L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Témoin de tout cela, le pauvre Sancho avait l'âme navrée (p. 200).Je pourrais vous croire, répondit Sancho, si mon bernement avait été de la même espèce; mais il ne fut que trop véritable, et je remarquai fort bien que notre hôtelier, le même qui est là, tenait un des coins de la couverture, à telles enseignes que le traître, en riant de toutes ses forces, me poussait encore plus vigoureusement que les autres. Or, lorsqu'on reconnaît les gens, il n'y a point d'enchantement, je soutiens que c'est seulement une mauvaise aventure.
Allons, dit don Quichotte, Dieu saura y remédier. En attendant, aide-moi à m'habiller, que je me lève et que j'aille voir toutes ces transformations dont tu parles.
Pendant que don Quichotte s'habillait, le curé apprenait à don Fernand et à ses compagnons quel homme était notre héros, et la ruse qu'il avait fallu employer pour le tirer de la Roche-Pauvre, où il se croyait exilé par les dédains de sa dame. Il leur raconta la plupart des aventures que Sancho lui avait apprises, ce qui les divertit beaucoup, et leur parut la plus étrange espèce de folie qui se pût imaginer. Le curé ajouta que l'heureuse métamorphose de la princesse, ne permettant plus de mener à bout leur dessein, il fallait inventer un nouveau stratagème pour ramener don Quichotte dans sa maison. Cardenio insista pour ne rien déranger à leur projet, disant que Luscinde prendrait la place de Dorothée. Non, non, s'écria don Fernand, Dorothée achèvera ce qu'elle a entrepris. Je serai bien aise de contribuer à la guérison de ce pauvre gentilhomme, puisque nous ne sommes pas loin de chez lui.
Don Fernand parlait encore, quand soudain parut don Quichotte armé de pied en cap, l'armet de Mambrin tout bossué sur la tête, la rondache au bras, la lance à la main. Cette étrange apparition frappa de surprise don Fernand et les cavaliers venus avec lui. Tous regardaient avec étonnement ce visage d'une demi-lieue de long, jaune et sec, cette contenance calme et fière, enfin le bizarre assemblage de ses armes, et ils attendaient en silence qu'il prît la parole. Après quelques instants de silence, don Quichotte, d'un air grave, et d'une voix lente et solennelle, les yeux fixés sur Dorothée, s'exprima de la sorte:
Belle et noble dame, je viens d'apprendre par mon écuyer que votre grandeur s'est évanouie, puisque de reine que vous étiez, vous êtes redevenue une simple damoiselle. Si cela s'est fait par l'ordre du grand enchanteur, le roi votre père, dans la crainte que je ne parvinsse pas à vous donner l'assistance convenable, je n'ai rien à dire, si ce n'est qu'il s'est trompé lourdement, et qu'il connaît bien peu les traditions de la chevalerie; car s'il les eût lues et relues aussi souvent et avec autant d'attention que je l'ai fait, il aurait vu à chaque page que des chevaliers d'un renom moindre, sans vanité, que le mien, ont mis fin à des entreprises incomparablement plus difficiles. Ce n'est pas merveille, je vous assure, de venir à bout d'un géant, quelles que soient sa force et sa taille, et il n'y a pas longtemps que je me suis mesuré avec un de ces fiers-à-bras; aussi je me tairai, de peur d'être accusé de forfanterie; mais le temps, qui ne laisse rien dans l'ombre, parlera pour moi, et au moment où l'on y pensera le moins.
Vous vous êtes escrimé contre des outres pleines de vin, et non pas contre un géant, s'écria l'hôtelier, à qui don Fernand imposa silence aussitôt.
J'ajoute, très-haute et déshéritée princesse, poursuivit don Quichotte, que si c'est pour un pareil motif que le roi votre père a opéré cette métamorphose en votre personne, vous ne devez lui accorder aucune créance, car il n'y a point de danger sur la terre dont je ne puisse triompher à l'aide de cette épée; et c'est par elle que, mettant à vos pieds la tête de votre redoutable ennemi, je vous rétablirai dans peu sur le trône de vos ancêtres.
Don Quichotte se tut pour attendre la réponse de la princesse; et Dorothée, sachant qu'elle faisait plaisir à don Fernand en continuant la ruse jusqu'à ce qu'on eût ramené don Quichotte dans son pays, répondit avec gravité: Vaillant chevalier de la Triste-Figure, celui qui vous a dit que je suis transformée est dans l'erreur. Il est survenu, j'en conviens, un agréable changement dans ma fortune; mais cela ne m'empêche pas d'être aujourd'hui ce que j'étais hier, et d'avoir toujours le même désir d'employer la force invincible de votre bras pour remonter sur le trône de mes ancêtres. Ne doutez donc point, seigneur, que mon père n'ait été un homme aussi prudent qu'avisé, puisque sa science lui a révélé un moyen si facile et si sûr de remédier à mes malheurs. En effet, le bonheur de votre rencontre a été pour moi d'un tel prix, que sans elle je ne me serais jamais vue dans l'heureux état où je me trouve; ceux qui m'entendent sont, je pense, de mon sentiment. Ce qui me reste à faire, c'est de nous mettre en route dès demain; aujourd'hui il serait trop tard. Quant à l'issue de l'entreprise, je l'abandonne à Dieu, et m'en remets à votre courage.
A peine Dorothée eut-elle achevé de parler, que don Quichotte, apostrophant Sancho d'un ton courroucé: Petit Sancho, lui dit-il, tu es bien le plus insigne vaurien qu'il y ait dans toute l'Espagne. Dis-moi un peu, scélérat, ne viens-tu pas de m'assurer à l'instant que la princesse n'était plus qu'une simple damoiselle, du nom de Dorothée, et la tête du géant une plaisanterie, avec cent autres extravagances qui m'ont jeté dans la plus horrible confusion où je me sois trouvé de ma vie. Par le Dieu vivant, s'écria-t-il en grinçant des dents, si je ne me retenais, j'exercerais sur ta personne un tel ravage, que tu servirais d'exemple à tous les écuyers fallacieux et retors qui auront jamais l'honneur de suivre des chevaliers errants.
Seigneur, répondit Sancho, que Votre Grâce ne se mette point en colère; il peut se faire que je me sois trompé quant à la transformation de madame la princesse; mais pour ce qui est des outres percées, et du vin au lieu de sang, oh! par ma foi! je ne me trompe pas. Les outres, toutes criblées de coups, sont encore au chevet de votre lit, et le vin forme un lac dans votre chambre; vous le verrez bien tout à l'heure, quand il faudra faire frire les œufs, c'est-à-dire quand on vous demandera le payement du dégât que vous avez fait. Au surplus, si madame la princesse est restée ce qu'elle était, je m'en réjouis de toute mon âme, d'autant mieux que j'y trouve aussi mon compte.
En ce cas, Sancho, répliqua don Quichotte, je dis que tu n'es qu'un imbécile; pardonne-moi, et n'en parlons plus.
Très-bien, s'écria don Fernand; et puisque madame veut qu'on remette le voyage à demain, parce qu'il est tard, il faut ne songer qu'à passer la nuit agréablement en attendant le jour. Nous accompagnerons ensuite le seigneur don Quichotte pour être témoins des merveilleuses prouesses qu'il doit accomplir.
C'est moi qui aurai l'honneur de vous accompagner, reprit notre héros; je suis extrêmement reconnaissant envers la compagnie de la bonne opinion qu'elle a de moi, et je tâcherai de ne pas la démériter, dût-il m'en coûter la vie, et plus encore, s'il est possible.
Il se faisait un long échange d'offres de services entre don Quichotte et don Fernand, quand ils furent interrompus par l'arrivée d'un voyageur dont le costume annonçait un chrétien nouvellement revenu du pays des Mores, vêtu qu'il était d'une casaque de drap bleu fort courte et sans collet, avec des demi-manches, des hauts-de-chausses de toile bleue, et le bonnet de même couleur. Il portait un cimeterre à sa ceinture. Une femme vêtue à la moresque, le visage couvert d'un voile, sous lequel on apercevait un petit bonnet de brocart d'or, et habillée d'une longue robe qui lui venait jusqu'aux pieds, le suivait assise sur un âne. Le captif paraissait avoir quarante ans; il était d'une taille robuste et bien prise, brun de visage, portait de grandes moustaches, et l'on jugeait à sa démarche qu'il devait être de noble condition. En entrant dans l'hôtellerie, il demanda une chambre, et parut fort contrarié quand on lui répondit qu'il n'en restait point. Cependant il prit la Moresque entre ses bras, et la descendit de sa monture. Luscinde, Dorothée et les femmes de la maison, attirées par la nouveauté d'un costume qu'elles ne connaissaient pas, s'approchèrent de l'étrangère; après l'avoir bien considérée, Dorothée, qui avait remarqué son déplaisir, lui dit: Il ne faut point vous étonner, Madame, de ne pas trouver ici toutes les commodités désirables, c'est l'ordinaire des hôtelleries; mais si vous consentez à partager notre logement, dit-elle en montrant Luscinde, peut-être avouerez-vous n'avoir point rencontré dans le cours de votre voyage un meilleur gîte que celui-ci, et où l'on vous ait fait un meilleur accueil. L'étrangère ne répondit rien; mais croisant ses bras sur sa poitrine, elle baissa la tête pour témoigner qu'elle se sentait obligée; son silence ainsi que sa manière de saluer firent penser qu'elle était musulmane et qu'elle n'entendait pas l'espagnol.
Mesdames, répondit le captif, cette jeune femme ne comprend pas la langue espagnole et ne parle que la sienne; c'est pourquoi elle ne répond pas à vos questions.
Nous ne lui adressons point de questions, reprit Luscinde; nous lui offrons seulement notre compagnie pour cette nuit, et nos services autant qu'il dépend de nous et que le lieu le permet.
Je vous rends grâces, mesdames, et pour elle et pour moi, dit le captif; et je suis d'autant plus touché de vos offres de service, que je vois qu'elles sont faites par des personnes de qualité.
Cette dame est-elle chrétienne ou musulmane? demanda Dorothée, car son habit et son silence nous font croire qu'elle n'est pas de notre religion.
Elle est née musulmane, répondit le captif; mais au fond de l'âme elle est chrétienne et ne souhaite rien tant que de le devenir.
Est-elle baptisée? demanda Luscinde.
Nous n'en avons pas encore trouvé l'occasion, depuis qu'elle est partie d'Alger, sa patrie, répondit le captif, et nous n'avons pas voulu qu'elle le fût avant d'être bien instruite dans notre sainte religion; mais s'il plaît à Dieu, elle recevra bientôt le baptême avec toute la solennité que mérite sa qualité, qui est plus relevée que ne l'annoncent son costume et le mien.
Ces paroles donnaient à ceux qui les avaient entendues un vif désir de savoir qui étaient ces voyageurs; mais personne n'osa le laisser paraître, parce qu'on voyait qu'ils avaient besoin de repos. Dorothée prit la Moresque par la main, et l'ayant fait asseoir, la pria de lever son voile. L'étrangère regarda le captif comme pour lui demander ce qu'on souhaitait d'elle, et quand il lui eut fait comprendre en arabe que ces dames la priaient de lever son voile, elle fit voir tant d'attraits, que Dorothée la trouva plus belle que Luscinde, et Luscinde plus belle que Dorothée; et comme le privilége de la beauté est de s'attirer la sympathie générale, ce fut à qui s'empresserait auprès de l'étrangère, et à qui lui ferait le plus d'avances. Don Fernand ayant exprimé le désir d'apprendre son nom, le captif répondit qu'elle s'appelait Lela Zoraïde; mais elle, qui avait deviné l'intention du jeune seigneur, s'écria aussitôt: No, no, Zoraïda! Maria! Maria! voulant dire qu'elle s'appelait Marie, et non pas Zoraïde. Ces paroles, le ton dont elle les avait prononcées, émurent vivement tous ceux qui étaient présents, et particulièrement les dames, qui, naturellement tendres, sont plus accessibles aux émotions. Luscinde l'embrassa avec effusion, en disant: Oui, oui, Marie! Marie! A quoi la Moresque répondit avec empressement: Si, si, Maria! Zoraïda macangé! c'est-à-dire plus de Zoraïde.
Cependant la nuit approchait, et sur l'ordre de don Fernand l'hôtelier avait mis tous ses soins à préparer le souper. L'heure venue, chacun prit place à une longue table, étroite comme celle d'un réfectoire. On donna le haut bout à don Quichotte, qui d'abord déclina cet honneur, et ne consentit à s'asseoir qu'à une condition, c'est que la princesse de Micomicon prendrait place à son côté, puisqu'elle était sous sa garde. Luscinde et Zoraïde s'assirent ensuite, et en face d'elles don Fernand et Cardenio; plus bas le captif et les autres cavaliers, puis, immédiatement après les dames, le curé et le barbier.
Le repas fut très-gai, parce que la compagnie était agréable et que tous avaient sujet d'être contents. Mais ce qui augmenta la bonne humeur, ce fut quand ils virent que don Quichotte s'apprêtait à parler, animé du même esprit qui lui avait fait adresser naguère sa harangue aux chevriers. En vérité, messeigneurs, dit notre héros, il faut convenir que ceux qui ont l'avantage d'avoir fait profession dans l'ordre de la chevalerie errante sont souvent témoins de bien grandes et bien merveilleuses choses! Dites-moi, je vous prie, quel être vivant y a-t-il au monde qui, entrant à cette heure dans ce château, et nous voyant attablés de la sorte, pût croire ce que nous sommes en réalité? Qui pourrait jamais s'imaginer que cette dame, assise à ma droite, est la grande reine que nous connaissons tous, et que je suis ce chevalier de la Triste-Figure dont ne cesse de s'occuper la renommée? Comment donc ne pas avouer que cette noble profession surpasse de beaucoup toutes celles que les hommes ont imaginées? et n'est-elle pas d'autant plus digne d'estime qu'elle expose ceux qui l'exercent à de plus grands dangers? Qu'on ne vienne donc point soutenir devant moi que les lettres l'emportent sur les armes, ou je répondrai à celui-là, quel qu'il soit, qu'il ne sait ce qu'il dit.
La raison que bien des gens donnent de la prééminence des lettres sur les armes, et sur laquelle ils se fondent, c'est que les travaux de l'intelligence surpassent de beaucoup ceux du corps, parce que, selon eux, le corps fonctionne seul dans la profession des armes: comme si cette profession était un métier de portefaix, qui n'exigeât que de bonnes épaules, et qu'il ne fallût point un grand discernement pour bien employer cette force; comme si le général qui commande une armée en campagne et qui défend une place assiégée, n'avait pas encore plus besoin de vigueur d'esprit que de force de corps! Est-ce par hasard avec la force du corps qu'on devine les desseins de l'ennemi, qu'on imagine des ruses pour les opposer aux siennes et des stratagèmes pour ruiner ses entreprises? Ne sont-ce pas là toutes choses du ressort de l'intelligence, et où le corps n'a rien à voir? Maintenant, s'il est vrai que les armes exigent comme les lettres l'emploi de l'intelligence, puisqu'il n'en faut pas moins à l'homme de guerre qu'à l'homme de lettres, voyons le but que chacun d'eux se propose, et nous arriverons à conclure que celui-là est le plus à estimer qui se propose une plus noble fin.
La fin et le but des lettres (je ne parle pas des lettres divines, dont la mission est de conduire et d'acheminer les âmes au ciel; car à une telle fin nulle autre ne peut se comparer); je parle des lettres humaines, qui ont pour but la justice distributive, le maintien et l'exécution des lois. Cette fin est assurément noble, généreuse et digne d'éloges, mais pas autant, toutefois, que celle des armes, lesquelles ont pour objet et pour but la paix, c'est-à-dire le plus grand des biens que les hommes puissent désirer en cette vie. Quelles furent, je vous le demande, les premières paroles prononcées par les anges dans cette nuit féconde qui est devenue pour nous la source de la lumière? Gloire à Dieu dans les hauteurs célestes, paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. Quel était le salut bienveillant que le divin maître du ciel et de la terre recommandait à ses disciples, quand ils entraient dans quelque lieu: La paix soit dans cette maison. Maintes fois il leur a dit: Je vous donne ma paix, je vous laisse la paix, comme le joyau le plus précieux que pût donner et laisser une telle main, et sans lequel il ne saurait exister de bonheur ici-bas. Or, la paix est la fin que se propose la guerre, et qui dit la guerre dit les armes. Une fois cette vérité admise, que la paix est la fin que se propose la guerre, et qu'en cela elle l'emporte sur les lettres, venons-en à comparer les travaux du lettré avec ceux du soldat, et voyons quels sont les plus pénibles.
Don Quichotte poursuivait son discours avec tant de méthode et d'éloquence, qu'aucun de ses auditeurs ne songeait à sa folie; au contraire, comme ils étaient la plupart adonnés à la profession des armes, ils l'écoutaient avec autant de plaisir que d'attention.
Je dis donc, continua-t-il, que les travaux et les souffrances de l'étudiant, du lettré, sont ceux que je vais énumérer. D'abord et par-dessus tout la pauvreté; non pas que tous les étudiants soient pauvres, mais pour prendre leur condition dans ce qu'elle a de pire, et parce que la pauvreté est selon moi un des plus grands maux qu'on puisse endurer en cette vie; car qui dit pauvre, dit exposé à la faim, au froid, à la nudité, et souvent à ces trois choses à la fois. Eh bien, l'étudiant n'est-il jamais si pauvre, qu'il ne puisse se procurer quelque chose à mettre sous la dent? ne rencontre-t-il pas le plus souvent quelque brasero, quelque cheminée hospitalière, où il peut, sinon se réchauffer tout à fait, au moins se dégourdir les doigts, et, quand la nuit est venue, ne trouve-t-il pas toujours un toit où se reposer? Je passe sous silence la pénurie de leur chaussure, l'insuffisance de leur garde-robe, et ce goût qu'ils ont pour s'empiffrer jusqu'à la gorge, quand un heureux hasard leur fait trouver place à quelque festin. Mais c'est par ce chemin, âpre et difficile, j'en conviens, que beaucoup parmi eux bronchant par ici, tombant par là, se relevant d'un côté pour retomber de l'autre, beaucoup, dis-je, sont arrivés au but qu'ils ambitionnaient, et nous en avons vu qui, après avoir traversé toutes ces misères, paraissant comme emportés par le vent favorable de la fortune, se sont trouvés tout à coup appelés à gouverner l'État, ayant changé leur faim en satiété, leur nudité en habits somptueux, et leur natte de jonc en lit de damas, prix justement mérité de leur savoir et de leur vertu. Mais si l'on met leurs travaux en regard de ceux du soldat, et que l'on compare l'un à l'autre, combien le lettré reste en arrière! C'est ce que je vais facilement démontrer.
CHAPITRE XXXVIII
OU SE CONTINUE LE CURIEUX DISCOURS QUE FIT DON QUICHOTTE SUR LES LETTRES
ET SUR LES ARMES
Don Quichotte, après avoir repris haleine pendant quelques instants, continua ainsi: Nous avons parlé de toutes les misères et de la pauvreté du lettré; voyons maintenant si le soldat est plus riche. Eh bien, il nous faudra convenir que nul au monde n'est plus pauvre que ce dernier, car c'est la pauvreté même. En effet, il doit se contenter de sa misérable solde, qui vient toujours tard, quelquefois même jamais; alors, si manquant du nécessaire, il se hasarde à dérober quelque chose, il le fait souvent au péril de sa vie, et toujours au notable détriment de son âme. Vous le verrez passer tout un hiver avec un méchant justaucorps tailladé, qui lui sert à la fois d'uniforme et de chemise, n'ayant pour se défendre contre l'inclémence du ciel que le souffle de sa bouche, lequel sortant d'un endroit vide et affamé, doit nécessairement être froid. Maintenant vienne la nuit, pour qu'il puisse prendre un peu de repos; par ma foi, tant pis pour lui si le lit qui l'attend pèche par défaut de largeur, car il peut mesurer sur la terre autant de pieds qu'il voudra, pour s'y tourner et retourner tout à son aise, sans crainte de déranger ses draps. Arrive enfin le jour et l'heure de gagner les degrés de sa profession, c'est-à-dire un jour de bataille; en guise de bonnet de docteur, on lui appliquera sur la tête une compresse de charpie pour panser la blessure d'une balle qui lui aura labouré la tempe, ou le laissera estropié d'une jambe ou d'un bras. Mais supposons qu'il s'en soit tiré heureusement, et que le ciel, en sa miséricorde, l'ait conservé sain et sauf, en revient-il plus riche qu'il n'était auparavant? ne doit-il pas se trouver encore à un grand nombre de combats, et en sortir toujours vainqueur, avant d'arriver à quelque chose? sortes de miracles qui ne se voient que fort rarement. Aussi, combien peu de gens font fortune à l'armée, en comparaison de ceux qui périssent! le nombre des morts est incalculable, et les survivants n'en font pas la millième partie. Pour le lettré, c'est tout le contraire: car, de manière ou d'autre, avec le pan de sa robe, sans compter les manches, il trouve toujours de quoi vivre; et pourtant, bien que les travaux du soldat soient incomparablement plus pénibles que ceux du lettré, il a beaucoup moins de récompenses à espérer, et elles sont toujours de moindre importance.
Mais, dira-t-on, il est plus aisé de récompenser le petit nombre des lettrés que cette foule de gens qui suivent la profession des armes, parce qu'on s'acquitte envers les premiers en leur conférant des offices qui reviennent de droit à ceux de leur profession, tandis que les seconds ne peuvent être rémunérés qu'aux dépens du seigneur qu'ils servent: ce qui ne fait que confirmer ce que j'ai déjà avancé. Mais laissons là ce labyrinthe de difficile issue, et revenons à la prééminence des armes sur les lettres.
On dit, pour les lettres, que sans elles les armes ne pourraient subsister, à cause des lois auxquelles la guerre est soumise, et parce que ces lois étant du domaine des lettrés, ils en sont les interprètes et les dispensateurs. A cela je réponds que sans les armes, au contraire, les lois ne pourraient pas se maintenir, parce que c'est avec les armes que les États se défendent, que les royaumes se conservent, que les villes se gardent, que les chemins deviennent sûrs, que les mers sont purgées de pirates; que sans les armes enfin, les royaumes, les cités, en un mot la terre et la mer, seraient perpétuellement en butte à la plus horrible confusion. Or, si c'est un fait reconnu, que plus une chose coûte cher à acquérir, plus elle s'estime et doit être estimée, je demanderai ce qu'il en coûte pour devenir éminent dans les lettres? Du temps, des veilles, de l'application d'esprit, faire souvent mauvaise chère, être mal vêtu, et d'autres choses dont je crois avoir déjà parlé. Mais, pour devenir bon soldat, il faut endurer tout cela, et bien d'autres misères presque sans relâche, sans compter le risque de la vie à toute heure.
Quelle souffrance peut endurer le lettré qui approche de celle qu'endure un soldat dans une ville assiégée par l'ennemi? Seul en sentinelle sur un rempart, le soldat entend creuser une mine sous ses pieds; eh bien, osera-t-il jamais s'éloigner du péril qui le menace? Tout au plus s'il lui est permis de faire donner à son capitaine avis de ce qui se passe, afin qu'on puisse remédier au danger; mais en attendant il doit demeurer ferme à son poste, jusqu'à ce que l'explosion le lance dans les airs, ou l'ensevelisse sous les décombres. Voyez maintenant ces deux galères s'abordant par leurs proues, se cramponnant l'une à l'autre au milieu du vaste Océan. Pour champ de bataille, le soldat n'a qu'un étroit espace sur les planches de l'éperon: tout ce qu'il a devant lui sont autant de ministres de la mort; ce ne sont que mousquets, lances et coutelas; il sert de but aux grenades, aux pots à feu, et chaque canon est braqué contre lui à quatre pas de distance. Dans une situation si terrible, pressé de toutes parts et cerné par la mer, quand le moindre faux pas peut l'envoyer visiter la profondeur de l'empire de Neptune, son seul espoir est dans sa force et son courage. Aussi, intrépide et emporté par l'honneur, il affronte tous ces périls, surmonte tous ces obstacles, et se fait jour à travers tous ces mousquets et ces piques pour se précipiter dans l'autre vaisseau, où tout lui est ennemi, tout lui est danger. A peine le soldat est-il emporté par le boulet, qu'un autre le remplace; celui-là est englouti par la mer, un autre lui succède, puis un autre encore, sans qu'aucun de ceux qui survivent s'effraye de la mort de ses compagnons; ce qui est une marque extraordinaire de courage et de merveilleuse intrépidité. Heureux les temps qui ne connaissaient point ces abominables instruments de guerre, dont je tiens l'inventeur pour damné au fond de l'enfer, où il reçoit, j'en suis certain, le salaire de sa diabolique invention! Grâce à lui, le plus valeureux chevalier peut tomber sans vengeance sous les coups éloignés du lâche! grâce à lui, une balle égarée, tirée peut-être par tel qui s'est enfui, épouvanté du feu de sa maudite machine, arrête en un instant les exploits d'un héros qui méritait de vivre longues années! Aussi, m'arrive-t-il souvent de regretter au fond de l'âme d'avoir embrassé, dans ce siècle détestable, la profession de chevalier errant; car bien qu'aucun péril ne me fasse sourciller, il m'est pénible de savoir qu'il suffit d'un peu de poudre et de plomb pour paralyser ma vaillance et m'empêcher de faire connaître sur toute la surface de la terre la force de mon bras. Mais après tout, que la volonté du ciel s'accomplisse, puisque si j'atteins le but que je me suis proposé, je serai d'autant plus digne d'estime, que j'aurai affronté de plus grands périls que n'en affrontèrent les chevaliers des siècles passés.
Pendant que don Quichotte prononçait ce long discours au lieu de prendre part au repas, bien que Sancho l'eût averti plusieurs fois de manger, lui disant qu'il pourrait ensuite parler à son aise, ceux qui l'écoutaient trouvaient un nouveau sujet de le plaindre de ce qu'après avoir montré tant de jugement sur diverses matières, il venait de le perdre à propos de sa maudite chevalerie. Le curé applaudit à la préférence que notre héros donnait aux armes sur les lettres, ajoutant que tout intéressé qu'il était dans la question, en sa qualité de docteur, il se sentait entraîné vers son sentiment.
On acheva de souper; et pendant que l'hôtesse et Maritorne préparaient, pour les dames, la chambre de don Quichotte, don Fernand pria le captif de conter l'histoire de sa vie, ajoutant que toute la compagnie l'en priait instamment, la rencontre de Zoraïde leur faisant penser qu'il devait s'y trouver des aventures fort intéressantes. Le captif répondit qu'il ne savait point résister à ce qu'on lui demandait de si bonne grâce, mais qu'il craignait que sa manière de raconter ne leur donnât pas autant de satisfaction qu'ils s'en promettaient. A la fin, se voyant sollicité par tout le monde: Seigneurs, dit-il, que Vos Grâces me prêtent attention, et je vais leur faire une relation véridique, qui ne le cède en rien aux fables les mieux inventées. Chacun étant ainsi préparé à l'écouter, il commença en ces termes:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Le costume du voyageur annonçait un chrétien nouvellement revenu du pays des Mores (p. 203).CHAPITRE XXXIX
OU LE CAPTIF RACONTE SA VIE ET SES AVENTURES
Je suis né dans un village des montagnes de Léon, de parents plus favorisés des biens de la nature que de ceux de la fortune. Toutefois, dans un pays où les gens sont misérables, mon père ne laissait pas d'avoir la réputation d'être riche; et il l'aurait été en effet s'il eût mis autant de soin à conserver son patrimoine qu'il mettait d'empressement à le dissiper. Il avait contracté cette manière de vivre à la guerre, ayant passé sa jeunesse dans cette admirable école, qui fait d'un avare un libéral, et d'un libéral un prodigue, et où celui qui épargne est à bon droit regardé comme un monstre indigne de la noble profession des armes. Mon père, voyant qu'il ne pouvait résister à son humeur trop disposée à la dépense et aux largesses, résolut de se dépouiller de son bien. Il nous fit appeler, mes deux frères et moi, et nous tint à peu près ce discours:
Mes chers enfants, vous donner ce nom, c'est dire assez que je vous aime; mais comme ce n'est pas en fournir la preuve que de dissiper un bien qui doit vous revenir un jour, j'ai résolu d'accomplir une chose à laquelle je pense depuis longtemps, et que j'ai mûrement préparée. Vous êtes tous les trois en âge de vous établir, ou du moins de choisir une profession qui vous procure dans l'avenir honneur et profit. Eh bien, mon désir est de vous y aider; c'est pourquoi j'ai fait de mon bien quatre portions égales; je vous en abandonne trois, me réservant la dernière pour vivre le reste des jours qu'il plaira au ciel de m'accorder; seulement, après avoir reçu sa part, je désire que chacun de vous choisisse une des carrières que je vais vous indiquer.
Il y a dans notre Espagne un vieux dicton plein de bon sens, comme ils le sont tous d'ailleurs, étant appuyés sur une longue et sage expérience; voici ce dicton: L'Église, la mer ou la maison du roi; c'est-à-dire que celui qui veut prospérer et devenir riche, doit entrer dans l'Église, ou trafiquer sur mer, ou s'attacher à la cour. Je voudrais donc, mes chers enfants, que l'un de vous s'adonnât à l'étude des lettres, un autre au commerce, et qu'enfin le troisième servît le roi dans ses armées, car il est aujourd'hui fort difficile d'entrer dans sa maison; et quoique le métier des armes n'enrichisse guère ceux qui l'exercent, on y obtient du moins de la considération et de la gloire. D'ici à huit jours vos parts seront prêtes, et je vous les donnerai en argent comptant, sans vous faire tort d'un maravédis, comme il vous sera aisé de le reconnaître. Dites maintenant quel est votre sentiment, et si vous êtes disposés à suivre mon conseil.
Mon père m'ayant ordonné de répondre le premier, comme étant l'aîné, je le priai instamment de ne point se priver de son bien, lui disant qu'il pouvait en faire tel usage qu'il lui plairait; que nous étions assez jeunes pour en acquérir; j'ajoutai que du reste je lui obéirais, et que mon désir était de suivre la profession des armes. Mon second frère demanda à partir pour les Indes; le plus jeune, et je crois le mieux avisé, dit qu'il souhaitait entrer dans l'Église, et aller à Salamanque achever ses études. Après nous avoir entendus, notre père nous embrassa tendrement; et dans le délai qu'il avait fixé, il remit à chacun de nous sa part en argent, c'est-à-dire, si je m'en souviens bien, trois mille ducats, un de nos oncles ayant acheté notre domaine afin qu'il ne sortît point de la famille.
Tout étant prêt pour notre départ, le même jour nous quittâmes tous trois notre père; mais moi qui regrettais de le laisser avec si peu de bien dans un âge si avancé, je l'obligeai, à force de prières, à reprendre deux mille ducats sur ma part, lui faisant observer que le reste était plus que suffisant pour un soldat. Mes frères, à mon exemple, lui laissèrent chacun aussi mille ducats, outre ce qu'il s'était réservé en fonds de terre. Nous prîmes ensuite congé de mon père et de mon oncle, qui nous prodiguèrent toutes les marques de leur affection, nous recommandant avec instance de leur donner souvent de nos nouvelles. Nous le promîmes, et après avoir reçu leur baiser d'adieu et leur bénédiction, l'un de nous prit le chemin de Salamanque, un autre celui de Séville; quant à moi, je me dirigeai vers Alicante, où se trouvait un bâtiment de commerce génois qui allait faire voile pour l'Italie, et sur lequel je m'embarquai. Il peut y avoir vingt-deux ans que j'ai quitté la maison de mon père; et pendant ce long intervalle, bien que j'aie écrit plusieurs fois, je n'ai reçu aucune nouvelle ni de lui ni de mes frères.
Notre bâtiment arriva heureusement à Gênes; de là je me rendis à Milan, où j'achetai des armes et un équipement de soldat, afin d'aller m'enrôler dans les troupes piémontaises; mais, sur le chemin d'Alexandrie, j'appris que le duc d'Albe passait en Flandre. Cette nouvelle me fit changer de résolution, et j'allai prendre du service sous ce grand capitaine. Je le suivis dans toutes les batailles qu'il livra; je me trouvai à la mort des comtes de Horn et d'Egmont, et je devins enseigne dans la compagnie de don Diego d'Urbina. J'étais en Flandre depuis quelque temps, quand le bruit courut que le pape, l'Espagne et la république de Venise s'étaient ligués contre le Turc, qui venait d'enlever Chypre aux Vénitiens; que don Juan d'Autriche, frère naturel de notre roi Philippe II, était général de la ligue, et qu'on faisait de grands préparatifs pour cette guerre. Cette nouvelle me donna un vif désir d'assister à la brillante campagne qui allait s'ouvrir; et quoique je fusse presque certain d'avoir une compagnie à la première occasion, je préférai renoncer à cette espérance, et revenir en Italie.
Ma bonne étoile voulut que j'arrivasse à Gênes en même temps que don Juan d'Autriche y entrait avec sa flotte pour cingler ensuite vers Naples, où il devait se réunir à celle de Venise, jonction qui eut lieu plus tard à Messine. Bref, devenu capitaine d'infanterie, honorable emploi que je dus à mon bonheur plutôt qu'à mon mérite, je me trouvai à cette grande et mémorable journée de Lépante, qui désabusa la chrétienté de l'opinion où l'on était alors que les Turcs étaient invincibles sur mer.
En ce jour où fut brisé l'orgueil ottoman, parmi tant d'heureux qu'il fit, seul je fus malheureux. Au lieu de recevoir après la bataille, comme au temps de Rome, une couronne navale, je me vis, la nuit suivante, avec des fers aux pieds et des menottes aux mains. Voici comment m'était arrivée cette cruelle disgrâce: Uchali, roi d'Alger et hardi corsaire, ayant pris à l'abordage la galère capitane de Malte, où il n'était resté que trois chevaliers tout couverts de blessures, le bâtiment aux ordres de Jean-André Doria, sur lequel je servais avec ma compagnie, s'avança pour le secourir; je sautai le premier à bord de la galère; mais celle-ci s'étant éloignée avant qu'aucun de mes compagnons pût me suivre, les Turcs me firent prisonnier après m'avoir blessé grièvement. Uchali, comme vous le savez, ayant réussi à s'échapper avec toute son escadre, je restai en son pouvoir, et dans la même journée qui rendait la liberté à quinze mille chrétiens enchaînés sur les galères turques, je devins esclave des barbares.
Emmené à Constantinople, où mon maître fut fait général de la mer, en récompense de sa belle conduite et pour avoir pris l'étendard de l'ordre de Malte, je me trouvai à Navarin l'année suivante, ramant sur la capitane appelée les Trois-Fanaux. Là, je pus remarquer comme quoi on laissa échapper l'occasion de détruire toute la flotte turque pendant qu'elle était à l'ancre, car les janissaires qui la montaient, ne doutant point qu'on ne vînt les attaquer, se tenaient déjà prêts à gagner la terre, sans vouloir attendre l'issue du combat, tant ils étaient épouvantés depuis l'affaire de Lépante. Mais le ciel en ordonna autrement; et il ne faut en accuser ni la conduite, ni la négligence du général qui commandait les nôtres. En effet, Uchali se retira à Modon, île voisine de Navarin; là, ayant mis ses troupes à terre, il fortifia l'entrée du port, et y resta jusqu'à ce que don Juan se fût éloigné.
Ce fut dans cette campagne que notre bâtiment, appelé la Louve, monté par ce foudre de guerre, ce père des soldats, cet heureux et invincible don Alvar de Bazan, marquis de Sainte-Croix, s'empara d'une galère que commandait un des fils du fameux Barberousse. Vous serez sans doute bien aise d'apprendre comment eut lieu ce fait de guerre. Ce fils de Barberousse traitait ses esclaves avec tant de cruauté, et en était tellement haï, que ceux qui ramaient sur sa galère, se voyant près d'être atteints par la Louve, qui les poursuivait vivement, laissèrent en même temps tomber leurs rames, et, saisissant leur chef, qui criait du gaillard d'arrière de ramer avec plus de vigueur, le firent passer de banc en banc, de la poupe à la proue et en lui donnant tant de coups de dents, qu'avant qu'il eût atteint le grand mât son âme était dans les enfers.
De retour à Constantinople, nous y apprîmes que notre général don Juan d'Autriche, après avoir emporté d'assaut Tunis, l'avait donné à Muley-Hamet, ôtant ainsi l'espérance d'y rentrer à Muley-Hamida, le More le plus vaillant mais le plus cruel qui fût jamais. Le Grand Turc ressentit vivement cette perte; aussi avec la sagacité qui caractérise la race ottomane, il s'empressa de conclure la paix avec les Vénitiens, qui la souhaitaient non moins ardemment; puis, l'année suivante, il ordonna de mettre le siége devant la Goulette et devant le fort que don Juan avait commencé à faire élever auprès de Tunis.
Pendant ces événements, j'étais toujours à la chaîne, sans aucun espoir de recouvrer ma liberté, du moins par rançon, car je ne voulais pas donner connaissance à mon père de ma triste situation. Bientôt on sut que la Goulette avait capitulé, puis le fort, assiégés qu'ils étaient par soixante mille Turcs réguliers, et par plus de quatre cent mille Mores et Arabes accourus de tous les points de l'Afrique. La Goulette, réputée jusqu'alors imprenable, succomba la première malgré son opiniâtre résistance. On a prétendu que ç'avait été une grande faute de s'y enfermer au lieu d'empêcher la descente des ennemis; mais ceux qui parlent ainsi font voir qu'ils n'ont guère l'expérience de la guerre. Comment sept mille hommes, tout au plus, qu'il y avait dans la Goulette et dans le fort, auraient-ils pu se partager pour garder ces deux places, et tenir en même temps la campagne contre une armée si nombreuse? et d'ailleurs où est la place, si forte soit-elle, qui ne finisse par capituler si elle n'est point secourue à temps, surtout quand elle est attaquée par une foule immense et opiniâtre, qui combat dans son pays?
Pour moi, je pense avec beaucoup d'autres que la chute de la Goulette fut un bonheur pour l'Espagne; car ce n'était qu'un repaire de bandits, qui coûtait beaucoup à entretenir et à défendre sans servir à rien qu'à perpétuer la mémoire de Charles-Quint, comme si ce grand prince avait besoin de cette masse de pierres pour éterniser son nom. Quant au fort, il coûta cher aux Turcs, qui perdirent plus de vingt-cinq mille hommes en vingt-deux assauts, où les assiégés firent une si opiniâtre résistance et déployèrent une si grande valeur, que des treize cents qui restèrent aucun n'était sans blessures.
Un petit fort, construit au milieu du lac, et où s'était enfermé, avec une poignée d'hommes, don Juan Zanoguera, brave capitaine valencien, fut contraint de capituler. Il en fut de même du commandant de la Goulette, don Pedro Puerto-Carrero, qui, après s'être distingué par la défense de cette place, mourut de chagrin sur la route de Constantinople, où on le conduisait. Gabriel Cerbellon, excellent ingénieur milanais et très-vaillant soldat, resta aussi prisonnier. Enfin, il périt dans ces deux siéges un grand nombre de gens de marque, parmi lesquels il faut citer Pagano Doria, chevalier de l'ordre de Saint-Jean, homme généreux comme le montra l'extrême libéralité dont il usa envers son frère, le fameux Jean-André Doria. Ce qui rendit sa mort encore plus déplorable, c'est que, voyant le fort perdu sans ressource, il crut pouvoir se confier à des Arabes qui s'étaient offerts à le conduire sous un habit moresque à Tabarca, petit port pour la pêche du corail que possèdent les Génois, sur ce rivage. Mais ces Arabes lui coupèrent la tête, et la portèrent au chef de la flotte turque; celui-ci les récompensa suivant le proverbe castillan: La trahison plaît, mais non le traître; car il les fit pendre tous pour ne pas lui avoir amené Doria vivant.
Parmi les prisonniers se trouvait aussi un certain don Pedro d'Aguilar, de je ne sais plus quel endroit de l'Andalousie; c'était un homme d'une grande bravoure, qui avait été enseigne dans le fort: militaire distingué; il possédait de plus un goût singulier pour la poésie; il fut mis sur la même galère que moi, et devint esclave du même maître. Avant de partir, il composa, pour servir d'épitaphe à la Goulette et au fort, deux sonnets que je vais vous réciter, si je m'en souviens; je suis certain qu'ils vous feront plaisir.
En entendant prononcer le nom de Pedro d'Aguilar, don Fernand regarda ses compagnons, et tous trois se mirent à sourire. Comme le captif allait continuer:
Avant de passer outre, lui dit un des cavaliers, veuillez m'instruire de ce qu'est devenu ce Pedro d'Aguilar.
Tout ce que je sais, répondit le captif, c'est qu'après deux ans d'esclavage à Constantinople il s'enfuit un jour en habit d'Arnaute avec un espion grec: j'ignore s'il parvint à recouvrer la liberté; mais un an plus tard, je vis le Grec à Constantinople, sans jamais trouver l'occasion de lui demander des nouvelles de leur évasion.
Je puis vous en donner, repartit le cavalier; ce don Pedro est mon frère; il est maintenant dans son pays en bonne santé, richement marié, et il a trois enfants.
Dieu soit loué! dit le captif; car, selon moi, le plus grand des biens, c'est de recouvrer la liberté.
J'ai retenu aussi les sonnets que fit mon frère, reprit le cavalier.
Vous me ferez plaisir de nous les réciter, répondit le captif, et vous vous en acquitterez mieux que moi.
Volontiers, dit le cavalier. Voici celui de la Goulette:
CHAPITRE XL
OU SE CONTINUE L'HISTOIRE DU CAPTIF
SONNET
Jouissez maintenant de cette paix profonde
Que jamais les mortels ne goûtent dans le monde,
Ce digne et juste prix de vos nobles efforts,
Qu'un zèle ardent et saint rend la valeur féconde,
Lorsque de votre sang teignant à peine l'onde,
Vous fîtes des vainqueurs des montagnes de morts.
Et vos corps épuisés après tant de carnage,
Tombèrent invaincus, les armes à la main.
Te fait vivre ici-bas à jamais couronnée,
Et le maître du ciel te couronne en son sein.
Je me le rappelle bien, dit le captif.
Quant à celui qui fut fait pour le fort, si j'ai bonne mémoire, il était ainsi conçu, reprit le cavalier:
Les sonnets ne furent pas trouvés mauvais, et le captif, après s'être réjoui des bonnes nouvelles qu'on lui donnait de son ancien compagnon d'infortune, continua son histoire: Les Turcs firent démanteler la Goulette, et pour en venir plus promptement à bout, ils la minèrent de trois côtés; mais jamais ils ne purent parvenir à renverser les vieilles murailles, qui semblaient les plus faciles à détruire; tout ce qui restait de la nouvelle fortification tomba au contraire en un instant. Quant au fort, il était dans un tel état, qu'il ne fut pas besoin de le ruiner davantage. Bref, l'armée retourna triomphante à Constantinople, où Uchali mourut peu de temps après. On l'avait surnommé Fartax, ce qui en langue turque veut dire TEIGNEUX, car il l'était effectivement. Les Turcs ont coutume de donner aux gens des sobriquets tirés de leurs qualités ou de leurs défauts: comme ils ne possèdent que quatre noms, ceux des quatre familles de la race ottomane, ils sont obligés pour se distinguer entre eux d'emprunter des désignations provenant soit de quelque qualité morale soit de quelque défaut corporel.
Cet Uchali avait commencé par être forçat sur les galères du Grand Seigneur, dont il resta l'esclave pendant quatorze années. A trente-quatre ans, il se fit renégat pour devenir libre et se venger d'un Turc qui lui avait donné un soufflet. Dans la première rencontre, il se distingua tellement par sa valeur, que, sans passer par les emplois subalternes, ce dont les favoris même du Grand Seigneur ne sont pas exempts, il devint dey d'Alger, puis général de la mer, ce qui est la troisième charge de l'empire. Il était Calabrais de nation, et, à sa religion près, homme de bien et assez humain pour ses esclaves, dont le nombre s'élevait à plus de trois mille. Uchali mort, ses esclaves furent partagés entre le Grand Seigneur, qui d'ordinaire hérite de ses sujets, et les renégats attachés à sa personne. Quant à moi, j'échus en partage à un renégat vénitien, qui avait été mousse sur un navire tombé au pouvoir d'Uchali, lequel conçut pour lui une si grande affection qu'il en avait fait un de ses plus chers confidents. Il s'appelait Azanaga. Devenu extrêmement riche, il fut fait plus tard dey d'Alger. Mais c'était un des hommes les plus cruels qu'on ait jamais vus.
Conduit dans cette ville avec mes compagnons d'esclavage, j'eus une grande joie de me sentir rapproché de l'Espagne, persuadé que je trouverais à Alger, plutôt qu'à Constantinople, quelque moyen de recouvrer ma liberté; car je ne perdais point l'espérance, et quand ce que j'avais projeté ne réussissait pas, je cherchais à m'en consoler en rêvant à d'autres moyens. Je passais ainsi ma vie, dans une prison que les Turcs appellent bagne, où ils renferment tous leurs esclaves, ceux qui appartiennent au dey, ceux des particuliers, et ceux appelés esclaves de l'almacen, comme on dirait en Espagne de l'ayuntamiento; ils sont tous employés aux travaux publics. Ces derniers ont bien de la peine à recouvrer leur liberté, parce qu'étant à tout le monde, et n'appartenant à aucun maître, ils ne savent à qui s'adresser pour traiter de leur rançon. Quant aux esclaves dits de rachat, on les place dans ces bagnes jusqu'à ce que leur rançon soit venue. Là ils ne sont employés à aucun travail, si ce n'est quand l'argent se fait trop attendre; car alors on les envoie au bois avec les autres, travail extrêmement pénible. Dès qu'on sut que j'étais capitaine, ce fut inutilement que je me fis pauvre: je fus regardé comme un homme considérable, et on me mit au nombre des esclaves de rachat, avec une chaîne qui faisait voir que je traitais de ma liberté plutôt qu'elle n'était une marque de servitude.
Je demeurai ainsi quelque temps dans ce bagne, avec d'autres esclaves qui n'étaient pas retenus plus étroitement que moi; et bien que nous fussions souvent pressés par la faim, et que nous subissions une foule d'autres misères, rien ne nous affligeait tant que les cruautés qu'Azanaga exerçait à toute heure sur nos malheureux compagnons. Il ne se passait pas de jour qu'il ne fît pendre ou empaler quelques-uns d'entre eux; le moindre supplice consistait à leur couper les oreilles, et pour des motifs si légers, qu'au dire même des Turcs il n'agissait ainsi qu'afin de satisfaire son instinct cruel et sanguinaire.
Un soldat espagnol, nommé Saavedra, trouva seul le moyen et eut le courage de braver cette humeur barbare. Quoique, pour recouvrer sa liberté, il eût fait des tentatives si prodigieuses que les Turcs en parlent encore aujourd'hui, et que, chaque jour, nous fussions dans la crainte de le voir empalé, que lui-même enfin le craignît plus d'une fois, jamais son maître ne le fit battre ni jamais il ne lui adressa le moindre reproche. Si j'en avais le temps, je vous raconterais de ce Saavedra des choses qui vous intéresseraient beaucoup plus que mes propres aventures; mais, je le répète, cela m'entraînerait trop loin.
Sur la cour de notre prison donnaient les fenêtres de l'habitation d'un riche More; selon l'usage du pays, ce sont plutôt des lucarnes que des fenêtres, encore sont-elles protégées par des jalousies épaisses et serrées. Un jour que j'étais monté sur une terrasse où, pour tuer le temps, je m'exerçais à sauter avec trois de mes compagnons, les autres ayant été envoyés au travail, je vis tout à coup sortir d'une de ces lucarnes un mouchoir attaché au bout d'une canne de jonc. Au mouvement de cette canne, qui semblait être un appel, un de mes compagnons s'avança pour la prendre; mais on la retira sur-le-champ. Celui-ci à peine éloigné, la canne reparut aussitôt; un autre voulut recommencer l'épreuve, mais ce fut en vain; le troisième ne fut pas plus heureux. Enfin je voulus éprouver la fortune à mon tour, et dès que je fus sous la fenêtre, la canne tomba à mes pieds. Je m'empressai de dénouer le mouchoir, et j'y trouvai dix petites pièces valant environ dix de nos réaux. Vous jugez de ma joie en recevant ce secours dans la détresse où nous étions, joie d'autant plus grande que le bienfait s'adressait à moi seul.
Je revins sur la terrasse, et regardant du côté de la fenêtre, j'aperçus une main très-blanche qui la fermait; ce qui me fit penser que nous devions à une femme cette libéralité. Nous la remerciâmes à la manière des Turcs, en inclinant la tête et le corps, et en croisant les bras sur la poitrine. Au bout de quelque temps, nous vîmes paraître à la même lucarne une petite croix de roseau qu'on retira aussitôt. Cela nous donna à croire que c'était une esclave chrétienne qui nous voulait du bien; néanmoins, d'après la blancheur du bras, et aussi d'après le bracelet que nous avions distingué, nous pensâmes que c'était plutôt une chrétienne renégate que son maître avait épousée, les Mores préférant ces femmes à celles de leur propre pays; mais nous nous trompions dans nos diverses conjectures, comme vous le verrez par la suite.
Depuis ce moment, nous avions sans cesse les yeux attachés sur la fenêtre d'où nous avions reçu une si agréable assistance. Quinze jours se passèrent sans qu'on l'ouvrît, et, malgré les peines que nous nous donnâmes pour savoir s'il se trouvait dans cette maison quelque chrétienne renégate, nous ne pûmes rien découvrir, si ce n'est que la maison appartenait à Agimorato, homme considérable, ancien caïd du fort de Bata, emploi des plus importants chez les Mores.
Un jour que nous étions encore tous les quatre seuls dans le bagne, nous aperçûmes de nouveau la canne et le mouchoir: nous répétâmes la même épreuve, et toujours avec le même résultat; la canne ne se rendit qu'à moi, et je trouvai dans le mouchoir quarante écus d'or d'Espagne, avec une lettre écrite en arabe et une grande croix au bas. Je baisai la croix, je pris les écus, et nous retournâmes sur la terrasse pour faire notre remercîment ordinaire. Lorsque j'eus fait connaître par signe que je lirais le papier, la main disparut et la fenêtre se referma.
Cette bonne fortune, dans le triste état où nous étions, nous donna une joie extrême et de grandes espérances; mais aucun de nous n'entendait l'arabe, et nous étions fort embarrassés de savoir le contenu de la lettre, craignant, en nous adressant mal, de compromettre notre bienfaitrice avec nous. Enfin le désir de savoir pourquoi on m'avait choisi plutôt que mes compagnons, m'engagea à me confier à un renégat de Murcie qui me témoignait de l'amitié. Je m'ouvris à cet homme après avoir pris toutes les précautions possibles pour l'engager au secret, c'est-à-dire en lui donnant une attestation qu'il avait toujours servi et assisté les chrétiens, et que son dessein était de s'enfuir dès qu'il en trouverait l'occasion; les renégats se munissent de ces certificats par précaution. Je vous dirai à ce sujet que les uns en usent de bonne foi, mais que d'autres agissent seulement par ruse. Lorsqu'ils vont faire la course en mer, si par hasard ils tombent entre les mains des chrétiens, ils se tirent d'affaire au moyen de ces certificats qui tendent à prouver que leur intention était de retourner dans leur pays. Ils évitent ainsi la mort en feignant de se réconcilier avec la religion chrétienne, et sous le voile d'une abjuration simulée, ils vivent en liberté sans qu'on les inquiète; mais le plus souvent, à la première occasion favorable, ils repassent en Barbarie.
Le renégat auquel je m'étais confié avait une attestation semblable de tous mes compagnons d'infortune; et si les Mores l'avaient soupçonné, il aurait été brûlé vif. Après avoir pris mes précautions avec lui, et sachant qu'il parlait l'arabe, je le priai, sans m'expliquer davantage, de me lire ce billet que je disais avoir trouvé dans un coin de ma prison. Il l'ouvrit, l'examina quelque temps, et après l'avoir lu deux ou trois fois, il me pria, si je voulais en avoir l'explication, de lui procurer de l'encre et du papier; ce que je fis. L'ayant traduit sur-le-champ: voici me dit-il, ce que signifie cet écrit, sans qu'il y manque un seul mot; je vous avertis seulement que Lela Marien veut dire vierge Marie, et Allah, Dieu.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Nous vîmes paraître à la même lucarne une petite croix de roseau (p. 216).Tel était le contenu de cette lettre, qui ne sortira jamais de ma mémoire:
«Lorsque j'étais enfant, une femme, esclave de mon père, m'apprit en notre langue la prière des chrétiens, et me dit plusieurs choses de Lela Marien. Cette esclave mourut, et je sais qu'elle n'alla point dans le feu éternel, mais avec Dieu; car, depuis qu'elle est morte, je l'ai revue deux fois, et toujours elle m'a recommandé d'aller chez les chrétiens voir Lela Marien, qui m'aime beaucoup. De cette fenêtre, j'ai aperçu bien des chrétiens; mais je dois l'avouer, toi seul parmi eux m'a paru gentilhomme. Je suis jeune et assez belle, et j'ai beaucoup d'argent que j'emporterai avec moi: vois si tu veux entreprendre de m'emmener. Il ne tiendra qu'à toi que je sois ta femme; si tu ne le veux pas, je n'en suis point en peine, parce que Lela Marien saura me donner un mari. Comme c'est moi qui ai écrit cette lettre, je voudrais pouvoir t'avertir de ne te fier à aucun More, parce qu'ils sont tous traîtres. Aussi cela me cause beaucoup d'inquiétude; car si mon père vient à en avoir connaissance, je suis perdue. Il y a au bout de la canne un fil auquel tu attacheras ta réponse; si tu ne trouves personne qui sache écrire en arabe, explique-moi par signes ce que tu auras à me dire. Lela Marien me le fera comprendre. Je te recommande à Dieu et à elle, et encore à cette croix que je baise souvent, comme l'esclave m'a recommandé de le faire.»
Il serait difficile, continua le captif, de vous exprimer combien cette lettre nous causa de joie et d'admiration. Le renégat, qui ne pouvait se persuader qu'elle eût été trouvée par hasard, mais qui croyait au contraire qu'elle s'adressait à l'un de nous, nous pria de lui dire la vérité, et de nous fier entièrement à lui, résolu qu'il était de hasarder sa vie pour notre liberté. En parlant ainsi, il tira de son sein un petit crucifix, et, versant des larmes abondantes, il jura, par le Dieu dont il montrait l'image et en qui il croyait de tout son cœur malgré son infidélité, de garder un secret inviolable; ajoutant qu'il voyait bien que nous pouvions tous recouvrer la liberté par le secours de celle qui nous écrivait, et qu'ainsi il aurait la consolation de rentrer dans le sein du christianisme, dont il s'était malheureusement séparé. Cet homme manifestait un tel repentir, que nous n'hésitâmes plus à lui découvrir la vérité, et même à lui montrer la fenêtre d'où nous était venu tant de bonheur. Il promit d'employer toute son adresse pour savoir qui habitait cette maison; puis il écrivit en arabe ma réponse à la lettre.
En voici les propres termes, je les ai très-bien retenus, comme tout ce qui m'est arrivé dans mon esclavage:
«Le véritable Allah vous conserve, madame, et la bienheureuse Lela Marien, la mère de notre Sauveur, qui vous a mis au cœur le désir d'aller chez les chrétiens parce qu'elle vous aime! Priez-la qu'il lui plaise de conduire le dessein qu'elle vous a inspiré; elle est si bonne qu'elle ne vous repoussera pas. Je vous promets de ma part, et au nom de mes compagnons, de faire, au risque de la vie, tout ce qui dépendra de nous pour votre service. Ne craignez point de m'écrire, et donnez-moi avis de tout ce que vous aurez résolu: j'aurai soin de vous faire réponse. Nous avons ici un esclave chrétien qui sait écrire en arabe, comme vous le verrez par cette lettre. Quant à l'offre que vous me faites d'être ma femme quand nous serons chez les chrétiens, je la reçois de grand cœur et avec une joie extrême; et dès à présent je vous donne ma parole d'être votre mari: vous savez que les chrétiens tiennent mieux leurs promesses que les Mores. Le véritable Allah et Lela Marien vous conservent!»
Ce billet écrit et fermé, j'attendis deux jours que le bagne fût vide pour retourner, comme à l'ordinaire, sur la terrasse. Je n'y fus pas longtemps sans voir la canne, et j'y attachai ma réponse. Elle reparut peu après, et cette fois le mouchoir tomba à mes pieds avec plus de cinquante écus d'or, ce qui redoubla notre allégresse et nos espérances. La nuit suivante le renégat vint nous apprendre que cette maison était celle d'Agimorato, un des plus riches Mores d'Alger, qui n'avait, disait-on, pour héritière qu'une seule fille, et la plus belle personne de toute la Barbarie. Cette fille, ajouta-t-il, avait eu pour esclave une chrétienne morte depuis peu: ce qui s'accordait avec ce qu'elle avait écrit. Nous nous consultâmes avec le renégat sur les moyens d'emmener la belle Moresque et de revenir tous en pays chrétiens; mais avant de rien conclure, nous résolûmes d'attendre encore une fois des nouvelles de Zoraïde (ainsi s'appelle celle qui souhaite si ardemment d'être nommée Marie). Le renégat nous voyant déterminés à fuir, nous dit de le laisser agir seul, qu'il réussirait ou qu'il y perdrait la vie. Le bagne étant resté pendant quatre jours plein de monde, nous fûmes tout ce temps sans voir reparaître la canne: mais le cinquième jour, comme nous étions seuls, elle se montra de nouveau avec un mouchoir beaucoup plus lourd que les deux précédents: on l'abaissa comme à l'ordinaire, pour moi seulement, et je trouvai cent écus d'or, avec une lettre que nous allâmes faire lire au renégat. Voici ce qu'elle contenait:
«Je ne sais comment nous ferons pour gagner l'Espagne; Lela Marien ne me l'a point dit, quoique je l'en ai bien priée. Tout ce que je puis faire, c'est de te donner beaucoup d'or, dont tu te rachèteras ainsi que tes compagnons, et l'un d'eux ira chez les chrétiens acheter une barque, avec laquelle il reviendra chercher les autres. Quant à moi, tu sauras que je vais passer le printemps avec mon père et nos esclaves dans un jardin au bord de la mer, près de la porte Babazoun; là, tu pourras venir me prendre une nuit, et me conduire à la barque sans rien craindre. Mais souviens-toi, chrétien, que tu m'as promis d'être mon mari; si tu manques à ta parole, je prierai Lela Marien de te punir. Si tu ne veux te confier à personne pour acheter la barque, vas-y toi-même: car je ne doute pas que tu ne reviennes, puisque tu es gentilhomme et chrétien. Fais aussi en sorte de savoir où est notre jardin. En attendant que tout soit prêt, promène-toi dans la cour du bagne quand il sera vide, et je te donnerai autant d'or que tu en voudras. Allah te garde, chrétien!»
Après la lecture de cette lettre, chacun s'offrit pour aller acheter la barque. Mais le renégat jura qu'aucun de nous ne sortirait de captivité sans être suivi de ses compagnons, sachant, dit-il, par expérience, qu'on ne garde pas très-scrupuleusement les paroles données dans les fers, et que déjà plusieurs fois des esclaves riches qui en avaient racheté d'autres pour les envoyer à Majorque ou à Valence fréter un esquif, avaient été trompés dans leur attente; aucun n'avait reparu, la liberté étant un si grand bien que la crainte de la perdre encore effaçait souvent dans les cœurs tout sentiment de reconnaissance. Donnez-moi, ajouta-t-il, l'argent que vous destinez à la rançon de l'un de vous, j'achèterai une barque à Alger même, en disant que mon intention est de trafiquer à Tétouan et sur les côtes; après quoi, sans éveiller les soupçons, je me mettrai en mesure de nous sauver tous. Cela sera d'autant plus facile, que si la Moresque vous donne autant d'argent qu'elle l'a promis, vous pourrez facilement vous racheter, et même vous embarquer en plein jour. Je ne vois à cela qu'une difficulté, continua-t-il, c'est que les Mores ne permettent pas aux renégats d'avoir de grands bâtiments pour faire la course, parce qu'ils savent, surtout quand c'est un Espagnol, qu'il n'achète un navire que pour s'enfuir. Il faudrait donc m'associer avec un More de Tanger pour l'achat de la barque et la vente des marchandises; plus tard je saurai bien m'en rendre maître, et alors j'achèverai le reste.
Tout en pensant, mes compagnons et moi, qu'il était beaucoup plus sûr d'envoyer acheter une barque à Majorque, comme nous le mandait Zoraïde, nous n'osâmes point contredire le renégat, dans la crainte de l'irriter, et qu'en allant révéler notre intelligence avec la jeune fille, il ne compromît une existence qui nous était bien plus chère que la nôtre. Nous mîmes donc le tout entre les mains de Dieu, et pour témoigner une confiance entière au renégat, je le priai d'écrire à Zoraïde que nous suivrions son conseil, car il semblait que Lela Marien l'eût inspirée; je réitérai ma parole d'être son mari, lui disant que désormais cela ne dépendait plus que d'elle.
Le lendemain, le bagne se trouvant vide, Zoraïde nous donna en plusieurs fois mille écus d'or, nous prévenant en même temps que le vendredi suivant elle quitterait la ville; qu'avant de partir elle nous fournirait autant d'argent que nous pourrions en souhaiter, puisqu'elle était maîtresse absolue des richesses de son père. Je remis aussitôt cinq cents écus au renégat pour acheter une barque, et j'en déposais huit cents autres entre les mains d'un marchand valencien, qui me racheta sur sa parole, et sous promesse de faire compter l'argent par le premier vaisseau qui arriverait de Valence. Il ne voulut pas payer ma rançon sur-le-champ, dans la crainte qu'on ne le soupçonnât d'avoir cette somme depuis longtemps; car Azanaga était un homme rusé, dont il fallait toujours se défier. Le jeudi suivant, Zoraïde nous donna encore mille écus d'or, en nous prévenant qu'elle se rendrait le lendemain au jardin de son père; elle me recommandait de me faire indiquer sa demeure, dès que je serais racheté, et de mettre tout en œuvre pour arriver à lui parler. Je traitai de la rançon de mes compagnons, afin qu'ils eussent aussi la liberté de sortir du bagne, parce que, me voyant seul libre, tandis que je possédais les moyens de les racheter tous trois, j'aurais craint que le désespoir ne les poussât à quelque résolution fatale à Zoraïde. Je les connaissais assez pour me fier à eux; mais parmi tant de maux qui accompagnent l'esclavage, on conserve difficilement la mémoire des bienfaits, et de longues souffrances rendent un homme capable de tout; en un mot, je ne voulais rien commettre au hasard sans une nécessité absolue. Je consignai donc entre les mains du marchand l'argent nécessaire pour nous cautionner tous, mais je ne lui découvris rien de notre dessein.
CHAPITRE XLI
OU LE CAPTIF TERMINE SON HISTOIRE
Quinze jours à peine s'étaient écoulés, que le renégat avait acheté une barque pouvant contenir trente personnes. Pour prévenir tout soupçon et mieux cacher son dessein, il fit d'abord seul un voyage à Sargel, port distant de vingt lieues d'Alger, du côté d'Oran, où il se fait un grand commerce de figues sèches. Il y retourna encore deux ou trois fois avec le More qu'il s'était associé. Dans chacun de ses voyages, il avait soin, en passant, de jeter l'ancre dans une petite cale située à une portée de mousquet du jardin d'Agimorato. Là il s'exerçait avec ses rameurs à faire la zala, qui est un exercice de mer, et à essayer, comme en jouant, ce qu'il voulait bientôt exécuter en réalité. Il allait même au jardin de Zoraïde demander du fruit, qu'Agimorato lui donnait volontiers quoiqu'il ne le connût point. Son intention, m'a-t-il dit depuis, était de parler à Zoraïde, et de lui apprendre que c'était de lui que j'avais fait choix pour l'enlever et l'emmener en Espagne; mais il n'en put trouver l'occasion, les femmes du pays ne se laissant voir ni aux Mores ni aux Turcs. Quant aux esclaves chrétiens, c'est autre chose, et elles ne les accueillent même que trop librement. J'aurais beaucoup regretté que le renégat eût parlé à Zoraïde, qui sans doute aurait pris l'alarme en voyant son secret confié à la langue d'un renégat; mais Dieu ordonna les choses d'une autre façon.
Quand le renégat vit qu'il lui était facile d'aller et de venir le long des côtes, de mouiller où bon lui semblait, que le More, son associé, se fiait entièrement à lui, et que je m'étais racheté, il me déclara qu'il n'y avait plus qu'à chercher des rameurs, et à choisir promptement ceux d'entre mes compagnons que je voulais emmener, afin qu'ils fussent prêts le vendredi suivant, jour fixé par lui pour notre départ. Je m'assurai de douze Espagnols bons rameurs, parmi ceux qui pouvaient le plus librement sortir de la ville. Ce fut hasard d'en trouver un si grand nombre, dans un moment où il y avait à la mer plus de vingt galères, sur lesquelles ils étaient presque tous embarqués. Heureusement leur maître n'allait point en course en ce moment, occupé qu'il était d'un navire alors en construction sur les chantiers. Je ne recommandai rien autre chose à mes Espagnols, sinon le vendredi suivant de sortir le soir l'un après l'autre, et d'aller m'attendre auprès du jardin d'Agimorato, les avertissant, si d'autres chrétiens se trouvaient là, de leur dire que je leur en avais donné l'ordre. Restait encore à prévenir Zoraïde de se tenir prête et de ne point s'effrayer en se voyant enlever avant d'être instruite que nous avions une barque.
En conséquence, je résolus donc de faire tous mes efforts pour lui parler, et deux jours avant notre départ j'allai dans son jardin sous prétexte de cueillir des herbes. La première personne que j'y rencontrai fut son père, lequel me demanda en langue franque, langage usité dans toute la Barbarie, ce que je voulais et à qui j'appartenais. Je répondis qu'étant esclave d'Arnaute Mami, et sachant que mon maître était de ses meilleurs amis, je venais cueillir de la salade. Il me demanda si j'avais traité de ma rançon, et combien mon maître exigeait. Pendant ces questions et ces réponses, la belle Zoraïde, qui m'avait aperçu, entra dans le jardin; et, comme je l'ai déjà dit, les femmes mores se montrant volontiers aux chrétiens, elle vint trouver son père, qui, en l'apercevant, l'avait appelée lui-même.
Vous peindre mon émotion en la voyant s'approcher est impossible: elle me parut si séduisante que j'en fus ébloui, et quand je vins à comparer cette merveilleuse beauté et sa riche parure avec le misérable état où j'étais, je ne pouvais m'imaginer que ce fût moi qu'elle choisissait pour son mari, et qu'elle voulût suivre ma fortune. Elle portait sur la poitrine, aux oreilles, et dans sa coiffure, une très-grande quantité de perles, et les plus belles que j'aie vues de ma vie; ses pieds, nus à la manière du pays, entraient dans des espèces de brodequins d'or; ses bras étaient ornés de bracelets en diamants qui valaient plus de vingt mille ducats; sans compter les perles qui ne valaient pas moins que le reste. Comme les perles sont la principale parure des Moresques, elles en ont plus que les femmes d'aucune autre nation. Le père de Zoraïde passait pour posséder les plus belles perles de tout le pays, et en outre plus de deux cent mille écus d'or d'Espagne, dont il lui laissait la libre disposition. Jugez, seigneurs, par les restes de beauté que Zoraïde a conservés après tant de souffrances, ce qu'elle était avec une parure si éclatante et un cœur libre d'inquiétude. Pour moi, je la trouvai plus belle encore qu'elle n'était richement parée; et, le cœur plein de reconnaissance, je la regardais comme une divinité descendue du ciel pour me charmer et me sauver tout ensemble.
Dès qu'elle nous eut rejoint, son père lui dit dans son langage que j'étais un esclave d'Arnaute Mami, et que je venais chercher de la salade; se tournant alors de mon côté, elle me demanda dans cette langue dont je vous ai déjà parlé, pourquoi je ne me rachetais point. Madame, je me suis racheté, lui dis-je, et mon maître m'estimait assez pour mettre ma liberté au prix de quinze cents sultanins. En vérité, repartit Zoraïde, si tu avais appartenu à mon père, je n'aurais pas consenti qu'il t'eût laissé partir pour deux fois autant; car, vous autres chrétiens, vous mentez en tout ce que vous dites, et vous vous faites pauvres pour nous tromper. Peut-être bien y en a-t-il qui ne s'en font pas scrupule, répondis-je; mais j'ai traité de bonne foi avec mon maître, et je traiterai toujours de même avec qui que ce soit au monde. Et quand t'en vas-tu? demanda Zoraïde. Je pense que ce sera demain, madame, répondis-je; il y a au port un vaisseau français prêt à mettre à la voile, et je veux profiter de l'occasion. Et ne serait-il pas mieux, dit Zoraïde, d'attendre un vaisseau espagnol plutôt que de t'en aller avec des Français, qui sont ennemis de ta nation? Madame, répondis-je, quoiqu'il puisse arriver bientôt, dit-on, un navire d'Espagne, j'ai si grande envie de revoir ma famille et mon pays, que je ne puis me résoudre à retarder mon départ. Tu es sans doute marié, dit Zoraïde, et tu souhaites de revoir ta femme? Je ne le suis pas, madame, mais j'ai donné ma parole de l'être aussitôt que je serai dans mon pays. Et celle à qui tu as donné ta parole est-elle belle? demanda Zoraïde. Elle est si belle, répondis-je, que pour en donner une idée, je dois dire qu'elle vous ressemble. Cette réponse fit sourire Agimorato: Par Allah, chrétien, me dit-il, tu n'es pas à plaindre si ta maîtresse ressemble à ma fille, qui n'a point sa pareille dans tout Alger; regarde-la bien, et vois si je dis vrai. Le père de Zoraïde nous servait comme d'interprète dans cette conversation; car, pour elle, quoiqu'elle entendît assez bien la langue franque, elle s'expliquait beaucoup plus par signes qu'autrement.
Sur ces entrefaites, un More, ayant aperçu quatre Turcs franchissant les murailles du jardin pour cueillir du fruit, vint, en courant, donner l'alarme. Agimorato se troubla, car les Mores redoutent extrêmement les Turcs, et surtout les soldats, qui les traitent avec beaucoup d'insolence. Rentre dans la maison, ma fille, dit Agimorato, et restes-y jusqu'à ce que j'aie parlé à ces chiens. Toi, chrétien, ajouta-t-il, prends de la salade autant que tu voudras, et que Dieu te conduise en santé dans ton pays. Je m'inclinai, en signe de remercîment, et Agimorato s'en fut au-devant de ces Turcs, me laissant seul avec Zoraïde, qui fit alors semblant de se conformer à l'ordre de son père. Mais dès qu'elle le vit assez éloigné, elle revint sur ses pas, et me dit les yeux pleins de larmes: Amexi, christiano, amexi? ce qui veut dire: Tu t'en vas donc, chrétien, tu t'en vas? Oui, madame, répondis-je; mais je ne m'en irai point sans vous. Tout est prêt pour vendredi; comptez sur moi: je vous donne ma parole de vous emmener chez les chrétiens. J'avais dit ce peu de mots de manière à me faire comprendre; alors, appuyant sa main sur mon épaule, elle se dirigea d'un pas tremblant vers la maison.
Tandis que nous marchions ainsi, nous aperçûmes Agimorato qui revenait. Pensant bien qu'il nous avait vus dans cette attitude, je tremblais pour ma chère Zoraïde; mais elle au lieu de retirer sa main, elle s'approcha encore plus de moi, et, appuyant sa tête contre ma poitrine, se laissa aller comme une personne défaillante, pendant que de mon côté je feignais de la soutenir. En voyant sa fille en cet état, Agimorato lui demanda ce qu'elle avait; et n'obtenant pas de réponse: Sans doute, dit-il, ma fille s'est évanouie de la frayeur que ces chiens lui ont faite, et il la prit entre ses bras. Zoraïde poussa un grand soupir, en me disant les yeux pleins de larmes: Va-t'en, chrétien, va-t'en. Mais pourquoi veux-tu qu'il s'en aille, ma fille? dit Agimorato; il ne t'a point fait de mal, et les Turcs se sont retirés. Ne crains rien, il n'y a personne ici qui veuille te causer du déplaisir. Ces Turcs, dis-je à Agimorato, l'ont sans doute épouvantée, et puisqu'elle veut que je m'en aille, il n'est pas juste que je l'importune: avec votre permission, ajoutai-je, je reviendrai ici quelquefois pour chercher de la salade, parce que mon maître n'en trouve pas de pareille ailleurs. Tant que tu voudras, répondit Agimorato; ce que vient de dire ma fille ne regarde ni toi ni aucun des chrétiens; elle désirait seulement que les Turcs s'en allassent; mais comme elle était un peu troublée, elle s'est méprise, ou peut-être a-t-elle voulu t'avertir qu'il est temps de cueillir tes herbes.
Ayant pris congé d'Agimorato et de sa fille, qui, en se retirant, me montra qu'elle se faisait une violence extrême, je visitai le jardin tout à mon aise; j'en étudiai les diverses issues, en un mot tout ce qui pouvait favoriser notre entreprise, et j'allai en donner connaissance au renégat et à mes compagnons.
Enfin le temps s'écoula et amena pour nous le jour tant désiré. A l'entrée de la nuit le renégat vint jeter l'ancre en face du jardin d'Agimorato. Mes rameurs, déjà cachés en plusieurs endroits des environs, m'attendaient avec inquiétude, parce que n'étant point instruits de notre dessein et ne sachant pas que le renégat fût de nos amis, il ne s'agissait plus, disaient-ils, que d'attaquer la barque, d'égorger les Mores qui la montaient pour s'en rendre maîtres, et de fuir. Quand j'arrivai avec mes compagnons, nos Espagnols me reconnurent, et vinrent se joindre à nous. Par bonheur les portes de la ville étaient déjà fermées, et il ne paraissait plus personne de ce côté-là. Une fois réunis, nous délibérâmes sur ce qui était préférable, ou de commencer par enlever Zoraïde, ou de nous assurer des Mores. Mais le renégat, qui survint pendant cette délibération, nous dit qu'il était temps de mettre la main à l'œuvre; que ces Mores étant la plupart endormis, et ne se tenant point sur leurs gardes, il fallait s'en rendre maîtres avant d'aller chercher Zoraïde. Se dirigeant aussitôt vers la barque, il sauta le premier à bord, le cimeterre à la main: Que pas un ne bouge, s'il veut conserver la vie! s'écria-t-il en langue arabe. Ces hommes, qui manquaient de résolution, surpris des paroles du patron, ne firent seulement pas mine de saisir leurs armes, dont ils étaient d'ailleurs très-mal pourvus. On les mit sans peine à la chaîne, les menaçant de la mort au moindre cri. Une partie des nôtres resta pour les garder. Puis, le renégat servant de guide au reste de notre troupe, nous courûmes au jardin, et, ayant ouvert la porte, nous approchâmes de la maison sans être vus de personne.
Zoraïde nous attendait à sa fenêtre. Quand elle nous vit approcher, elle demanda à voix basse si nous étions Nazarani, ce qui veut dire chrétiens; je lui répondis affirmativement, et qu'elle n'avait qu'à descendre. Ayant reconnu ma voix, elle n'hésita pas un seul instant, et, descendant en toute hâte, elle se montra à nos yeux si belle, si richement parée, que je ne pourrais en donner l'idée. Je pris sa main, que je baisai; le renégat et mes compagnons en firent autant pour la remercier de la liberté qu'elle nous procurait. Le renégat lui demanda où était son père; elle répondit qu'il dormait. Il faut l'éveiller, répliqua-t-il, et l'emmener avec nous. Non, non, dit Zoraïde, qu'on ne touche point à mon père: j'emporte avec moi tout ce que j'ai pu réunir, et il y en a assez pour vous rendre tous riches. Elle rentra chez elle en disant qu'elle reviendrait bientôt. En effet, nous ne tardâmes pas à la revoir portant un coffre rempli d'écus d'or, et si lourd qu'elle fléchissait sous le poids.
La fatalité voulut qu'en cet instant Agimorato s'éveillât. Le bruit qu'il entendit lui fit ouvrir la fenêtre, et, à la vue des chrétiens, il se mit à pousser des cris. Dans ce péril, le renégat, sentant combien les moments étaient précieux avant qu'on pût venir au secours, s'élança dans la chambre d'Agimorato avec quelques-uns de nos compagnons, pendant que je restai auprès de Zoraïde, tombée presque évanouie entre mes bras. Bref, ils firent si bien, qu'au bout de quelques minutes ils accoururent nous rejoindre, emmenant avec eux le More, les mains liées et un mouchoir sur la bouche.
Nous les dirigeâmes tous deux vers la barque, où nos gens nous attendaient dans une horrible anxiété. Il était environ deux heures de la nuit quand nous y entrâmes. On ôta à Agimorato le mouchoir et les liens, en le menaçant de le tuer s'il jetait un seul cri. Tournant les yeux sur sa fille qu'il ne savait pas encore s'être livrée elle-même, il fut étrangement surpris de voir que je la tenais embrassée, et qu'elle le souffrait sans résistance; il poussa un soupir, et s'apprêtait à lui faire d'amers reproches, quand les injonctions du renégat lui imposèrent silence.
Dès que l'on commença à ramer, Zoraïde me fit prier par le renégat de rendre la liberté aux prisonniers, menaçant de se jeter à la mer plutôt que de souffrir qu'on emmenât captif un père qui l'aimait si tendrement, et pour qui elle avait une affection non moins vive. J'y consentis d'abord; mais le renégat m'ayant représenté combien il était dangereux de délivrer des gens qui ne seraient pas plus tôt libres qu'ils compromettraient notre entreprise, nous tombâmes tous d'accord de ne les relâcher que sur le sol chrétien. Aussi, après nous être recommandés à Dieu, nous naviguâmes gaiement, à l'aide de nos bons rameurs, faisant route vers les îles Baléares, terre chrétienne la plus proche. Mais tout à coup le vent du nord s'éleva, et, la mer grossissant à chaque instant, il devint impossible de conserver cette direction: nous fûmes contraints de tourner la proue vers Oran, non sans appréhension d'être découverts ou de rencontrer quelques bâtiments faisant la course. Pendant ce temps, Zoraïde tenait sa tête entre ses mains pour ne pas voir son père, et j'entendais qu'elle priait Lela Marien de venir à notre secours.
Nous avions fait trente milles environ, quand le jour, qui commençait à poindre, nous laissa voir la terre à trois portées de mousquet. Nous gagnâmes la haute mer, devenue moins agitée; puis lorsque nous fûmes à deux lieues du rivage, nous dîmes à nos Espagnols de ramer plus lentement, afin de prendre un peu de nourriture. Ils répondirent qu'ils mangeraient sans quitter les rames, parce que le moment de se reposer n'était pas venu. Un fort coup de vent nous ayant alors assaillis à l'improviste, nous fûmes obligés de hisser la voile et de cingler de nouveau sur Oran. On donna à manger aux Mores, que le renégat consolait en leur affirmant qu'ils n'étaient point esclaves, et que bientôt ils seraient libres.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Elle me dit, les yeux pleins de larmes: Tu t'en vas donc, chrétien, tu t'en vas? (p. 223).Il tint le même langage au père de Zoraïde; mais le vieillard répondit: Chrétiens, après vous être exposés à tant de périls pour me ravir la liberté, pensez-vous que je sois assez simple pour croire que vous ayez l'intention de me la rendre si libéralement et si vite, surtout me connaissant, et sachant de quel prix je puis la payer? Si vous voulez la mettre à prix, je vous offre tout ce que vous demanderez pour moi et pour ma pauvre fille, ou seulement pour elle, qui m'est plus chère que la vie.
En achevant ces mots, il se mit à verser des larmes amères. Zoraïde, qui s'était tournée vers son père, en voyant son affliction, l'embrassa tendrement, et ils pleurèrent tous deux avec de telles expressions de tendresse et de douleur, que la plupart d'entre nous sentirent leurs yeux se mouiller de larmes.
Mais lorsque Agimorato vint à s'apercevoir que sa fille était parée et aussi couverte de pierreries que dans un jour de fête: Qu'est-ce que ceci? lui dit-il. Hier, avant notre malheur, tu portais tes vêtements ordinaires, et aujourd'hui que nous avons sujet d'être dans la dernière affliction, te voilà parée de ce que tu as de plus précieux, comme au temps de ma prospérité? Réponds à cela, je te prie, car j'en suis encore étonné plus que de l'infortune qui nous accable.
Zoraïde ne répondait rien, quand tout à coup son père, découvrant dans un coin de la barque sa cassette de pierreries, lui demanda, frappé d'une nouvelle surprise, comment ce coffre se trouvait entre nos mains.
Seigneur, lui dit le renégat, n'obligez point votre fille à s'expliquer là-dessus; je vais tout vous apprendre en peu de mots: Zoraïde est chrétienne; elle a été la lime de nos chaînes, et c'est elle qui nous rend la liberté; elle vient avec nous de son plein gré, heureuse surtout d'avoir embrassé une religion aussi pleine de vérités que la vôtre l'est de mensonges. Cela est-il vrai, ma fille? dit le More. Oui, mon père, répondit Zoraïde. Tu es chrétienne! s'écria Agimorato; c'est donc toi qui as mis ton père au pouvoir de ses ennemis? Je suis chrétienne, il est vrai, répliqua Zoraïde; mais je ne vous ai point mis dans l'état où vous êtes; jamais je n'ai pensé à vous livrer, ni à vous causer le moindre déplaisir; j'ai seulement voulu chercher un bien que je ne pouvais trouver parmi les Mores. Et quel est ce bien, ma fille? dit le vieillard. Demandez-le à Lela Marien, répondit Zoraïde; elle vous l'apprendra mieux que moi.
Agimorato n'eut pas plutôt entendu cette réponse, que sans dire un mot il se précipita dans la mer, et il y eut certainement trouvé la mort sans les longs vêtements qu'il portait. Aux cris de Zoraïde, on s'élança et l'on parvint à remettre le vieillard dans la barque à demi-mort et privé de sentiment. Pénétrée de douleur, Zoraïde embrassait avec désespoir le corps de son père; mais grâce à nos soins, au bout de quelques heures il reprit connaissance.
Bientôt le vent changea; alors nous fûmes forcés de nous diriger vers la terre, craignant sans cesse d'y être jetés, et tâchant de nous en garantir à force de rames. Mais notre bonne étoile nous fit aborder à une cale voisine d'un petit cap ou promontoire que les Mores appellent la Cava rumia[53], ce qui en leur langue veut dire la mauvaise femme chrétienne, parce que la tradition raconte que Florinde, cette fameuse fille du comte Julien, qui fut la cause de la perte de l'Espagne, y est enterrée. Ils regardent comme un mauvais présage d'être obligé de se réfugier dans cet endroit, et ils ne le font jamais que par nécessité: mais ce fut pour nous un port assuré contre la tempête qui nous menaçait. Nous plaçâmes des sentinelles à terre, et, sans abandonner les rames, nous prîmes un peu de nourriture, priant Dieu de mener à bonne fin une entreprise si bien commencée.
Pour céder aux supplications de Zoraïde, on se prépara à mettre à terre son père et les autres Mores prisonniers. En effet, le ciel ayant exaucé nos prières, et la mer étant devenue plus tranquille, nous déliâmes les Mores, et contre leur espérance nous les déposâmes sur le rivage. Mais quand on voulut faire descendre le père de Zoraïde: Chrétiens, nous dit-il, pourquoi pensez-vous que cette méchante créature souhaite de me voir en liberté? croyez-vous qu'un sentiment d'amour et de pitié l'engage à ne pas me rendre le témoin de ses mauvais desseins? Croyez-vous qu'elle ait changé de religion dans l'espoir que la vôtre soit meilleure que la sienne? Non, non, c'est parce qu'elle sait que les femmes sont plus libres chez vous que chez les Mores. Infâme, ajouta-t-il en se tournant vers elle, pendant que nous le tenions à bras-le-corps pour prévenir quelque emportement, fille dénaturée, que cherches-tu? où vas-tu, aveugle? ne vois-tu point que tu te jettes entre les bras de nos plus dangereux ennemis? Va, misérable! je me repens de t'avoir donné la vie. Que l'heure en soit maudite à jamais! à jamais maudits soient les soins que j'ai pris de ton enfance!
Voyant que ces imprécations ne tarissaient pas, je fis promptement déposer sur le rivage Agimorato; mais à peine y fut-il qu'il les recommença avec une fureur croissante, priant Allah de nous engloutir dans les flots; puis, quand il crut que ses paroles ne pouvaient presque plus arriver jusqu'à nous, la barque commençant à s'éloigner, il s'arracha les cheveux et la barbe, et se roula par terre avec de si grandes marques de désespoir, que nous redoutions quelque funeste événement.
Mais bientôt nous l'entendîmes crier de toutes ses forces: Reviens, ma chère fille, reviens! je te pardonne; laisse à tes ravisseurs ces richesses, et viens consoler un père qui t'aime et qui va mourir dans ce désert où tu l'abandonnes. Zoraïde pleurait à chaudes larmes sans pouvoir articuler une parole; à la fin, faisant un suprême effort: Mon père, lui dit-elle, je prie Lela Malien, qui m'a faite chrétienne, de vous donner de la consolation. Allah m'est témoin que je n'ai pu m'empêcher de faire ce que j'ai fait; les chrétiens ne m'y ont nullement forcée; mais je n'ai pu résister à Lela Marien. Zoraïde parlait encore, quand son père disparut à nos yeux.
Délivrés de cette inquiétude, nous voulûmes profiter d'une brise qui nous faisait espérer d'atteindre le lendemain les côtes d'Espagne. Par malheur, notre joie fut de courte durée; peut-être aussi les malédictions d'Agimorato produisirent-elles leur effet, car vers trois heures de la nuit, voguant à pleines voiles et les rames au repos, nous aperçûmes tout à coup, à la clarté de la lune, un vaisseau rond qui venait par notre travers, et déjà si rapproché que nous eûmes beaucoup de peine à éviter sa rencontre. Il nous héla, demandant qui nous étions, d'où nous venions, et où nous allions. A ces questions faites en français, le renégat ne voulut pas qu'on répondît, assurant, disait-il, que c'étaient des corsaires français qui pillaient indifféremment amis et ennemis. Nous pensions déjà en être quittes pour la peur, quand nous reçûmes deux boulets ramés, dont l'un coupa en deux notre grand mât, qui tomba dans la mer avec la voile, et dont l'autre donna dans les flancs de la barque, et la perça de part en part, sans pourtant blesser personne. En nous sentant couler, nous demandâmes du secours aux gens du vaisseau, leur criant de venir nous prendre, parce que nous périssions. Ils diminuèrent de voiles, et, mettant la chaloupe à la mer, ils vinrent au nombre de douze, mousquet et mèche allumée; lorsqu'ils eurent reconnu que la barque enfonçait, ils nous prirent avec eux, tout en nous reprochant de nous être attiré ce traitement par notre incivilité.
A peine fûmes-nous montés à leur bord, qu'après s'être informés de ce qu'ils voulaient savoir, ils se mirent à nous traiter en ennemis: nous dépouillant du peu que nous possédions, car la cassette où étaient les pierreries, avait été jetée à la mer par le renégat sans que personne s'en fût aperçu. Ils ôtèrent aussi à Zoraïde les bracelets qu'elle avait aux pieds et aux mains; et plus d'une fois je craignis qu'ils ne passassent à des violences plus graves; mais heureusement ces gens-là, tout grossiers qu'ils sont, n'en veulent qu'au butin, dont ils sont si avides, qu'ils nous auraient enlevé jusqu'à nos habits d'esclaves s'ils avaient pu s'en servir. Un moment ils délibérèrent entre eux s'ils ne nous jetteraient point à la mer, enveloppés dans une voile, parce qu'ayant dessein, disaient-ils, de trafiquer dans quelques ports de l'Espagne, sous pavillon anglais, ils craignaient que nous ne donnassions avis de leurs brigandages. Beaucoup furent de cette opinion; mais le capitaine, à qui la dépouille de ma chère Zoraïde était tombée en partage, déclara qu'il était content de sa prise, et qu'il ne songeait plus qu'à repasser le détroit de Gibraltar, pour regagner, sans s'arrêter, le port de la Rochelle, d'où il était parti. S'étant mis d'accord sur ce point, le jour suivant ils nous donnèrent leur chaloupe avec le peu de vivres qu'il fallait pour le reste de notre voyage, car nous étions déjà proche des terres d'Espagne, dont la vue nous causa tant de joie que nous en oubliâmes toutes nos disgrâces.
Il était midi environ quand nous descendîmes dans la chaloupe, avec deux barils d'eau et un peu de biscuit. Touché de je ne sais quelle pitié pour Zoraïde, le capitaine, en nous quittant, lui remit quarante écus d'or, et de plus défendit à ses compagnons de la dépouiller de ses habits, qui sont ceux qu'elle porte encore aujourd'hui. Nous prîmes congé de ces hommes, en les remerciant et en leur témoignant moins de déplaisir que de reconnaissance; et pendant qu'ils continuaient leur route, nous voguâmes en hâte vers la terre, que nous avions en vue, et dont nous approchâmes tellement au coucher du soleil, que nous aurions pu aborder avant la nuit. Mais comme le temps était couvert, et que nous ne connaissions point le pays, nous n'osâmes débarquer, malgré l'avis de plusieurs d'entre nous, qui disaient, non sans raison, qu'il valait mieux donner contre un rocher, loin de toute habitation, plutôt que de s'exposer à la rencontre des corsaires de Tétouan, qui toutes les nuits infestent ces parages.
De ces avis opposés il s'en forma un troisième, ce fut d'approcher peu à peu de la côte, et de descendre dès que l'état de la mer le permettrait. On continua donc à ramer, et vers minuit nous arrivâmes près d'une haute montagne; tous alors nous descendîmes sur le sable, et aussitôt chacun de nous embrassa la terre avec des larmes de joie, rendant grâce à Dieu de la protection qu'il nous avait accordée. On ôta les provisions de la chaloupe, après l'avoir tirée sur le rivage; puis nous nous dirigeâmes vers la montagne, ne pouvant croire encore que nous fussions chez des chrétiens et en lieu de sûreté. Le jour venu, il fallut atteindre le sommet pour découvrir de là quelque village, ou quelque cabane de pêcheur; mais ne voyant ni habitation, ni chemin, ni même le moindre sentier, si loin que nous pussions porter la vue, nous nous mîmes en chemin, soutenus par l'espoir de rencontrer quelqu'un qui nous apprît où nous étions.
Après avoir fait environ un quart de lieue, le son d'une petite clochette nous fit penser qu'il y avait non loin de là quelque troupeau, et en même temps nous vîmes assis au pied d'un liége un berger qui, dans le plus grand calme, taillait un bâton avec son couteau. Nous l'appelâmes; il se leva, tourna la tête, et, à ce que nous avons su depuis, ayant aperçu le renégat et Zoraïde vêtus en Mores, il s'enfuit avec une vitesse incroyable, en criant: Aux armes! aux armes! et croyant avoir tous les Mores d'Afrique à ses trousses. Cela nous mit un peu en peine; aussi, prévoyant que tout le canton allait prendre l'alarme, et ne manquerait pas de venir nous reconnaître, nous fîmes prendre au renégat, la casaque d'un des nôtres, au lieu de sa veste; puis, nous recommandant à Dieu, nous suivîmes la trace du berger, toujours dans l'appréhension de voir d'un moment à l'autre la cavalerie de la côte fondre sur nous. Au bout de deux heures, la chose arriva comme nous l'avions pensé.
A peine étions-nous entrés dans la plaine, à la sortie d'une vaste lande, que nous aperçûmes une cinquantaine de cavaliers qui venaient au grand trot à notre rencontre. Nous fîmes halte pour les attendre; mais quand ils furent arrivés, et qu'au lieu de Mores qu'ils cherchaient, ils virent une petite troupe de chrétiens misérables et en désordre, ils s'arrêtèrent tout surpris et nous demandèrent si ce n'était point nous qui avions causé l'alarme. Je répondis que oui, et je me préparais à en dire davantage, lorsqu'un de mes compagnons, reconnaissant le cavalier qui parlait, m'interrompit en s'écriant: Dieu soit loué, qui nous a si bien adressés! car, si je ne me trompe, nous sommes dans la province de Velez-Malaga; et vous, seigneur, si ma captivité ne m'a point fait perdre la mémoire, vous êtes Pedro Bustamente, mon cher oncle.
A ce nom, le cavalier sauta à bas de son cheval, et courut embrasser le jeune homme: Oui, c'est moi, mon cher neveu, lui dit-il; oui, c'est bien toi, mon enfant, que j'ai cru mort et pleuré tant de fois; ta mère et toute ta famille auront bien de la joie de ton retour: nous avions enfin appris que tu étais à Alger, et à tes vêtements comme à ceux de tes compagnons, je comprends que vous vous êtes sauvés par quelque voie extraordinaire. Cela est vrai, répondit le captif, et Dieu aidant, nous vous en ferons le récit.
Dès qu'ils surent que nous étions des chrétiens esclaves, les cavaliers mirent pied à terre, et chacun offrit sa monture pour nous conduire à Velez-Malaga, qui était distant d'une lieue et demie. Quelques-uns d'entre eux se chargèrent d'aller prendre la barque pour la porter à la ville; les autres nous prirent en croupe de leurs chevaux; et Bustamente fit monter Zoraïde avec lui sur le sien. En cet équipage nous fûmes accueillis avec joie par tous les habitants, qui, déjà prévenus, venaient au-devant de nous. Ils s'étonnaient peu de voir des esclaves et des Mores esclaves, parce que ceux qui habitent ces côtes sont accoutumés à semblables rencontres. Quant à Zoraïde, la fatigue du chemin et la joie de se voir parmi les chrétiens, donnaient des couleurs si vives et tant d'éclat à sa beauté, que, je puis le dire sans flatterie, elle excitait l'admiration générale. Tout le peuple nous accompagna à l'église, pour aller rendre grâces à Dieu. Nous n'y fûmes pas plus tôt entrés, que Zoraïde s'écria: Voilà des visages qui ressemblent à celui de Lela Marien. Nous lui dîmes que c'étaient ses images, et le renégat lui expliqua de son mieux pourquoi elles étaient là, afin qu'elle leur rendît le même hommage que les chrétiens.
L'esprit vif de Zoraïde lui fit comprendre aisément les paroles du renégat, et dans sa dévotion naïve elle montra à sa manière une si véritable piété que tous ceux qui la regardaient pleuraient de joie. En sortant de l'église, on nous donna des logements, et mon compagnon, ce neveu de Bustamente, nous emmena, le renégat, Zoraïde et moi, dans la maison de son père, qui nous reçut avec la même affection qu'il témoignait à son propre fils. Après avoir passé environ six jours à Velez-Malaga, et avoir fait toutes les démarches nécessaires à sa sûreté, le renégat se rendit à Grenade afin de rentrer, par le moyen de la Sainte-Inquisition, dans le giron de l'Église, et chacun de nos compagnons prit le parti qui lui plut. Zoraïde et moi nous restâmes seuls avec le secours qu'elle tenait de la libéralité du corsaire français, dont j'employai une partie à acheter cette monture afin de lui épargner de la fatigue.
Maintenant, lui servant toujours de protecteur et d'écuyer, nous allons savoir si mon père est encore vivant, et si l'un de mes frères a rencontré un meilleur sort que le mien, quoique après tout je n'aie pas lieu de m'en plaindre, puisqu'il me vaut l'affection de Zoraïde, dont la beauté et la vertu sont pour moi d'un plus haut prix que tous les trésors du monde. Mais je voudrais pouvoir la dédommager de tout ce qu'elle a perdu, et qu'elle n'eût pas lieu de se repentir d'avoir abandonné tant de richesses, et un père qui l'aimait si tendrement, pour accompagner un malheureux. Rien de plus admirable que la patience dont elle a fait preuve dans toutes les fatigues que nous avons souffertes et de tous les accidents qui nous sont arrivés, si ce n'est le désir ardent qu'elle a de se voir chrétienne. Aussi, quand je ne serais point son obligé autant que je le suis, sa seule vertu m'inspirerait toute l'estime et l'attachement que je lui dois par reconnaissance, et m'engagerait à la servir et à l'honorer toute ma vie. Mais le bonheur que j'éprouve d'être à elle est troublé par l'inquiétude de savoir si je pourrai trouver dans mon pays quelque abri pour la retirer, mon père étant mort sans doute, et mes frères occupant, je le crains, des emplois qui les tiennent éloignés du lieu de leur naissance, sans compter que la fortune ne les aura peut-être pas mieux traités que moi-même.
Seigneurs, telle est mon histoire. J'aurais désiré vous la raconter aussi agréablement qu'elle est pleine d'étranges aventures; mais je n'ai point l'art de faire valoir les choses, et dans un pays où j'ai été obligé d'apprendre une autre langue, j'ai presque oublié la mienne. Aussi je crains bien de vous avoir ennuyés par la longueur de ce récit; cependant il n'a pas dépendu de moi de le faire plus court, et j'en ai même retranché plusieurs circonstances.
CHAPITRE XLII
DE CE QUI ARRIVA DE NOUVEAU DANS L'HOTELLERIE, ET DE PLUSIEURS AUTRES
CHOSES DIGNES D'ÊTRE CONNUES
Après ces dernières paroles, le captif se tut. En vérité, seigneur capitaine, lui dit don Fernand, la manière dont vous avez raconté votre histoire égale l'intérêt et le charme de l'histoire elle-même; tout y est curieux, extraordinaire, et plein des plus merveilleux incidents; dût le jour de demain nous retrouver occupés à vous écouter, nous serions aises de l'entendre encore une fois. Cardenio et les autres convives lui firent les mêmes compliments, mêlés d'offres si obligeantes, que le captif ne pouvait suffire à exprimer sa reconnaissance, et il remerciait Dieu d'avoir trouvé tant d'amis dans sa mauvaise fortune. Don Fernand ajouta que s'il voulait l'accompagner, il prierait le marquis, son frère, d'être parrain de Zoraïde, et que pour lui, il se chargeait de le mettre en mesure de rentrer dans son pays avec toute la considération due à son mérite. Le captif les remercia courtoisement, et se défendit de bonne grâce d'accepter ces offres généreuses.
Cependant le jour baissait, et quand la nuit fut venue, un carrosse s'arrêta devant la porte de l'hôtellerie, escorté de quelques cavaliers qui demandèrent à loger. On leur répondit qu'il n'y avait pas un pied carré de libre dans toute la maison. Pardieu, dit un des cavaliers qui avait déjà pied à terre, il y aura bien toujours place pour monseigneur l'auditeur. A ce nom, l'hôtesse se troubla: Seigneur, reprit-elle, je veux dire que nous n'avons point de lits vacants; mais si monseigneur fait porter le sien, comme je n'en doute pas, nous lui abandonnerons volontiers notre chambre pour que Sa Grâce s'y établisse. A la bonne heure, dit l'écuyer.
En même temps descendait du carrosse un homme de bonne mine, dont le costume indiquait la dignité. Sa longue robe à manches tailladées faisait assez connaître qu'il était auditeur, comme l'avait annoncé son valet. Il tenait par la main une jeune demoiselle d'environ quinze à seize ans, en habit de voyage, mais si fraîche, si jolie et de si bon air, que tous ceux qui étaient dans l'hôtellerie la trouvèrent non moins belle que Dorothée, Luscinde et Zoraïde. Don Quichotte, qui se trouvait présent, ne put s'empêcher, en le voyant s'avancer, de lui adresser ces paroles: Seigneur, lui dit-il, que Votre Grâce entre avec assurance dans ce château, et y demeure tant qu'il lui plaira. Tout étroit qu'il est et assez mal pourvu des choses nécessaires, il peut suffire à n'importe quel homme de guerre ou de lettres, surtout quand il se présente, ainsi que Votre Grâce, accompagné d'une si charmante personne, devant qui non-seulement les portes des châteaux doivent s'ouvrir, mais les rochers se dissoudre, et les montagnes s'abaisser. Que Votre Grâce entre donc dans ce paradis, elle y trouvera des soleils et des étoiles dignes de faire compagnie à l'astre éblouissant qu'elle conduit par la main: je veux dire les armes à leur poste, et la beauté dans toute son excellence.
Tout interdit de cette harangue, l'auditeur se mit à considérer notre héros de la tête aux pieds, non moins étonné de sa figure que de ses paroles. Pendant que Luscinde et Dorothée entendant l'hôtesse vanter la beauté de la jeune voyageuse, s'avançaient avec empressement pour la recevoir, Don Fernand, Cardenio et le curé vinrent se joindre à elles; et tous accablèrent l'auditeur de tant de civilités, qu'il avait à peine le temps de se reconnaître; aussi, tout surpris de ce qu'il venait de voir et d'entendre en si peu de temps, il entra dans l'hôtellerie, faisant de grandes révérences à droite et à gauche sans savoir que répondre. Il ne doutait pas qu'il n'eût affaire à des gens de qualité; mais le visage, le costume et les manières de don Quichotte le déroutaient. Enfin, après force compliments de part et d'autre, on arrêta que les dames coucheraient toutes dans la même chambre, et que les hommes se tiendraient au dehors, comme leurs protecteurs et leurs gardiens; l'auditeur consentit à tout et s'accommoda du lit de l'hôtelier joint à celui qu'il faisait porter.
Quant au captif, dès le premier regard jeté sur l'auditeur, il avait ressenti de secrets mouvements qui lui disaient que cet inconnu était son frère; mais dans la joie que lui donnait cette rencontre, ne voulant pas s'en rapporter à son pressentiment, il demanda à l'un des écuyers le nom de son maître. L'écuyer répondit qu'il s'appelait Juan Perez de Viedma; et qu'il le croyait originaire des montagnes de Léon. Cette réponse acheva de confirmer le captif dans son opinion, il prit à part don Fernand, Cardenio et le curé, et les assura que le voyageur était certainement ce frère qui avait voulu se livrer à l'étude; que ses gens venaient de lui apprendre qu'il était auditeur dans les Indes, en l'audience du Mexique, et que la jeune demoiselle était sa fille, dont la mère était morte en la mettant au monde. Là-dessus il leur demanda conseil sur la manière dont il pourrait se faire reconnaître, et s'il ne devait pas d'abord s'assurer de l'accueil qui lui était réservé, parce que, dans le dénûment où il se trouvait, l'auditeur aurait peut-être quelque honte de l'avouer pour son frère.
Seigneur, laissez-moi tenter cette épreuve, dit le curé; j'ai bonne opinion du succès, et à sa physionomie je vois d'avance qu'il n'a pas ce sot orgueil qui fait mépriser les gens que la fortune persécute.
Je ne voudrais pourtant pas me présenter brusquement, reprit le captif; il serait préférable, ce me semble, de le pressentir et de le préparer adroitement à me revoir.
Encore une fois, répliqua le curé, si vous voulez vous en rapporter à moi, je ne doute point que vous n'ayez satisfaction, et vous me ferez plaisir en me procurant cette occasion de vous rendre service.
Le souper étant servi, l'auditeur se mit à table; don Fernand, ses compagnons, le curé et Cardenio vinrent lui tenir compagnie, quoiqu'ils eussent déjà pris leur repas du soir; les dames, de leur côté, restèrent avec la jeune fille, qui alla souper dans l'autre chambre, où le captif entra sous prétexte de servir d'interprète à Zoraïde.
Le curé, s'adressant à l'auditeur, pendant qu'il mangeait: Seigneur, lui dit-il, étant jadis esclave à Constantinople, j'ai eu un compagnon de ma mauvaise fortune du même nom que Votre Grâce; c'était un brave homme, et un des meilleurs officiers de l'infanterie espagnole; mais le pauvre diable éprouva autant de traverses qu'il avait de mérite.
Et comment s'appelait cet officier? demanda l'auditeur.
Ruiz Perez de Viedma, répondit le curé, et il était des montagnes de Léon. Un jour, il me raconta une particularité assez étrange de lui et de ses deux frères: son père, me disait-il, craignant, par suite d'une humeur trop libérale, de dissiper son bien, le partagea entre ses trois enfants, en y ajoutant des conseils qui faisaient voir qu'il était homme de sens. Mon compagnon avait choisi la carrière des armes; il s'y distingua si bien par sa valeur, qu'en peu de temps on lui donna une compagnie d'infanterie, et il était en passe de devenir mestre de camp, quand le sort voulut qu'il perdît cet espoir avec la liberté dans cette grande journée de Lépante, où tant d'esclaves la recouvrèrent; pour moi, je fus fait prisonnier à la Goulette, et, après divers événements, nous nous trouvâmes à Constantinople appartenir à un même maître. De là il fut conduit à Alger, où il lui arriva des aventures qui semblent tenir du prodige. Le curé termina par le récit succinct de l'histoire du captif et de Zoraïde, récit que l'auditeur écoutait avec une attention extrême, jusqu'au moment où les Français, après s'être emparés de la barque et avoir dépouillé les malheureux Espagnols, laissèrent Zoraïde et son compagnon dans le plus grand dénûment. Depuis ce jour, ajouta-t-il, on n'a pas eu de leurs nouvelles, et j'ignore s'ils sont arrivés en Espagne, ou si les corsaires les ont emmenés en France.
Le captif ne perdait pas une des paroles du curé, et observait avec une égale attention tous les mouvements de l'auditeur. Celui-ci poussa un grand soupir, et les yeux pleins de larmes: Ah! seigneur, dit-il au curé, si vous saviez combien votre récit me touche! Ce brave soldat dont vous parlez est mon frère aîné, qui, plein d'une généreuse résolution, embrassa la carrière des armes; moi j'ai préféré celle des lettres, où Dieu, mes travaux et mes veilles m'ont fait parvenir à la dignité d'auditeur. Quant à notre frère cadet, il habite le Pérou, où il s'est enrichi. L'argent qu'il nous a envoyé surpasse de beaucoup la somme qu'il avait reçue en partage, et elle a mis notre père à même de satisfaire cette libéralité qui lui est naturelle. Cet excellent homme vit encore, et tous les jours il prie Dieu de ne point le retirer de ce monde qu'il n'ait eu la consolation d'embrasser l'aîné de ses enfants, dont il n'a pas reçu la moindre nouvelle depuis son départ. On a vraiment peine à comprendre qu'un homme tel que mon frère soit resté aussi longtemps sans informer de sa situation un père qui l'aime et sans témoigner quelque sollicitude pour sa famille. Si nous eussions été instruits de sa disgrâce, il n'aurait pas, à coup sûr, eu besoin de cette canne merveilleuse qui lui rendit la liberté. Mais je crains bien qu'il ne l'ait reperdue avec ces corsaires. Et qui sait si ces misérables ne se seront pas défaits de lui pour mieux cacher leurs brigandages? Hélas! cette pensée va troubler tout l'agrément que je me promettais de mon voyage, et je ne saurais plus goûter de véritable joie. Ah! mon pauvre frère, si je pouvais savoir où vous êtes en ce moment, je n'épargnerais rien pour adoucir votre misère, et je suis assuré que notre père donnerait tout pour vous délivrer. O Zoraïde! aussi libérale que belle, qui pourra jamais vous récompenser dignement? Que j'aurais de plaisir à voir la fin de vos malheurs, et, par un mariage tant désiré, de contribuer à faire deux heureux! L'auditeur prononça ces paroles avec une telle expression de douleur et de tendresse, que tous ceux qui l'entendaient en furent touchés.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Chacun des cavaliers offrit sa monture pour nous conduire à Velez-Malaga (p. 229).Le curé, voyant que son dessein avait si bien réussi, ne voulut pas différer plus longtemps: il se leva de table, et allant prendre d'une main Zoraïde, que suivirent Dorothée, Luscinde et Claire, il saisit en passant de l'autre main celle du captif: Essuyez vos larmes, seigneur, dit-il à l'auditeur en revenant vers lui; vous avez devant vous ce cher frère et cette aimable belle-sœur que vous souhaitez si ardemment de voir: voilà le capitaine Viedma, et voici la belle More à qui il est redevable de si grands services; en voyant le misérable état où ces Français les ont réduits, vous serez heureux de donner un libre cours à votre générosité.
Le captif courut aussitôt vers son frère, qui, l'ayant considéré quelque temps et achevant de le reconnaître, se jeta dans ses bras, et tous deux étroitement attachés l'un à l'autre, ils versèrent tant de larmes qu'aucun des assistants ne put retenir les siennes. Il serait impossible de répéter tout ce que se dirent les deux frères: qu'on se figure ce que de braves gens qui s'aiment peuvent éprouver dans un pareil moment! Ils se racontèrent succinctement leurs aventures, et à chaque parole ils se prodiguaient les plus précieuses marques d'une vive amitié. Tantôt l'auditeur quittait son frère pour embrasser Zoraïde, à qui il faisait mille offres obligeantes, tantôt il retournait embrasser son frère; la fille de l'auditeur et la belle More ne pouvaient non plus se séparer, et par les témoignages de tendresse qu'ils se donnaient les uns aux autres, ils firent de nouveau couler les larmes de tous les yeux.
Quant à don Quichotte, il regardait tout cela sans dire mot, et l'attribuait en lui-même aux prodiges de la chevalerie errante. Les deux frères, après s'être embrassés de nouveau, adressèrent quelques excuses à la compagnie, qui leur exprima combien elle prenait part à leur joie. Les compliments étant épuisés de part et d'autre, l'auditeur voulut que le captif l'accompagnât à Séville, pendant qu'on donnerait avis de son retour à leur père, afin que le vieillard pût s'y rendre pour assister au baptême et aux noces de Zoraïde, lui-même devant continuer son voyage, afin de ne pas laisser échapper l'occasion d'un bâtiment prêt à mettre à la voile pour les Indes. Tout le monde partageait la joie du captif, et ne cessait point de le lui témoigner; mais comme il était fort tard, chacun se décida à aller dormir le reste de la nuit.
Don Quichotte s'offrit à faire la garde du château, afin d'empêcher qu'un géant ou quelqu'autre brigand de cette espèce, jaloux des trésors de beautés qu'il renfermait, ne vînt à s'y introduire par surprise. Ceux qui le connaissaient le remercièrent de son offre et ils apprirent à l'auditeur la bizarre manie du chevalier de la Triste-Figure, ce qui le divertit beaucoup. Le seul Sancho se désespérait au milieu de la joie générale, en voyant qu'on tardait à se mettre au lit; lorsqu'il en eut enfin reçu la permission de son maître, il alla s'étendre sur le bât de son âne, qui va lui coûter bien cher, comme nous le verrons tout à l'heure. Les dames retirées dans leur chambre, et les hommes arrangés de leur mieux, don Quichotte sortit de l'hôtellerie pour aller se mettre en sentinelle et faire, comme il l'avait offert, la garde du château.
Or, au moment où l'aube commençait à poindre, les dames entendirent tout à coup une voix douce et mélodieuse: d'abord elles écoutèrent avec grande attention, surtout Dorothée, qui s'était éveillée depuis quelque temps, tandis que Claire Viedma, la fille de l'auditeur, dormait à ses côtés. Cette voix n'était accompagnée d'aucun instrument, et tantôt il leur semblait que c'était dans la cour qu'on chantait, tantôt dans un autre endroit. Comme elles étaient dans ce doute et toujours fort attentives, Cardenio s'approcha de la porte de leur chambre: Mesdames, dit-il à demi-voix, si vous ne dormez point, écoutez un jeune muletier qui chante à merveille.
Nous l'écoutions, et avec beaucoup de plaisir, répondit Dorothée; puis voyant que la voix recommençait, elle prêta de nouveau l'oreille, et entendit les couplets suivants:
CHAPITRE XLIII
OU L'ON RACONTE L'INTÉRESSANTE HISTOIRE DU GARÇON MULETIER, AVEC
D'AUTRES ÉVÉNEMENTS EXTRAORDINAIRES ARRIVÉS DANS L'HOTELLERIE
Voguant sur cette mer si fertile en orages;
Sans connaître de port où se termine un jour
Ma course et mes voyages.
Dont je suis en tous lieux l'éclatante lumière;
le soleil n'en voit point de plus étincelant
En toute sa carrière.
Je navigue au hasard, incertain de ma course,
Attentif seulement à l'observer toujours,
Et sans autre ressource.
Sous le voile fâcheux de quelque retenue,
Me fait sans guide errer du soir jusqu'au matin
Le cachant à ma vue.
Ne cache plus le phare utile à mon voyage:
Si tu cesses de luire, en ces funestes lieux
Je vais faire naufrage.
En cet endroit de la chanson, Dorothée voulut faire partager à Claire le plaisir qu'elle éprouvait: elle la poussa deux ou trois fois, et étant parvenue à l'éveiller: Pardonnez-moi, ma belle enfant, lui dit-elle, si j'interromps votre sommeil, mais c'est pour vous faire entendre la plus agréable voix qui soit au monde.
Claire ouvrit les yeux à demi, sans comprendre d'abord ce que lui disait Dorothée; mais après se l'être fait répéter, elle se mit aussi à écouter. A peine eut-elle entendu la voix, qu'il lui prit un tremblement dans tous les membres comme si elle avait eu la fièvre. Ah! madame, dit-elle en se jetant dans les bras de sa compagne, pourquoi m'avez-vous réveillée? La plus grande faveur que pouvait à cette heure m'accorder la fortune, c'était de me tenir les oreilles fermées pour ne pas entendre ce pauvre musicien.
Ma chère enfant, dit Dorothée, apprenez que celui qui chante n'est qu'un garçon muletier.
Ce n'est pas un garçon muletier, reprit Claire, c'est un seigneur de terre et d'âmes, et si bien seigneur de la mienne, que s'il ne veut pas de lui-même y renoncer, il la conservera éternellement.
Dorothée, surprise de ce discours, qu'elle n'attendait pas d'une fille de cet âge, lui répondit: Expliquez-vous, ma belle, et apprenez-moi quel est ce musicien qui vous cause tant d'inquiétude. Mais il me semble qu'il recommence à chanter; il mérite bien qu'on l'écoute, vous répondrez ensuite à mes questions.
Oui, dit Claire en se bouchant les oreilles avec ses deux mains pour ne pas entendre. La voix reprit ainsi:
Ici, la voix cessa, et la fille de l'auditeur poussa de nouveaux soupirs. Dorothée, dont la curiosité s'augmentait, la pria de remplir sa promesse. Claire, approchant sa bouche de l'oreille de Dorothée pour ne pas être entendue de Luscinde qui était dans l'autre lit: Celui qui chante, lui dit-elle, est le fils d'un grand seigneur d'Aragon, qui a sa maison à Madrid, vis-à-vis celle de mon père. Je ne sais vraiment où ce jeune gentilhomme a pu me voir, si ce fut à l'église ou ailleurs, car nos fenêtres étaient toujours soigneusement fermées: quoi qu'il en soit, il devint amoureux de moi, et il me l'exprimait souvent par une des fenêtres de sa maison qui ouvrait sur les nôtres, et où je le voyais verser tant de larmes qu'il me faisait pitié. Je m'accoutumai à sa vue, et je me mis à l'aimer sans savoir ce qu'il me demandait. Entre autres signes, je le voyais toujours joindre ses deux mains pour me faire comprendre qu'il désirait se marier avec moi. J'aurais été bien aise qu'il en fût ainsi; mais, hélas! seule et sans mère, je ne savais comment lui faire connaître mes sentiments. Je le laissai donc continuer, sans lui accorder aucune faveur, si ce n'est pourtant quand mon père n'était pas au logis, celle de hausser un moment la jalousie, afin qu'il pût me voir, ce dont le pauvre garçon avait tant de joie, qu'on eût dit qu'il en perdait l'esprit.
Enfin l'époque de notre départ approchait. J'ignore comment il en fut instruit, car je ne pus trouver moyen de l'en prévenir; j'appris alors qu'il en était tombé malade de chagrin, et, ce moment venu, il me fut impossible de lui dire adieu. Mais au bout de deux jours de route, comme nous entrions dans une hôtellerie qui est à une journée d'ici, voilà que je l'aperçois sur la porte en habit de muletier, et si bien déguisé, que je ne l'aurais pas reconnu si je ne l'avais toujours présent à la pensée. Je fus fort étonnée de cette rencontre; et j'en ressentis bien de la joie. Quant à lui, il a les yeux sans cesse attachés sur moi, excepté devant mon père, dont il se cache avec beaucoup de soin. Comme je sais qui il est, et que c'est par amour pour moi qu'il a fait la route à pied avec tant de fatigue, j'en ai beaucoup de chagrin, et partout où il met les pieds, je le suis des yeux. J'ignore quelles sont ses intentions, ni comment il a pu s'échapper de chez son père, qui l'aime tendrement, car il n'a que lui pour héritier, et aussi parce qu'il est fort aimable, comme en jugera sans doute Votre Grâce. On dit qu'il a beaucoup d'esprit, qu'il compose tout ce qu'il chante, qu'il fait très-bien les vers. Aussi, chaque fois que je le vois et l'entends, je tremble que mon père ne vienne à le reconnaître. De ma vie je ne lui ai adressé la parole, et pourtant je l'aime à tel point qu'il me serait désormais impossible de vivre sans lui. Voilà, ma chère dame, tout ce que je puis vous dire de ce musicien dont les accents vous ont charmée; vous voyez, d'après cela, que ce n'est pas un garçon muletier, mais le fils d'un grand seigneur.
Calmez-vous, ma chère enfant, reprit Dorothée en l'embrassant; tout ira bien, et j'espère que des sentiments si raisonnables auront une heureuse fin.
Hélas! madame, dit Claire, quelle fin dois-je espérer! Son père est un seigneur si noble et si riche, qu'il m'estimera toujours trop au-dessous de son fils; et quand à me marier à l'insu du mien, je ne le ferais pas pour tous les trésors du monde. Je voudrais seulement que ce pauvre enfant s'en retournât; peut-être alors que ne le voyant plus, et près de faire moi-même avec mon père un si long voyage, je serai soulagée du mal dont je souffre, quoique je ne pense pas que cela puisse servir à grand'chose. Je ne sais, vraiment, quel démon nous a mis ces idées-là dans la tête, puisque nous sommes tous deux si jeunes, que je le crois à peine âgé de seize ans, tandis que j'en aurai treize seulement dans quelques mois, à ce que m'a dit mon père.
Dorothée ne put s'empêcher de sourire de l'ingénuité de l'aimable Claire: Mon enfant, lui dit-elle, dormons le reste de la nuit; le jour viendra, et il faut espérer que Dieu aura soin de toutes choses.
Elles se rendormirent après cet entretien, et dans l'hôtellerie régna le plus profond silence: il n'y avait d'éveillée que la fille de l'hôtelier et Maritorne, qui, toutes deux connaissant la folie de don Quichotte, résolurent de lui jouer quelque bon tour, pendant que notre chevalier, armé de pied en cap et monté sur Rossinante, ne songeait qu'à faire une garde exacte.
Or, il faut savoir qu'il n'y avait dans toute la maison d'autre fenêtre donnant sur les champs, qu'une simple lucarne pratiquée dans la muraille, et par laquelle on jetait la paille pour les mules et les chevaux. Ce fut à cette lucarne que vinrent se poster les deux donzelles, et c'est de là qu'elles aperçurent don Quichotte à cheval, languissamment appuyé sur sa lance et poussant par intervalles de profonds et lamentables soupirs, comme s'il eût été prêt de rendre l'âme. O Dulcinée du Toboso! disait-il d'une voix tendre et amoureuse; type suprême de la beauté, idéal de l'esprit, sommet de la raison, archives des grâces, dépôt des vertus, et finalement abrégé de tout ce qu'il y a dans le monde de bon, d'utile et de délectable, que fait Ta Seigneurie en ce moment? Ta pensée s'occupe-t-elle par aventure du chevalier, ton esclave qui, dans le seul dessein de te plaire, s'est exposé volontairement à tant de périls? Oh! donne-moi de ses nouvelles, astre aux trois visages, qui, peut-être envieux du sien, te livres au plaisir de la regarder, soit qu'elle se promène dans quelque galerie d'un de ses magnifiques palais, soit qu'appuyée sur un balcon doré, elle rêve aux moyens de faire rentrer le calme dans mon âme agitée; c'est-à-dire de me rappeler d'une triste mort à une délicieuse vie, et, sans péril pour sa réputation, de récompenser mon amour et mes services. Et toi, Soleil, qui sans doute ne te hâtes d'atteler tes coursiers qu'afin de venir admirer plus tôt celle que j'adore, salue-la, je t'en prie, de ma part; mais garde-toi de lui donner un baiser, car j'en serais encore plus jaloux que tu ne le fus de cette nymphe ingrate et légère qui te fit tant courir dans les plaines de la Thessalie ou sur les rives du Pénée: je ne me rappelle pas bien où ton amour et ta jalousie t'entraînèrent en cette circonstance.
Notre héros en était là de son pathétique monologue, quand il fut interrompu par la fille de l'hôtelier, qui, faisant signe avec la main, lui dit, en l'appelant à voix basse: Mon bon seigneur, approchez quelque peu, je vous prie. A cette voix, l'amoureux chevalier tourna la tête, et reconnaissant, à la clarté de la lune, qu'on l'appelait par cette lucarne, qu'il transformait en une fenêtre à treillis d'or, ainsi qu'il en voyait à tous les châteaux dont il avait l'imagination remplie, il se mit dans l'esprit, comme la première fois, que la fille du seigneur châtelain, éprise de son mérite et cédant à la passion, le sollicitait de nouveau d'apaiser son martyre. Aussi, plein de cette chimère, et pour ne pas paraître discourtois, il tourna la bride à Rossinante, et s'approcha: Que je vous plains, madame, lui dit-il en soupirant, que je vous plains d'avoir pris pour but de vos amoureuses pensées un malheureux chevalier errant, qui ne s'appartient plus, et que l'amour tient ailleurs enchaîné. Ne m'en voulez pas, aimable demoiselle; retirez-vous dans votre appartement, je vous en conjure, et à force de faveurs ne me rendez point encore plus ingrat. Mais si, à l'exception de mon cœur, il se trouve en moi quelque chose qui puisse payer l'amour que vous me témoignez, demandez-le hardiment: je jure par les yeux de la belle et douce ennemie dont je suis l'esclave, de vous l'accorder sur l'heure, quand bien même vous exigeriez une tresse des cheveux de Méduse, qui étaient autant d'effroyables couleuvres, ou les rayons du Soleil lui-même enfermés dans une fiole.
Ma maîtresse n'a pas besoin de tout cela, seigneur chevalier, répondit Maritorne.
De quoi votre maîtresse a-t-elle besoin, duègne sage et discrète? demanda don Quichotte.
Seulement d'une de vos belles mains, répondit Maritorne, afin de calmer un feu dont l'ardeur l'a conduite à cette lucarne en l'absence d'un père qui, sur le moindre soupçon, hacherait sa fille si menu que l'oreille resterait la plus grosse partie de toute sa personne.
Qu'il s'en garde bien, repartit don Quichotte, s'il ne veut avoir la plus terrible fin que père ait jamais eue pour avoir porté une main insolente sur les membres délicats de son amoureuse fille.
Après un pareil serment, Maritorne ne douta point que don Quichotte ne donnât sa main. Aussi pour exécuter son projet, elle courut à l'écurie chercher le licou de l'âne de Sancho, et revint bientôt après juste au moment où le chevalier venait de se mettre debout sur sa selle, pour atteindre jusqu'à la fenêtre grillée où il apercevait la passionnée demoiselle: Voilà, lui dit-il en se haussant, voilà cette main que vous demandez, madame, ou plutôt ce fléau des méchants qui troublent la terre par leurs forfaits, cette main que personne n'a jamais touchée, pas même celle à qui j'appartiens corps et âme; prenez-la cette main, je vous la donne non pour la couvrir de baisers, mais simplement pour vous faire admirer l'admirable contexture de ses nerfs, le puissant assemblage de ses muscles, et la grosseur peu commune de ses veines; jugez, d'après cela, quelle est la force du bras auquel appartient une telle main.
Nous le verrons dans un instant, dit Maritorne, qui ayant fait un noeud coulant à l'un des bouts du licou, le jeta au poignet de don Quichotte, puis s'empressa d'attacher l'autre bout au verrou de la porte.
Le chevalier, sentant la rudesse du lien qui lui retenait le bras, ne savait que penser: Ma belle demoiselle, lui dit-il avec douceur, il me semble que Votre Grâce m'égratigne la main au lieu de la caresser, épargnez-la, de grâce; elle n'a aucune part au tourment que vous endurez; il n'est pas juste que vous vengiez sur une petite partie de moi-même la grandeur de votre dépit: quand on aime bien, on ne traite pas les gens avec cette rigueur.
Il avait beau se plaindre, personne ne l'écoutait, car dès que Maritorne l'eut lié de telle sorte qu'il ne pouvait plus se détacher, nos deux donzelles s'étaient retirées en pouffant de rire. Le pauvre chevalier resta donc debout sur son cheval, le bras engagé dans la lucarne, fortement retenu par le poignet, et mourant de peur que Rossinante, en se détournant tant soit peu, ne l'abandonnât à ce supplice d'un nouveau genre. Dans cette inquiétude il n'osait remuer; et retenant son haleine, il craignait de faire un mouvement qui impatientât son cheval, car il ne doutait pas que de lui-même le paisible quadrupède ne fût capable de rester là un siècle entier. Au bout de quelque temps néanmoins, le silence de ces dames commença à lui faire penser qu'il était le jouet d'un enchantement, comme lorsqu'il fut roué de coups dans ce même château par le More enchanté, et il se reprochait déjà l'imprudence qu'il avait eue de s'y exposer une seconde fois, après avoir été si maltraité la première. J'aurais dû me rappeler, se disait-il en lui-même, que lorsqu'un chevalier tente une aventure sans pouvoir en venir à bout, c'est une preuve qu'elle est réservée à un autre; et il est dispensé dans ce cas de l'entreprendre de nouveau. Cependant il tirait son bras, avec beaucoup de ménagement toutefois, de crainte de faire bouger Rossinante, mais tous ses efforts ne faisaient que resserrer le lien, de sorte qu'il se trouvait dans cette cruelle alternative, ou de se tenir sur la pointe des pieds, ou de s'arracher le poignet pour parvenir à se remettre en selle. Oh! comme en cet instant il eût voulu posséder cette tranchante épée d'Amadis, qui détruisait toutes sortes d'enchantements! que de fois il maudit son étoile, qui privait la terre du secours de son bras tant qu'il resterait enchanté! Que de fois il invoqua sa bien-aimée Dulcinée du Toboso! que de fois il appela son fidèle écuyer Sancho Panza, qui, étendu sur le bât de son âne, et enseveli dans un profond sommeil, oubliait que lui-même fût de ce monde!
Finalement, l'aube du jour le surprit, mais si confondu, si désespéré, qu'il mugissait comme un taureau, et malgré tout si bien persuadé de son enchantement, que confirmait encore l'incroyable immobilité de Rossinante, qu'il ne douta plus que son cheval et lui ne dussent rester plusieurs siècles sans boire, ni manger, ni dormir, jusqu'à ce que le charme fût rompu, ou qu'un plus savant enchanteur vînt le délivrer.
Il en était là, lorsque quatre cavaliers bien équipés et portant l'escopette à l'arçon de leurs selles, vinrent frapper à la porte de l'hôtellerie. Don Quichotte, pour remplir malgré tout le devoir d'une vigilante sentinelle, leur cria d'une voix haute: Chevaliers ou écuyers, ou qui que vous soyez, cessez de frapper à la porte de ce château: ne voyez-vous pas qu'à cette heure ceux qui l'habitent reposent encore? On n'ouvre les forteresses qu'après le lever du soleil. Retirez-vous, et attendez qu'il soit jour; nous verrons alors s'il convient ou non de vous ouvrir.
Quelle diable de forteresse y a-t-il ici, pour nous obliger à toutes ces cérémonies? dit l'un des cavaliers; si vous êtes l'hôtelier, faites-nous ouvrir promptement, car nous sommes pressés, et nous ne voulons que faire donner l'orge à nos montures, puis continuer notre chemin.
Est-ce que j'ai la mine d'un hôtelier? repartit don Quichotte.
Je ne sais de qui vous avez la mine, répondit le cavalier; mais il faut rêver pour appeler cette hôtellerie un château.
C'en est un pourtant, et des plus fameux de tout le royaume, répliqua don Quichotte; il a pour hôtes en ce moment tels personnages qui se sont vus le sceptre à la main et la couronne sur la tête.
C'est sans doute une troupe de ces comédiens qu'on voit sur le théâtre, répondit le cavalier; car il n'y a guère d'apparence qu'il y ait d'autres gens dans une pareille hôtellerie.
Vous connaissez peu les choses de la vie, repartit don Quichotte, puisque vous ignorez encore les miracles qui ont lieu chaque jour dans la chevalerie errante.
Ennuyés de ce long dialogue, les cavaliers recommencèrent à frapper de telle sorte, qu'ils finirent par éveiller tout le monde. Or, il arriva qu'en ce moment la jument d'un d'entre eux s'en vint flairer Rossinante, qui, immobile et l'oreille basse, continuait à soutenir le corps allongé de son maître. Rossinante, qui était de chair, quoiqu'il parût de bois, voulut à son tour s'approcher de la jument qui lui faisait des avances; mais à peine eût-il bougé tant soit peu, que, glissant de sa selle, les deux pieds de don Quichotte perdirent à la fois leur appui, et le pauvre homme serait tombé lourdement s'il n'avait été fortement attaché par le bras. Il éprouva une telle angoisse, qu'il crut qu'on lui arrachait le poignet. Allongé par le poids de son corps, il touchait presque à terre, ce qui lui fut un surcroît de douleur, car, sentant combien peu il s'en fallait que ses pieds ne portassent, il s'allongeait de lui-même encore plus, comme font les malheureux soumis au supplice de l'estrapade, et augmentait ainsi son tourment.
CHAPITRE XLIV
OU SE POURSUIVENT LES ÉVÉNEMENTS INOUIS DE L'HOTELLERIE
Aux cris épouvantables que poussait don Quichotte, l'hôtelier s'empressa d'ouvrir la porte, pendant que de son côté Maritorne, éveillée par le bruit et en devinant sans peine la cause, se glissait dans le grenier afin de détacher le licou et de rendre la liberté au chevalier, qui roula par terre en présence des voyageurs. Ils lui demandèrent pour quel sujet il criait si fort; mais, sans leur répondre, notre héros se relève promptement, saute sur Rossinante, embrasse son écu, met la lance en arrêt, et, prenant du champ, revient au petit galop en disant: Quiconque prétend que j'ai été justement enchanté ment comme un imposteur; je lui en donne le démenti! et pourvu que madame la princesse de Micomicon m'en accorde la permission, je le défie et l'appelle en combat singulier.
Ces paroles surprirent grandement les nouveaux venus qui, ayant su l'humeur bizarre du chevalier, ne s'y arrêtèrent pas davantage et demandèrent à l'hôtelier s'il n'y avait point chez lui un jeune homme d'environ quinze ans, vêtu en muletier; en un mot, ils donnèrent le signalement complet de l'amant de la belle Claire.
Il y a tant de gens de toute sorte dans ma maison, répondit l'hôtelier, que je n'ai pas pris garde à celui dont vous parlez.
Mais un des cavaliers, reconnaissant le cocher qui avait amené l'auditeur, s'écria que le jeune homme était sans doute là: Qu'un de nous, ajouta-t-il, se tienne à la porte et fasse sentinelle, pendant que les autres le chercheront; il serait bon aussi de veiller autour de l'hôtellerie, de peur que le fugitif ne s'échappe par-dessus les murs. Ce qui fut fait.
Le jour étant venu, chacun pensa à se lever, surtout Dorothée et la jeune Claire, qui n'avaient pu dormir, l'une troublée de savoir son amant si près d'elle, et l'autre brûlant d'envie de le connaître. Don Quichotte étouffait de rage, en voyant qu'aucun des voyageurs ne faisait attention à lui, et s'il n'eût craint de manquer aux lois de la chevalerie, il les aurait assaillis tous à la fois, pour les contraindre de répondre à son défi. Mais tenu comme il l'était de n'entreprendre aucune aventure avant d'avoir rétabli la princesse de Micomicon sur le trône, il se résigna et regarda faire les voyageurs.