vil et bas, de me préférer un homme qu'elle connaissait à peine. Mais, au milieu de ces emportements et de ma fureur, un reste d'amour me faisait l'excuser. Je me disais qu'élevée dans un grand respect pour son père, et naturellement douce et timide, elle n'avait peut-être cédé qu'à la contrainte; qu'en refusant, contre la volonté de ses parents, un gentilhomme si noble, si riche et si bien fait de sa personne, elle avait craint de donner une mauvaise opinion de sa conduite, et des soupçons désavantageux à sa réputation. Mais aussi, m'écriai-je, pourquoi n'avoir pas déclaré les serments qui nous liaient? Ne pouvait-elle légitimement s'excuser de recevoir la main de don Fernand? Qui l'a empêchée de se déclarer pour moi? Suis-je donc tant à dédaigner? Sans ce perfide, ses parents ne me l'auraient pas refusée. Mais hélas! je restai convaincu que peu d'amour et beaucoup d'ambition lui avaient fait oublier les promesses dont elle avait jusque-là bercé mon sincère et fidèle espoir.
Je marchai toute la nuit dans ces angoisses, et le matin je me trouvai à l'entrée de ces montagnes, où j'errai à l'aventure pendant trois jours, au bout desquels je demandai à quelques chevriers qui vinrent à moi, quel était l'endroit le plus désert. Ils m'enseignèrent celui-ci, et je m'y acheminai, résolu d'y achever ma triste vie. En arrivant au pied de ces rochers, ma mule tomba morte de fatigue et de faim: moi-même j'étais sans force, et tellement abattu que je ne pouvais plus me soutenir. Je restai ainsi je ne sais combien de temps étendu par terre, et quand je me relevai, j'étais entouré de bergers qui m'avaient sans doute secouru, quoique je ne m'en ressouvinsse pas. Ils me racontèrent qu'ils m'avaient trouvé dans un bien triste état, et disant tant d'extravagances, qu'ils crurent que j'avais perdu l'esprit. J'ai reconnu moi-même depuis lors que je n'ai pas toujours le jugement libre et sain; car je me laisse souvent aller à des folies dont je ne suis pas maître, déchirant mes habits, maudissant ma mauvaise fortune, et répétant sans cesse le nom de Luscinde, sans autre dessein que d'expirer en la nommant; puis, quand je reviens à moi, je me sens brisé de fatigue comme à la suite d'un violent effort. Je me retire d'ordinaire dans un liége creux, qui me sert de demeure. Les chevriers de ces montagnes ont pitié de moi; ils déposent quelque nourriture dans les endroits où ils pensent que je pourrai la rencontrer; car, quoique j'aie presque perdu le jugement, la nature me fait sentir ses besoins, et l'instinct m'apprend à les satisfaire. Quand ces braves gens me reprochent de leur enlever quelquefois leurs provisions et de les maltraiter quoiqu'ils me donnent de bon cœur ce que je demande, j'en suis extrêmement affligé et je leur promets d'en user mieux à l'avenir.
Voilà, seigneurs, de quelle manière je passe ma misérable vie, en attendant que le ciel en dispose, ou que, touché de pitié, il me fasse perdre le souvenir de la beauté de Luscinde et de la perfidie de don Fernand. Si cela m'arrive avant que je meure, j'espère que le trouble de mon esprit se dissipera. En attendant, je prie le ciel de me regarder avec compassion, car, je le comprends, cette manière de vivre ne peut que lui déplaire et l'irriter; mais je n'ai pas le courage de prendre une bonne résolution: mes disgrâces m'accablent et surmontent mes forces; ma raison s'est si fort affaiblie, que, bien loin de n'être d'aucun secours, elle m'entretient dans ces sentiments tout contraires. Dites maintenant si vous avez jamais connu sort plus déplorable, si ma douleur n'est pas bien légitime, et si l'on peut avec plus de sujet témoigner moins d'affliction. Ne perdez donc point votre temps à me donner des conseils; ils seraient inutiles. Je ne veux pas vivre sans Luscinde; il faut que je meure, puisqu'elle m'abandonne. En me préférant don Fernand, elle a fait voir qu'elle en voulait à ma vie; eh bien, je veux la lui sacrifier, et jusqu'au dernier soupir exécuter ce qu'elle a voulu.
Cardenio s'arrêta; et comme le curé se préparait à le consoler, il en fut tout à coup empêché par des plaintes qui attirèrent leur attention. Dans le quatrième livre, nous verrons de quoi il s'agit; car cid Hamet Ben-Engeli écrit ceci: Fin du livre troisième.
LIVRE IV—CHAPITRE XXVIII
DE LA NOUVELLE ET AGRÉABLE AVENTURE QUI ARRIVA AU CURÉ ET AU BARBIER
DANS LA SIERRA MORENA
Heureux, trois fois heureux fut le siècle où vint au monde l'intrépide chevalier don Quichotte de la Manche, puisqu'en lui mettant au cœur le généreux dessein de ressusciter l'ordre déjà plus qu'à demi éteint de la chevalerie errante, il est cause que, dans notre âge très-pauvre en joyeuses distractions, nous jouissons non-seulement de la délectable lecture de sa véridique histoire, mais encore des contes et épisodes qu'elle renferme, et qui n'ont pas moins de charme que l'histoire elle-même.
En reprenant le fil peigné, retors et dévidé du récit, celle-ci raconte qu'au moment où le curé se disposait à consoler de son mieux Cardenio, il en fut empêché par une voix plaintive qui s'exprimait ainsi:
O mon Dieu! serait-il possible que j'eusse enfin trouvé un lieu qui pût servir de tombeau à ce corps misérable, dont la charge m'est devenue si pesante? Que je serais heureuse de rencontrer dans la solitude de ces montagnes le repos qu'on ne trouve point parmi les hommes, afin de pouvoir me plaindre en liberté des malheurs qui m'accablent! Ciel, écoute mes plaintes, c'est à toi que je m'adresse: les hommes sont faibles et trompeurs, toi seul peux me soutenir et m'inspirer ce que je dois faire.
Ces paroles furent entendues par le curé et par ceux qui l'accompagnaient, et tous se levèrent aussitôt pour aller savoir qui se plaignait si tristement. A peine eurent-ils fait vingt pas, qu'au détour d'une roche, au pied d'un frêne, ils découvrirent un jeune homme vêtu en paysan, dont on ne pouvait voir le visage parce qu'il l'inclinait en lavant ses pieds dans un ruisseau. Ils s'étaient approchés avec tant de précaution, que le jeune garçon ne les entendit point, et ils eurent tout le loisir de remarquer qu'il avait les pieds si blancs, qu'on les eût dit des morceaux de cristal mêlés aux cailloux du ruisseau. Tant de beauté les surprit dans un homme grossièrement vêtu, et, leur curiosité redoublant, ils se cachèrent derrière quelques quartiers de roche, d'où, l'observant avec soin, ils virent qu'il portait un mantelet gris brun serré par une ceinture de toile blanche, et sur la tête un petit bonnet ou montera[47] de même couleur que le mantelet. Après qu'il se fut lavé les pieds, le jeune garçon prit sous sa montera un mouchoir pour les essuyer, et alors ce mouvement laissa voir un visage si beau, que Cardenio ne put s'empêcher de dire au curé: Puisque ce n'est point Luscinde, ce ne peut être une créature humaine; c'est quelque ange du ciel.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Le matin je me trouvai à l'entrée de ces montagnes (p. 143).En ce moment le jeune homme ayant ôté sa montera pour secouer sa chevelure, déroula des cheveux blonds si beaux, qu'Apollon en eût été jaloux. Ils reconnurent alors que celui qu'ils avaient pris pour un paysan était une femme délicate et des plus belles. Cardenio lui-même avoua qu'après Luscinde il n'avait jamais rien vu de comparable. En démêlant les beaux cheveux dont les tresses épaisses la couvraient tout entière, à ce point que de tout son corps on n'apercevait que les pieds, la jeune fille laissa voir des bras si bien faits, et des mains si blanches qu'elles semblaient des flocons de neige, et que l'admiration et la curiosité de ceux qui l'épiaient s'en augmentant, ils se levèrent afin de la voir de plus près, et apprendre qui elle était. Au bruit qu'ils firent, la jeune fille tourna la tête, en écartant les cheveux qui lui couvraient le visage; mais à peine eut-elle aperçu ces trois hommes, que, sans songer à rassembler sa chevelure, et oubliant qu'elle avait les pieds nus, elle saisit un petit paquet de hardes, et se mit à fuir à toutes jambes. Mais ses pieds tendres et délicats ne purent supporter longtemps la dureté des cailloux, elle tomba, et ceux qu'elle fuyait étant accourus à son secours, le curé lui cria:
Arrêtez, Madame; ne craignez rien, qui que vous soyez; nous n'avons d'autre intention que de vous servir. En même temps il s'approcha d'elle et la prit par la main; la voyant étonnée et confuse, il continua de la sorte:
Vos cheveux, Madame, nous ont découvert ce que vos vêtements nous cachaient: preuves certaines qu'un motif impérieux a pu seul vous forcer à prendre un déguisement si indigne de vous, et vous conduire au fond de cette solitude où nous sommes heureux de vous rencontrer, sinon pour faire cesser vos malheurs, au moins pour vous offrir des consolations. Il n'est point de chagrins si violents que la raison et le temps ne parviennent à adoucir. Si donc vous n'avez pas renoncé à la consolation et aux conseils des humains, je vous supplie de nous apprendre le sujet de vos peines, et d'être persuadée que nous vous le demandons moins par curiosité que dans le dessein de les adoucir en les partageant.
Pendant que le curé parlait ainsi, la belle inconnue le regardait, interdite et comme frappée d'un charme, semblable en ce moment à l'ignorant villageois auquel on montre à l'improviste des choses qu'il n'a jamais vues; enfin le curé lui ayant laissé le temps de se remettre, elle laissa échapper un profond soupir et rompit le silence en ces termes:
Puisque la solitude de ces montagnes n'a pu me cacher, et que mes cheveux m'ont trahi, il serait désormais inutile de feindre avec vous, en niant une chose dont vous ne pouvez plus douter; et puisque vous désirez entendre le récit de mes malheurs, j'aurais mauvaise grâce de vous le refuser après les offres obligeantes que vous me faites. Toutefois, je crains bien de vous causer moins de plaisir que de compassion, parce que mon infortune est si grande, que vous ne trouverez ni remède pour la guérir, ni consolation pour en adoucir l'amertume. Aussi ne révélerai-je qu'avec peine des secrets que j'avais résolu d'ensevelir avec moi dans le tombeau, car je ne puis les raconter sans me couvrir de confusion; mais trouvée seule et sous des habits d'homme, dans un lieu si écarté, j'aime mieux vous les révéler que de laisser le moindre doute sur mes desseins et ma conduite.
Cette charmante fille, ayant parlé de la sorte, s'éloigna un peu pour achever de s'habiller; puis, s'étant rapprochée, elle s'assit sur l'herbe, et après s'être fait violence quelque temps pour retenir ses larmes, elle commença ainsi:
Je suis née dans une ville de l'Andalousie, dont un duc porte le nom, ce qui lui donne le titre de grand d'Espagne. Mon père, un de ses vassaux, n'est pas d'une condition très-relevée; mais il est riche, et si les biens de la nature eussent égalé chez lui ceux de la fortune, il n'aurait pu rien désirer au delà, et moi-même je serais moins à plaindre aujourd'hui; car je ne doute point que mes malheurs ne viennent de celui qu'ont mes parents de n'être point d'illustre origine. Ils ne sont pourtant pas d'une extraction si basse qu'elle doive les faire rougir: ils sont laboureurs de père en fils, d'une race pure et sans mélange; ce sont de vieux chrétiens, et leur ancienneté, jointe à leurs grands biens et à leur manière de vivre, les élève beaucoup au-dessus des gens de leur profession, et les place presque au rang des plus nobles. Comme je suis leur unique enfant, ils m'ont toujours tendrement chérie; et ils se trouvaient encore plus heureux de m'avoir pour fille que de toute leur opulence. De même que j'étais maîtresse de leur cœur, je l'étais aussi de leur bien; tout passait par mes mains dans notre maison, les affaires du dehors comme celles du dedans; et comme ma circonspection et mon zèle égalaient leur confiance, nous avions vécu jusque-là heureux et en repos. Après les soins du ménage, le reste de mon temps était consacré aux occupations ordinaires des jeunes filles, telles que le travail à l'aiguille, le tambour à broder, et bien souvent le rouet; quand je quittais ces travaux, c'était pour faire quelque lecture utile, ou jouer de quelque instrument, ayant reconnu que la musique met le calme dans l'âme et repose l'esprit fatigué. Telle était la vie que je menais dans la maison paternelle. Si je vous la raconte avec ces détails, ce n'est pas par vanité, mais pour vous apprendre que ce n'est pas ma faute si je suis tombée de cette heureuse existence dans la déplorable situation où vous me voyez aujourd'hui. Pendant que ma vie se passait ainsi dans une espèce de retraite comparable à celle des couvents, ne voyant d'autres gens que ceux de notre maison, ne sortant jamais que pour aller à l'église, toujours de grand matin et en compagnie de ma mère, le bruit de ma beauté commença à se répandre, et l'amour vint me troubler dans ma solitude. Un jour à mon insu, le second fils de ce duc dont je vous ai parlé, nommé don Fernand, me vit...
A ce nom de Fernand, Cardenio changea de couleur, et laissa paraître une si grande agitation, que le curé et le barbier, qui avaient les yeux sur lui, craignirent qu'il n'entrât dans un de ces accès de fureur dont ils avaient appris qu'il était souvent atteint. Heureusement qu'il n'en fut rien: seulement il se mit à considérer fixement la belle inconnue, attachant sur elle ses regards, et cherchant à la reconnaître; mais, sans faire attention aux mouvements convulsifs de Cardenio, elle continua son récit.
Ses yeux ne m'eurent pas plutôt aperçue, comme il l'avoua depuis, qu'il ressentit cette passion violente dont il donna bientôt des preuves. Pour achever promptement l'histoire de mes malheurs, et ne point perdre de temps en détails inutiles, je passe sous silence les ruses qu'employa don Fernand pour me révéler son amour: il gagna les gens de notre maison; il fit mille offres de services à mon père, l'assurant de sa faveur en toutes choses. Chaque jour ce n'étaient que divertissements sous mes fenêtres, et la nuit s'y passait en concerts de voix et d'instruments. Il me fit remettre, par des moyens que j'ignore encore, un nombre infini de billets pleins de promesses et de tendres sentiments. Cependant tout cela ne faisait que m'irriter, bien loin de me plaire et de m'attendrir, et dès lors je regardai don Fernand comme un ennemi mortel. Ce n'est pas qu'il me parût aimable, et que je ne sentisse quelque plaisir à me voir recherchée d'un homme de cette condition; de pareils soins plaisent toujours aux femmes, et la plus farouche trouve dans son cœur un peu de complaisance pour ceux qui lui disent qu'elle est belle; mais la disproportion de fortune était trop grande pour me permettre des espérances raisonnables, et ses soins trop éclatants pour ne pas m'offenser. Les conseils de mes parents, qui avaient deviné don Fernand, achevèrent de détruire tout ce qui pouvait me flatter dans sa recherche. Un jour mon père, me voyant plus inquiète que de coutume, me déclara que le seul moyen de faire cesser ses poursuites et de mettre un obstacle insurmontable à ses prétentions, c'était de prendre un époux, que je n'avais qu'à choisir, dans la ville ou dans notre voisinage, un parti à mon gré, et qu'il ferait tout ce que je pouvais attendre de son affection.
Je le remerciai de sa bonté, et répondis que n'ayant encore jamais pensé au mariage, j'allais songer à éloigner don Fernand, d'une autre manière, sans enchaîner pour cela ma liberté. Je résolus dès lors de l'éviter avec tant de soin, qu'il ne trouvât plus moyen de me parler. Une manière de vivre si réservée ne fit que l'exciter dans son mauvais dessein, je dis mauvais dessein, parce que, s'il avait été honnête, je ne serais pas dans le triste état où vous me voyez. Mais quand don Fernand apprit que mes parents cherchaient à m'établir, afin de lui ôter l'espoir de me posséder, ou que j'eusse plus de gardiens pour me défendre, il résolut d'entreprendre ce que je vais vous raconter.
Une nuit que j'étais dans ma chambre, avec la fille qui me servait, ma porte bien fermée pour être en sûreté contre la violence d'un homme que je savais capable de tout oser, il se dressa subitement devant moi. Sa vue me troubla à tel point que, perdant l'usage de mes sens, je ne pus articuler un seul mot pour appeler du secours. Profitant de ma faiblesse et de mon étonnement, don Fernand me prit entre ses bras, me parla avec tant d'artifice, et me montra tant de tendresse, que je n'osais appeler quand je m'en serais senti la force. Les soupirs du perfide donnaient du crédit à ses paroles, et ses larmes semblaient justifier son intention; j'étais jeune et sans expérience dans une matière où les plus habiles sont trompées. Ses mensonges me parurent des vérités, et touchée de ses soupirs et de ses larmes, je sentais quelques mouvements de compassion. Cependant, revenue de ma première surprise, et commençant à me reconnaître, je lui dis avec indignation:
Seigneur, si en même temps que vous m'offrez votre amitié, et que vous m'en donnez des marques si étranges, vous me permettiez de choisir entre cette amitié et le poison, estimant beaucoup plus l'honneur que la vie, je n'aurais pas de peine à sacrifier l'une à l'autre. Je suis votre vassale, et non votre esclave; et je m'estime autant, moi fille obscure d'un laboureur, que vous, gentilhomme et cavalier. Ne croyez donc pas m'éblouir par vos richesses, ni me tenter par l'éclat de vos grandeurs. C'est à mon père à disposer de ma volonté, et je ne me rendrai jamais qu'à celui qu'il m'aura choisi pour époux. Si donc, vous m'estimez comme vous le dites, abandonnez un dessein qui m'offense et ne peut jamais réussir. Pour que je jouisse paisiblement de la vie, laissez-moi l'honneur, qui en est inséparable; et puisque vous ne pouvez être mon époux, ne prétendez pas à un amour que je ne puis donner à aucun autre.
S'il ne faut que cela pour te satisfaire, répondit le déloyal cavalier, je suis trop heureux que ton amour soit à ce prix. Je t'offre ma main, charmante Dorothée (c'est le nom de l'infortunée qui vous parle), et pour témoins de mon serment je prends le ciel, à qui rien n'est caché, et cette image de la Vierge qui est devant nous.
Le nom de Dorothée fit encore une fois tressaillir Cardenio, et le confirma dans l'opinion qu'il avait eue dès le commencement du récit; mais pour ne pas l'interrompre, et savoir quelle en sera la fin, il se contenta de dire: Quoi! Madame, Dorothée est votre nom? J'ai entendu parler d'une personne qui le portait, et dont les malheurs vont de pair avec les vôtres. Continuez, je vous prie; bientôt je vous apprendrai des choses qui ne vous causeront pas moins d'étonnement que de pitié.
Dorothée s'arrêta pour regarder Cardenio et l'étrange dénûment où il était: Si vous savez quelque chose qui me regarde, je vous conjure, lui dit-elle, de me l'apprendre à l'instant: j'ai assez de courage pour supporter les coups que me réserve la fortune; mon malheur présent me rend insensible à ceux que je pourrais redouter encore.
Je vous aurais déjà dit ce que je pense, Madame, répondit Cardenio, si j'étais bien certain de ce que je suppose; mais jusqu'à cette heure, il ne vous importe en rien de le connaître, et il sera toujours temps de vous en instruire.
Dorothée continua en ces termes:
Après ces assurances, don Fernand me présenta la main, et m'ayant donné sa foi, il me la confirma par des paroles pressantes, et avec des serments extraordinaires; mais, avant de souffrir qu'il se liât, je le conjurai de ne point se laisser aveugler par la passion, et par un peu de beauté qui ne suffirait point à l'excuser. Ne causez pas, lui dis-je, à votre père le déplaisir et la honte de vous voir épouser une personne si fort au-dessous de votre condition; et, par emportement, ne prenez pas un parti dont vous pourriez vous repentir, et qui me rendrait malheureuse. A ces raisons, j'en ajoutai beaucoup d'autres, qui toutes furent inutiles. Don Fernand s'engagea en amant passionné qui sacrifie tout à son amour, ou plutôt en fourbe qui se soucie peu de tenir ses promesses. Le voyant si opiniâtre dans sa résolution, je pensai sérieusement à la conduite que je devais tenir. Je me représentai que je n'étais pas la première que le mariage eût élevée à des grandeurs inespérées, et à qui la beauté eût tenu lieu de naissance et de mérite. L'occasion était belle, et je crus devoir profiter de la faveur que m'envoyait la fortune. Quand elle m'offre un époux qui m'assure d'un attachement éternel, pourquoi, me disais-je, m'en faire un ennemi par des mépris injustes? Je me représentai de plus que don Fernand était à ménager; que s'offrant surtout avec de si grands avantages, un refus pourrait l'irriter; et que sa passion le portant peut-être à la violence, il se croirait dégagé d'une parole que je n'aurais pas voulu recevoir, et qu'ainsi je demeurerais sans honneur et sans excuse. Toutes ces réflexions commençaient à m'ébranler; les serments de don Fernand, ses soupirs et ses larmes, les témoins sacrés qu'il invoquait; en un mot, son air, sa bonne mine, et l'amour que je croyais voir en toutes ses actions, achevèrent de me perdre. J'appelai la fille qui me servait, pour qu'elle entendît les serments de don Fernand; il prit encore une fois devant elle le ciel à témoin, appela sur sa tête toutes sortes de malédictions si jamais il violait sa promesse; il m'attendrit par de nouveaux soupirs et de nouvelles larmes; et cette fille s'étant retirée, le perfide, abusant de ma faiblesse, acheva la trahison qu'il avait méditée.
Quand le jour qui succéda à cette nuit fatale fut sur le point de paraître, don Fernand, sous prétexte de ménager ma réputation, montra beaucoup d'empressement à s'éloigner. Il me dit avec froideur de me reposer sur son honneur et sur sa foi; et pour gage, il tira un riche diamant de son doigt et le mit au mien. Il s'en fut; la servante qui l'avait introduit dans ma chambre, à ce qu'elle m'avoua depuis, lui ouvrit la porte de la rue, et je demeurai si confuse de tout ce qui venait de m'arriver, que je ne saurais dire si j'en éprouvais de la joie ou de la tristesse. J'étais tellement hors de moi, que je ne songeais pas à reprocher à cette fille sa trahison, ne pouvant encore bien juger si elle m'était nuisible ou favorable. J'avais dit à don Fernand, avant qu'il s'éloignât, que puisque j'étais à lui, il pouvait se servir de la même voie pour me revoir, jusqu'à ce qu'il trouvât à propos de déclarer l'honneur qu'il m'avait fait. Il revint la nuit suivante; mais depuis lors, je ne l'ai pas revu une seule fois, ni dans la rue, ni à l'église, pendant un mois entier que je me suis fatiguée à le chercher, quoique je susse bien qu'il était dans le voisinage et qu'il allât tous les jours à la chasse.
Cet abandon que je regardais comme le dernier des malheurs, faillit m'accabler entièrement. Ce fut alors que je compris les conséquences de l'audace de ma servante, et combien il est dangereux de se fier aux serments. J'éclatai en imprécations contre don Fernand, sans soulager ma douleur. Il fallut cependant me faire violence pour cacher mon ressentiment, dans la crainte que mon père et ma mère ne me pressassent de leur en dire le sujet. Mais bientôt il n'y eut plus moyen de feindre, et je perdis toute patience en apprenant que don Fernand s'était marié dans une ville voisine, avec une belle et noble personne appelée Luscinde.
En entendant prononcer le nom de Luscinde, vous eussiez vu Cardenio plier les épaules, froncer le sourcil, se mordre les lèvres, et bientôt après deux ruisseaux de larmes inonder son visage. Dorothée, cependant, ne laissa pas de continuer son récit.
A cette triste nouvelle, l'indignation et le désespoir s'emparèrent de mon esprit, et, dans le premier transport, je voulais publier partout la perfidie de don Fernand, sans m'inquiéter si en même temps je n'affichais pas ma honte. Peut-être un reste de raison calma-t-il tous ces mouvements, mais je ne les ressentis plus après le dessein que je formai sur l'heure même. Je découvris le sujet de ma douleur à un jeune berger qui servait chez mon père, et, lui ayant emprunté un de ses vêtements, je le priai de m'accompagner jusqu'à la ville où je savais qu'était don Fernand. Le berger fit tout ce qu'il put pour m'en détourner; mais, voyant ma résolution inébranlable, il consentit à me suivre. Ayant donc pris un habit de femme, quelques bagues et de l'argent que je lui donnai à porter pour m'en servir au besoin, nous nous mîmes en chemin la nuit suivante, à l'insu de tout le monde. Hélas! je ne savais pas trop ce que j'allais faire; car que pouvais-je espérer en voyant le perfide, si ce n'est la triste satisfaction de lui adresser des reproches inutiles?
J'arrivai en deux jours et demi au terme de mon voyage. En entrant dans la ville je m'informai sans délai de la demeure des parents de Luscinde; le premier que j'interrogeais m'en apprit beaucoup plus que je ne voulais en savoir. Il me raconta dans tous ses détails le mariage de don Fernand et de Luscinde; il me dit qu'au milieu de la cérémonie, Luscinde était tombée évanouie en prononçant le oui fatal, et que son époux, ayant desserré sa robe pour l'aider à respirer, y avait trouvé cachée une lettre écrite de sa main, dans laquelle elle déclarait ne pouvoir être sa femme, parce qu'un gentilhomme nommé Cardenio avait déjà reçu sa foi, et qu'elle n'avait feint de consentir à ce mariage que pour ne pas désobéir à son père. Dans cette lettre, elle annonçait le dessein de se tuer; dessein que confirmait un poignard trouvé sur elle, ce qu'au reste don Fernand, furieux de se voir ainsi trompé, aurait fait lui-même, si ceux qui étaient présents ne l'en eussent empêché. Cet homme ajouta enfin qu'il avait quitté aussitôt la maison de Luscinde, laquelle n'était revenue de son évanouissement que le lendemain, déclarant de nouveau avoir depuis longtemps engagé sa foi à Cardenio. Il m'apprit aussi que ce Cardenio s'était trouvé présent au mariage, et qu'il s'était éloigné, désespéré, après avoir laissé une lettre dans laquelle, maudissant l'infidélité de sa maîtresse, il déclarait la fuir pour toujours. Cela était de notoriété publique et faisait le sujet de toutes les conversations.
Mais ce fut bien autre chose quand on apprit la fuite de Luscinde de la maison paternelle et le désespoir de ses parents, qui ne savaient ce qu'elle était devenue. Pour moi, je trouvai quelque consolation dans ce qu'on venait de m'apprendre; je me disais que le ciel n'avait sans doute renversé les injustes desseins de don Fernand que pour le faire rentrer en lui-même; et qu'enfin, puisque son mariage avec Luscinde ne s'était pas accompli, je pouvais un jour voir le mien se réaliser. Je tâchai de me persuader ce que je souhaitais, me forgeant de vaines espérances d'un bonheur à venir, pour ne pas me laisser accabler entièrement, et pour prolonger une vie qui m'est désormais insupportable.
Pendant que j'errais dans la ville, sans savoir à quoi me résoudre, j'entendis annoncer la promesse d'une grande récompense pour celui qui indiquerait ce que j'étais devenue. On me désignait par mon âge et par l'habit que je portais. J'appris en même temps qu'on accusait le berger qui était venu avec moi de m'avoir enlevée de chez mon père; ce qui me causa un déplaisir presque égal à l'infidélité de don Fernand, car je voyais ma réputation absolument perdue, et pour un sujet indigne et bas. Je sortis de la ville avec mon guide, et le même soir nous arrivâmes ici, au milieu de ces montagnes. Mais, vous le savez, un malheur en appelle un autre; et la fin d'une infortune est le commencement d'une plus grande. Je ne fus pas plus tôt dans ce lieu écarté, que le berger en qui j'avais mis toute ma confiance, tenté sans doute par l'occasion plutôt que par ma beauté, osa me parler d'amour. Voyant que je ne répondais qu'avec mépris, il résolut d'employer la violence pour accomplir son infâme dessein. Mais le ciel et mon courage ne m'abandonnèrent pas en cette circonstance. Aveuglé par ses désirs, ce misérable ne s'aperçut pas qu'il était sur le bord d'un précipice; je l'y poussai sans peine, puis courant de toute ma force, je pénétrai bien avant dans ces déserts, pour dérouter les recherches. Le lendemain, je rencontrai un paysan qui me prit à son service en qualité de berger et m'emmena au milieu de ces montagnes. Je suis restée chez lui bien des mois, allant chaque jour travailler aux champs, et ayant grand soin de ne pas me laisser reconnaître; mais, malgré tout, il a fini par découvrir ce que je suis; si bien que m'ayant, à son tour, témoigné de mauvais desseins, et la fortune ne m'offrant pas les mêmes moyens de m'y soustraire, j'ai quitté sa maison il y a deux jours, et suis venue chercher un asile dans ces solitudes, pour prier le ciel en repos, et tâcher de l'émouvoir par mes soupirs et mes larmes, ou tout au moins pour finir ici ma misérable vie, et y ensevelir le secret de mes douleurs.
CHAPITRE XXIX
QUI TRAITE DU GRACIEUX ARTIFICE QU'ON EMPLOYA POUR TIRER NOTRE AMOUREUX
CHEVALIER DE LA RUDE PÉNITENCE QU'IL ACCOMPLISSAIT
Telle est, seigneurs, l'histoire de mes tristes aventures; jugez maintenant si ma douleur est légitime, et si une infortunée dont les maux sont sans remède est en état de recevoir des consolations. La seule chose que je vous demande et qu'il vous sera facile de m'accorder, c'est de m'apprendre où je pourrai passer le reste de ma vie à l'abri de la recherche de mes parents: non pas que je craigne qu'ils m'aient rien retiré de leur affection, et qu'ils ne me reçoivent pas avec l'amitié qu'ils m'ont toujours témoignée; mais quand je pense qu'ils ne doivent croire à mon innocence que sur ma parole, je ne puis me résoudre à affronter leur présence.
Dorothée se tut, et la rougeur qui couvrit son beau visage, ses yeux baissés et humides, montrèrent clairement son inquiétude et tous les sentiments qui agitaient son cœur.
Ceux qui venaient d'entendre l'histoire de la jeune fille étaient charmés de son esprit et de sa grâce; et ils éprouvaient d'autant plus de compassion pour ses malheurs, qu'ils les trouvaient aussi surprenants qu'immérités. Le curé voulait lui donner des consolations et des avis, mais Cardenio le prévint.
—Quoi! madame, s'écria-t-il, vous êtes la fille unique du riche Clenardo?
Dorothée ne fut pas peu surprise d'entendre le nom de son père, en voyant la chétive apparence de celui qui parlait (on se rappelle comment était vêtu Cardenio). Qui êtes-vous, lui dit-elle, vous qui savez le nom de mon père? car si je ne me trompe, je ne l'ai pas nommé une seule fois dans le cours du récit que je viens de faire.
Je suis, répondit Cardenio, cet infortuné qui reçut la foi de Luscinde, celui qu'elle a dit être son époux, et que la trahison de don Fernand a réduit au triste état que vous voyez, abandonné à la douleur, privé de toute consolation, et, pour comble de maux, n'ayant l'usage de sa raison que pendant les courts intervalles qu'il plaît au ciel de lui laisser. C'est moi qui fut le triste témoin du mariage de don Fernand, et qui déjà, plein de trouble et de terreur, finis par m'abandonner au désespoir quand je crus que Luscinde avait prononcé le oui fatal. Sans attendre la fin de son évanouissement, éperdu, hors de moi, je quittai sa maison après avoir donné à un de mes gens une lettre avec ordre de la remettre à Luscinde, et je suis venu dans ces déserts vouer à la douleur une vie dont tous les moments étaient pour moi autant de supplices. Mais Dieu n'a pas voulu me l'ôter, me réservant sans doute pour le bonheur que j'ai de vous rencontrer ici. Consolez-vous belle Dorothée, le ciel est de notre côté; ayez confiance dans sa bonté et sa protection, et après ce qu'il a fait en votre faveur, ce serait l'offenser que de ne pas espérer un meilleur sort. Il vous rendra don Fernand, qui ne peut être à Luscinde; et il me rendra Luscinde, qui ne peut être qu'à moi. Quand mes intérêts ne seraient pas d'accord avec les vôtres, ma sympathie pour vos malheurs est telle qu'il n'est rien que je ne fasse pour y mettre un terme; je jure de ne prendre aucun repos que don Fernand ne vous ait rendu justice, et même de l'y forcer au péril de ma vie, si la raison et la générosité ne l'y peuvent amener.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Le ciel et mon courage ne m'abandonnèrent pas dans cette circonstance (p. 151).Dorothée était si émue, qu'elle ne savait comment remercier Cardenio; et le regardant déjà comme son protecteur, elle allait se jeter à ses pieds, mais il l'en empêcha. Le curé, prenant la parole pour tous deux, loua Cardenio de sa généreuse résolution, et consola si bien Dorothée qu'il la fit consentir à venir se remettre un peu de tant de fatigues dans sa maison, où ils aviseraient tous ensemble au moyen de retrouver don Fernand. Le barbier, qui jusque-là avait écouté en silence, s'offrit avec empressement à faire tout ce qui dépendrait de lui; il leur apprit ensuite le dessein qui les avait conduits, lui et le curé, dans ces montagnes, et l'étrange folie de don Quichotte, dont ils attendaient l'écuyer, lequel n'avait guère moins besoin de traitement que son maître. Cardenio se ressouvint alors du démêlé qu'il avait eu avec notre héros, mais seulement comme d'un songe, et en le racontant il n'en put dire le sujet.
En ce moment des cris se firent entendre, et ils reconnurent la voix de Sancho, qui, ne les trouvant point à l'endroit où ils les avait laissés, les appelait à tue-tête. Tous allèrent au-devant de lui, et comme le curé lui demandait avec empressement des nouvelles de don Quichotte, Sancho répondit comment il l'avait trouvé en chemise, pâle, jaune, mourant de faim, mais soupirant toujours pour sa dame Dulcinée. Je lui ai bien dit, ajouta-t-il, qu'elle lui ordonnait de quitter ce désert pour se rendre au Toboso, où elle l'attend avec impatience; mais il m'a répondu qu'il est résolu à ne point paraître devant sa beauté, jusqu'à ce qu'il ait fait des prouesses dignes de cette faveur. En vérité, seigneurs, si cela dure plus longtemps, mon maître court grand risque de ne jamais devenir empereur, comme il s'y est engagé, ni même archevêque, ce qui est le moins qu'il puisse faire. Au nom du ciel, voyez donc promptement ce qu'il y aurait à faire pour le tirer de là.
Rassurez-vous, Sancho, dit le curé, nous l'en tirerons malgré lui; et se tournant vers Cardenio et Dorothée, il leur raconta ce qu'ils avaient imaginé pour la guérison de don Quichotte, ou tout au moins pour l'obliger de retourner dans sa maison.
Dorothée, à qui ses nouvelles espérances rendaient déjà un peu de gaieté, s'offrit à remplir le rôle de la damoiselle affligée, disant qu'elle s'en acquitterait mieux que le barbier, parce qu'elle avait justement emporté un costume de grande dame; qu'au reste il n'était pas besoin de l'instruire pour représenter ce personnage, parce qu'ayant lu beaucoup de livres de chevalerie elle en connaissait le style, et savait de quelle manière les damoiselles infortunées imploraient la protection des chevaliers errants.
A la bonne heure, madame, dit le curé; il ne s'agit plus que de se mettre à l'œuvre.
Dorothée ouvrit son paquet et en tira une jupe de très-belle étoffe et un riche mantelet de brocart vert avec un tour de perles et d'autres ajustements; quand elle s'en fut parée, elle leur parut à tous si belle, qu'ils ne se lassaient pas de l'admirer, et plaignaient don Fernand d'avoir dédaigné une si charmante personne. Mais celui qui trouvait Dorothée le plus à son goût, c'était Sancho Panza; il n'avait pas assez d'yeux pour la regarder, et il était devant elle comme en extase.
Quelle est donc cette belle dame? demanda-t-il; et que vient-elle chercher au milieu de ces montagnes?
Cette belle dame, ami Sancho, répondit le curé, c'est tout simplement l'héritière en ligne directe du grand royaume de Micomicon. Elle vient prier votre maître de la venger d'une injure que lui a faite un géant déloyal; et au bruit que fait dans toute la Guinée la valeur du fameux don Quichotte, cette princesse n'a pas craint d'entreprendre ce long voyage pour venir le chercher.
Par ma foi! s'écria Sancho transporté, voilà une heureuse quête et une heureuse trouvaille, surtout si mon maître est assez chanceux pour venger cette injure et assommer ce damné géant que vient de dire Votre Grâce. Oh! certes, il l'assommera s'il le rencontre; à moins pourtant que ce soit un fantôme, car sur ces gens-là mon maître est sans pouvoir. Seigneur licencié, lui dit-il, j'ai, entre autres choses, une grâce à vous demander: pour qu'il ne prenne pas fantaisie à mon maître de se faire archevêque, car c'est là toute ma crainte, conseillez-lui, je vous en conjure, de se marier promptement avec cette princesse, afin que n'étant plus en état de recevoir les ordres, il soit forcé de devenir empereur. Franchement, j'ai bien réfléchi là-dessus, et, tout compte fait, je trouve qu'il n'est pas bon pour moi qu'il soit archevêque, parce que je ne vaux rien pour être d'église, et que d'ailleurs ayant femme et enfants, il me faudrait songer à prendre des dispenses, afin de toucher les revenus d'une prébende, ce qui me donnerait beaucoup trop d'embarras. Le mieux est donc que mon seigneur se marie tout de suite avec cette grande dame que je ne puis pas nommer parce que j'ignore son nom.
Elle s'appelle la princesse Micomicona, dit le curé; car son royaume étant celui de Micomicon, elle doit se nommer ainsi.
En effet, reprit Sancho: j'ai vu nombre de gens qui prennent le nom du lieu de leur naissance, comme Pedro d'Alcala, Juan d'Ubeda, Diego de Valladolid; il doit en être de même en Guinée.
Sans aucun doute, Sancho, répondit le curé, et pour ce qui est du mariage de votre maître, croyez que j'y pousserai de tout mon pouvoir.
Sancho demeura fort satisfait de la promesse du curé, et le curé encore plus étonné de la simplicité de Sancho, en voyant à quel point les contagieuses folies du maître avaient pris racine dans le cerveau du serviteur.
Pendant cet entretien, Dorothée étant montée sur la mule du curé, et le barbier ayant ajusté sa fausse barbe, tous dirent à Sancho de les conduire où se trouvait don Quichotte; lui recommandant de ne pas laisser soupçonner qu'il les connût, parce que, si le chevalier venait à s'en douter seulement, l'occasion de le faire empereur serait perdue à jamais. Cardenio ne voulut point les accompagner, dans la crainte que don Quichotte ne vînt à se rappeler le démêlé qu'ils avaient eu ensemble; et le curé, ne croyant pas sa présence nécessaire, demeura également, après avoir donné quelques instructions à Dorothée, qui le pria de s'en reposer sur elle, l'assurant qu'elle suivrait exactement ce que lui avaient appris les livres de chevalerie.
La princesse Micomicona et ses deux compagnons se mirent donc en chemin. Ils eurent à peine fait trois quarts de lieue, qu'ils découvrirent au milieu d'un groupe de roches amoncelées don Quichotte, déjà habillé, mais sans armure. Sitôt que Dorothée l'aperçut et que Sancho lui eut appris que c'était là notre héros, elle hâta son palefroi, suivi de son écuyer barbu. Aussitôt celui-ci sauta à bas de sa mule, prit entre ses bras sa maîtresse, qui ayant mis pied à terre avec beaucoup d'aisance, alla se jeter aux genoux de don Quichotte; notre héros fit tous ses efforts pour la relever, mais elle, sans vouloir y consentir, lui parla de la sorte:
Je ne me relèverai point, invincible chevalier, que votre courtoisie ne m'ait octroyé un don, lequel ne tournera pas moins à la gloire de votre magnanime personne qu'à l'avantage de la plus outragée damoiselle que jamais ait éclairée le soleil. S'il est vrai que votre valeur et la force de votre bras répondent à ce qu'en publie la renommée, vous êtes tenu, par les lois de l'honneur et par la profession que vous exercez, de secourir une infortunée qui, sur le bruit de vos exploits et à la trace de votre nom célèbre, vient des extrémités de la terre chercher un remède à ses malheurs.
Je suis bien résolu, belle et noble dame, dit don Quichotte, à ne point entendre et à ne point répondre une seule parole que vous ne vous soyez relevée.
Et moi, je ne me relèverai point d'où je suis, illustre chevalier, reprit la dolente damoiselle, que vous ne m'ayez octroyé le don que j'implore de votre courtoisie.
Je vous l'octroie, Madame, dit don Quichotte, mais à une condition: c'est qu'il ne s'y trouvera rien de contraire au service de mon roi ou de mon pays, ni aux intérêts de celle qui tient mon cœur et ma liberté enchaînés.
Ce ne sera ni au préjudice ni contre l'honneur de ceux ou de celle que vous venez de nommer, répondit Dorothée.
Comme elle allait continuer, Sancho s'approcha de son maître, et lui dit à l'oreille: Par ma foi, seigneur, vous pouvez bien accorder à cette dame ce qu'elle vous demande; en vérité, ce n'est qu'une bagatelle: il s'agit tout simplement d'assommer un géant, et celle qui vous en prie est la princesse Micomicona, reine du grand royaume de Micomicon, en Éthiopie.
Qu'elle soit ce qu'il plaira à Dieu, répondit don Quichotte; je ferai ce que me dicteront ma conscience et les lois de ma profession. Puis se tournant vers Dorothée: Que Votre Beauté veuille bien se lever, Madame, lui dit-il, je vous octroie le don qu'il vous plaira de me demander.
Eh bien, chevalier sans pareil, reprit Dorothée, le don que j'implore de votre valeureuse personne, c'est qu'elle me suive sans retard où il me plaira de la mener, et qu'elle me promette de ne s'engager dans aucune autre aventure jusqu'à ce qu'elle m'ait vengé d'un traître qui, contre toutes les lois divines et humaines, a usurpé mon royaume.
Ce don, très-haute dame, je répète que je vous l'octroie, répondit don Quichotte; désormais prenez courage et chassez la tristesse qui vous accable: j'espère, avec l'aide de Dieu et la force de mon bras, vous rétablir avant peu dans la possession de vos États, en dépit de tous ceux qui prétendraient s'y opposer. Or, mettons promptement la main à l'œuvre; les bonnes actions ne doivent jamais être différées, et c'est dans le retardement qu'est le péril.
Dorothée fit tous ses efforts pour baiser les mains de don Quichotte, qui ne voulut jamais y consentir. Au contraire, il la fit relever, l'embrassa respectueusement, après quoi il dit à Sancho de bien sangler Rossinante et de lui donner ses armes. L'écuyer détacha d'un arbre l'armure de son maître, qui y était suspendue comme un trophée. Quand notre héros l'eut endossée: Maintenant, dit-il, allons, avec l'aide de Dieu, porter secours à cette grande princesse, et employons la valeur et la force que le ciel nous a données, à la faire triompher de ses ennemis.
Le barbier, qui, pendant cette cérémonie, était resté à genoux, faisait tous ses efforts pour ne pas éclater de rire ni laisser tomber sa barbe, dans la crainte de tout gâter; quand il vit le don octroyé et avec quel empressement notre héros se disposait à partir, il se releva, et, prenant la princesse d'une main tandis que don Quichotte la prenait de l'autre, tous deux la mirent sur sa mule. Le chevalier enfourcha Rossinante, le barbier sa monture, et ils se mirent en chemin.
Le pauvre Sancho les suivait à pied, et la fatigue qu'il en éprouvait lui rappelait à chaque pas la perte de son grison. Il prenait toutefois son mal en patience, voyant son maître en chemin de se faire empereur; car il ne doutait point qu'il ne se mariât avec cette princesse, et qu'il ne devînt bientôt souverain de Micomicon. Une seule chose troublait le plaisir qu'il ressentait, c'était de penser que ce royaume étant dans le pays des nègres, les gens que son maître lui donnerait à gouverner seraient Mores; mais il trouva sur-le-champ remède à cet inconvénient. Eh! qu'importe, se disait-il, que mes vassaux soient Mores? Je les ferai charrier en Espagne, où je les vendrai fort bien, et j'en tirerai du bon argent comptant, dont je pourrai acheter quelque office, afin de vivre sans souci le reste de mes jours. Me croit-on donc si maladroit, que je ne sache tirer parti des choses? faut-il tant de philosophie pour vendre vingt ou trente mille esclaves? Oh! par ma foi, je saurai bien en venir à bout; et je les rendrai blancs ou tout au moins jaunes, seraient-ils plus noirs que le diable. Plein de ces agréables pensées, Sancho cheminait si content, qu'il en oubliait le désagrément d'aller à pied.
Toute cette étrange scène, le curé et Cardenio la regardaient depuis longtemps à travers les broussailles, fort en peine de savoir comment ils pourraient se réunir au reste de la troupe; mais le curé, grand trameur d'expédients, en trouva un tout à point: avec des ciseaux qu'il portait dans un étui, il coupa la barbe à Cardenio, et lui fit prendre sa soutane et son manteau noir, se réservant seulement le pourpoint et les chausses. Sous ce nouveau costume, Cardenio était si changé, qu'il ne se serait pas reconnu lui-même. Cela fait, ils gagnèrent le grand chemin, où ils arrivèrent encore avant notre chevalier et sa suite, tant les mules avaient de peine à marcher dans ces sentiers difficiles. Dès que le curé aperçut venir don Quichotte suivi de ses compagnons, il courut à lui les bras ouverts, et le regardant fixement comme un homme qu'on cherche à reconnaître, il s'écria: Qu'il soit le bien venu, le bien trouvé, mon cher compatriote don Quichotte de la Manche, fleur de la galanterie, rempart des affligés, quintessence des chevaliers errants. En parlant ainsi, il tenait embrassée la jambe gauche de notre héros, qui, tout stupéfait d'une rencontre si imprévue, voulut mettre pied à terre quand il l'eut enfin reconnu; mais le curé l'en empêcha.
Il n'est pas convenable, lui disait don Quichotte, que je sois à cheval pendant que Votre Révérence est à pied.
Je n'y consentirai jamais, reprit le curé; que Votre Grâce reste à cheval, où elle a fait tant de merveilles! c'est assez pour moi de prendre la croupe d'une de ces mules, si ces gentilshommes veulent bien le permettre; et j'aime mieux être en votre compagnie de cette façon, que de me voir monté sur le célèbre cheval Pégase, ou sur la jument sauvage de ce fameux More Muzarrache, qui aujourd'hui encore est enchanté dans la caverne de Zulema, auprès de la grande ville de Compluto.
Vous avez raison, seigneur licencié, dit don Quichotte, et je ne m'en étais pas avisé. J'espère que madame la princesse voudra bien, pour l'amour de moi, ordonner à son écuyer de vous donner la selle de sa mule, et de se contenter de la croupe, si tant est que la bête soit accoutumée à porter double fardeau.
Assurément, répondit Dorothée, et mon écuyer n'attendra pas mes ordres pour cela; il a trop de courtoisie pour souffrir que le seigneur licencié aille à pied.
Assurément, dit le barbier; et sautant à bas de sa mule, il présenta la selle au curé, qui l'accepta sans se faire prier.
Par malheur la mule était de louage, c'est-à-dire quinteuse et mutine. Quand le barbier voulut monter en croupe, elle leva brusquement le train de derrière, et, détachant quatre ou cinq ruades, elle donna une telle secousse à notre homme, qu'il roula par terre fort rudement; et comme dans cette chute la barbe de maître Nicolas vint à se détacher, il ne trouva rien de mieux à faire que de porter vivement les deux mains à son visage, en criant de toutes ses forces que la maudite bête lui avait cassé la mâchoire.
En apercevant ce gros paquet de poils sans chair ni sang répandu: Quel miracle! s'écria don Quichotte, la mule vient de lui enlever la barbe du menton comme aurait fait un revers d'épée!
Le curé, voyant son invention en grand danger d'être découverte, se hâta de ramasser la barbe; et courant à maître Nicolas, qui continuait à pousser des cris, il lui prit la tête, et l'appuyant contre sa poitrine, il lui rajusta la barbe en un clin d'oeil, en marmottant quelques paroles qu'il dit être un charme propre à faire reprendre les barbes, comme on l'allait voir; en effet, il s'éloigna, et l'écuyer parut aussi barbu qu'auparavant. Don Quichotte, tout émerveillé de la guérison, pria le curé de lui enseigner le charme quand il en aurait le loisir, ne doutant point que sa vertu ne s'étendît beaucoup plus loin, puisqu'il était impossible que les barbes fussent enlevées de la sorte sans que la chair fût emportée du même coup, et que cependant il n'y paraissait plus. Le désordre ainsi réparé, on convint que le curé monterait seul sur la mule jusqu'à ce qu'on fût arrivé à l'hôtellerie, distante encore de deux lieues.
Le chevalier de la Triste-Figure, la princesse Micomicona et le curé étant donc à cheval, tandis que Cardenio, le barbier et Sancho les suivaient à pied, don Quichotte dit à la princesse: Que Votre Grandeur nous conduise maintenant où il lui plaira, nous la suivrons jusqu'au bout du monde.
Le curé, prenant la parole avant qu'elle eût ouvert la bouche: Madame, lui dit-il, vers quel royaume Votre Grâce veut-elle diriger ses pas? N'est-ce pas vers celui de Micomicon?
Dorothée comprit très-bien ce qu'il fallait répondre: C'est justement là, reprit-elle aussitôt.
En ce cas, Madame, dit le curé, il nous faudra passer au beau milieu de mon village; vous prendrez ensuite la route de Carthagène; là vous pourrez vous embarquer; et si vous avez un bon vent, en un peu moins de neuf années vous serez rendus aux Palus-Méotides, d'où il n'y a pas plus de cent journées de marche jusqu'au royaume de Votre Altesse.
Votre Grâce, seigneur, me semble se tromper, répondit Dorothée; j'en suis partie il n'y a pas deux ans, sans avoir jamais eu le vent bien favorable, et cependant depuis quelque temps déjà je suis en Espagne, où je n'ai pas plus tôt eu mis le pied, que le nom du fameux don Quichotte est venu frapper mon oreille; et j'en ai entendu raconter des choses si grandes, si merveilleuses, que quand même ce n'eût pas été ma première pensée, j'aurais pris soudain la résolution de confier mes intérêts à la valeur de son bras invincible.
Assez, assez, madame, s'écria don Quichotte, mettez, je vous en supplie, un terme à vos louanges: je suis ennemi de la flatterie, et quoique vous me rendiez peut-être justice, je ne saurais entendre sans rougir un discours si obligeant et des louanges si excessives. Tout ce que je puis dire, c'est que, vaillant ou non, je suis prêt à verser pour votre service jusqu'à la dernière goutte de mon sang, et le temps vous le prouvera. Maintenant trouvez bon que j'apprenne du seigneur licencié ce qui l'amène seul ici, à pied, et vêtu tellement à la légère, que je ne sais que penser.
Pour vous satisfaire en peu de mots, seigneur don Quichotte, répondit le curé, il faut que vous sachiez que maître Nicolas et moi nous allions à Séville pour y toucher de l'argent qu'un de mes parents m'envoie des Indes, et la somme n'est pas si peu considérable qu'elle n'atteigne pour le moins six mille écus. En passant près d'ici, nous avons été attaqués par des voleurs, qui nous ont tout enlevé, même la barbe, si bien que maître Nicolas est contraint d'en porter une postiche. Ils ont aussi laissé nu comme la main ce jeune homme que vous voyez (il montrait Cardenio). Mais le plus curieux de l'affaire, c'est que ces brigands sont des forçats à qui un vaillant chevalier a, dit-on, donné la clef des champs, malgré la résistance de leurs gardiens. Il faut, en vérité, que ce chevalier soit un bien grand fou, ou qu'il ne vaille guère mieux que les scélérats qu'il a mis en liberté, puisqu'il ne se fait aucun scrupule de livrer les brebis à la fureur des loups; puisqu'il viole le respect dû au roi et à la justice, et se fait le protecteur des ennemis de la sûreté publique; puisqu'il prive les galères de ceux qui les font mouvoir, et remet sur le pied la Sainte-Hermandad, qui se reposait depuis longues années; puisque, enfin, il expose légèrement sa liberté et sa vie, et renonce avec impiété au salut de son âme.
Sancho avait conté l'histoire des forçats au curé, qui parlait ainsi pour voir ce que dirait don Quichotte, lequel changeait de couleur à chaque parole, et n'osait s'avouer le libérateur de ces misérables.
Voilà, ajouta le curé, les honnêtes gens qui nous ont mis dans cet état: que Dieu leur pardonne, et à celui qui a empêché qu'ils ne reçussent le juste châtiment de leurs crimes.
CHAPITRE XXX
QUI TRAITE DE LA FINESSE D'ESPRIT QUE MONTRA LA BELLE DOROTHÉE, AINSI
QUE D'AUTRES CHOSES NON MOINS DIVERTISSANTES
Le curé n'avait pas fini de parler que Sancho s'écria: Savez-vous, seigneur licencié, qui a fait ce bel exploit? eh bien, c'est mon maître! Et pourtant je n'avais cessé de lui dire de prendre garde à ce qu'il allait faire, et de lui répéter que c'était péché de rendre libres des coquins qu'on envoyait aux galères en punition de leurs méfaits.
Traître, repartit don Quichotte; est-ce aux chevaliers errants à s'enquérir si les malheureux et les opprimés qu'ils rencontrent sur leur chemin sont ainsi traités pour leurs fautes, ou si on leur fait injustice? Ils ne doivent considérer que leur misère, sans s'informer de leurs actions. Je rencontre une troupe de pauvres diables, enfilés comme les grains d'un chapelet, et je fais, pour les secourir, ce que m'ordonne le serment de la noble profession que j'exerce. Qu'a-t-on à dire à cela? Quiconque le trouve mauvais, n'a qu'à me le témoigner, et à tout autre qu'au seigneur licencié, dont j'honore et respecte le caractère, je ferai voir qu'il ne sait pas un mot de la chevalerie errante; et je suis prêt à le lui prouver l'épée à la main, à pied et à cheval, ou de toute autre manière.
En disant cela, notre héros s'affermit sur ses étriers, et enfonça son morion; car depuis le jour où les forçats l'avaient si fort maltraité, l'armet de Mambrin était resté pendu à l'arçon de sa selle.
Dorothée ne manquait pas de malice; connaissant la folie de don Quichotte, et sachant d'ailleurs que tout le monde s'en moquait, hormis Sancho Panza, elle voulut prendre sa part du divertissement:
Seigneur chevalier, lui dit-elle, que Votre Grâce se souvienne du serment qu'elle a fait de n'entreprendre aucune aventure, si pressante qu'elle puisse être, avant de m'avoir rétablie dans mes États. Calmez-vous, je vous prie, et croyez que si le seigneur licencié eût pu se douter un seul instant que les forçats devaient leur délivrance à votre bras invincible, il se serait mille fois coupé la langue plutôt que de rien dire qui vous déplût.
Je prends Dieu à témoin, ajouta le curé, que j'aurais préféré m'arracher la moustache poil à poil.
Il suffit, madame, reprit don Quichotte; je réprimerai ma juste colère, et je jure de nouveau de ne rien entreprendre que je n'aie réalisé la promesse que vous avez reçue de moi. En attendant, veuillez nous apprendre l'histoire de vos malheurs, si toutefois vous n'avez pas de secrètes raisons pour les cacher: car enfin, il faut que je sache de qui je dois vous venger, et de quel nombre d'ennemis j'aurai à tirer pour vous une éclatante et complète satisfaction.
Volontiers, répondit Dorothée; mais je crains bien de vous ennuyer par ce triste récit.
Non, non, madame, repartit don Quichotte.
En ce cas, dit Dorothée, que Vos Grâces me prêtent attention.
Aussitôt, Cardenio et le barbier s'approchèrent pour entendre ce qu'elle allait raconter; Sancho, non moins abusé que son maître sur le compte de la princesse, s'approcha aussi; Dorothée s'affermit sur sa mule pour parler plus commodément; puis après avoir toussé et pris les précautions d'un orateur au début, elle commença de la sorte:
Seigneur, vous saurez d'abord que je m'appelle... Elle s'arrêta quelques instants, parce qu'elle ne se ressouvenait plus du nom que lui avait donné le curé; celui-ci, qui vit son embarras, vint à son aide et lui dit: Il n'est pas surprenant, madame, que Votre Grandeur hésite en commençant le récit de ses malheurs; c'est l'effet ordinaire des longues disgrâces de troubler la mémoire, et celles de la princesse Micomicona ne doivent pas être médiocres, puisqu'elle a traversé tant de terres et de mers pour y chercher remède.
J'avoue, reprit Dorothée, qu'il s'est tout à coup présenté à ma mémoire des souvenirs si cruels, que je n'ai plus su ce que je disais; mais me voilà remise, et j'espère maintenant mener à bon port ma véridique histoire.
Je vous dirai donc, seigneurs, que je suis l'héritière légitime du grand royaume de Micomicon. Le roi, mon père, qui se nommait Tinacrio le Sage, était très-versé dans la science qu'on appelle magie; cette science lui fit découvrir que ma mère, la reine Xaramilla, devait mourir la première, et que lui-même la suivant de près au tombeau, je resterais orpheline. Cela, toutefois, affligeait moins mon père que la triste certitude où il était que le souverain d'une grande île située sur les confins de mon royaume, effroyable géant appelé Pandafilando de la Vue Sombre, ainsi surnommé parce qu'il regarde toujours de travers comme s'il était louche, ce qu'il ne fait que par malice et pour effrayer tout le monde; que cet effroyable géant, dis-je, me sachant orpheline, devait un jour à la tête d'une armée formidable envahir mes États et m'en dépouiller entièrement, sans me laisser un seul village où je pusse trouver asile; mais que je pourrais éviter cette disgrâce en consentant à l'épouser. Aussi mon père, qui savait bien que jamais je ne pourrais m'y résoudre, me conseilla, lorsque je verrais Pandafilando prêt à envahir ma frontière, de ne point essayer de me défendre, parce que ce serait ma perte, mais, au contraire, de lui abandonner mon royaume, afin de sauver ma vie et empêcher la ruine de mes loyaux et fidèles sujets; et il ajouta qu'en choisissant quelques-uns d'entre eux pour m'accompagner, je devais passer incontinent en Espagne, où j'étais certaine de trouver un protecteur dans la personne d'un fameux chevalier errant, connu par toute la terre pour sa force et son courage, et qui se nommait, si je m'en souviens bien, don Chicot, ou don Gigot...