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L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche

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Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Voilà, dit-il en se haussant, voilà la main que vous demandez, madame (p. 238).

L'un d'eux ayant enfin trouvé le jeune garçon qu'ils cherchaient, endormi tranquillement auprès d'un muletier, le saisit par le bras et lui dit en l'éveillant: Par ma foi, seigneur don Luis, je vous trouve dans un bel équipage, et ce lit répond bien aux délicatesses dans lesquelles vous avez été élevé!

Notre amoureux, encore tout assoupi, se frotta les yeux, et ayant envisagé celui qui le tenait, reconnut un des valets de son père, ce dont il fut si surpris qu'il fut longtemps sans pouvoir articuler une parole.

Seigneur don Luis, continua le valet, vous n'avez qu'un seul parti à prendre. Retournez chez votre père, si vous ne voulez être bientôt privé de lui; car il n'y a guère autre chose à attendre de l'état où l'a mis votre fuite.

Hé! comment mon père a-t-il su que j'avais pris ce chemin et ce déguisement? répondit don Luis.

En voyant son affliction, un étudiant à qui vous aviez confié votre dessein lui a tout découvert, et il nous a envoyés à votre poursuite, ces trois cavaliers et moi. Nous serons heureux de pouvoir bientôt vous remettre entre les bras d'un père qui vous aime tant.

Oh! il n'en sera que ce que je voudrai, répondit don Luis.

Le muletier auprès de qui don Luis avait passé la nuit, ayant entendu cette conversation, en alla donner avis à don Fernand et aux autres, qui étaient déjà sur pied; il leur dit que le valet appelait le jeune homme seigneur, et qu'on voulait l'emmener malgré lui. Ces paroles leur donnèrent à tous l'envie de le connaître et de lui prêter secours au cas où l'on voudrait lui faire quelque violence; ils coururent donc à l'écurie, où ils le trouvèrent se débattant contre le valet. Dorothée qui, en sortant de sa chambre, avait rencontré Cardenio, lui conta en peu de mots l'histoire de Claire et du musicien inconnu, et Cardenio, de son côté, lui apprit ce qui se passait entre don Luis et les gens de son père. Mais il ne le fit pas si secrètement que Claire, qui suivait Dorothée, ne l'entendît. Elle en fut si émue, qu'elle faillit s'évanouir. Heureusement Dorothée la soutint et l'emmena dans sa chambre, après que Cardenio l'eût assurée qu'il allait faire tous ses efforts pour arranger tout cela.

Cependant les quatre cavaliers venus à la recherche de don Luis ne le quittaient pas; ils tâchaient de lui persuader de partir sur-le-champ pour aller consoler son père; et comme il refusait avec emportement, ayant, disait-il, à terminer une affaire qui intéressait son honneur, sa vie, et même son salut, ils le pressaient de façon à ne lui laisser aucun doute sur la résolution où ils étaient de l'emmener à quelque prix que ce fût. Tous ceux qui étaient dans l'hôtellerie étaient accourus au bruit, Cardenio, don Fernand et ses cavaliers, l'auditeur, le curé, maître Nicolas et don Quichotte lui-même, auquel il avait semblé inutile de faire plus longtemps la garde du château. Cardenio, qui connaissait déjà l'histoire du garçon muletier, demanda à ceux qui voulaient l'entraîner par force, quel motif ils avaient d'emmener ce jeune homme, puisqu'il s'y refusait obstinément.

Notre motif, répondirent-ils, c'est de rendre la vie au père de ce gentilhomme, que son absence réduit au désespoir.

Ce sont mes affaires et non les vôtres, répliqua don Luis; je retournerai s'il me plaît, et pas un de vous ne saurait m'y forcer.

La raison vous y forcera, répondit un des valets, et si elle ne peut rien sur vous, nous ferons notre devoir.

Sachons un peu ce qu'il y a au fond de tout cela, dit l'auditeur.

Ce valet reconnut l'auditeur. Est-ce que Votre Grâce, Seigneur, lui dit-il en le saluant, ne se rappelle pas ce jeune gentilhomme? C'est le fils de votre voisin; il s'est échappé de chez son père sous un costume qui ne ferait guère soupçonner qui il est.

Frappé de ces paroles, l'auditeur le considéra quelque temps, et, s'étant rappelé ses traits, il lui dit en l'embrassant: Hé! quel enfantillage est-ce là, seigneur don Luis? Quel motif si puissant a pu vous faire prendre un déguisement si indigne de vous? mais voyant le jeune garçon les yeux pleins de larmes, il dit aux valets de s'éloigner; et l'ayant pris à part, il lui demanda ce que cela signifiait.

Pendant que l'auditeur interrogeait don Luis, on entendit de grands cris à la porte de l'hôtellerie. Deux hommes qui y avaient passé la nuit, voyant tous les gens de la maison occupés, voulurent déguerpir sans payer: mais l'hôtelier, plus attentif à ses affaires qu'à celles d'autrui, les arrêta au passage, leur réclamant la dépense avec un tel surcroît d'injures qu'il les excita à lui répondre à coups de poing, et en effet, ils le gourmaient de telle sorte, qu'il fut contraint d'appeler au secours. L'hôtesse et sa fille accoururent; mais comme elles n'y pouvaient rien, la fille de l'hôtesse, qui avait vu en passant don Quichotte les bras croisés et au repos, revint sur ses pas et lui dit: Seigneur chevalier, par la vertu que Dieu vous a donnée, venez, je vous en supplie, venez secourir mon père, que deux méchants hommes battent comme plâtre.

Très-belle demoiselle, répondit don Quichotte avec le plus grand sang-froid, votre requête ne saurait pour l'heure être accueillie, car j'ai donné ma parole de n'entreprendre aucune aventure avant d'en avoir achevé une à laquelle je me suis engagé. Mais voici ce que je peux faire pour votre service: courez dire au seigneur votre père de soutenir de son mieux le combat où il est engagé, sans se laisser vaincre; j'irai pendant ce temps demander à la princesse de Micomicon la liberté de le secourir; si elle me l'octroie, soyez convaincue que je saurai le tirer d'affaire.

Pécheresse que je suis! s'écria Maritorne qui était présente, avant que Votre Seigneurie ait la permission qu'elle vient de dire, notre maître sera dans l'autre monde!

Trouvez bon, madame, que j'aille la réclamer, repartit don Quichotte, et quand une fois je l'aurai obtenue, peu importe que le seigneur châtelain soit ou non dans l'autre monde; je saurai l'en arracher en dépit de tous ceux qui voudraient s'y opposer, ou du moins je tirerai de ceux qui l'y auront envoyé une vengeance si éclatante que vous aurez lieu d'être satisfaite.

Cela dit, il va se jeter à genoux devant Dorothée, la suppliant, avec les expressions les plus choisies de la chevalerie errante, de lui permettre de secourir le seigneur du château, qui se trouvait dans un pressant péril. La princesse y consent; alors notre valeureux chevalier, mettant l'épée à la main et embrassant son écu, se dirige vers la porte de l'hôtellerie, où le combat continuait au grand désavantage de l'hôtelier. Mais tout à coup il s'arrête et demeure immobile, quoique l'hôtesse et Maritorne le harcelassent en lui demandant ce qui l'empêchait de secourir leur maître.

Ce qui m'en empêche, répondit don Quichotte, c'est qu'il ne m'est pas permis de tirer l'épée contre de pareilles gens; appelez mon écuyer Sancho Panza, c'est à lui que revient de droit le châtiment de ceux qui ne sont pas armés chevaliers.

Voilà ce qui se passait à la porte de l'hôtellerie, où les gourmades tombaient dru comme grêle sur la tête de l'hôtelier, pendant que Maritorne, l'hôtesse et sa fille enrageaient de la froideur de don Quichotte et lui reprochaient sa poltronnerie. Mais quittons-les un moment, et allons savoir ce que don Luis répondait aux questions de l'auditeur, au sujet de sa fuite et de son déguisement.

Le jeune homme pressait les mains du père de la belle Claire et versait des larmes abondantes. Seigneur, lui disait-il, je ne saurais confesser autre chose, sinon qu'après avoir vu mademoiselle votre fille, lorsque vous êtes venu habiter dans notre voisinage, j'en devins éperdument amoureux; et si vous consentez à ce que j'aie l'honneur d'être votre fils, dès aujourd'hui même elle sera ma femme: c'est pour elle que j'ai quitté sous ce déguisement la maison de mon père, et je suis résolu à la suivre partout. Elle ne sait pas combien je l'aime, à moins pourtant qu'elle ne l'ait deviné à mes larmes, car je n'ai jamais eu le bonheur de lui parler. Vous savez qui je suis, quel est le bien de mon père, vous savez aussi qu'il n'a pas d'autre héritier que moi. D'après cela si vous me jugez digne de votre alliance, rendez-moi heureux promptement, je vous en supplie, en m'acceptant pour votre fils, et je vous jure de vous servir toute ma vie avec tout le respect et toute l'affection imaginables. Si, par hasard, mon père refusait d'y consentir, j'espère que le temps et l'excellence de mon choix le feront changer d'idée.

L'amoureux jeune homme se tut; l'auditeur demeura non moins surpris d'une confidence si imprévue, qu'indécis sur le parti qu'il devait prendre. Il engagea d'abord don Luis à se calmer, et lui dit que pourvu qu'il obtînt des gens de son père de ne pas le forcer à les suivre, il allait aviser au moyen de faire ce qui conviendrait le mieux.

L'hôtelier avait fait la paix avec ses deux hôtes, que les conseils de don Quichotte, encore plus que ses menaces, avaient décidés à payer leur dépense, et les valets de don Luis attendaient le résultat de l'entretien de leur jeune maître avec l'auditeur, quand le diable, qui ne dort jamais, amena dans l'hôtellerie le barbier à qui don Quichotte avait enlevé l'armet de Mambrin, et Sancho Panza le harnais de son âne. En conduisant sa bête à l'écurie, cet homme reconnut Sancho qui accommodait son grison: Ah! larron, lui dit-il en le prenant au collet, je te tiens à la fin; tu vas me rendre mon bassin, mon bât et tout l'équipage que tu m'as volé. Se voyant attaqué à l'improviste, et s'entendant dire des injures, Sancho saisit d'une main l'objet de la dispute, et de l'autre appliqua un si grand coup de poing à son agresseur, qu'il lui mit la mâchoire en sang; néanmoins le barbier ne lâchait point prise, et il se mit à pousser de tels cris, que tout le monde accourut. Justice! au nom du roi! justice! criait-il; ce détrousseur de passants veut m'assassiner parce que je reprends mon bien.

Tu en as menti par la gorge! répliquait Sancho; je ne suis point un détrousseur de passants, et c'est de bonne guerre que mon maître a conquis ces dépouilles.

Témoin de la valeur de son écuyer, don Quichotte jouissait de voir avec quelle vigueur Sancho savait attaquer et se défendre; aussi dès ce moment il le tint pour homme de cœur, et il résolut de l'armer chevalier à la première occasion qui viendrait à se présenter, ne doutant point que l'ordre n'en retirât un très-grand lustre. Pendant ce temps, le pauvre barbier continuait à s'escrimer de son mieux. De même que ma vie est à Dieu, disait-il, ce bât est à moi, et je le reconnais comme si je l'avais mis au monde! d'ailleurs mon âne est là qui pourra me démentir: qu'on le lui essaye, et si ce bât ne lui va pas comme un gant, je consens à passer pour un infâme. Mais ce n'est pas tout, le même jour qu'ils me l'ont pris, ils m'ont aussi enlevé un plat à barbe de cuivre tout battant neuf, qui m'avait coûté un bel et bon écu.

En entendant ces paroles, don Quichotte ne put s'empêcher d'intervenir; il sépara les combattants, déposa le bât par terre, afin qu'il fût vu de tout le monde, et dit: Seigneurs, Vos Grâces vont reconnaître manifestement l'erreur de ce bon écuyer, qui appelle un plat à barbe ce qui est, fut et ne cessera jamais d'être l'armet de Mambrin; or, cet armet, je le lui ai enlevé en combat singulier, j'en suis donc maître de la façon la plus légitime. Quant au bât, je ne m'en mêle point: tout ce que je puis dire à ce sujet, c'est qu'après le combat mon écuyer me demanda la permission de prendre le harnais du cheval de ce poltron, pour remplacer le sien. Expliquer comment ce harnais s'est métamorphosé en bât, je ne saurais en donner d'autre raison, sinon que ces sortes de transformations se voient chaque jour dans la chevalerie errante; et pour preuve de ce que j'avance, ajouta-t-il, cours, Sancho, mon enfant, va chercher l'armet que ce brave homme appelle un bassin de barbier.

Si nous n'avons pas d'autre preuve, répliqua Sancho, nous voilà dans de beaux draps: aussi plat à barbe est l'armet de Mambrin, que la selle de cet homme est bât.

Fais ce que je t'ordonne, repartit don Quichotte; peut-être que ce qui arrive dans ce château ne se fera pas toujours par voie d'enchantement.

Sancho alla chercher le bassin et l'apporta. Voyez maintenant, seigneurs, dit don Quichotte en le présentant à l'assemblée, voyez s'il est possible de soutenir que ce ne soit pas là un armet? Je jure, par l'ordre de chevalerie dont je fais profession, que cet armet est tel que je l'ai pris, sans y avoir rien ajouté, rien retranché.

Il ne m'est pas permis de tirer l'épée contre de pareilles gens, appelez mon écuyer Sancho (p. 243).

Il n'y a pas le moindre doute, ajouta Sancho, et depuis que mon maître l'a conquis, il n'a livré qu'une seule bataille, celle où il délivra ces misérables forçats; et bien lui en prit, car ce plat à barbe ou armet, comme on voudra l'appeler, lui a garanti la tête de nombreux coups de pierre en cette diabolique rencontre.

Eh bien! messeigneurs, dit le barbier, que vous semble de gens qui affirment que ceci n'est point un plat à barbe, mais un armet?


CHAPITRE XLV
OU L'ON ACHÈVE DE VÉRIFIER LES DOUTES SUR L'ARMET DE MAMBRIN ET SUR LE BAT DE L'ANE, AVEC D'AUTRES AVENTURES AUSSI VÉRITABLES

A qui osera soutenir le contraire, repartit don Quichotte, je dirai qu'il ment, s'il est chevalier, et s'il n'est qu'écuyer, qu'il a menti et rementi mille fois.

Pour divertir la compagnie, maître Nicolas voulut appuyer la folie de don Quichotte, et s'adressant à son confrère: Seigneur barbier, lui dit-il, sachez que nous sommes, vous et moi, du même métier: il y a plus de vingt ans que j'ai mes lettres de maîtrise, et je connais fort bien tous les instruments de barberie, depuis le plus grand jusqu'au plus petit. Sachez de plus qu'ayant été soldat dans ma jeunesse je connais parfaitement ce que c'est qu'un armet, un morion, une salade, en un mot toutes les choses de la guerre. Ainsi donc, sauf meilleur avis, je dis que cette pièce qui est entre les mains du seigneur chevalier est si éloignée d'être un plat à barbe, qu'il n'existe pas une plus grande différence entre le blanc et le noir; je dis et redis que c'est un armet; seulement il n'est pas entier.

Assurément, répliqua don Quichotte, car il en manque la moitié, à savoir la mentonnière.

Tout le monde est d'accord là-dessus! ajouta le curé, qui avait saisi l'intention de maître Nicolas.

Cardenio, don Fernand et ses amis affirmèrent la même chose. L'auditeur aurait volontiers dit comme eux, si l'affaire de don Luis ne lui eût donné à réfléchir; mais il la trouvait assez grave pour ne pas se mêler à toutes ces plaisanteries.

Dieu me soit en aide! s'écriait le malheureux barbier; comment tant d'honnêtes gentilshommes peuvent-ils prendre un plat à barbe pour un armet? En vérité, il y a là de quoi confondre toute une université; si ce plat à barbe est un armet, alors ce bât doit être aussi une selle de cheval, comme le prétend ce seigneur.

Quant à cet objet, il me semble bât, reprit notre chevalier; mais je vous ai déjà dit que je ne me mêle point de cela.

Selle ou bât, dit le curé, c'est à vous, seigneur don Quichotte, qu'il appartient de résoudre cette question, car, en matière de chevalerie, tout le monde ici vous cède la palme, et nous nous en rapportons à votre jugement.

Vos Grâces me font trop d'honneur, répliqua notre héros; mais il m'est arrivé des aventures si étranges, les deux fois que je suis venu loger dans ce château, que je n'ose plus me prononcer sur ce qu'il renferme: car tout s'y fait, je pense, par voie d'enchantement. La première fois, je fus très-tourmenté par le More enchanté qui est ici, et Sancho n'eut guère à se louer des gens de sa suite. Hier au soir, la date est toute fraîche, je me suis trouvé suspendu par le bras, et je suis resté en cet état pendant près de deux heures, sans pouvoir m'expliquer d'où me venait cette disgrâce. Après cela, donner mon avis sur des choses si confuses, serait témérité de ma part. J'ai dit mon sentiment pour ce qui est de l'armet; mais décider si c'est là un bât d'âne ou une selle de cheval, cela vous regarde, seigneurs. Peut-être que, n'étant pas armés chevaliers, les enchantements n'auront point de prise sur vous; peut-être aussi jugerez-vous plus sainement de ce qui se passe ici, les objets vous paraissant autres qu'ils ne me paraissent à moi-même.

Le seigneur don Quichotte a raison, reprit don Fernand; c'est à nous de régler ce différend; et pour y procéder avec ordre et dans les formes, je vais prendre l'opinion de chacun en particulier: la majorité décidera.

Pour qui connaissait l'humeur du chevalier, tout cela était fort divertissant; mais pour ceux qui n'étaient pas dans le secret, c'était de la dernière extravagance, notamment pour les gens de don Luis, don Luis lui-même, et trois nouveaux venus qu'à leur mine on prit pour des archers, ce qu'ils étaient en effet. Le barbier enrageait de voir son plat à barbe devenir un armet, et il ne doutait pas que le bât de son âne ne se transformât en selle de cheval. Tous riaient en voyant don Fernand consulter sérieusement l'assemblée, et dans les mêmes formes que s'il se fût agi d'une affaire de grande importance. Enfin, après avoir recueilli les voix, don Fernand dit au barbier: Bon homme, je suis las de répéter tant de fois la même question, et d'entendre toujours répondre qu'il est inutile de s'enquérir si c'est là un bât d'âne, quand il est de la dernière évidence que c'est une selle de cheval et même d'un cheval de race: prenez donc patience, car en dépit de votre âne et de vous, c'est une selle et non un bât. Vous avez mal plaidé, et encore moins fourni de preuves.

Que je perde ma place en paradis, s'écria le pauvre barbier, si vous ne rêvez, tous tant que vous êtes; et puisse mon âme paraître devant Dieu, comme cela me paraît un bât! mais les lois vont... Je n'en dis pas davantage; et certes je ne suis pas ivre, car je n'ai encore bu ni mangé d'aujourd'hui.

On ne s'amusait pas moins des naïvetés du barbier que des extravagances de don Quichotte, qui conclut en disant: Ce qu'il y a de mieux à faire, c'est que chacun ici reprenne son bien. Et comme on dit: ce que Dieu t'a donné, que saint Pierre le bénisse.

Mais si la chose en fût restée là, le diable n'y aurait pas trouvé son compte; un des valets de don Luis voulut aussi donner son avis. Si ce n'est pas une plaisanterie, dit-il, comment tant de gens d'esprit peuvent-ils prendre ainsi martre pour renard? Assurément ce n'est pas sans intention que l'on conteste une chose si évidente; quant à moi, je défie qui que ce soit de m'empêcher de croire que cela est un plat à barbe, et ceci un bât d'âne.

Ne jurez pas, dit le curé; ce pourrait être celui d'une ânesse.

Comme vous voudrez, repartit le valet; mais enfin, c'est toujours un bât.

Un des archers qui venaient d'entrer voulut aussi se mêler de la contestation. Parbleu! dit-il, voilà qui est plaisant! ceci est un bât comme mon père est un homme, et quiconque soutient le contraire doit être aviné comme un grain de raisin.

Tu en as menti, maraud! répliqua don Quichotte; et levant sa lance, qu'il ne quittait jamais, il lui en déchargea un tel coup sur la tête, que si l'archer ne se fût un peu écarté, il l'étendait tout de son long. La lance se brisa, et les autres archers, voyant maltraiter leur compagnon, commencèrent à faire grand bruit, demandant main-forte pour la Sainte-Hermandad. Là-dessus l'hôtelier, qui était de cette noble confrérie, courut chercher sa verge et son épée, et revint se ranger du côté des archers; les gens de don Luis entourèrent leur jeune maître pour qu'il ne pût s'échapper à la faveur du tumulte; le pauvre barbier, qu'on avait si fort mystifié, voyant toute l'hôtellerie en confusion, voulut en profiter pour reprendre son bât, et Sancho en fit autant.

Don Quichotte mit l'épée à la main, et attaqua vigoureusement les archers; don Luis, voyant la bataille engagée, se démenait au milieu de ses gens, leur criant de le laisser aller, et de courir au secours de don Quichotte, de don Fernand et de Cardenio, qui s'étaient mis de la partie; le curé haranguait de toute la force de ses poumons; l'hôtesse jetait les hauts cris, sa fille était toute en larmes, Maritorne hors d'elle-même; Dorothée et Luscinde épouvantées, la jeune Claire évanouie; le barbier gourmait Sancho, et Sancho rouait de coups le barbier; d'un autre côté, don Luis, qui ne songeait qu'à s'échapper, se sentant saisi par un des valets de son père, lui appliqua un si vigoureux coup de bâton, qu'il lui fit lâcher prise; don Fernand tenait sous lui un archer et le foulait aux pieds, Cardenio frappait à tort et à travers, pendant que l'hôtelier ne cessait d'invoquer la Sainte-Hermandad: si bien que dans toute la maison ce n'était que cris, sanglots, hurlements, coups de poings, coups de pied, coups de bâton, coups d'épée et effusion de sang.

Tout à coup, au milieu de ce chaos, l'idée la plus bizarre vient traverser l'imagination de don Quichotte; il se croit transporté dans le camp d'Agramant, et, s'imaginant être au plus fort de la mêlée, il crie d'une voix à ébranler les murs: Que tout le monde s'arrête! qu'on remette l'épée au fourreau! et que chacun m'écoute s'il veut conserver la vie! Tous s'arrêtèrent à la voix de notre héros, qui continua en ces termes: Ne vous ai-je pas déjà dit, seigneurs, que ce château est enchanté, et qu'une légion de diables y fait sa demeure? voyez plutôt de vos propres yeux si la discorde du camp d'Agramant ne s'est pas glissée parmi nous: voyez, vous dis-je; ici l'on combat pour l'épée, là pour le cheval, d'un autre côté pour l'aigle blanc, ailleurs pour un armet; enfin nous en sommes tous venus aux mains sans nous entendre, et sans distinguer amis ni ennemis. De grâce, seigneur auditeur, et vous, seigneur licencié, soyez, l'un le roi Agramant, l'autre le roi Sobrin, et tâchez de nous mettre d'accord; car, par le Dieu tout-puissant, il est vraiment honteux que tant de gens de qualité s'entre-tuent pour de si misérables motifs.

Les archers, qui ne comprenaient rien aux rêveries de don Quichotte et que Cardenio, don Fernand et ses compagnons avaient rudement étrillés, ne voulaient point cesser le combat; le pauvre barbier, au contraire, ne demandait pas mieux, car son bât était rompu, et à peine lui restait-il un poil de la barbe; quant à Sancho, il s'était arrêté à la voix de son maître, et reprenait haleine en s'essuyant le visage; seul, l'hôtelier ne pouvait se contenir et s'obstinait à vouloir châtier ce fou, qui mettait sans cesse le trouble dans sa maison. A la fin pourtant les querelles s'apaisèrent, ou du moins il y eut suspension d'armes: le bât demeura selle, le plat à barbe armet, et l'hôtellerie resta château dans l'imagination de don Quichotte.

Les soins de l'auditeur et du curé ayant rétabli la paix, et tous étant redevenus amis, ou à peu près, les gens de don Luis le pressèrent de partir sans délai pour aller retrouver son père; et pendant qu'il discutait avec eux, l'auditeur, prenant à part don Fernand, Cardenio et le curé, leur apprit ce que lui avait révélé ce jeune homme, demandant leur avis sur le parti qu'il fallait prendre. Il fut décidé d'un commun accord que don Fernand se ferait connaître aux gens de don Luis, leur déclarant qu'il voulait l'emmener en Andalousie, où le marquis son frère l'accueillerait de la manière la plus distinguée, puisque ce jeune homme refusait absolument de retourner à Madrid. Cédant à la volonté de leur jeune maître, les valets convinrent que trois d'entre eux iraient donner avis au père de ce qui se passait, et que le dernier resterait auprès du fils en attendant des nouvelles.

C'est ainsi que, par l'autorité du roi d'Agramant et par la prudence du roi Sobrin, fut apaisée cette effroyable tempête, et que fut étouffé cet immense foyer de divisions et de querelles. Mais quand le démon, ennemi de la concorde et de la paix, se vit arracher le fruit qu'il espérait de si grands germes de discorde, il résolut de susciter de nouveaux troubles.

Or, voici ce qui arriva: les archers, voyant que leurs adversaires étaient des gens de qualité, avec qui il n'y avait à gagner que des coups, se retirèrent doucement de la mêlée. Mais l'un d'entre eux, celui qui avait été si malmené par don Fernand, s'étant ressouvenu que parmi divers mandats dont il était porteur, il y en avait un contre un certain don Quichotte, que la Sainte-Hermandad ordonnait d'arrêter pour avoir mis en liberté des forçats qu'on menait aux galères, voulut s'assurer si par hasard le signalement de ce don Quichotte s'appliquait à l'homme qu'il avait devant les yeux: il tira donc un parchemin de sa poche, et le lisant assez mal, car il était fort peu lettré, il se mit à comparer chaque phrase du signalement avec le visage de notre chevalier. Reconnaissant enfin que c'était bien là le personnage en question, il prend son parchemin de la main gauche, saisit au collet notre héros de la main droite, et cela avec une telle force, qu'il lui coupait la respiration: Main-forte, seigneurs, s'écriait-il, main-forte à la Sainte-Hermandad! et afin que personne n'en doute, voilà le mandat qui m'ordonne d'arrêter ce détrousseur de grands chemins. Le curé prit le mandat, et vit que l'archer disait vrai; mais lorsque don Quichotte s'entendit traiter de détrousseur de grands chemins, il entra dans une si effroyable colère, que les os de son corps en craquaient; et, saisissant à son tour l'archer à la gorge, il l'aurait étranglé plutôt que de lâcher prise, si on n'était venu au secours. L'hôtelier accourut, obligé qu'il y était par le devoir de sa charge. En voyant de nouveau son mari fourré dans cette mêlée, l'hôtesse se mit à crier de plus belle, pendant que sa fille et Maritorne, renchérissant sur le tout, imploraient en hurlant le secours du ciel et de ceux qui se trouvaient là.

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Néanmoins le barbier ne lâchait pas prise, et il se mit à pousser de tels cris... (p. 244).

Vive Dieu! s'écria Sancho; mon maître a bien raison de dire que ce château est enchanté; tous les diables de l'enfer y sont déchaînés, et il n'y a pas moyen d'y vivre une heure en repos.

On sépara l'archer et don Quichotte, au grand soulagement de tous les deux, car ils s'étranglaient réciproquement. Cependant les archers continuaient à réclamer leur prisonnier, priant qu'on les aidât à le lier et qu'on le remît entre leurs mains, et disant qu'il y allait du service du roi et de la Sainte-Hermandad, au nom de laquelle ils demandaient secours et protection, afin de s'assurer de cet insigne brigand, de ce détrousseur de passants.

A tout cela don Quichotte souriait dédaigneusement, et avec un calme admirable, il se contenta de leur répondre: Approchez ici, hommes mal nés, canaille mal apprise! Quoi! rendre la liberté à des hommes enchaînés, secourir des malheureux, prendre la défense des opprimés, vous appelez cela détrousser les passants! Ah! race infâme, race indigne, par la bassesse de votre intelligence, que le ciel vous révèle jamais la moindre parcelle de cette vertu que renferme en soi la chevalerie errante, ni qu'il vous tire de l'erreur où vous croupissez, en refusant d'honorer la présence, que dis-je? l'ombre du moindre chevalier errant! Venez ici, archers, ou plutôt voleurs de grands chemins avec licence de la Sainte-Hermandad; dites-moi un peu quel est l'étourdi qui a osé signer un mandat contre un chevalier tel que moi? quel est l'ignorant qui en est à savoir que les chevaliers errants ne sont pas gibier de justice, qu'ils ne reconnaissent au monde ni tribunaux, ni juges, qu'ils n'ont d'autres lois que leur épée, et que leur seule volonté remplace pour eux édits, arrêts et ordonnances? Quel est le sot, continua-t-il, qui ne sait pas encore qu'aucunes lettres de noblesse ne confèrent autant de priviléges et d'immunités qu'en acquiert un chevalier errant, dès le jour où il se voue à ce pénible et honorable exercice? quel chevalier errant a jamais payé taille, impôts, gabelle? quel tailleur leur a jamais demandé la façon d'un habit? quel châtelain leur a jamais refusé l'entrée de son château? quel roi ne les a fait asseoir à sa table? quelle dame n'a été charmée de leur mérite, et ne s'est mise à leur entière discrétion? Enfin quel chevalier errant vit-on, voit-on ou verra-t-on jamais dans le monde, qui n'ait assez de force et de courage pour donner à lui seul quatre cents coups de bâton à quatre cents marauds d'archers qui oseraient lui tenir tête?


CHAPITRE XLVI
DE LA GRANDE COLÈRE DE DON QUICHOTTE, ET D'AUTRES CHOSES ADMIRABLES

Pendant cette harangue, le curé cherchait à faire entendre aux archers comme quoi notre chevalier ne jouissait pas de son bon sens, ainsi qu'ils pouvaient en juger eux-mêmes par ses actions et ses paroles, ajoutant qu'il était inutile d'aller plus avant, car ils ne l'auraient pas plus tôt pris et emmené, qu'on le relâcherait comme fou.

Le porteur du mandat répondait qu'il n'était pas juge de la folie du personnage; qu'il devait d'abord exécuter son ordre, qu'ensuite on pourrait relâcher le prisonnier sans qu'il s'en mît en peine.

Vous ne l'emmènerez pourtant pas de cette fois, dit le curé; car je vois bien qu'il n'est pas d'humeur à y consentir. Enfin le curé parla si bien, et don Quichotte fit tant d'extravagances, que les archers eussent été plus fous que lui s'ils n'eussent reconnu qu'il avait perdu l'esprit. Ils prirent donc le parti de s'apaiser, et se portèrent même médiateurs entre le barbier et Sancho, qui se regardaient toujours de travers et mouraient d'envie de recommencer. Comme membres de la justice, ils arrangèrent l'affaire à la satisfaction des deux parties; quant à l'armet de Mambrin, le curé donna huit réaux au barbier sans que don Quichotte s'en aperçût, et sur la promesse qu'il ne serait exercé aucune poursuite.

Ces deux importantes querelles apaisées, il ne restait plus qu'à forcer les gens de don Luis à s'en retourner, à l'exception d'un seul qui suivrait le jeune garçon là où don Fernand avait dessein de l'emmener. Après avoir commencé à se déclarer en faveur des amants et des braves, la fortune voulut achever son ouvrage: les valets de don Luis firent tout ce qu'il exigea, et la belle Claire eut tant de joie de voir rester son amant, qu'elle en parut mille fois plus belle. Quant à Zoraïde, qui ne comprenait pas bien ce qu'elle voyait, elle s'attristait ou se réjouissait selon qu'elle voyait les autres être gais ou tristes, réglant ses sentiments sur ceux de son Espagnol, qu'elle ne quittait pas des yeux un seul instant. L'hôtelier, qui s'était aperçu du présent que le curé avait fait au barbier, voulut se faire apaiser de la même manière, et se mit aussi à réclamer l'écot de don Quichotte, plus le prix de ses outres et de son vin, jurant qu'il ne laisserait sortir ni Rossinante, ni Sancho, ni l'âne, avant d'être payé jusqu'au dernier maravédis. Le curé régla le compte, et don Fernand en paya le montant, quoique l'auditeur eût offert sa bourse. Ainsi, pour la seconde fois, la paix fut conclue, et, selon l'expression de notre chevalier, au lieu de la discorde du camp d'Agramant, on vit régner le calme et la douceur de l'empire d'Auguste. Tout le monde convint que cet heureux résultat était dû à l'éloquence du curé et à la libéralité de don Fernand.

Se voyant débarrassé de toutes ces querelles, tant des siennes que de celles de son écuyer, don Quichotte crut qu'il était temps de continuer son voyage, et de songer à poursuivre la grande aventure qu'il s'était chargé de mener à fin. Dans cette intention, il alla se jeter aux genoux de Dorothée, qui d'abord ne voulut point l'écouter; aussi, pour lui obéir, il se releva et dit: C'est un adage bien connu, très-haute et très-illustre princesse, que la diligence est mère du succès, et l'expérience a prouvé maintes fois que l'activité du plaideur vient à bout d'un procès douteux; mais cette vérité n'éclate nulle part mieux qu'à la guerre, où la vigilance et la célérité à prévenir les desseins de l'ennemi nous en font souvent triompher avant qu'il se soit mis sur la défensive. Je vous dis ceci, très-excellente dame, parce qu'il me semble que notre séjour dans ce château est non-seulement désormais inutile, mais qu'il pourrait même nous devenir funeste. Qui sait si Pandafilando n'aura point appris par des avis secrets que je suis sur le point de l'aller détruire, et si, se prévalant du temps que nous perdons, il ne sera point fortifié dans quelque château, contre lequel toute ma force et toute mon adresse seront impuissantes? Prévenons donc ses desseins par notre diligence, et partons à l'instant même, car l'accomplissement des souhaits de Votre Grâce n'est éloigné que de la distance qui me sépare encore de son ennemi.

Après ces paroles, don Quichotte se tut, et attendit gravement la réponse de la princesse, qui, avec une contenance étudiée et un langage accommodé à l'humeur de notre héros, lui répondit en ces termes:

Seigneur, je vous sais gré du désir ardent que vous faites paraître de soulager mes peines; c'est agir en véritable chevalier; plaise au ciel que vos vœux et les miens s'accomplissent, afin que je puisse être à même de vous prouver que toutes les femmes ne sont pas ingrates. Partons sur-le-champ si tel est votre désir, je n'ai de volonté que la vôtre; disposez de moi: celle qui a mis entre vos mains ses intérêts et la défense de sa personne a hautement manifesté l'opinion qu'elle a de votre prudence, et témoigné qu'elle s'abandonne aveuglément à votre conduite.

A la garde de Dieu! reprit don Quichotte; puisqu'une si grande princesse daigne s'abaisser devant moi, je ne veux point perdre l'occasion de la relever et de la rétablir sur son trône; partons sur-le-champ. Sancho, selle Rossinante, prépare ta monture et le palefroi de la reine; prenons congé du châtelain et de tous ces chevaliers, et quittons ces lieux au plus vite.

Seigneur, seigneur, répondit Sancho en branlant la tête, va le hameau plus mal que n'imagine le bedeau, soit dit sans offenser personne.

Traître, repartit don Quichotte, quel mal peut-il y avoir en aucun hameau, ni en aucune ville du monde, qui soit à mon désavantage?

Si Votre Grâce se met en colère, reprit Sancho, je me tairai; alors vous ne saurez point ce que je me crois obligé de vous révéler et ce que tout bon serviteur doit dire à son maître.

Dis ce que tu voudras, répliqua don Quichotte, pourvu que tes paroles n'aient pas pour but de m'intimider: si la peur te possède, songe à t'en guérir; quant à moi, je ne veux la connaître que sur le visage de mes ennemis.

Il ne s'agit point de cela, ni de rien qui en approche, répondit Sancho; mais il est une chose que je ne saurais cacher plus longtemps à Votre Grâce, c'est que cette grande dame qui se prétend reine du royaume de Micomicon ne l'est pas plus que ma défunte mère; si elle l'était, elle n'irait pas, dès qu'elle se croit seule, et à chaque coin de mur, se becqueter avec quelqu'un de la compagnie.

Ces paroles firent rougir Dorothée, parce qu'à dire vrai don Fernand l'embrassait souvent à la dérobée; et Sancho, qui s'en était aperçu, trouvait que ce procédé sentait plutôt la courtisane que la princesse: de sorte que la jeune fille, un peu confuse, ne sut que répondre. Ce qui m'oblige à vous dire cela, mon cher maître, c'est que, si après avoir vous et moi bien chevauché, passé de mauvaises nuits et de pires journées, il faut qu'un fanfaron de taverne vienne jouir du fruit de nos travaux, je n'ai pas besoin de me presser de seller Rossinante et le palefroi de la reine, ni vous de battre les buissons pour qu'un autre en prenne les oiseaux. En pareil cas, mieux vaut rester tranquille, et que chaque femelle file sa quenouille.

Qui m'aidera à peindre l'effroyable colère de don Quichotte, quand il entendit les inconvenantes paroles de son écuyer? Elle fut telle que, les yeux hors de la tête, et bégayant de rage, il s'écria: Scélérat, téméraire et impudent blasphémateur! comment as-tu l'effronterie de parler ainsi en ma présence, et devant ces illustres dames! comment oses-tu former dans ton imagination des pensées si détestables! Fuis loin de moi, cloaque de mensonges, réceptacle de fourberies, arsenal de malice, publicateur d'extravagances scandaleuses, perfide ennemi de l'honneur et du respect qu'on doit aux personnes royales! fuis, ne parais jamais en ma présence, si tu ne veux pas que je t'anéantisse après t'avoir fait souffrir tout ce que la fureur peut inventer. En parlant ainsi, il fronçait les sourcils, il s'enflait les narines et les joues, portait de tous côtés des regards menaçants, et frappait du pied à grands coups sur le sol, signes évidents de l'épouvantable colère qui faisait bouillonner ses entrailles.

En entendant ces terribles invectives, devant ces gestes furieux et menaçants, Sancho demeura si atterré, que Ben-Engeli ne craint pas de dire que le pauvre écuyer eût voulu de bon cœur que la terre se fût entr'ouverte pour l'engloutir; aussi, dans l'impuissance de répondre, il tourna les talons, et s'en fut loin de la présence de son maître. Mais la spirituelle Dorothée, qui connaissait l'humeur de don Quichotte, lui dit pour l'adoucir: Seigneur chevalier, ne vous irritez point des impertinences de votre bon écuyer; peut-être ne les a-t-il pas proférées sans raison, car on ne peut soupçonner sa conscience chrétienne d'avoir sciemment porté un faux témoignage. Il faut donc croire, et même cela est certain, que, dans ce château, toutes choses arrivant par enchantement, Sancho aura vu par cette voie diabolique ce qu'il dit avoir vu d'offensant contre mon honneur.

Par le Dieu tout-puissant, créateur de l'univers, s'écria don Quichotte, Votre Grandeur a touché juste: quelque mauvaise vision a troublé ce misérable pécheur, et lui aura fait voir par enchantement, ce qu'il vient de dire; car je connais assez sa simplicité et son innocence pour être persuadé que de sa vie il ne voudrait faire de tort à qui que ce soit.

Sans aucun doute, ajouta don Fernand; et votre Seigneurie doit lui pardonner et le rappeler au giron de ses bonnes grâces, comme avant que ces visions lui eussent brouillé la cervelle.

Je lui pardonne, dit don Quichotte; et aussitôt le curé alla chercher Sancho, qui vint humblement se prosterner aux pieds de son maître, en lui demandant sa main à baiser.

Don Quichotte la donna. A présent, mon fils Sancho, lui dit-il, tu ne douteras plus de ce que je t'ai dit tant de fois, que tout ici n'arrive que par voie d'enchantement.

Je n'en doute plus, et j'en jurerai quand on voudra, répondit Sancho, car je vois que je parle moi-même par enchantement. Toutefois, il faut en excepter mon bernement, qui fut véritable, et dont le diable ne se mêla point, si ce n'est pour en suggérer l'idée.

N'en crois rien, répliqua don Quichotte: s'il en était ainsi, je t'aurais vengé alors, et je te vengerai à cette heure; mais ni à cette heure, ni alors, je n'ai pu trouver sur qui venger ton outrage.

Voilà le mandat qui m'ordonne d'arrêter ce détrousseur de grands chemins (p. 248).

On voulut savoir ce que c'était que ce bernement, et l'hôtelier conta de point en point de quelle manière on s'était diverti de Sancho, ce qui fit beaucoup rire l'auditoire; aussi, pendant ce récit, l'écuyer aurait-il cent fois éclaté de colère, si son maître ne l'eût assuré de nouveau que tout cela n'était qu'enchantement. Néanmoins la simplicité de Sancho n'alla jamais jusqu'à croire que ce fût une fiction; au contraire, il persista à penser que c'était une malice bien et dûment exécutée par des hommes en chair et en os.

Il y avait deux jours que tant d'illustres personnages se trouvaient réunis dans l'hôtellerie. Jugeant qu'il était temps de partir, ils pensèrent aux moyens de ramener don Quichotte en sa maison, où le curé et maître Nicolas pourraient travailler plus aisément à remonter cette imagination détraquée, sans donner à don Fernand et à Dorothée la peine de faire le voyage, comme on l'avait arrêté d'abord, sous prétexte de rétablir la princesse de Micomicon dans ses États. Ils imaginèrent de faire marché avec le conducteur d'une charrette à bœufs, qui passait là par hasard, pour emmener notre chevalier de la manière que je vais raconter.

Avec de grands bâtons entrelacés, on construisit une espèce de cage, assez vaste pour qu'un homme y pût tenir passablement à l'aise; après quoi don Fernand et ses compagnons, les gens de don Luis, les archers et l'hôtelier, ayant pris divers déguisements d'après l'avis du curé qui conduisait l'affaire, entrèrent en silence dans la chambre de don Quichotte. Plongé dans le sommeil, notre héros était loin de s'attendre à une pareille aventure. On lui lia les pieds et les mains si étroitement, que lorsqu'il s'éveilla il ne put faire autre chose que s'étonner de l'état où il se trouvait et de l'étrangeté des figures qui l'environnaient. Il ne manqua pas de croire tout aussitôt ce que son extravagante imagination lui représentait sans cesse, c'est-à-dire que c'étaient des fantômes habitants de ce château enchanté, et qu'il était enchanté, puisqu'il ne pouvait se défendre ni même se remuer. Tout réussit précisément comme l'avait prévu le curé inventeur de ce stratagème.

De tous les assistants, le seul Sancho était avec sa figure ordinaire, et peut-être aussi le seul dans son bon sens. Quoiqu'il fût bien près de partager la maladie de son maître, il ne laissa pas de reconnaître ces personnages travestis; mais dans son abasourdissement, il n'osa point ouvrir la bouche avant d'avoir vu où aboutirait cette séquestration de son seigneur, lequel, muet comme un poisson, attendait le dénoûment de tout cela. Le dénoûment fut qu'on apporta la cage près de son lit et qu'on le mit dedans. Après en avoir cloué les ais de telle façon qu'il eût fallu de puissants efforts pour les rompre, les fantômes le chargèrent sur leurs épaules; et au sortir de la chambre, on entendit une voix éclatante (c'était celle de maître Nicolas) prononcer ces paroles:

O noble et vaillant chevalier de la Triste-Figure! N'éprouve aucun déconfort de la captivité que tu subis en ce moment; il doit en être ainsi pour que l'aventure où t'a engagé la grandeur de ton courage soit plus tôt achevée. On en verra la fin, quand le terrible lion de la Manche et la blanche colombe du Toboso reposeront dans le même nid, après avoir humilié leurs fronts superbes sous le joug d'un doux hyménée d'où sortiront un jour de vaillants lionceaux qui porteront leurs griffes errantes sur les traces de leur inimitable père. Et toi, ô le plus discret et le plus obéissant écuyer qui ait jamais ceint l'épée et porté barbe au menton, ne te laisse pas troubler en voyant ainsi enlever sous tes yeux la fleur de la chevalerie errante. Bientôt, toi-même, s'il plaît au grand régulateur des mondes, tu te verras élevé à une telle hauteur que tu ne pourras plus te reconnaître; ainsi seront accomplies les promesses de ton bon seigneur. Je viens encore te dire, au nom de la sage Mentironiane, que tes travaux ne demeureront pas sans récompense, et que tu verras en son temps s'abattre sur toi une fertile rosée de gages et de salaires. Va, divin écuyer, va sur les traces de ce valeureux et enchanté chevalier, car il t'est commandé de le suivre jusqu'au terme fixé par votre commune destinée; et comme il ne m'est pas permis de t'en dire davantage, je te fais mes adieux, et m'en retourne où seul je sais.

A la fin de la prédiction, le barbier renforça sa voix, puis la baissa peu à peu avec une inflexion si touchante, que ceux même qui savaient la supercherie furent sur le point de prendre au sérieux ce qu'ils venaient d'entendre.

Don Quichotte se sentit consolé par les promesses de l'oracle, car il en démêla le sens et la portée et comprit fort bien qu'on lui faisait espérer de se voir un jour uni par les liens sacrés d'un légitime mariage avec sa chère Dulcinée du Toboso, dont le sein fécond mettrait au monde les lionceaux, ses fils, pour l'éternelle gloire de la Manche. Ajoutant donc à ces promesses une foi égale à celle qu'il avait pour les livres de chevalerie, il répondit en poussant un grand soupir:

O toi, qui que tu sois, qui m'annonces de si heureux événements, conjure de ma part, je t'en supplie, le sage enchanteur qui prend soin de mes affaires de ne pas me laisser mourir dans cette prison où l'on m'emmène, avant d'avoir vu l'entier accomplissement des incomparables promesses que tu m'annonces. Pourvu qu'elles viennent à se réaliser, je ferai gloire des peines de ma captivité; et loin de regarder comme un rude champ de bataille le lit étroit et dur sur lequel je suis étendu en ce moment, je le tiendrai pour une molle et délicieuse couche nuptiale. Quant à la consolation que doit m'offrir la compagnie de Sancho Panza, mon écuyer, j'ai trop de confiance dans sa loyauté et son affection pour craindre qu'il m'abandonne en la bonne ou en la mauvaise fortune; et s'il arrivait, par la faute de son étoile ou de la mienne, que je ne pusse lui donner l'île que je lui ai promise ou quelque chose d'équivalent, il est du moins assuré de ses gages, car j'ai eu soin de déclarer par mon testament le dédommagement que je lui destine, dédommagement, il est vrai, fort au-dessous de ses services et de mes bonnes intentions à son égard, mais enfin le seul que me permettent mes faibles moyens.

A ces mots, Sancho Panza, tout attendri, fit un profond salut et baisa les deux mains de son maître, car lui en baiser une seulement n'était pas possible, puisqu'elles étaient attachées ensemble; aussitôt les fantômes, enlevant la cage, la placèrent sur la charrette.


CHAPITRE XLVII
QUI CONTIENT DIVERSES CHOSES

Lorsque don Quichotte se vit hissé sur la charrette: Certes, dit-il, j'ai lu bien des histoires de chevaliers errants, mais de ma vie je n'ai lu, ni vu, ni entendu dire, qu'on emmenât de la sorte les chevaliers enchantés, surtout avec la lenteur particulière à ces lourds et paresseux animaux. En effet, c'est toujours par les airs, et avec une rapidité excessive qu'on a coutume de les enlever, soit enfermés dans un épais nuage, soit sur un char de feu, soit enfin montés sur quelque hippogriffe; mais être emmené dans une charrette traînée par des bœufs, vive Dieu! j'en mourrai de honte. Après tout, peut-être, les enchanteurs de nos jours procèdent-ils autrement que ceux des temps passés. Peut-être aussi étant nouveau chevalier dans le monde, et le premier qui ait ressuscité l'exercice oublié de la chevalerie errante, aura-t-on inventé, pour moi, de nouveaux genres d'enchantements et de nouvelles manières de faire voyager les enchantés. Dis-moi, que t'en semble, ami Sancho?

Je ne sais trop, seigneur, ce qu'il m'en semble, répondit Sancho, car je n'ai pas autant lu que Votre Grâce dans les écritures errantes, mais pourtant j'oserais affirmer que ces visions qui nous entourent ne sont pas très-catholiques.

Catholiques! s'écria don Quichotte; hé, bon Dieu! comment seraient-elles catholiques, puisque ce sont autant de démons qui ont pris des figures fantastiques pour venir me mettre en cet état? Si tu veux t'en assurer par toi-même, touche-les, mon ami, et tu verras que ce sont de purs esprits qui n'ont d'un corps solide que l'apparence.

Pardieu, seigneur, repartit Sancho, je les ai déjà assez maniés, à telles enseignes que le diable qui se donne là tant de peine est bien en chair et en os, et je ne pense pas que cet autre se nourrisse de vent. Il a de plus une propriété très-différente de celle qu'on attribue aux démons, qui est de sentir toujours le soufre, car lui, il sent l'ambre à une demi-lieue de distance.

Sancho désignait par là don Fernand, qui, en qualité de grand seigneur, portait toujours sur lui des parfums.

Ne t'en étonne point, ami Sancho, repartit don Quichotte, les diables en savent plus long que tu ne penses; et bien qu'ils portent avec eux des odeurs, ils ne peuvent rien sentir, étant de purs esprits; ou s'ils sentent quelque chose, ce ne peut être qu'une odeur fétide et détestable. La raison en est simple, quelque part qu'ils aillent, ils traînent après eux leur enfer; et comme la bonne odeur est une chose qui réjouit les sens, il est impossible qu'ils sentent jamais bon. Quand donc tu t'imagines que ce démon sent l'ambre, ou tu te trompes, ou il veut te tromper, afin de t'empêcher de reconnaître qui il est.

Pendant cet entretien du maître et du valet, don Fernand et Cardenio, craignant que don Quichotte ne vînt à découvrir la supercherie, décidèrent, afin de prévenir ce contre-temps, de partir sur l'heure; en conséquence, ils ordonnèrent à l'hôtelier de seller Rossinante et de bâter le grison, en même temps que le curé faisait prix avec les archers pour accompagner jusqu'à son village le chevalier enchanté. Cardenio attacha le plat à barbe et la rondache à l'arçon de la selle de Rossinante, puis le donna à mener à Sancho, qu'il fit monter sur son âne, et prendre les devants, pendant que deux archers, armés de leurs arquebuses, marchaient de chaque côté de la charrette. Mais avant que les bœufs commençassent à tirer, l'hôtesse sortit du logis avec sa fille et Maritorne, pour prendre congé de don Quichotte, dont elles feignaient de pleurer amèrement la disgrâce.

Ne pleurez point, mes excellentes dames, leur dit notre héros; ces malheurs sont attachés à la profession que j'exerce, et sans eux je ne me croirais pas un véritable chevalier errant, car rien de semblable n'arrive aux chevaliers de peu de renom, qu'on laisse toujours dans l'obscurité où ils s'ensevelissent d'eux-mêmes. Ces malheurs, n'en doutez pas, sont le lot des plus renommés, de ceux enfin dont la vaillance et la vertu excitent la jalousie des chevaliers leurs confrères qui, désespérant de pouvoir égaler leur mérite, trament lâchement leur ruine; mais la vérité est d'elle-même si puissante, qu'en dépit de la magie inventée par Zoroastre, elle sortira victorieuse de tous ces périls, surmontera tous ces obstacles, et répandra dans le monde un éclat non moins vif que celui dont le soleil illumine les cieux. Pardonnez-moi, mes bonnes dames, si je vous ai causé quelque déplaisir: croyez bien que ce fut malgré moi, car volontairement et en connaissance de cause jamais je n'offenserai personne. Priez Dieu qu'il me tire de cette prison où me retient quelque malintentionné enchanteur: et si un jour je deviens libre, je veux rappeler à ma mémoire, où elles sont du reste profondément gravées, les courtoisies que j'ai reçues dans votre château, pour vous en témoigner ma gratitude par toutes sortes de bons offices.

Pendant que notre chevalier faisait ses adieux aux dames du château, le curé et le barbier prenaient congé de don Fernand et de ses compagnons, ainsi que du captif, de l'auditeur et des autres dames, principalement de Dorothée et de Luscinde. Tous s'embrassèrent en se promettant de se donner de leurs nouvelles. Don Fernand indiqua au curé une voie sûre pour l'informer de ce que deviendrait don Quichotte, affirmant qu'il ne saurait lui faire un plus grand plaisir; de son côté, il s'engagea à lui mander tout ce qu'il croyait pouvoir l'intéresser, tel que son mariage avec Dorothée, la solennité du baptême de Zoraïde, le succès des amours de don Luis et de la belle Claire. Les compliments terminés, on s'embrassa de nouveau, en se réitérant les offres de service.

Sur le point de se séparer, l'hôtelier s'approcha du curé et lui remit quelques papiers qu'il avait trouvés dans la même valise où était l'histoire du Curieux malavisé, désirant, disait-il, lui en faire présent, puisqu'il n'avait point de nouvelles du maître de cette valise. Le curé le remercia, et prenant le manuscrit, il lut au titre: Histoire de Rinconette et de Cortadillo[55]. Puisqu'elle est du même auteur, pensa-t-il, cette histoire ne doit pas être moins intéressante que celle du Curieux malavisé.

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Il ne manqua pas de croire que c'étaient des fantômes et qu'il était enchanté (p. 254).

Là-dessus, le cortége se mit en route dans l'ordre suivant: d'abord, le char à bœufs, accompagné, comme je l'ai déjà dit, par deux archers marchant de chaque côté armés de leurs arquebuses; Sancho suivait, monté sur son âne et tirant Rossinante par la bride; puis enfin le curé et le barbier, sur leurs mules et le masque sur le visage pour n'être pas reconnus. Cette illustre troupe marchait d'un pas grave et majestueux, s'accommodant à la lenteur de l'attelage. Quant à don Quichotte, il était assis, appuyé contre les barreaux de sa cage, les mains attachées et les jambes étendues, immobile et silencieux comme une statue de pierre. On fit dans cet ordre environ deux lieues, jusqu'à ce qu'on fût arrivé dans un vallon où le conducteur demanda à faire paître ses bœufs; après en avoir parlé au curé, le barbier conseilla d'aller un peu plus loin, parce que derrière un coteau qu'ils voyaient devant eux se trouvait, disait-il, une vallée où il y avait beaucoup plus d'herbe, et de la meilleure.

Ils continuèrent donc leur chemin, mais le curé ayant tourné la tête, vit venir six ou sept hommes, montés sur de puissantes mules, qui les eurent bientôt rejoints, car ils allaient le train de gens pressés d'arriver à l'hôtellerie, encore éloignée d'une bonne lieue, pour y passer la grande chaleur du jour. Ils se saluèrent les uns les autres, et un des voyageurs, qui était chanoine de Tolède et paraissait chef de la troupe, voyant cette procession si bien ordonnée et un homme renfermé dans une cage, ne put s'empêcher de demander ce que cela signifiait et pourquoi on menait ainsi ce malheureux, pensant bien toutefois, à la vue des archers, que c'était quelque fameux brigand dont le châtiment appartenait à la Sainte-Hermandad.

L'archer à qui le chanoine avait adressé la parole répondit: Seigneur, c'est à ce gentilhomme à vous apprendre lui-même pourquoi on le conduit de la sorte, car nous n'en savons rien.

Don Quichotte avait tout entendu: Est-ce que par hasard, dit-il, Vos Grâces seraient instruites et versées dans ce qu'on appelle la chevalerie errante? En ce cas, je ne ferai pas de difficultés pour vous apprendre mes infortunes; sinon, il est inutile que je me fatigue à vous les raconter.

Frère, répondit le chanoine, je connais bien mieux les livres de chevalerie que les éléments de logique du docteur Villalpando[56]; ainsi vous pouvez en toute assurance me confier ce qu'il vous plaira.

Eh bien, seigneur chevalier, répliqua don Quichotte, apprenez que je suis retenu dans cette cage par la malice et la jalousie des enchanteurs, car la vertu est toujours plus vivement persécutée par les méchants qu'elle n'est soutenue par les gens de bien. Je suis chevalier errant, non de ceux que la renommée ne connaît point, ou dont elle dédaigne de s'occuper, mais de ces chevaliers dont, en dépit de l'envie, en dépit de tous les mages de la Perse, de tous les brahmanes de l'Inde et de tous les gymnosophistes de l'Éthiopie, elle prend soin de graver le nom et les exploits dans le temple de l'immortalité, pour servir, dans les siècles à venir, de modèle et d'exemple aux chevaliers errants qui voudront arriver jusqu'au faîte de la gloire des armes.

Le curé, qui s'était approché avec le barbier, ajouta: Le seigneur don Quichotte a raison; il est enchanté sur cette charrette, non par sa faute et pour ses péchés, mais par la surprise et l'injuste violence de ceux à qui sa valeur et sa vertu donnent de l'ombrage. Vous avez devant vous ce chevalier de la Triste-Figure dont vous aurez sans doute entendu parler et de qui les actions héroïques et les exploits inouïs seront à jamais gravés sur le marbre et le bronze, quelque effort que fassent l'envie pour en ternir l'éclat, et la malice pour les ensevelir dans l'oubli.

Lorsque le chanoine entendit celui qui était libre tenir même langage que le prisonnier, il fut sur le point de se signer de surprise, ainsi que ceux qui l'accompagnaient. En ce moment, Sancho Panza, qui s'était approché afin d'entendre la conversation, voulut tout raccommoder, et prit la parole:

Par ma foi, seigneurs, dit-il, qu'on me sache gré ou non de ce que je vais dire, peu m'importe, puisque ma conscience m'oblige à parler. La vérité est que monseigneur don Quichotte n'est pas plus enchanté que ma défunte mère: il jouit de son bon sens, il boit, il mange, et il fait ses nécessités comme les autres hommes, enfin tout comme avant d'être mis dans cette cage. Cela étant, pourquoi donc veut-on me faire accroire qu'il est enchanté? comme si je ne savais pas que les enchantés ne mangent, ni ne dorment, ni ne parlent; tandis que si une fois mon maître s'y met, je gage qu'il va jaser plus que trente procureurs. Puis, regardant le curé, il ajouta: Est-ce que Votre Grâce s'imagine que je ne devine pas où tendent tous ces enchantements? Vous avez beau cacher votre visage, seigneur licencié, je vous connais comme je connais mon âne. Au diable soit la rencontre! si Votre Révérence ne s'était mise à la traverse, mon maître serait déjà marié avec l'infante de Micomicon, et moi j'allais obtenir un comté ou une seigneurie, ce qui est la moindre récompense que je puisse espérer de la générosité de monseigneur de la Triste-Figure, et de la fidélité de mes services. Je vois à présent combien est vrai ce qu'on dit dans mon pays: «La roue de la fortune va plus vite que celle d'un moulin, et ceux qui étaient hier sur le pinacle sont aujourd'hui dans la poussière.» J'en suis fâché seulement pour ma femme et mes enfants, qui me verront revenir comme un simple palefrenier, au lieu de me voir arriver gouverneur ou vice-roi de quelque île. En attendant, seigneur licencié, prenez garde que Dieu ne vous demande compte, dans ce monde ou dans l'autre, du tour que l'on joue à mon maître, et de tout le bien qu'on l'empêche de faire en lui ôtant les moyens de secourir les affligés, les veuves et les orphelins, et de châtier les brigands.

Allons! nous y voilà, repartit le barbier: comment Sancho, vous êtes aussi de la confrérie de votre maître? Vive Dieu! il me prend envie de vous enchanter, et de vous mettre en cage avec lui comme membre de la même chevalerie. A la malheure, vous vous êtes laissé engrosser de ses promesses, et fourrer dans la cervelle cette île que vous convoitez si fort.

Je ne suis gros de personne, repartit Sancho, et je ne suis point homme à me laisser engrosser, fût-ce par un prince. Quoique pauvre, je suis un vieux chrétien, et je ne dois rien à personne; si je convoite des îles, les autres convoitent bien autre chose, et chacun est fils de ses œuvres. Après tout, puisque, étant homme, je pourrais devenir pape, pourquoi pas gouverneur d'îles, si mon maître en peut conquérir tant qu'il ne sache qu'en faire? Prenez garde à ce que vous dites, seigneur barbier: ce n'est pas tout que de faire des barbes, il faut savoir faire la différence de Pierre à Pierre. Je dis cela parce que nous nous connaissons, et que ce n'est pas à moi qu'il faut donner de faux dés. Quant à l'enchantement de mon maître, Dieu sait ce qui en est. Mais restons-en là, aller plus loin nous ferait trouver pire.

Le barbier ne voulut pas répliquer, de crainte que Sancho, en parlant davantage, ne découvrît ce que lui et le curé avaient tant d'envie de cacher. Pour conjurer ce danger le curé avait pris les devants avec le chanoine et ses gens, à qui il dévoilait le mystère de cet homme encagé; il les informa de la condition du chevalier, de sa vie et de ses mœurs, racontant succinctement le commencement et la cause de ses rêveries extravagantes, et la suite de ses aventures, jusqu'à celle de la cage, enfin le dessein qu'ils avaient de le ramener chez lui, pour essayer si sa folie était susceptible de guérison.

Le chanoine et ses gens écoutaient tout surpris l'histoire de don Quichotte; quand le curé l'eut achevée: Seigneur, lui dit le chanoine, les livres de chevalerie sont, suivant moi, non-seulement inutiles, mais encore très-préjudiciables à un État; et quoique j'aie commencé la lecture de presque tous ceux qui sont imprimés, je n'ai jamais pu me résoudre à en achever un seul, car tous se ressemblent, et il n'y a pas plus à apprendre dans l'un que dans l'autre. Ces sortes de compositions rentrent beaucoup dans le genre des anciennes fables milésiennes, contes bouffons, extravagants, lesquels avaient pour unique objet d'amuser et non d'instruire, au rebours des apologues, dont le but est de divertir et d'enseigner tout ensemble. Si réjouir l'esprit est le but qu'on s'est proposé dans les livres de chevalerie, il faut convenir qu'ils sont loin d'y atteindre, car ils ne sont remplis que d'événements invraisemblables, comme si leurs auteurs ignoraient que le mérite d'une composition résultant toujours de la beauté de l'ensemble et de l'harmonie des parties, la difformité et le désordre ne sauraient jamais plaire.

En effet, quelle proportion de l'ensemble avec les parties et des parties avec l'ensemble peut-on trouver dans une composition où un damoiseau de quinze ans pourfend d'un seul revers un géant d'une taille énorme, comme s'il s'agissait d'un peu de fumée? Comment croire qu'un chevalier triomphe seul, par la force de son bras, d'un million d'ennemis, et sans qu'il lui en coûte une goutte de sang? Que dire de la facilité avec laquelle une reine, ou l'héritière de quelque grand empire, confie ses intérêts au premier chevalier errant qu'elle rencontre? Quel est l'esprit assez stupide et d'assez mauvais goût pour se complaire à entendre raconter qu'une grande tour remplie de chevaliers vogue légèrement sur la mer comme le vaisseau le plus léger pourrait le faire par un bon vent; que le soir cette tour arrive en Lombardie, et le lendemain, à la pointe du jour, sur les terres du Prêtre-Jean des Indes, ou en d'autres royaumes que jamais Ptolémée ou Marco Polo n'ont décrits?

On dit que les auteurs de ces ouvrages, les donnant comme de pure invention, dédaignent la vraisemblance; parbleu! voilà une étrange raison. Pour que la fiction puisse plaire, ne doit-elle pas approcher un peu de la vérité, et n'est-ce pas une règle du bon sens que, pour être divertissantes, les aventures ne doivent pas sembler impossibles? il conviendrait, selon moi, que les ouvrages d'imagination fussent composés de manière à ne pas choquer le sens commun, et qu'après avoir tenu l'esprit en suspens, ils en vinssent à l'émouvoir, à le ravir, et à lui causer autant de plaisir que d'admiration; ce qui est toute la perfection d'un livre. Eh bien, quel livre de chevalerie a-t-on jamais vu dont tous les membres formassent un corps entier, c'est-à-dire dont le milieu répondît au commencement, et la fin au commencement et au milieu? Loin de là, les auteurs les composent de tant de membres dépareillés, qu'on dirait qu'ils se sont plutôt proposés de peindre un monstre ou une chimère qu'une figure avec ses proportions naturelles. Outre cela, leur style est rude et grossier, les prouesses qu'ils racontent sont incroyables, leurs aventures d'amour blessent la pudeur; ils sont prolixes dans la description des batailles, ignorants en géographie, et extravagants dans les voyages; finalement dépourvus de tact, d'art, d'invention, et dignes d'être chassés de tous les États comme gens inutiles et dangereux.

Le curé avait attentivement écouté le chanoine, et le trouvait homme de sens. Il dit qu'il partageait son opinion, et que, par une aversion particulière qu'il avait toujours eue pour les livres de chevalerie, il avait fait brûler le plus grand nombre de ceux que possédait don Quichotte. Il raconta de quelle façon il avait instruit leur procès, ceux qu'il avait condamnés au feu, ceux auxquels il avait fait grâce, enfin ce qu'avait pensé le chevalier de la perte de sa bibliothèque. Ce récit divertit beaucoup le chanoine et ceux qui l'accompagnaient.

Néanmoins, seigneur, reprit le chanoine, quelque mal que je pense de ces livres, ils ont, selon moi, un bon côté, et ce côté le voici: c'est l'occasion qu'ils offrent à l'intelligence de s'exercer et de se déployer à l'aise; en effet, la plume peut y courir librement, soit pour décrire des tempêtes, des naufrages, des rencontres, des batailles, soit pour peindre un grand capitaine avec toutes les qualités qui doivent le distinguer, telles que la vigilance à prévenir l'ennemi, l'éloquence à persuader les soldats, la prudence dans le conseil. Tantôt l'auteur peindra une lamentable histoire, tantôt quelque joyeux événement; là, il représentera une femme belle et vertueuse; ici, un cavalier vaillant et libéral: d'un côté, un barbare insolent et téméraire; de l'autre, un prince sage et modéré, sans cesse occupé du bien de ses sujets, et toujours prêt à récompenser le zèle et la fidélité de ses serviteurs. Il prêtera successivement à ses héros l'adresse et l'éloquence d'Ulysse, la piété d'Énée, la vaillance d'Achille, la prudence de César, la clémence d'Auguste, la bonne foi de Trajan, la sagesse de Caton, enfin toutes les grandes qualités qui peuvent rendre un homme illustre. Si avec cela, l'ouvrage est écrit d'un style pur, facile et agréable; si, au mérite de l'invention, l'auteur joint l'art de conserver la vraisemblance dans les événements, il aura tissu sa toile de fils précieux et variés, et composé un tableau qui ne manquera pas de plaire et d'instruire, ce qui est la fin qu'on doit se proposer en prenant la plume.

On fit dans cet ordre environ deux lieues (p. 257).

CHAPITRE XLVIII
SUITE DU DISCOURS DU CHANOINE SUR LE SUJET DES LIVRES DE CHEVALERIE

Votre Grâce a raison, dit le curé, et ceux qui composent ces sortes d'ouvrages sont d'autant plus à blâmer, qu'ils négligent les règles que vous venez de poser, règles dont l'observation a rendu si célèbres les deux princes de la poésie grecque et latine.

J'ai quelquefois été tenté, reprit le chanoine, de composer un livre de chevalerie d'après ces mêmes règles, et j'en avais déjà écrit une centaine de pages. Pour éprouver si cet essai méritait quelque estime, je l'ai montré à des personnes qui, quoique gens d'esprit et de science, aiment passionnément ces sortes d'ouvrages, et à des ignorants qui n'ont de goûts que pour les folies; eh bien, chez les uns comme chez les autres, j'ai trouvé une agréable approbation. Néanmoins j'y ai renoncé, parce que d'abord cela ne me semblait guère convenir à ma profession, et qu'ensuite les gens ignorants sont beaucoup plus nombreux que les gens éclairés; et, quoiqu'on puisse se consoler d'être sifflé par le grand nombre des sots, quand on a l'estime de quelques sages, je n'ai pas voulu me soumettre au jugement de cet aveugle et impertinent vulgaire, à qui s'adressent principalement de semblables livres.

Mais ce qui m'ôta surtout la pensée de le terminer, ce fut un raisonnement que je me fis à propos des comédies qu'on représente aujourd'hui. Si ces comédies, me disais-je, aussi bien celles d'invention que celles empruntées à l'histoire, sont, de l'aveu de tous, des ouvrages ridicules, sans nulle délicatesse, et entièrement contre les règles, si pourtant le vulgaire ne cesse d'y applaudir, si les auteurs qui les composent et les acteurs qui les représentent prétendent qu'elles doivent être ainsi composées, parce que le public les veut ainsi, tandis que les pièces où l'on respecte les règles de l'art n'ont pour approbateurs que quelques hommes de goût, la même chose arrivera à mon livre; et quand je me serai brûlé les sourcils à force de travail, je resterai comme ce tailleur de Campillo, qui fournissait gratis le fil et la façon.

Souvent j'ai entrepris de faire comprendre à ces auteurs qu'ils faisaient fausse route, qu'ils obtiendraient plus de gloire et de profit en composant des pièces régulières; mais je les ai trouvés si entichés de leur méthode, qu'il n'y a raisons ni évidence qui puisse les y faire renoncer. M'adressant un jour à un de ces opiniâtres: Seigneur, lui disais-je, ne vous souvient-il point qu'il y a quelques années on représenta trois comédies d'un poëte espagnol qui obtinrent l'approbation générale; et que les comédiens y gagnèrent plus qu'ils n'ont gagné depuis avec trente autres des meilleurs qu'on ait composées? Je m'en souviens, répondit-il, vous voulez assurément parler de la Isabella, de la Philis et de la Alexandra[57]? Justement, répliquai-je. Hé bien, ces pièces ne sont-elles pas selon les règles? et pourtant elles ont enlevé tous les suffrages. La faute n'en est donc pas au vulgaire, qu'on laisse se plaire à voir représenter des inepties, mais à ceux qui ne savent lui servir autre chose. Il n'y a rien de tel dans l'Ingratitude vengée[58], dans la Numancia, dans le Marchand amoureux, et encore moins dans l'Ennemi favorable, ni dans beaucoup d'autres pièces qui ont fait la réputation de leurs auteurs, et enrichi les comédiens qui les ont représentées. J'ajoutai encore bien des raisons qui confondirent mon homme, mais sans le faire changer d'opinion.

Seigneur chanoine, répondit le curé, vous venez de toucher là un sujet qui a réveillé dans mon esprit une aversion que j'ai toujours eue pour les comédies de notre temps, aversion au moins égale à celle que j'éprouve pour les livres de chevalerie. Lorsque la comédie, suivant Cicéron, devrait être l'image de la vie humaine, l'exemple des bonnes mœurs et le miroir de la vérité, pourquoi, de nos jours, la comédie n'est-elle que miroir d'extravagances, exemple de sottises, image d'impudicités? Car quelle plus grande extravagance que de montrer un enfant qui, dans la première scène, est au berceau, et dans la seconde a déjà barbe au menton? Quoi de plus ridicule que de nous peindre un vieillard bravache, un homme poltron dans toute la force de l'âge, un laquais orateur, un page conseiller, un roi crocheteur, une princesse laveuse de vaisselle? Que dire de cette confusion des temps et des lieux dans les pièces qu'on représente! N'ai-je pas vu une comédie où le premier acte se passait en Europe, le second en Asie, et le troisième en Afrique! En vérité, je gage que si l'ouvrage avait eu plus de trois actes, l'Amérique aurait eu aussi sa part. Si la vraisemblance doit être observée dans une pièce de théâtre, comment peut-on admettre que dans celle dont l'action est présentée comme contemporaine de Pépin ou de Charlemagne, le principal personnage soit l'empereur Héraclius, que l'on fait s'emparer de la terre sainte et entrer dans Jérusalem avec la croix? exploit qui fut l'œuvre de Godefroy de Bouillon, séparé du héros byzantin par un si grand nombre d'années!

Si nous arrivons aux sujets sacrés, que de faux miracles, que de faits apocryphes! Ne va-t-on pas même jusqu'à introduire le surnaturel dans les sujets purement profanes? Tel en est presque toujours aujourd'hui le dénoûment, et cela sans autre motif que celui-ci: le vulgaire se laisse facilement toucher par ces scènes extraordinaires et en aime la représentation; ce qui est un oubli complet de la vérité, et la honte des écrivains espagnols, que les étrangers, observateurs fidèles des règles du théâtre, regardent comme des barbares dépourvus de goût et de sens. C'est un grand tort de prétendre que les spectacles publics étant faits pour amuser le peuple et le détourner des vices qu'engendre l'oisiveté, on obtient ce résultat par une mauvaise comédie aussi bien que par une bonne, et qu'il est fort inutile de s'assujettir à des règles qui fatiguent l'esprit et consument le temps; car bien certainement le spectateur serait plus satisfait d'une pièce à la fois régulière et embellie de tous les ornements de l'art, une action bien représentée ne manquant jamais d'intéresser le spectateur, et d'émouvoir l'esprit même le plus grossier.

Après tout, peut-être ne faut-il pas s'en prendre tout à fait aux auteurs des défauts de leurs ouvrages: la plupart les connaissent, et certains parmi eux ne manquent ni d'intelligence ni de goût, mais ils ne travaillent pas pour la gloire, et les pièces de théâtre sont devenues une marchandise que les comédiens refuseraient si elles n'étaient pas conçues selon leur fantaisie: si bien que l'auteur est forcé de s'accommoder à la volonté de celui qui doit payer son ouvrage, et de le livrer tel qu'on lui a commandé. N'avons-nous pas vu un des plus beaux et des plus rares esprits de ce royaume[59], pour complaire aux comédiens, négliger de mettre la dernière main à ses ouvrages et de les rendre excellents, comme il pouvait le faire? D'autres, enfin, n'ont-ils pas écrit avec si peu de mesure, qu'après une seule représentation de leurs pièces, on a vu les acteurs obligés de s'enfuir, dans la crainte d'être châtiés pour avoir parlé contre la conduite du prince, ou contre l'honneur de sa maison? On obvierait, il me semble, à ces inconvénients, si, choisissant un homme d'autorité et d'intelligence, on lui donnait la charge d'examiner ces sortes d'ouvrages, et de n'en permettre l'impression et le débit qu'après avoir été revêtus de son approbation. Ce serait un remède contre la licence qui règne au théâtre: la crainte d'un examen sévère forcerait les auteurs à montrer plus de retenue; on ne verrait que de bons ouvrages, écrits avec la perfection dont vous venez de nous tracer les règles; enfin le public aurait là un passe-temps utile et agréable, car l'arc ne peut toujours être tendu, et l'humaine faiblesse a besoin de se reposer dans d'honnêtes récréations.

La conversation en était là, quand le barbier s'approcha et dit au curé: Seigneur, voici l'endroit où j'ai pensé que nous pourrions plus commodément faire la sieste, et où les bœufs trouveront une herbe fraîche et abondante.

C'est aussi ce qu'il me semble, répondit le curé; et il demanda au chanoine quels étaient ses projets.

Le chanoine répondit qu'il serait bien aise de rester avec eux pour jouir de la beauté du vallon qui s'offrait à leur vue, pour profiter de la conversation du curé, qui l'intéressait vivement, enfin pour apprendre plus en détail l'histoire et les prouesses de don Quichotte. Afin de pouvoir se reposer en cet endroit l'après-dînée, il commanda à un de ses gens d'aller à l'hôtellerie voisine chercher de quoi manger; et comme on lui répondit que le mulet de bagage, bien pourvu de vivres, devait être arrivé, il se contenta d'envoyer son équipage à l'hôtellerie, ordonnant d'amener le mulet porteur des provisions.

Pendant que cet ordre s'exécutait, Sancho, voyant qu'il pouvait enfin parler à son maître sans la continuelle présence du curé et du barbier, s'approcha de la cage et lui dit: Seigneur, pour la décharge de ma conscience, je veux vous dire ce qui se passe au sujet de votre enchantement. Ces deux hommes qui vous accompagnent avec le masque sur le visage sont le curé de notre paroisse et maître Nicolas, le barbier de notre endroit. Je pense qu'ils ne vous emmènent de la sorte que par jalousie, et parce que vos exploits leur donnent de l'ombrage; j'en conclus donc que vous n'êtes pas plus enchanté que mon âne, mais tout simplement joué et mystifié. Je n'en veux pour preuve que la réponse à une question que je vais vous adresser: si elle est telle qu'elle doit être et qu'elle sera, j'en suis certain, je vous ferai toucher du doigt la ruse, et alors vous avouerez qu'au lieu d'être enchanté, vous n'avez que la cervelle à l'envers.

Demande ce que tu voudras, mon fils, répondit don Quichotte, je te donnerai satisfaction. Quant à l'opinion que tu as que ces deux hommes qui vont et viennent autour de nous sont le curé et le barbier de notre village, il peut se faire qu'ils te paraissent tels; mais qu'ils le soient effectivement, n'en crois rien, je te prie. S'ils te semblent ce que tu dis, sois sûr que les enchanteurs, auxquels il est facile de se transformer à volonté, ont pris leur ressemblance, afin de t'abuser et de te jeter dans un labyrinthe de doutes et d'incertitudes dont tu ne sortirais pas quand tu aurais en main le fil de Thésée, et aussi pour me troubler l'esprit, afin que je ne puisse pas deviner qui me joue ce mauvais tour. Car, enfin, d'un côté tu me dis que ce sont là le curé et le barbier de notre village; d'un autre côté, je me vois enfermé dans une cage, pendant que je suis certain qu'aucune puissance humaine ne serait capable de m'y retenir; que dois-je en conclure, si ce n'est que mon enchantement est bien plus fort et d'une tout autre espèce que ceux que j'ai lus dans toutes les histoires de chevaliers errants qui ont subi le même sort que moi? Ainsi donc, cesse de croire que ces gens-là sont ce que tu dis, car ils le sont tout comme je suis turc. Maintenant adresse-moi telle question que tu voudras; je consens à répondre jusqu'à demain.

Par Notre-Dame; s'écria Sancho, faut-il que vous ayez la tête assez dure pour en être encore à reconnaître que le diable se mêle bien moins de vos affaires que les hommes! Or çà, je m'en vais vous prouver clair comme le jour que vous n'êtes point enchanté: dites-moi, je vous prie, seigneur... que Dieu vous délivre du tourment où vous êtes, et puissiez-vous tomber dans les bras de madame Dulcinée, au moment où vous y penserez le moins...

Cesse tes exorcismes, mon fils, reprit don Quichotte: ne t'ai-je pas dit que je répondrai ponctuellement à tes questions?

Voilà justement ce que je demande, répliqua Sancho: or çà, dites-moi, sans rien ajouter ni rien retrancher, mais franchement et avec vérité, comme doivent parler tous ceux qui font profession des armes en qualité de chevaliers errants...

Je te répète que je ne mentirai en rien, reprit don Quichotte; mais pour l'amour de Dieu, finis-en, tu me fais mourir d'impatience avec tes préambules.

Je n'en voulais pas davantage, dit Sancho; et je me crois assuré de la bonté et de la franchise de mon maître. Dès lors, comme cela vient fort à propos, je lui ferai une question: voyons, répondez, seigneur, depuis que Votre Grâce est enchantée dans cette cage, a-t-elle eu par hasard envie de faire, comme on dit, le petit ou le gros?

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Sancho, voyant qu'il pouvait enfin parler à son maître, s'approcha de la cage (p. 264).

Mon ami, je ne te comprends pas, dit don Quichotte; explique-toi mieux, si tu veux que je réponde d'une manière nette et précise.

Vous ne comprenez pas ce que signifie le petit et le gros! repartit Sancho: vous moquez-vous de moi? mais c'est la première chose qu'on apprend à l'école. Je demande si vous n'avez point eu envie de faire ce que personne ne peut faire à votre place?

Ah! si, vraiment! je comprends, répondit don Quichotte, et plus d'une fois; même à l'heure où je te parle, je me sens bien pressé; mets-y ordre promptement, je te prie; je crains qu'il ne soit déjà trop tard.


CHAPITRE XLIX
DE L'EXCELLENTE CONVERSATION DE DON QUICHOTTE ET DE SANCHO PANZA.

Par ma foi, vous êtes pris, s'écria Sancho, et voilà où je voulais en venir. Or çà, monseigneur: nierez-vous quand on voit une personne abattue et languissante, qu'on n'ait l'habitude de se dire: Qu'est-ce qu'a un tel? il ne mange, ne boit, ni ne dort, et ne sait jamais ce qu'on lui demande; on dirait qu'il est enchanté? Il faut donc conclure de là que ceux qui ne boivent, ne mangent, ni ne dorment, et ne font point leurs fonctions naturelles, sont enchantés; mais non pas ceux qui ont l'envie qui vous presse à cette heure, qui boivent quand ils ont soif, mangent quand ils ont faim, et répondent à propos.

Tu as raison, Sancho, répliqua don Quichotte; mais ne t'ai-je pas dit aussi qu'il y avait plusieurs sortes d'enchantements, que peut-être la forme en a changé par la succession des temps, et qu'aujourd'hui c'est un usage établi que les enchantés fassent tout ce que je fais? Cela étant, il n'y a rien à objecter; d'ailleurs, je sais et je tiens pour certain que je suis enchanté, ce qui suffit pour mettre ma conscience en repos: car si j'en doutais un seul instant, je me ferais scrupule de demeurer ainsi enseveli dans une lâche oisiveté, pendant que le monde est rempli d'infortunés qui sans doute ont besoin de mon secours et de ma protection.

Eh bien, repartit Sancho, que n'essayez-vous, pour en être plus certain, de sortir de prison, ce à quoi je vous aiderai, puis de tâcher de monter sur Rossinante, qui me paraît aussi enchanté que vous, tant il est triste et mélancolique, et de nous mettre encore une fois à la recherche des aventures? Si cela ne réussit point, nous avons tout le temps de revenir à la cage, où je promets et je jure, foi de bon et loyal écuyer, de m'enfermer avec Votre Grâce, s'il arrive que vous soyez assez malheureux et moi assez imbécile pour ne pouvoir venir à bout de ce que je viens de dire.

Je consens à tout, mon ami, répondit don Quichotte, et dès que tu verras l'occasion favorable, tu n'as qu'à mettre la main à l'œuvre; je ferai tout ce que tu voudras, et me laisserai conduire: mais tu verras, mon pauvre Sancho, combien est fausse l'opinion que tu te formes de tout ceci.

Le chevalier errant et le fidèle écuyer s'entretinrent de la sorte jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à l'endroit où le curé, le chanoine et le barbier avaient mis pied à terre en les attendant. Les bœufs furent dételés pour les laisser paître en liberté, et Sancho pria le curé de permettre que son maître sortît un moment de la cage, parce qu'autrement elle courait grand risque de ne pas rester aussi propre que l'exigeait la dignité et la décence d'un chevalier tel que lui. Le curé comprit Sancho, et répondit qu'il y consentirait de bon cœur, sans la crainte où il était que don Quichotte, une fois libre, ne vînt à faire des siennes, et qu'il ne s'en allât si loin qu'on ne le revît plus.

Je réponds de lui, reprit Sancho.

Et moi aussi, ajouta le chanoine, pourvu qu'il nous donne sa foi de chevalier qu'il ne s'éloignera pas sans notre consentement.

J'en fais le serment, dit don Quichotte. D'ailleurs, ajouta-t-il, l'enchanté n'a pas la liberté de faire sa volonté, puisque l'enchanteur peut empêcher qu'il ne bouge de trois siècles entiers; et que s'il s'enfuyait, il peut le faire revenir plus vite que le vent: ainsi, seigneurs, relâchez-moi sans crainte; car franchement la chose presse, et je ne réponds de rien.

Sur sa parole, le chanoine le prit par la main et le tira de sa cage, ce dont le pauvre homme ressentit une joie extrême. La première chose qu'il fit fut de se détirer deux ou trois fois tout le corps; puis s'approchant de Rossinante: Miroir et fleur des coursiers errants, dit-il en lui donnant deux petits coups sur la croupe, j'espère toujours que, grâce à Dieu et à sa sainte Mère, nous nous reverrons bientôt dans l'état que nous souhaitons l'un et l'autre; toi sous ton cher maître, et moi sur tes reins vigoureux, exerçant ensemble la profession pour laquelle Dieu nous a mis en ce monde.

Après avoir ainsi parlé, notre chevalier se retira à l'écart avec Sancho, et revint peu après, fort soulagé, et très-impatient de voir l'effet des promesses de son écuyer.

Le chanoine ne pouvait se lasser de considérer notre héros: il observait jusqu'à ses moindres mouvements, étonné de cette étrange folie qui lui laissait l'esprit libre sur toutes sortes de sujets, et l'altérait si fort quand il s'agissait de chevalerie. Le malheur de ce pauvre gentilhomme lui fit compassion, et il voulut essayer de le guérir par le raisonnement. Toute la compagnie s'étant donc assise sur l'herbe, en attendant les provisions, il parla ainsi à don Quichotte:

Est-il possible, seigneur, que cette fade et impertinente lecture des romans de chevalerie ait troublé votre esprit au point de vous persuader que vous êtes enchanté? comment peut-il se trouver au monde un homme assez simple pour s'imaginer que ces Amadis, ces empereurs de Trébizonde, ces Félix Mars d'Icarnie, tous ces monstres et tous ces géants, ces enchantements, ces querelles, ces défis, ces combats, en un mot tout ce fatras d'extravagances dont parlent les livres de chevalerie aient jamais existé? Pour moi, je l'avoue, quand je les lis sans faire réflexion qu'ils sont pleins de mensonges, ils ne laissent pas de me donner quelque plaisir; mais lorsque je viens à ne les plus considérer que comme un tissu de fables sans vraisemblance, je les jetterais de bon cœur au feu, comme des impostures qui abusent de la crédulité publique, et portent le trouble et le désordre dans les meilleurs esprits, tels enfin que le vôtre, au point qu'on est obligé de vous mettre en cage, et de vous conduire dans un char à bœufs, comme un lion ou un tigre promené de ville en ville.

Allons, seigneur don Quichotte, rappelez votre raison et servez-vous de ce discernement admirable que le ciel vous a donné, afin de choisir des lectures plus profitables à votre esprit; et si, après tout, par inclination naturelle, vous éprouvez un grand plaisir à lire les exploits guerriers et les actions prodigieuses, adressez-vous à l'histoire, et là vous trouverez des miracles de valeur qui non-seulement ne le cèderont en rien à la fable, mais qui surpassent encore tout ce que l'imagination peut enfanter. Si vous voulez des grands hommes, la Grèce n'a-t-elle pas son Alexandre, Rome son César, Carthage son Annibal, la Lusitanie son Viriate? N'avons-nous pas, dans la Castille, Fernando Gonzalès, le Cid dans Valence, don Diego Garcia de Paredès dans l'Estramadure, don Garcy Perès de Vargas dans Xerès, don Garcilasso dans Tolède, et don Manuel Ponce de Léon dans Séville, tous modèles d'une vertu héroïque, dont les prouesses intéressent le lecteur, et lui donnent de grands exemples à suivre? Voilà, seigneur don Quichotte, une lecture digne d'occuper votre esprit; là vous apprendrez le métier de la guerre, et comment doit se conduire un grand capitaine; là, enfin, vous verrez des prodiges de valeur, qui, tout en restant dans les limites de la vérité, surpassent de beaucoup les actions ordinaires.

Don Quichotte écoutait avec une extrême attention le discours du chanoine; après l'avoir considéré quelque temps en silence, il répondit: Si je ne me trompe, seigneur, cette longue harangue tend à me persuader qu'il n'a jamais existé de chevaliers errants; que les livres de chevalerie sont faux, menteurs, inutiles et pernicieux à l'État; que j'ai mal fait de les lire, fort mal fait d'y ajouter foi, et plus mal fait encore de les prendre pour modèles dans la profession que j'exerce; en un mot, qu'il n'y a jamais eu d'Amadis de Gaule, ni de Roger de Grèce, ni cette foule de chevaliers dont nous possédons les histoires.

C'est la pure vérité, répondit le chanoine.

Vous avez ajouté, continua don Quichotte, que ces livres m'ont porté un grand préjudice, puisqu'ils m'ont troublé le jugement, et qu'ils sont cause qu'on m'a mis dans cette cage; enfin vous m'avez conseillé de changer de lecture et de choisir des livres sérieux, qui soient en même temps utiles et agréables.

Tout cela est vrai au pied de la lettre, répondit le chanoine.

Eh bien, reprit don Quichotte, toute réflexion faite, je trouve que c'est vous qui êtes enchanté et sans jugement, puisque vous osez proférer de pareils blasphèmes contre une chose si généralement reçue, et tellement admise pour véritable, que celui qui la nie, comme le fait Votre Grâce, mérite le même châtiment que vous infligez à ces livres dont la lecture vous révolte; car enfin prétendre qu'il n'y a jamais eu d'Amadis ni aucun de ces chevaliers errants dont les livres font mention, autant vaut soutenir que le soleil n'éclaire point, ou que la terre n'est pas ronde.

Ainsi, selon vous, ce serait autant de faussetés, poursuivit notre héros, que l'histoire de l'infante Floride avec Guy de Bourgogne, et cette aventure de Fier-à-Bras au pont de Mantible, aventure qui se passa du temps de Charlemagne. Mais si vous traitez cela de mensonges, il doit en être de même d'Hector, d'Achille, de la guerre de Troie, des douze pairs de France, de cet Artus, roi d'Angleterre, qui existe encore aujourd'hui sous la forme d'un corbeau, et qu'à toute heure on s'attend à voir reparaître dans son royaume. Que ne dites-vous que l'histoire de Guérin Mesquin et de la dame de Saint-Grial, que les amours de don Tristan et de la reine Iseult sont fausses également; que celles de la belle Geneviève et de Lancelot sont apocryphes, quand il y a des gens qui se souviennent presque d'avoir vu la duègne Quintagnonne, qui eut le don de se connaître en vins mieux que le meilleur gourmet de la Grande-Bretagne. Ainsi, moi qui vous parle, je crois entendre encore mon aïeule, du côté paternel, me dire quand elle rencontrait une de ces vénérables matrones à long voile: Vois-tu, mon fils, en voici une qui ressemble à la duègne Quintagnonne; d'où j'infère qu'elle devait la connaître, ou qu'elle avait pour le moins vu son portrait. Il faudrait donc contester aussi l'histoire de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne, lorsqu'on voit encore aujourd'hui dans le musée royal militaire la cheville de bois que montait ce chevalier, laquelle cheville, plus grosse qu'un timon de charrette, est auprès de la selle de Babieça, le cheval du Cid. De tout cela donc, je dois conclure, qu'il y a eu douze pairs de France, un Pierre de Provence, un Cid, et d'autres chevaliers de même espèce, enfin de ceux dont on dit communément qu'ils vont aux aventures.

Voudrait-on soutenir encore que Juan de Merlo, ce vaillant Portugais, n'était pas chevalier errant, qu'il ne se battit pas en Bourgogne contre le fameux Pierre seigneur de Chargny, et plus tard à Bâle avec Henry de Ramestan, et qu'il ne remporta pas l'honneur de ces deux rencontres? Il ne manquerait plus que de traiter de contes en l'air les aventures de Pedro Barba, et celles de Guttierès Quixada (duquel je descends en droite ligne par les mâles), qui se signalèrent par la défaite des fils du comte de Saint-Pol. Ce sont sans doute aussi des fables que ces fameuses joutes de Suero de Quinones, ce célèbre défi du pas de l'Orbigo, celui de Luis de Falces contre don Gonzalès de Gusman, chevalier castillan, et mille autres glorieux faits d'armes des chevaliers chrétiens, à travers le monde, tous si véritables et si authentiques, que, je ne crains pas de le répéter, il faut avoir perdu la raison pour en douter un seul instant.

Le chanoine était de plus en plus étonné de voir ce mélange confus que faisait notre héros de la fable et de l'histoire, et de l'admirable connaissance qu'avait cet homme de tout ce qui a été écrit touchant la chevalerie errante.

Je ne puis nier, seigneur don Quichotte, répliqua-t-il, qu'il n'y ait quelque chose de vrai dans ce que vous venez de dire, et particulièrement dans ce qui concerne les chevaliers errants d'Espagne; je vous accorde aussi qu'il y a eu douze pairs de France, mais je ne saurais ajouter foi à tout ce qu'en a écrit le bon archevêque Turpin. Il est vrai que des chevaliers choisis par les rois de France reçurent le nom de pairs, parce qu'ils avaient tous le même rang et qu'ils étaient égaux en naissance et en valeur: c'était un ordre à peu près comme l'ordre de Saint-Jacques ou celui de Calatrava en Espagne, dont chacun des membres est réputé vaillant et d'illustre origine, et de même que nous disons chevalier de Saint-Jean ou d'Alcantara, on disait alors un des douze pairs, parce qu'ils n'étaient que douze. Pour ce qui est de l'existence du Cid, je n'en doute pas plus que de celle de Bernard de Carpio; mais qu'ils aient fait tout ce qu'on en raconte, c'est autre chose. Quant à la cheville du cheval de Pierre de Provence, que vous dites se trouver à côté de la selle de Babieça dans le musée royal, je confesse à cet égard mon ignorance ou la faiblesse de ma vue, car je n'ai jamais remarqué cette cheville, ce qui me surprend, d'après le volume que vous dites, quoique j'aie bien vu la selle.

Notre chevalier se retira à l'écart avec Sancho (p. 267).

Elle y est pourtant, répliqua don Quichotte, et la preuve, c'est qu'on l'a mise dans un fourreau de cuir pour la conserver.

D'accord, repartit le chanoine, mais je ne me souviens pas de l'avoir vue; d'ailleurs, quand je vous accorderais qu'elle y fût, cela ne suffirait pas pour me faire ajouter foi aux histoires de tous ces Amadis et de ce nombre infini de chevaliers. C'est vraiment chose étonnante, qu'un galant homme tel que vous, doué d'un si bon entendement, ait pu prendre toutes ces extravagances pour autant de vérités incontestables.


CHAPITRE L
DE L'AGRÉABLE DISPUTE DU CHANOINE ET DE DON QUICHOTTE

Sur ma foi! voilà qui est plaisant! s'écria don Quichotte; comment des livres imprimés avec privilége du roi et approbation des examinateurs, accueillis de tout le monde, des gens de qualité et du peuple, des savants et des ignorants, comment de tels livres ne seraient que rêveries et mensonges, quand la vérité y est partout si claire et si nue, et toutes les circonstances si bien précisées, qu'on y trouve le lieu de naissance et l'âge des chevaliers, les noms de leurs pères et mères, leurs exploits, les lieux où ils les ont accomplis; et tout cela de point en point, jour par jour, avec la plus scrupuleuse exactitude! Pour l'amour de Dieu, seigneur, n'ouvrez jamais la bouche, plutôt que de prononcer un tel blasphème, et, croyez que je vous conseille en ami: sinon, lisez ces livres; et vous verrez quel plaisir vous en donnera la lecture. Dites-moi un peu, je vous prie, n'auriez-vous pas un bonheur extrême, à l'instant où je vous parle, s'il s'offrait soudain devant vous un lac de poix bouillante, rempli de serpents, de lézards et de couleuvres, et que, du milieu de ses ondes épaisses et fumantes, une voix lamentable s'élevât, en vous disant:

«O toi, chevalier, qui que tu sois, qui es à regarder ce lac épouvantable, si tu veux posséder le trésor caché sous ses eaux, eh bien, montre la grandeur de ton courage en te plongeant au milieu de ces ondes enflammées; autrement tu es indigne de contempler les incomparables merveilles qu'enferment les sept châteaux des sept fées, qui gisent sous sa noire épaisseur!»

A peine la voix a-t-elle cessé de se faire entendre, que le chevalier, sans considérer le péril auquel il s'expose, se recommande à Dieu et à sa dame, s'élance dans ce lac bouillonnant, puis quand on le croit perdu, et que lui-même ne sait plus ce qu'il va devenir; le voilà qui se retrouve dans une merveilleuse campagne, à laquelle les Champs-Élysées eux-mêmes n'ont rien de comparable. Là, le ciel lui semble plus pur et plus serein, et le soleil brille d'une lumière nouvelle; bientôt une agréable forêt se présente à sa vue, et pendant qu'une foule d'arbres différents et toujours verts réjouit ses yeux, un nombre infini de petits oiseaux nuancés de mille couleurs voltigent de branches en branches, et charment son oreille par leur doux gazouillement; sans compter que non loin de là, un ruisseau roule en serpentant des flots argentés sur un sable d'or. Le chevalier aperçoit ensuite une élégante fontaine formée de jaspe aux mille couleurs et de marbre poli; plus loin il en voit une autre, disposée d'une façon rustique, où les fins coquillages de la moule et les tortueuses maisons de l'escargot, rangés dans un aimable désordre et mêlés de brillants morceaux de cristal, forment un ouvrage varié, où l'art imitant la nature, rivalise avec elle et semble même la vaincre cette fois.

Soudain le chevalier voit s'élever un palais, dont les murailles sont d'or massif, les créneaux de diamants, les portes de hyacinthes et finalement d'une si admirable architecture que les rubis, les escarboucles, les perles et les émeraudes en composent la moindre matière. Tout à coup par une des portes du château sort une foule de jeunes damoiselles, dans un costume si riche et si galant, que je n'en finirais jamais si j'entreprenais de vous le dépeindre. Celle qui paraît être la maîtresse de ce lieu enchanteur prend alors par la main le preux aventurier, et, sans lui adresser une seule parole, elle le conduit dans ce riche palais, où après l'avoir fait déshabiller par ses compagnes, il est plongé dans un bain d'eaux délicieuses, où on le frotte de diverses essences; au sortir du bain, on lui passe une chemise de lin toute parfumée; après quoi on lui jette sur les épaules un magnifique manteau dont le prix égale pour le moins une ville entière, si ce n'est même davantage.

Mais ce n'est pas tout: on l'introduit dans une salle dont l'ameublement surpasse tout ce qu'on peut imaginer; là, le chevalier trouve la table toute dressée; on lui donne à laver ses mains dans un bassin d'or ciselé, enrichi de diamants, avec une eau toute distillée d'ambre et de fleurs les plus odorantes; puis on le fait asseoir dans une chaise d'ivoire, et alors les damoiselles le servent à l'envi en observant un profond silence. Que dire du nombre et de la délicatesse des mets qui lui sont présentés? comment exprimer l'excellence de la musique qu'on lui donne pendant le repas, sans qu'il voie ni ceux qui chantent, ni ceux qui jouent des instruments? Le festin achevé, pendant que, mollement enfoncé dans son fauteuil, le chevalier est peut-être à se curer les dents, entre à l'improviste une damoiselle incomparablement plus belle que toutes les autres; elle va s'asseoir auprès de lui, lui dit ce que c'est que ce château, lui apprend qu'elle y est enchantée, et lui raconte mille autres choses qui ravissent le chevalier et causeront l'admiration de tous ceux qui liront cette histoire. Mais il est inutile de m'étendre davantage sur ce sujet; en voilà plus qu'il n'en faut, ce me semble, pour prouver qu'on ne saurait rencontrer un tableau plus délicieux. Croyez-moi, seigneur, lisez ces livres, et vous verrez comme ils savent insensiblement charmer la mélancolie et faire naître la joie dans le cœur; je dirai plus: si, par hasard vous aviez un mauvais naturel, ils sont capables de le corriger, et de vous inspirer de meilleures inclinations.

Pour moi, depuis que je suis chevalier errant, je puis dire que je me sens plein de vaillance, affable, complaisant, généreux, hardi, patient, infatigable; enfin prêt à supporter avec un surcroît de vigueur d'esprit et de corps les rudes travaux, la captivité et les enchantements. Tout enfermé que je suis à cette heure dans une cage comme un fou, je ne désespère pas de me voir, sous très-peu de jours, par la force de mon bras et la faveur du ciel, souverain de quelque grand empire, ce qui me permettra de faire éclater la libéralité et la reconnaissance que je porte au fond de mon cœur. Mais en eût-il le plus vif désir, le pauvre n'a pas le pouvoir d'être libéral, car la gratitude, qui ne gît que dans le désir est une vertu morte, comme la foi sans les œuvres: voilà pourquoi je voudrais que la fortune m'offrît bientôt l'occasion de me faire empereur, afin de pouvoir faire éclater mes bons sentiments en enrichissant mes amis, à commencer par ce fidèle écuyer ici présent, qui est le meilleur des hommes. Je serais fort aise de lui donner un comté, que du reste je lui promets depuis longtemps, quoique, à vrai dire, je me défie un peu de sa capacité pour le bien gouverner.

Seigneur, repartit Sancho, travaillez seulement à me donner ce comté, que vous me faites tant attendre: et je le gouvernerai bien, je vous en réponds. D'ailleurs, si je n'en puis venir à bout, j'ai entendu dire qu'il y a des gens qui prennent à ferme les terres des seigneurs et les font valoir à leur place, tandis que les maîtres se donnent du bon temps et mangent gaiement leur revenu. Par ma foi, j'en ferais bien autant, et cela ne me paraît pas si difficile. Oh! que je ne m'amuserai point à marchander! je vous mettrai prestement le fermier en fonctions, et je mangerai mes rentes comme un prince: après cela, qu'on en fasse des choux ou des raves, du diable si je m'en soucie!

Ce ne sont pas là de mauvaises philosophies, comme vous le prétendez, Sancho, répliqua le chanoine; mais il y a bien quelque chose à dire au sujet de ce comté.

Je n'entends rien à vos philosophies, répondit Sancho; qu'on commence par me donner ce comté, et je saurai bien le gouverner. J'ai autant d'âme qu'un autre et autant de corps que celui qui en a le plus, j'espère donc être aussi roi dans mon État que chacun l'est dans le sien: cela étant, je ferai ce que je voudrai, et faisant ce que je voudrai, je ferai à ma fantaisie; faisant à ma fantaisie, je serai content, et quand je serai content, je n'aurai plus rien à désirer; et quand je n'aurai plus rien à désirer, que diable me faudra-t-il de plus? Ainsi donc, que le comté vienne, et adieu jusqu'au revoir, comme se disent les aveugles.

Compère Sancho, quant au revenu, dit le chanoine, cela se peut; mais quant à l'administration de la justice, c'est autre chose: c'est là que le seigneur doit appliquer tous ses soins; c'est là qu'il montre l'excellence de son jugement, et surtout son désir de bien faire, désir qui doit être le principe de ses moindres actions. Car de même que Dieu aide et récompense les bonnes intentions, de même il renverse les mauvais desseins.

Je ne sais pas ce qu'il y a à dire au sujet du comté que j'ai promis à Sancho, dit don Quichotte; mais je me guide sur l'exemple du grand Amadis, lequel fit son écuyer comte de l'île Ferme; je puis donc sans scrupule donner un comté à Sancho Panza, qui est assurément un des meilleurs écuyers qu'ait jamais eu chevalier errant.

Le chanoine était confondu des extravagances que débitait don Quichotte: il admirait cette présence d'esprit avec laquelle il venait d'improviser l'aventure du chevalier du Lac, et cette vive impression que les rêveries contenues dans les romans avaient faite dans son imagination. Il n'était guère moins étonné de la simplicité de Sancho, qui demandait un comté avec tant d'empressement, et qui croyait que son maître pouvait le lui donner comme on donne une simple métairie. Pendant qu'il réfléchissait là-dessus, ses gens revinrent avec le mulet de bagages, et ayant jeté un tapis sur l'herbe à l'ombre de quelques arbres, on se mit à manger.

A peine avaient-ils commencé, qu'ils entendirent le son d'une clochette, et en même temps ils virent sortir des buissons qui étaient là une chèvre noire et blanche, mouchetée de taches fauves; derrière elle courait un berger qui la flattait en son langage pour la faire arrêter ou retourner au troupeau. La fugitive s'en vint tout effarouchée se jeter, comme dans un asile, au milieu des personnes qui mangeaient, et s'y arrêta; alors le chevrier la prenant par les cornes, se mit à lui dire, comme si elle eût été capable de raison: Ah çà, montagnarde mouchetée, comme vous fuyez! Qu'avez-vous donc, la belle? Qu'est-ce qui vous fait peur? me le direz-vous, ma fille? A moins qu'en votre qualité de femelle il vous soit impossible de rester en repos? Revenez, ma mie, revenez; vous serez plus en sûreté dans la bergerie, ou parmi vos compagnes. Vous qui devez les conduire, que deviendront-elles, si vous vous égarez de la sorte?

Ces paroles intéressèrent le chanoine, qui pria le berger de ne point se presser de remmener sa chèvre. Mon ami, lui dit-il, étant femelle comme vous dites, il faut la laisser suivre sa volonté: vous auriez beau vouloir l'en empêcher, elle n'écoutera jamais que sa fantaisie. Prenez ce morceau, mon camarade, ajouta-t-il, et buvez un coup pour vous remettre, pendant que votre chèvre se reposera.

On lui donna une cuisse de lapin froid, qu'il accepta sans façon, et après avoir bu un coup à la santé de la compagnie: Seigneurs, dit-il, pour m'avoir entendu parler ainsi à cette bête, ne croyez pas que je sois un imbécile. Ce que je viens de dire ne vous paraît pas très-raisonnable; mais tout rustre que je suis, je sais comment il faut parler aux hommes et aux bêtes.

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Le chevalier se recommande à Dieu et à sa dame, s'élance dans ce lac bouillonnant (p. 270).

Je n'en fais aucun doute, dit le curé; car je sais par expérience qu'on trouve des poëtes dans les montagnes, et que souvent les cabanes abritent des philosophes.

Seigneurs, répliqua le chevrier, il ne laisse pas de s'y trouver quelquefois des gens qui sont devenus sages à leurs dépens, et si je ne craignais de vous ennuyer, je vous conterais une petite histoire pour confirmer ce que le seigneur licencié vient de dire.

Mon ami, reprit don Quichotte, prenant la parole au nom de la compagnie entière, comme ce que vous avez à nous conter me paraît avoir quelque semblant d'aventure de chevalerie, je vous écouterai de bon cœur; tous ceux qui sont ici feront de même, j'en suis certain, car ils aiment les choses curieuses: vous n'avez donc qu'à commencer, nous vous donnerons toute notre attention.

Pour moi, je suis votre serviteur, dit Sancho: ventre affamé n'a pas d'oreilles. Avec votre permission, je m'en vais au bord de ce ruisseau m'en donner avec ce pâté et me farcir la panse pour trois jours. Aussi bien ai-je entendu dire à mon maître que l'écuyer d'un chevalier errant ne doit jamais perdre l'occasion de se garnir l'estomac, quand il la trouve, car il n'a ensuite que trop de loisir pour digérer. En effet, il lui arrive souvent de s'égarer dans une forêt dont on ne trouverait pas le bout en six jours; si donc le pauvre diable n'a pas pris ses précautions, et n'a rien dans son bissac, il demeure là comme une momie. D'ailleurs, cela nous est arrivé plus d'une fois.

Tu as peut-être raison, Sancho, dit don Quichotte; va où tu voudras et mange à ton aise. Pour moi, j'ai pris ce qu'il me faut, et je n'ai plus besoin que de donner un peu de nourriture à mon esprit, comme je vais le faire en écoutant l'histoire du chevrier.

Allons, dit le chanoine, il peut commencer quand il voudra; il me semble que nous sommes prêts.

Le chevrier frappa deux petits coups sur le dos de sa chèvre, en lui disant: Couche-toi auprès de moi, mouchetée, nous avons plus de loisir qu'il ne nous en faut pour retourner au troupeau. On eût dit que la chèvre comprenait les paroles de son maître, car elle s'étendit près de lui; puis le regardant fixement au visage, elle semblait attendre qu'il commençât, ce qu'il fit en ces termes:


CHAPITRE LI
CONTENANT CE QUE RACONTE LE CHEVRIER

A trois lieues de ce vallon, dans un hameau qui, malgré son peu d'étendue, n'en est pas moins un des plus riches du pays, demeurait un laboureur aimé et estimé de ses voisins, mais bien plus encore pour sa vertu que pour sa richesse. Ce laboureur se trouvait si heureux d'avoir une fille belle et sage, qu'il en faisait sa plus grande joie, ne comptant pour rien, au prix de cet enfant, tout ce qu'il possédait. A peine eut-elle atteint seize ans, la renommée de ses charmes se répandit tellement, que non-seulement des villages d'alentour, mais même des plus éloignés, on venait la voir, ainsi qu'une image de sainte opérant des miracles. Le père la gardait ni plus ni moins qu'un trésor, mais elle se gardait encore mieux elle-même, et vivait dans une extrême retenue. Aussi quantité de gens, attirés par le bien du père, par la beauté de la jeune fille, et surtout par la bonne réputation dont ils jouissaient tous deux, se déclarèrent les serviteurs de la belle, et embarrassèrent fort le bon homme, en la lui demandant en mariage.

Parmi ce grand nombre de prétendants, j'étais un de ceux qui avaient le plus sujet d'espérer: fort connu du père, et habitant le même village, il savait que je sortais de gens sans reproche; il connaissait mon bien et mon âge, et autour de moi on disait que je ne manquais pas d'esprit. Tout cela parlait en ma faveur; mais un certain Anselme, garçon de l'endroit, estimé de tout le monde, et qui avait même dessein que moi, tenait en suspens l'esprit du père; de sorte que ce brave homme, jugeant que nous pourrions l'un ou l'autre être le fait de sa Leandra (c'est le nom de la jeune fille) se remit entièrement à elle du choix qu'elle ferait entre nous deux, ne voulant pas contraindre son inclination en choisissant lui-même. J'ignore quelle fut la réponse de Leandra; mais dès ce moment son père nous ajourna toujours avec adresse, sous prétexte du peu d'âge de sa fille, sans s'engager et sans nous rebuter.

Vers cette époque, on vit tout à coup arriver dans le village un certain Vincent de la Roca, fils d'un pauvre laboureur, notre voisin. Ce Vincent revenait d'Italie et d'autres contrées lointaines où il avait, disait-il, fait la guerre. Un capitaine d'infanterie, qui passait dans le pays avec sa compagnie, l'avait enrôlé à l'âge de douze ans, et au bout de douze autres années, nous vîmes reparaître ce Vincent avec un habit de soldat, bariolé de mille couleurs, et tout couvert de verroteries et de chaînettes d'acier. Chaque jour il changeait de costume: aujourd'hui une parure, demain une autre, le tout de peu de poids et surtout de peu de valeur. Comme on est malicieux dans nos campagnes, et que souvent on n'a rien de mieux à faire, on s'amusait à regarder ces braveries, et de compte fait on finit par trouver qu'il n'avait que trois habits d'étoffes différentes, tant bons que mauvais, avec les hauts-de-chausses et les jarretières, mais qu'il savait si bien les ajuster, et de tant de façons, qu'on eût juré qu'il en avait plus de dix paires, avec autant de panaches. Ne vous étonnez pas, seigneurs, si je fais mention de ces bagatelles; la suite vous apprendra qu'elles jouent un grand rôle dans cette histoire.

D'ordinaire, notre soldat s'asseyait sur un banc de pierre qui est sous le grand peuplier de la place du village; là il faisait le récit de ses aventures, et vantait sans cesse ses prouesses. Il n'existait point de lieu au monde qu'il ne connût, ni de bataille où il n'eût assisté: il avait tué plus de Mores qu'il n'y en a dans le Maroc et dans Tunis. Gante, Luna, don Diego Garcia de Paredès, et mille autres qu'il nommait, n'avaient pas paru aussi souvent que lui sur le pré, et il s'était toujours tiré avec avantage de ces différentes affaires, sans qu'il lui en coûtât une seule goutte de sang. Après avoir raconté ses exploits, il nous montrait des cicatrices imperceptibles, prétendant qu'elles venaient d'autant d'arquebusades reçues dans différentes batailles. Bref, pour achever son portrait, il était si arrogant qu'il traitait sans façon non-seulement ses égaux, mais ceux mêmes qui l'avaient connu jadis, disant que son bras était son père, ses actions sa race, et qu'étant soldat, il ne le cédait dans le monde à qui que ce fût. Ce fanfaron, qui est quelque peu musicien, se mêlait aussi de racler une guitare, qu'il disait avoir reçue en présent d'une duchesse: il obtenait de la sorte l'admiration des niais, et amusait les habitants du village.

Mais là ne se bornaient pas les perfections de ce drôle: il était poëte, et sur le moindre incident arrivé dans le pays, il composait une romance de trois ou quatre pages d'écriture. Or, ce soldat que je viens de dire, ce Vincent de la Roca, ce brave, ce galant, fut vu de Leandra par une fenêtre de la maison de son père qui donne sur la place; la belle le remarqua; l'oripeau de ses habits l'éblouit; elle fut charmée de ses romances, dont il donnait libéralement des copies, et le récit de ses prétendues prouesses lui ayant tourné la tête, le diable aussi s'en mêlant, elle devint éperdument amoureuse de cet homme avant même qu'il eût osé lui parler d'amour. Or comme, en pareille matière, on dit que la chose est en bon train lorsque le galant est regardé d'un bon œil, bientôt la Roca et Leandra s'aimèrent, et ils étaient d'intelligence avant qu'aucun de nous s'en fût aperçu. Aussi n'eurent-ils pas de peine à faire ce qu'ils avaient résolu. Un beau matin Leandra s'enfuit de la maison de son père, qui l'aimait tendrement, pour suivre un homme qu'elle ne connaissait pas; et Vincent de la Roca sortit plus triomphant de cette entreprise que de toutes celles dont il se vantait.

L'événement surprit tout le monde; le père fut accablé de douleur; Anselme, ainsi que moi, nous faillîmes mourir de désespoir.

Furieux de l'outrage, les parents eurent recours à la justice; incontinent les archers se mirent en campagne, on battit les chemins, on fouilla les bois; enfin, au bout de trois jours, Leandra fut retrouvée dans la montagne au fond d'une caverne, presque sans vêtements et n'ayant plus ni l'argent, ni les pierreries qu'elle avait emportés. La pauvre créature fut ramenée à son père; on lui demanda la cause de son malheur; elle confessa que Vincent de la Roca l'avait trompée; que sous promesse d'être son mari, il lui avait persuadé de l'accompagner à Naples, où il prétendait avoir de très-hautes connaissances; elle ajouta que ce misérable, abusant de son inexpérience et de sa faiblesse, après lui avoir fait emporter le plus possible d'argent et de bijoux, l'avait menée dans la montagne, et enfermée dans cette caverne, dans l'état où on la trouvait, sans lui demander autre chose, ni lui avoir fait aucune violence.

Croire à la continence du jeune homme était chose difficile; mais Leandra l'affirma de tant de manières, que, sur la parole de sa fille, le pauvre père se consola, et rendit grâces à Dieu de l'avoir si miraculeusement préservée. Le même jour, il la fit disparaître à tous les regards, et alla l'enfermer dans un couvent des environs, en attendant que le temps eût effacé la honte dont la couvrait son imprudence. La jeunesse de Leandra servit d'excuse à sa légèreté, au moins auprès des gens qui ne prenaient pas d'intérêt à elle: mais ceux qui la connaissaient n'attribuèrent point sa faute à son ignorance, ils en accusèrent plutôt le naturel des femmes, qui sont pour la plupart volages et inconsidérées. Depuis lors, Anselme est en proie à une mélancolie dont rien ne peut le guérir. Pour moi, qui l'aimais tant, et qui l'aime peut-être encore, je ne connais plus de joie ici-bas, et la vie m'est devenue insupportable. Je ne vous dis point toutes les malédictions que nous avons données au soldat; combien de fois nous avons déploré l'imprévoyance du père, qui a si mal gardé sa fille, et combien nous lui avons adressé de reproches à elle-même, en un mot tous ces regrets inutiles auxquels se livrent les amants désespérés.

Aussi, depuis la fuite de Leandra, Anselme et moi, tous deux inconsolables, nous sommes-nous retirés dans cette vallée, où nous menons paître deux grands troupeaux, passant notre vie au milieu de ces arbres, tantôt soupirant chacun de notre côté, tantôt chantant ensemble, soit des vers pour célébrer la belle Leandra, soit des invectives contre elle. A notre exemple, bien d'autres de ses amants sont venus habiter ces montagnes, où ils mènent une vie aussi déraisonnable que la nôtre; et le nombre des bergers et des troupeaux est tel, qu'il semble que ce soit ici l'Arcadie pastorale, dont vous avez sans doute entendu parler. Les lieux d'alentour retentissent sans cesse du nom de Leandra: un berger l'appelle fantasque et légère; un autre la traite de facile et d'imprudente; d'autres tout à la fois l'accusent et la plaignent; ceux-ci ne parlent que de sa beauté, et regrettent son absence; ceux-là lui reprochent les maux qu'ils endurent. Tous la maudissent et tous l'adorent; et leur folie est si grande, que les uns se plaignent de ses mépris sans jamais l'avoir vue, tandis que d'autres meurent de jalousie avec aussi peu de raison; car, ainsi que je l'ai déjà dit, je ne la crois coupable que de l'imprudence qu'elle-même a confessée. Quoi qu'il en soit, on ne voit sur ces rochers, au bord des ruisseaux et au pied des arbres, qu'amants désolés, poussant mille plaintes, et prenant le ciel et la terre à témoin de leur martyre: les échos ne se lassent pas de répéter le nom de Leandra; les montagnes en retentissent, l'écorce des arbres en est couverte, et l'on dirait que les ruisseaux le murmurent. On n'entend, la nuit, le jour, que le nom de Leandra, et cette Leandra qui ne pense guère à nous, nous enchante et nous poursuit sans cesse; tous enfin nous sommes en proie à l'espérance et à la crainte, sans savoir ce que nous devons craindre ou ce que nous devons espérer.

Parmi ces pauvres insensés, le plus raisonnable et à la fois le plus fou, c'est Anselme, mon rival, qui, avec tant de sujets de se lamenter, ne gémit que de la seule absence de Leandra, et au son d'un violon dont il joue admirablement, exprime sa douleur en cadence, chantant des vers de sa façon, qui prouvent combien il a d'esprit. Quant à moi, je suis un chemin plus facile et plus sage, à mon avis: je passe mon temps à me plaindre de la légèreté des femmes, de leur inconstance, de la fausseté de leurs promesses, et de l'inconséquence empreinte dans presque toutes leurs actions.

Derrière elle courait un berger qui la flattait en son langage (p. 272).

Voilà, seigneurs, l'explication des paroles que vous m'avez entendu adresser à cette chèvre quand j'approchai de vous; car, en sa qualité de femelle, je l'estime peu, quoiqu'elle soit la meilleure de mon troupeau.

Mon histoire, seigneurs, vous a peu divertis, j'en suis certain; mais si vous voulez prendre la peine de venir jusqu'à ma cabane, qui est près d'ici, je tâcherai de réparer l'ennui que je vous ai causé, par un petit rafraîchissement de fromage et de lait, mêlé à quelques fruits de la saison, qui, j'espère, ne vous sera pas désagréable.


CHAPITRE LII
DU DÉMÊLÉ DE DON QUICHOTTE AVEC LE CHEVRIER, ET DE LA RARE AVENTURE DES PÉNITENTS, QUE LE CHEVALIER ACHEVA A LA SUEUR DE SON CORPS

L'histoire fut trouvée intéressante, et le chanoine, à qui elle avait beaucoup plu, vanta le récit du chevrier, en lui disant que loin d'avoir rien de grossier et de rustique, il avait parlé en homme délicat et de bons sens, et que le seigneur licencié avait eu grandement raison de dire qu'on rencontrait parfois dans les montagnes des gens qui ont de l'esprit. Chacun lui fit son compliment; mais don Quichotte renchérit sur tous les autres.

Frère, lui dit-il, je jure que s'il m'était permis d'entreprendre aujourd'hui quelque aventure, je me mettrais à l'instant même en chemin pour vous en procurer une heureuse: oui, j'irais arracher la belle Leandra de son couvent, où sans doute on la retient contre sa volonté; et en dépit de l'abbesse, en dépit de tous les moines passés, présents et à venir, je la remettrais entre vos mains pour que vous puissiez en disposer selon votre gré, en observant toutefois les lois de la chevalerie errante, qui défendent de causer aux dames le moindre déplaisir. Mais j'ai l'espoir, Dieu aidant, que le pouvoir d'un enchanteur plein de malice ne prévaudra pas toujours contre celui d'un autre enchanteur mieux intentionné; et alors je vous promets mon concours et mon appui, comme l'exige ma profession, qui n'est autre que de secourir les opprimés et les malheureux.

Jusque-là le chevrier n'avait pas fait attention à don Quichotte; il se mit alors à le regarder de la tête aux pieds, et, en le voyant de si pauvre pelage et de si pauvre carrure, il se tourna vers le barbier, assis près de lui: Seigneur, lui dit-il, quel est donc cet homme qui a une mine si étrange et qui parle d'une si singulière façon?

Et qui ce peut-il être, répondit le barbier, sinon le fameux don Quichotte de la Manche, le redresseur de torts, le réparateur d'injustices, le protecteur des dames, la terreur des géants, le vainqueur invincible dans toutes les batailles.

Voilà, reprit le chevrier, qui ressemble fort à ce qu'on lit dans les livres des chevaliers errants, qui étaient tout ce que vous dites; mais pour moi, je crois que vous vous moquez, ou plutôt que ce gentilhomme a des cases vides dans la cervelle.

Insolent, s'écria don Quichotte, c'est vous qui manquez de cervelle, à moi seul j'en ai cent fois plus que la double carogne qui vous a mis au monde!

En disant cela il prit un pain sur la table, et le jeta à la tête du chevrier avec tant de force, qu'il lui cassa presque le nez et les dents. Cet homme n'entendait point raillerie; sans nul souci de la nappe ni des viandes, ni de ceux qui les entouraient, il sauta brusquement sur don Quichotte, et lui portant les mains à la gorge, il l'aurait étranglé, si Sancho, le saisissant lui-même par les épaules, ne l'eût renversé sur le pré pêle-mêle avec les débris du festin.

Don Quichotte, aussitôt qu'il se vit libre, se rejeta sur le chevrier, tandis que celui-ci, se trouvant deux hommes sur les bras, le visage sanglant et le corps tout brisé des coups que lui portait Sancho, cherchait à tâtons un couteau pour en percer son ennemi; mais, par prudence, le chanoine et le curé s'étaient emparés de toutes les armes offensives. Le barbier, naturellement charitable, eut pitié du pauvre diable, et parvint à mettre sous lui don Quichotte, sur lequel le chevrier, devenu maître d'agir, fit pleuvoir tant de coups pour se venger du sang qu'il avait perdu, par celui qu'il tira du nez de son adversaire, qu'on eût dit qu'ils portaient chacun un masque, tant ils étaient défigurés. Le curé et le chanoine étouffaient de rire; les archers trépignaient de joie; et tous ils les animaient l'un contre l'autre en les agaçant comme on fait aux chiens qui se battent. Sancho seul se désespérait en se sentant retenu par un des valets du chanoine, qui l'empêchait de secourir son maître.

Pendant qu'ils étaient ainsi occupés, les spectateurs à rire, les combattants à se déchirer, on entendit tout à coup le son d'une trompette, mais si triste et si lugubre, qu'il attira l'attention générale. Le plus ému fut don Quichotte, qui, toujours sous le chevrier, et plus que moulu des coups qu'il en recevait, fit néanmoins céder le sentiment de la vengeance à l'instinct de la curiosité. Frère diable, dit-il à son adversaire, car tu ne peux être autre chose, ayant assez de valeur et de force pour triompher de moi, faisons trêve, je te prie, pour une heure seulement: il me semble que le son lamentable de cette trompette m'appelle à quelque nouvelle aventure.

Le chevrier, non moins las de gourmer que d'être gourmé, le lâcha aussitôt. Don Quichotte s'étant relevé s'essuya le visage, tourna la tête du côté d'où venait le bruit, et aperçut plusieurs hommes vêtus de blanc, semblables à des pénitents ou à des fantômes, qui descendaient la pente d'un coteau. Or, il faut savoir que cette année-là le ciel avait refusé sa rosée à la terre, et que dans toute la contrée on faisait des prières pour obtenir de la pluie; c'est pourquoi les habitants d'un village voisin venaient en procession à un saint ermitage construit sur le penchant de la montagne.

A la vue de l'étrange habillement des pénitents, don Quichotte, sans se rappeler qu'il en avait cent fois rencontré dans sa vie, se figure que c'était quelque aventure réservée pour lui comme au seul chevalier errant de la troupe. Une statue couverte de deuil que portaient ces gens le confirma dans cette illusion; il s'imagina que c'était quelque princesse emmenée de force par des brigands félons et discourtois. Dans cette pensée, il court promptement à Rossinante qui paissait, le bride, saute en selle; puis, son écuyer lui ayant donné ses armes, il embrasse son écu, et, s'adressant à ceux qui l'entouraient, il s'écrie: C'est maintenant, illustre compagnie, que vous allez reconnaître combien importe au monde l'existence des gens voués à l'exercice de la chevalerie errante; c'est maintenant que vous allez voir par mes actions et par la liberté rendue à cette dame captive, quelle estime on doit faire des chevaliers errants.

Aussitôt, à défaut d'éperons, il serre les flancs de Rossinante, et s'en va au grand trot donner au milieu des pénitents, malgré les efforts du curé et du chanoine pour le retenir, et sans s'inquiéter des hurlements de Sancho, qui criait de toutes ses forces: Où courez-vous, seigneur don Quichotte? quel diable vous tient au corps pour aller ainsi contre la foi catholique? Ne voyez-vous pas que c'est une procession de pénitents, et que la dame qu'ils portent sur ce brancard est l'image de la Vierge? Seigneur, seigneur, prenez garde à ce que vous allez faire. Mort de ma vie! c'est maintenant qu'il faut dire que vous avez perdu la raison.

Sancho s'épuisait en vain, car son maître était trop pressé de délivrer la dame en deuil pour écouter une seule parole; et l'eût-il entendu, il n'aurait pas tourné bride, même sur l'ordre du roi. Lorsqu'il fut à vingt pas de la procession, le chevalier retint sa monture, qui déjà ne demandait pas mieux, puis cria d'une voix rauque et tremblante: Arrêtez, misérables, qui vous masquez sans doute à cause de vos méfaits; arrêtez et écoutez ce que je veux vous dire.

Les porteurs de l'image obéirent les premiers. Un des prêtres qui chantaient des litanies, voyant l'étrange mine de don Quichotte, la maigreur de Rossinante, et tout ce qu'il y avait de ridicule dans le chevalier répliqua: Frère, si vous avez à nous dire quelque chose, parlez vite, car ces pauvres gens ont les épaules rompues, et nous n'avons pas le loisir d'entendre de longs discours.

Je n'ai qu'une parole à dire, repartit don Quichotte: rendez sur l'heure la liberté à cette noble dame, dont la contenance triste et l'air affligé font assez connaître que vous lui avez fait quelque outrage, et que vous l'emmenez contre son gré; quant à moi, qui ne suis venu en ce monde que pour redresser de semblables torts, je ne puis vous laisser faire un pas de plus.

Il n'en fallut pas davantage pour apprendre à ces gens que don Quichotte était fou, et ils ne purent s'empêcher de rire. Malheureusement, c'était mettre le feu aux étoupes. Se voyant bafoué, notre héros tire son épée, et court furieux vers la sainte image. Aussitôt un des porteurs, laissant toute la charge à ses compagnons, se jette au-devant du chevalier, et lui oppose une des fourches qui servaient à soutenir le brancard pendant le repos. Du premier choc, elle se rompit, mais du tronçon qui restait il porta un si rude coup à notre héros sur l'épaule droite, que l'écu n'arrivant pas assez à temps pour la couvrir, ou n'étant pas assez fort pour amortir la violence du choc, don Quichotte roula à terre, les bras étendus, et comme inanimé. Sancho, qui suivait, arrive tout essoufflé; à la vue de son maître en ce piteux état, il crie au paysan d'arrêter, en lui jurant que c'est un pauvre chevalier enchanté, lequel, en toute sa vie, n'avait jamais fait de mal à personne.

Les cris de Sancho eussent été inutiles si le paysan, voyant son adversaire immobile, n'eût cru l'avoir tué; retroussant donc son surplis pour courir plus à l'aise, il détala comme s'il avait eu la Sainte-Hermandad à ses trousses. Témoins de ce qui se passait, les compagnons de don Quichotte accoururent pleins de colère, et les gens de la procession, remarquant parmi eux des archers armés d'arquebuses, jugèrent prudent de se tenir sur leurs gardes. En un clin d'œil ils se rangèrent autour de l'image, et relevant leurs voiles, les pénitents armés de leurs disciplines, les clercs armés de leurs chandeliers, ils attendirent de pied ferme, résolus à se bien défendre. Toutefois la fortune en ordonna mieux qu'ils n'osaient l'espérer, et se rendit favorable aux deux partis. Pendant que Sancho, couché sur le corps de son maître, poussait les plus tristes et les plus plaisantes lamentations du monde, le curé fut reconnu par celui de la procession, ce qui calma les esprits; et le premier ayant appris à son confrère ce qu'était le chevalier, tous deux ils se hâtèrent d'aller, suivis des pénitents et de toute l'assistance, pour voir si le pauvre gentilhomme était mort. En arrivant, ils trouvèrent Sancho qui, les larmes aux yeux, exprimait sa douleur en ces termes:

O fleur de la chevalerie: qui d'un seul coup de bâton as vu terminer le cours d'une vie si bien employée! ô honneur de ta race, gloire et merveille de la Manche, merveille du monde entier, que la mort laisse orphelin et exposé à la rage des scélérats qui vont le mettre sens dessus dessous, parce qu'il n'y aura plus personne pour châtier leurs brigandages! ô toi, dont la libéralité surpasse celle de tous les Alexandre, puisque, pour huit mois de service seulement, tu m'avais donné la meilleure île de la terre! ô toi, humble avec les superbes et arrogant avec les humbles; affronteur de périls, endureur d'outrages, amoureux sans sujet, imitateur des bons, fléau des méchants et ennemi de toute malice; en un mot, chevalier errant, ce qui est tout ce qu'on peut dire de plus!

Aux cris et aux gémissements de Sancho, don Quichotte ouvrit les yeux, et la première parole qu'il prononça fut celle-ci: Celui qui vit loin de vous, sans pareille Dulcinée, ne peut jamais être que misérable. Ami Sancho, ajouta-t-il, aide-moi à me remettre sur le char enchanté, car je ne suis plus en état de me tenir sur Rossinante, j'ai l'épaule toute brisée.

Bien volontiers, mon cher maître, répondit l'écuyer. Allons, retournons à notre village en compagnie de ces seigneurs qui ne veulent que votre bien; et là nous songerons à faire une nouvelle excursion qui nous procure plus de gloire et plus de profit.

Tu as raison, Sancho, repartit son maître; il est prudent de laisser passer cette maligne influence des astres qui nous poursuit en ce moment.

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