L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche
Madame, répondit don Quichotte, j'avoue que Sancho me fait faute, mais ce n'est pas là la principale cause de ma tristesse. Quant aux offres que Votre Excellence a la bonté de me faire, j'accepte seulement la courtoisie qui les dicte, et je supplie très-humblement Votre Grandeur de vouloir bien permettre que je n'aie d'autre serviteur que moi-même.
Oh! par ma foi, il n'en sera pas ainsi, seigneur don Quichotte, dit la duchesse, et je veux vous faire servir par quatre de mes filles, qui sont toutes fraîches comme des roses.
Elles ne seraient pas pour moi des roses, mais des épines, reprit notre héros; aussi, Madame, suis-je bien résolu, sauf le respect que je dois à Votre Grâce, à ne point les laisser pénétrer dans ma chambre. Laissez-moi, je vous prie, me servir seul, à huis clos; il m'importe de mettre une muraille entre mes désirs et ma chasteté; je dormirais plutôt tout habillé, que de me laisser déshabiller par personne.
Eh bien, seigneur don Quichotte, répliqua la duchesse, puisque vous l'exigez, non-seulement aucune de mes filles, mais pas même une mouche n'entrera dans votre appartement. Je sais que parmi les nombreuses vertus de Votre Seigneurie, celle qui tient le premier rang, c'est la chasteté, et je ne suis pas femme à permettre qu'on y porte la moindre atteinte: que Votre Grâce s'habille et se déshabille comme il lui plaira; seulement on aura soin de mettre dans votre appartement les meubles nécessaires à qui dort porte close, afin de vous épargner la peine de les demander. Vive à jamais la grande Dulcinée du Toboso! que son nom soit célébré par toute la terre, puisqu'elle a mérité d'avoir pour serviteur un chevalier si chaste et si vaillant! Veuille le ciel mettre au cœur de notre gouverneur Sancho Panza la résolution d'accomplir sans retard l'heureuse pénitence qui doit faire jouir l'univers des attraits d'une si grande dame.
Votre Grandeur, répondit notre héros, imprime le dernier sceau au mérite de ma Dulcinée; c'est votre bouche qui relève l'éclat de sa beauté et la met dans tout son lustre. Après l'éloge que vous venez d'en faire, le nom de Dulcinée sera encore plus glorieux et plus révéré dans le monde, que si les orateurs les plus éloquents avaient pris soin de célébrer ses louanges.
Trève de compliments, seigneur don Quichotte, repartit la duchesse; voici l'heure du souper et le duc doit nous attendre. Votre Grâce veut-elle bien m'accompagner? Au sortir de table nous vous laisserons jouir du repos dont vous avez sans doute grand besoin, car le voyage de Candaya a dû vous causer quelque fatigue.
Je n'en sens aucune, répondit le chevalier, et j'oserais jurer à Votre Excellence, que de ma vie je n'ai rencontré monture plus agréable que Chevillard; aussi ne puis-je comprendre comment Malambrun a pu se défaire d'un cheval d'une si douce allure et le brûler sans plus de façon.
Je pense, répondit la duchesse, que le repentir du mal qu'il avait fait à la Trifaldi et à ses compagnes, ainsi qu'à bien d'autres, l'a porté à détruire tous les éléments de ses maléfices, surtout Chevillard, qui en était le principal, et qui le tenait dans une extrême agitation, en le faisant courir sans cesse de pays en pays: sans nul doute, il aura pensé que cette machine ne devait plus servir à personne, après avoir porté le grand don Quichotte de la Manche.
Notre chevalier fit de nouveaux remercîments à la duchesse, et dès qu'il eut soupé, il se retira dans sa chambre, sans vouloir souffrir que personne y pénétrât, tant il craignait de porter atteinte à la fidélité promise à Dulcinée. Il ferma donc la porte sur lui, et à la lueur de deux bougies, il commença à se déshabiller. Mais en se déchaussant, ô disgrâce indigne d'un tel personnage! il fit partir, non des soupirs, ni rien autre chose qui fût contraire à ses habitudes de propreté et d'extrême courtoisie, mais environ deux douzaines de mailles à un de ses bas, lequel demeura percé à claire-voie comme une jalousie. Le bon seigneur en fut contristé jusqu'au fond de l'âme, et il aurait volontiers donné une once d'argent pour quelques fils de soie verte, je dis de soie verte car ses bas étaient de cette couleur.
En cet endroit, Ben-Engeli interrompt son récit pour s'écrier: O pauvreté! pauvreté! je ne sais quel motif a pu pousser le grand poëte de Cordoue[113] à t'appeler saint présent dont on ne connaît pas le prix. Pour moi, quoique More, je sais, par mes rapports avec les chrétiens, que la sainteté consiste dans la charité, l'humilité, la foi, l'obéissance et la pauvreté. Malgré tout, celui-là doit être élu de Dieu, qui se félicite d'être pauvre, à moins que ce ne soit de cette pauvreté dont saint Paul a dit: Possédez toutes choses, comme si vous ne les possédiez pas. Par là, il entendait l'absolu détachement des biens de ce monde. Mais toi, seconde pauvreté, qui es celle dont je parle ici, pourquoi t'attaquer de préférence aux hidalgos? pourquoi les forces-tu à rapiécer leurs chausses, et à porter à leurs pourpoints des boutons, les uns de soie, les autres de crin ou de verre? Pourquoi es-tu cause que leurs collets, presque toujours sales et chiffonnés, sont ouverts autrement qu'au moule (ce qui prouve combien est ancien l'usage de l'amidon et des collets ouverts)? Malheureux, continue Ben-Engeli, malheureux l'hidalgo qui met son honneur au régime, fait maigre chère à huis clos, puis sort de chez lui armé d'un cure-dent hypocrite, sans avoir rien mangé qui l'oblige à se nettoyer la bouche. Oui, malheureux celui dont l'honneur ombrageux s'imagine qu'on aperçoit d'une lieue le rapiéçage de son soulier, la crasse de son chapeau, la corde du drap de son manteau et le vide de son estomac.
Toutes ces réflexions vinrent à l'esprit de don Quichotte, à propos de la rupture de ses mailles; mais il se consola en voyant que Sancho lui avait laissé des bottes de voyage qu'il résolut de mettre le lendemain. Finalement il se coucha pensif et chagrin. Puis ayant éteint la lumière, il voulut s'endormir, mais il n'en put venir à bout: l'absence de Sancho et l'extrême chaleur l'en empêchaient. Il se leva donc et se promena quelque temps dans sa chambre; ne trouvant pas encore assez de fraîcheur, il ouvrit une fenêtre grillée qui donnait sur un jardin. Tout aussitôt il entendit des voix de femmes, dont l'une disait à l'autre, en poussant un grand soupir: N'exige pas que je chante, ô Émerancie! Tu le sais, depuis que cet étranger est entré dans ce château, depuis que mes regards se sont attachés sur lui, j'ai moins envie de chanter que de verser des larmes. D'ailleurs, madame a le sommeil léger, et, pour tous les trésors du monde, je ne voudrais pas qu'elle nous surprît; mais quand elle dormirait, à quoi servirait mon chant, si ce nouvel Énée, auteur de ma souffrance, dort d'un paisible sommeil, et ignore le sujet de mes plaintes?
Bannis cette inquiétude, chère Altisidore, répondit une autre voix: tout dort dans le château, excepté l'objet de tes désirs, car si je ne me trompe, je viens d'entendre ouvrir sa fenêtre. Ne crains donc point de chanter, pauvre blessée, chante à voix basse, et si la duchesse nous entend, la chaleur qu'il fait nous servira d'excuse.
Ce n'est pas là ce qui me retient, repartit Altisidore: je ne voudrais pas que mon chant découvrit l'état de mon âme, et que ceux qui ignorent la puissance irrésistible de l'amour me prissent pour une créature volage et sans pudeur. Mais advienne que pourra, mieux vaut honte sur le visage que souffrance au cœur. Et prenant son luth, elle se mit à préluder.
En entendant ces paroles et cette musique, notre héros éprouva un ravissement inexprimable, car se rappelant aussitôt ce qu'il avait lu dans ses livres, il s'imagina que c'était quelque femme de la duchesse éprise d'amour pour lui, que la pudeur forçait à cacher sa passion. Après s'être recommandé avec dévotion à sa Dulcinée, et avoir fait en son cœur un ferme propos de ne pas se laisser vaincre, il se décida à écouter; bien plus, afin d'indiquer qu'il était là, il feignit d'éternuer, ce qui réjouit fort les deux donzelles, qui n'avaient qu'un désir, celui d'être entendues de don Quichotte.
Altisidore ayant accordé son luth, chanta cette romance:
Dans ton lit à jambe étendue,
Dors, quand pleine de chagrin
Je fais ici le pied de grue!
D'une triste et dolente dame
A qui le feu de tes beaux yeux
A consumé le corps et l'âme.
Courant après les aventures,
Tu viens nous causer tous les maux
Sans jamais guérir nos blessures?
Quel monstre t'a donné la vie?
Es-tu né sous le Scorpion
Ou dans les sables de Libye?
Quelque dragon fut-il ton père?
Une ourse t'a-t-elle allaité,
Ou le sein de quelque panthère?
Pour vaincre ce tigre sauvage?
Si j'avais pareille vertu,
Je n'en voudrais pas davantage.
Arrête un désir téméraire:
Crois-tu que ce héros divin
Ait été formé pour te plaire?
Avoir pitié de ta captive,
J'ai mille choses de grand prix,
Que je t'offrirais morte ou vive.
Et plus vermeille que l'Aurore;
Mes cheveux, d'une aune de long,
Sont d'argent, et plus beaux encore.
Aussi bien qu'à l'azur ma bouche,
Et mes dents sont d'un pur émail
Où l'on a mis d'ambre une couche.
Que je tais; mais à ma requête
Prête l'oreille, et je réponds
Qu'Altisidore est ta conquête[114].
Ici s'arrêta le chant de l'amoureuse Altisidore et commença l'effroi du trop courtisé chevalier, qui, poussant un grand soupir, se dit à lui-même: Faut-il que je sois si malheureux qu'il n'y ait pas un cœur de femme que je n'embrase à la première vue? Qu'as-tu donc fait au ciel, sans pareille Dulcinée, pour te voir sans cesse troublée dans la possession de ma constance et de ma foi? Que lui voulez-vous, reines? qu'avez-vous à lui reprocher, impératrices? et vous, jeunes filles, pourquoi la poursuivre ainsi? Laissez-la, laissez-la s'enorgueillir et triompher du destin que lui a fait l'amour, en soumettant mon âme à ses lois. Songez-y bien, troupe amoureuse, je suis de cire molle pour la seule Dulcinée, de marbre et de bronze pour toutes les autres. Dulcinée est la seule belle, la seule chaste, la seule discrète, la seule noble, la seule digne d'être aimée; chez les autres, je ne vois que laideur, sottise, dévergondage et basse origine. C'est pour elle seule que le ciel m'a fait naître. Qu'Altisidore chante ou pleure, qu'elle nourrisse de vains désirs ou meure de désespoir, c'est à Dulcinée que je dois appartenir, en dépit de tous les enchantements du monde.
Là-dessus, don Quichotte ferma brusquement sa fenêtre et alla se jeter sur son lit. Nous l'y laisserons reposer, car ailleurs nous appelle le grand Sancho, qui va débuter dans le gouvernement de son île.
CHAPITRE XLV
COMMENT LE GRAND SANCHO PRIT POSSESSION DE SON ILE ET DE LA MANIÈRE DONT
IL GOUVERNA
O toi qui parcours incessamment l'un et l'autre hémisphère, flambeau du beau monde, œil du ciel, aimable auteur du balancement des cruches à rafraîchir[115]; Phœbus par ici, Tymbrius par là, archer d'un côté, médecin de l'autre, père de la poésie, inventeur de la musique; toi qui tous les jours te lèves et ne te couches jamais, c'est à toi que je m'adresse, ô Soleil! avec l'aide de qui l'homme engendre l'homme, afin que tu illumines l'obscurité de mon esprit, et que tu me donnes la force de raconter de point en point le gouvernement du grand Sancho Panza; car sans toi je me sens troublé, faible, abattu.
Or donc, notre gouverneur, avec tout son cortége, arriva bientôt dans un bourg d'environ mille habitants, qui était un des meilleurs de la dépendance du duc. On lui dit que c'était l'île Barataria, soit que le bourg s'appelât Baratorio, soit pour exprimer combien peu lui en coûtait le gouvernement, barato, signifiant bon marché. Sitôt qu'il fut arrivé aux portes du bourg, qui était entouré de bonnes murailles, les notables sortirent à sa rencontre, on sonna les cloches, et au milieu de l'allégresse générale on le conduisit en grande pompe à la cathédrale; puis, après avoir rendu grâces à Dieu, on lui présenta les clefs, et on l'installa comme gouverneur perpétuel de l'île Barataria. Le costume, la barbe, la taille épaisse et raccourcie du nouveau gouverneur surprirent tout le monde, ceux qui n'étaient pas dans la confidence, comme ceux qui avaient le mot de l'énigme. Bref, au sortir de l'église, on le mena dans la salle d'audience, et quand il se fut assis comme juge souverain, le majordome du duc lui dit: Seigneur gouverneur, c'est une ancienne coutume dans cette île que celui qui vient en prendre possession soit tenu, pour mettre en lumière la solidité de son jugement, de résoudre une question difficile, afin que, par sa réponse, le peuple sache s'il a lieu de se réjouir ou de s'attrister de sa venue.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
La romance de l'amoureuse Altisidore (p. 487).Pendant que le majordome parlait, Sancho regardait avec attention plusieurs grandes lettres tracées sur le mur; mais comme il ne savait pas lire, il demanda ce que signifiaient ces peintures.
On lui répondit: Seigneur, elles marquent le jour où vous êtes entré en fonction, et voici en quels termes: Aujourd'hui, tel jour et tel an, le seigneur don Sancho Panza a pris possession de cette île; puisse-t-il en jouir longues années!
Et qui appelle-t-on don Sancho Panza? demanda le gouverneur.
Votre Seigneurie, répondit le majordome; jamais aucun Panza n'a occupé la place où vous êtes.
Eh bien, sachez, mon ami, reprit Sancho, que je ne porte point le don; que jamais personne de ma famille ne l'a porté; je m'appelle Sancho Panza tout court; Panza s'appelait mon aïeul, et tous mes aïeux se sont appelés Panza sans don ni seigneurie. Au reste, Dieu m'entend; et si ce gouvernement dure seulement quatre jours, je prétends dissiper tous ces DON comme autant de moustiques importuns. Maintenant, qu'on me fasse telle question qu'on voudra, et je répondrai du mieux que je pourrai, sans m'inquiéter que le peuple s'afflige ou qu'il se réjouisse de ma venue.
Au même instant, on vit entrer dans la salle deux hommes, l'un vêtu en paysan, et l'autre qu'aux ciseaux qu'il tenait à la main on reconnut pour un tailleur: Seigneur gouverneur, dit le dernier, ce paysan et moi nous sommes devant Votre Grâce pour le fait que voici: cet homme est venu il y a peu de jours à ma boutique (car, sauf votre respect et celui de la compagnie, je suis maître tailleur juré), et, me mettant un coupon de drap entre les mains, il me dit: Seigneur, y a-t-il là assez d'étoffe pour faire un chaperon? Je mesurai l'étoffe, et lui répondis qu'elle suffisait amplement. Fondé sur sa propre malice, et sur la mauvaise opinion qu'en général on a des tailleurs, il s'imagina sans doute que j'avais envie de lui voler une partie de son drap, et il me dit de bien regarder s'il n'y avait pas de quoi faire deux chaperons. Je devinai sa pensée, et je lui répondis que oui; mais lui, toujours poursuivant sa méchante intention, me demanda si l'on ne pourrait pas en faire davantage; je répondis affirmativement, et il fut convenu entre nous que je lui en livrerais cinq; maintenant que la besogne est achevée, il me refuse mon salaire et veut me faire payer son drap, ou que je le lui rende.
Tout cela est-il vrai? demanda Sancho au paysan.
Oui, seigneur, répondit celui-ci; mais ordonnez, je vous prie, qu'il montre les chaperons qu'il m'a faits.
Les voici, repartit le tailleur, qui, tirant la main de dessous son manteau, montra au bout de ses cinq doigts cinq petits chaperons, en disant: Voici les chaperons que cet homme m'a demandés, et sur mon Dieu et ma conscience, si je n'y ai employé toute l'étoffe, je m'en rapporte à l'examen des experts!
Tout le monde se mit à rire en voyant ce nombre de chaperons. Quant à Sancho, il resta quelque temps à rêver: Ce procès-là, dit-il, ne me semble pas demander un long examen, voici donc ma sentence: Le paysan perdra son drap, et le tailleur sa façon; que les chaperons soient livrés aux prisonniers, et qu'il ne soit plus question de cette affaire.
On fit ce que venait d'ordonner le gouverneur, devant lequel parurent ensuite deux vieillards, dont l'un avait pour bâton une tige de roseau; celui qui était sans bâton dit à Sancho: Seigneur, il y a quelque temps je prêtai à cet homme dix écus d'or pour lui faire plaisir et lui rendre service, à condition qu'il me les remettrait dès que je lui en ferais la demande. Depuis lors bien des jours se sont passés sans que je lui aie rien réclamé, mais quand j'ai vu qu'il ne songeait point à s'acquitter, je lui ai redemandé plusieurs fois mon argent; et maintenant non-seulement il ne veut pas me payer, mais il nie la dette, disant que je ne lui ai rien prêté, ou que si je lui ai fait un prêt, il me l'a rendu. Comme je n'ai point de témoins de mon côté, ni lui du sien, je prie Votre Grâce de lui déférer le serment; alors s'il jure qu'il m'a rendu mon argent, je le tiens quitte.
Qu'avez-vous à répondre à cela, bonhomme? dit Sancho.
Seigneur, répondit le vieillard au bâton, je confesse qu'il m'a prêté dix écus; et puisqu'il s'en rapporte à mon serment, je suis prêt à jurer que je les lui ai bien et loyalement restitués.
Le gouverneur lui ordonna de lever la main; alors le vieillard passant son bâton à son adversaire, comme s'il en eût été embarrassé, étendit la main sur la croix, suivant la coutume d'Espagne, et dit: J'avoue avoir reçu des mains de cet homme les dix écus d'or, mais je jure que je les lui ai remis, et c'est faute d'y avoir pris garde qu'il me les réclame une seconde fois.
Là-dessus, le créancier répliqua que puisque son débiteur jurait, il fallait qu'il dît la vérité, le sachant homme de bien et bon chrétien, et que dorénavant il ne lui réclamerait plus rien. Le débiteur s'inclina, reprit son bâton, et sortit de l'audience.
Sancho, considérant la résignation du demandeur, tandis que l'autre s'en allait sans plus de façon, pencha la tête sur sa poitrine, puis tout d'un coup, se mordant le bout du doigt, il fit rappeler le vieillard qui déjà avait disparu. Au bout de quelque temps on le ramena.
Donnez-moi votre bâton, brave homme, lui dit Sancho.
Le voilà, seigneur, répondit le vieillard.
Sancho le prit, et le tendant à l'autre vieillard: Allez avec Dieu, lui dit-il, vous êtes payé maintenant.
Qui! moi! seigneur, répondit celui-ci; est-ce que ce roseau vaut dix écus d'or?
Oui, oui, répliqua le gouverneur, il les vaut, ou je suis le plus grand sot du monde, et on verra tout à l'heure si je m'entends en fait de gouvernement. Qu'on rompe le bâton, ajouta-t-il.
Le bâton fut rompu, et dans l'intérieur on trouva dix écus d'or. Tous les assistants demeurèrent émerveillés et il n'y en eut pas un seul qui ne regardât le seigneur gouverneur comme un nouveau Salomon. On lui demanda d'où il avait conjecturé que les écus d'or étaient dans le bâton: C'est, répondit-il, parce que j'ai vu que celui qui le portait l'avait mis sans nécessité entre les mains de sa partie adverse, pendant qu'il jurait, et qu'il l'avait repris aussitôt après, ce qui m'a donné à penser qu'il n'aurait pas juré si affirmativement sans être sûr de son fait. De là, ajouta-t-il, on peut tirer cette conclusion: que ceux qui sont appelés à gouverner encore qu'ils soient simples, Dieu quelquefois leur fait la grâce de les diriger dans leurs jugements.
Finalement les vieillards se retirèrent, l'un remboursé, l'autre confus, et les spectateurs restèrent dans l'admiration. Celui qui avait charge d'enregistrer les faits et gestes de Sancho ne savait plus, après cela, s'il devait le tenir pour fou ou pour sage.
Cette affaire terminée, une femme entra dans l'audience, traînant à deux mains un homme vêtu en riche éleveur de bétail. Justice! s'écriait-elle, justice, seigneur gouverneur; si on ne me la fait sur la terre, j'irai la chercher dans le ciel. Ce manant m'a surprise seule au milieu des champs, et s'est servi de mon corps comme d'une guenille; ah! malheureuse que je suis! il m'a dérobé ce que j'avais défendu pendant vingt-cinq ans contre Mores et chrétiens, nationaux et étrangers. C'était bien la peine de me conserver jusqu'à ce jour intacte comme la salamandre dans le feu, pour que ce malotru vînt mettre sur moi ses sales mains.
Reste à vérifier, dit Sancho, si ce galant a les mains sales ou non; puis se tournant vers le paysan, il lui demanda ce qu'il avait à répondre à la plainte de cette femme.
Seigneur, répondit l'homme tout ému, je suis un pauvre berger, éleveur de bêtes à soies. Ce matin comme je sortais de ce bourg où j'étais venu, sauf votre respect, vendre quatre cochons, que j'ai même donnés à bon marché, afin de pouvoir payer la taille, j'ai rencontré cette duègne sur mon chemin. Le diable, qui se fourre partout, nous a fait folâtrer ensemble; je n'ai point fait le difficile, ni elle la renchérie; mais du reste, seigneur, je lui ai bien payé ce qui lui était dû. Cependant cette enragée m'a traîné jusqu'ici, prétendant que je lui ai fait violence; mais elle ment par le serment que j'en fais et que je suis prêt à faire. Voilà toute la vérité, sans qu'il y manque un fil.
Avez-vous de l'argent sur vous, mon ami? demanda le gouverneur.
Seigneur, j'ai environ vingt ducats dans le fond d'une bourse en cuir, répondit le paysan.
Donnez telle qu'elle est votre bourse à la plaignante, répliqua le gouverneur.
Le pauvre diable obéit tout tremblant, la femme prit la bourse, après s'être bien assurée toutefois que c'était de la monnaie d'argent qu'elle contenait; et priant Dieu pour la vie et la santé du seigneur gouverneur, qui prenait ainsi la défense des pauvres orphelines, elle sortit toute joyeuse de l'audience.
Elle était à peine dehors que Sancho dit au berger, dont le cœur et les yeux s'en allaient après la bourse: Mon ami, courez après cette femme, reprenez-lui votre bourse de gré ou de force, et revenez tous deux ici.
Notre homme n'était ni sot ni sourd; il partit comme un éclair pour exécuter les ordres du gouverneur, et pendant que les spectateurs étaient en suspens, attendant la fin de l'affaire, le berger et la femme revinrent cramponnés l'un à l'autre, elle sa jupe retroussée tenant la bourse entre ses jambes, lui faisant tous ses efforts pour la reprendre; mais il n'y avait pas moyen, tant cette femme la défendait bien. Justice, criait-elle de toute sa force, justice! Voyez, seigneur, voyez l'effronterie de ce vaurien, qui, au milieu de la rue et devant tout le monde, veut me reprendre la bourse que Votre Grâce m'a fait donner.
Et vous l'a-t-il ôtée? demanda Sancho.
Otée! répliqua-t-elle, oh! il m'arracherait plutôt la vie; je ne suis pas si sotte, il faudrait me jeter d'autres chats à la gorge, que ce nigaud répugnant. Ni marteau, ni tenaille, ni ciseau, ni maillet, ne me feraient lâcher prise; on m'arracherait plutôt l'âme du milieu des chairs.
Je confesse que je suis rendu, dit le paysan, et qu'elle est plus forte que moi; et il la laissa aller.
Donnez cette bourse, chaste et vaillante héroïne, dit le gouverneur. La femme la donna aussitôt, et Sancho l'ayant prise la rendit au laboureur, en disant à la plaignante: Ma sœur, si vous vous étiez défendue ce matin avec autant de force et de courage que vous venez de défendre cette bourse, dix hommes réunis n'auraient jamais été capables de vous violenter. Allons, tirez au large, dévergondée, enjôleuse, et de vos jours n'approchez de cette île ni de six lieues à la ronde, sous peine de deux cents coups de fouet.
La femme s'en fut tête baissée et maugréant. Mon ami, dit le gouverneur au paysan, allez-vous-en avec votre argent; et si vous ne voulez le perdre, abstenez-vous à l'avenir de folâtrer avec personne.
Le bonhomme remercia comme il put et sortit, laissant chacun stupéfait de la sagesse du nouveau gouverneur. Tous ces détails, recueillis par son historiographe, furent aussitôt envoyés au duc, qui les attendait avec impatience.
Mais laissons ici le bon Sancho, et retournons à son maître, encore tout agité des plaintes d'Altisidore.
CHAPITRE XLVI
DE L'ÉPOUVANTABLE CHARIVARI QUE REÇUT DON QUICHOTTE PENDANT QU'IL RÊVAIT
A L'AMOUR D'ALTISIDORE
Nous avons laissé le grand don Quichotte livré aux préoccupations qu'avait fait naître dans son âme la sérénade de l'amoureuse Altisidore; ces préoccupations le suivirent au lit comme autant de puces, et la déconfiture de ses bas se joignant aux pensées tumultueuses qui l'agitaient, il lui fut impossible de prendre un seul instant de repos. Mais le temps est léger, rien ne l'arrête dans sa course, et comme il court à cheval sur les heures, bientôt arriva celle du matin. A la pointe du jour, notre vigilant chevalier sauta à bas du lit, revêtit son pourpoint de chamois et chaussa ses bottes de voyage; il jeta sur son épaule son manteau d'écarlate, mit sur sa tête une toque de velours vert, garnie de passements d'argent, sans oublier sa bonne épée et son large baudrier de buffle, puis tenant à la main son rosaire, qu'il portait toujours avec lui, il s'avança gravement vers la salle, où le duc et la duchesse, déjà levés, semblaient s'être rendus pour l'attendre.
Dans une galerie qu'il devait traverser, Altisidore et sa compagne s'étaient postées pour le saisir au passage. Dès qu'Altisidore aperçut le chevalier, elle feignit de s'évanouir, et se laissa tomber entre les bras de son amie, qui la délaça promptement pour lui donner de l'air.
Don Quichotte s'approcha, et sans beaucoup s'émouvoir: Nous savons, dit-il, d'où procèdent de semblables accidents.
Et moi je n'en sais rien, repartit l'amie; car Altisidore est la fille du monde qui se portait le mieux il y a quelques jours, et depuis que je la connais, je ne l'ai jamais entendue se plaindre de quoi que ce soit: que maudits soient jusqu'au dernier les chevaliers errants, si tous sont ingrats! Retirez-vous, seigneur don Quichotte; car tant que vous resterez-là, cette pauvre fille ne reprendra point ses sens.
Mademoiselle, faites, je vous prie, porter un luth dans ma chambre, dit don Quichotte; je tâcherai, cette nuit, de consoler la pauvre blessée. Quand l'amour commence à se manifester, le meilleur remède est un prompt désabusement. Là-dessus il s'éloigna.
A peine avait-il tourné les talons, que se relevant, Altisidore dit à sa compagne: Il ne faut pas manquer de procurer à don Quichotte le luth qu'il demande: sans doute il veut nous faire de la musique, et Dieu sait si elle sera bonne.
Elles allèrent conter à la duchesse ce qui venait d'arriver, laquelle, ravie de l'occasion, concerta sur-le-champ avec le duc une nouvelle mystification. En attendant, ils s'entretinrent avec leur hôte, dont la conversation les divertissait de plus en plus.
Dans la journée, la duchesse expédia à Thérèse Panza un page porteur de la lettre de son mari et du paquet de hardes auquel Sancho avait donné la même destination. Ce page devait, au retour, rendre un compte exact de son message.
La nuit venue, don Quichotte se retira dans la chambre et y trouva un luth; après l'avoir accordé, il ouvrit la fenêtre, et s'apercevant qu'il y avait du monde au jardin, il chanta d'une voix enrouée mais juste, la romance qui suit, romance qu'il avait composée le jour même:
Pour une créature oisive!
Il s'empare toujours d'un esprit paresseux,
Et c'est là qu'il allume une flamme plus vive.
Durant le jour bien occupée,
Il rôde vainement, et se retire enfin,
Trouvant de tous côtés la place sans entrée.
N'ont fait cas des filles coquettes,
Et non plus qu'eux les sages courtisans
Ne veulent épouser que des filles discrètes.
Aussi légèrement s'efface;
Un instant le fait naître, un autre le détruit,
Et le cœur en conserve à peine quelque trace.
Est si profondément gravée,
Et mon cœur à tel point l'estime et la chérit,
Qu'on ne saurait jamais en arracher l'idée[116].
Don Quichotte en était là de son chant, quand tout à coup du balcon placé au-dessus de sa tête on entendit retentir le bruit de plus de cent clochettes; un instant après, un grand sac rempli de chats, qui avaient autant de sonnettes attachées à la queue, fut secoué sur sa fenêtre. Les miaulements de ces animaux, joints au bruit des sonnettes, produisirent un si grand tintamarre, que les auteurs du tour en furent stupéfaits, et que don Quichotte lui-même sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Trois ou quatre de ces animaux entrèrent dans sa chambre, et comme ils couraient çà et là tout effarés, on eût dit une légion de diables qui prenaient leurs ébats. En cherchant à s'échapper, ils éteignirent les bougies et renversèrent tout ce qui se trouvait sur leur passage. Pendant ce temps, les sonnettes faisaient un tel carillon, que ceux qui n'étaient pas dans le secret de la plaisanterie ne savaient plus que penser.
Debout près de la fenêtre et l'épée à la main, le chevalier se mit à porter à droite et à gauche de grandes estocades, en criant: Arrière, arrière, malins enchanteurs! fuyez, canailles maudites! Je suis don Quichotte de la Manche, contre qui tous vos enchantements sont inutiles. Puis attaquant les chats qui couraient de tous côtés, et qu'il distinguait à l'éclat de leurs yeux, il les poursuivit si vivement, qu'il les contraignit à se précipiter par la fenêtre. Mais l'un d'entre eux, serré de trop près, sauta au visage de notre héros et s'y attacha de telle sorte avec les griffes et les dents, qu'il lui fit jeter des cris aigus. Le duc devinant ce qui se passait, accourut avec de la lumière, suivi de ses gens; et lorsqu'ils eurent ouvert la porte de la chambre, ils virent le pauvre chevalier s'escrimant de toutes ses forces pour faire lâcher prise au chat, sans pouvoir en venir à bout. Aussitôt chacun s'empressa de le secourir.
Mais lui de s'écrier: Que personne ne s'en mêle; qu'on me laisse faire; je suis ravi de le tenir entre mes mains, ce démon, ce sorcier, cet enchanteur, et je veux lui apprendre aujourd'hui à connaître don Quichotte de la Manche.
De son côté, le chat ne serrait que plus fort, et ne cessait de gronder, comme pour défendre sa proie; enfin le duc parvint à le saisir et le jeta par la fenêtre.
Le pauvre chevalier resta le visage percé comme un crible, et le nez en fort mauvais état, mais encore plus dépité de ce qu'en arrachant de ses mains ce malandrin d'enchanteur, on lui avait enlevé le plaisir d'en triompher. On apporta une espèce d'onguent; et de ses mains blanches, Altisidore appliqua des emplâtres sur toutes les parties blessées. Pendant l'opération, elle disait à voix basse: Cette mésaventure, impitoyable chevalier, est le châtiment de ton indifférence et de ta cruauté; plaise à Dieu que ton écuyer Sancho néglige de se fustiger, afin que tu restes à jamais privé des embrassements de ta Dulcinée, au moins tant que je verrai le jour, moi qui t'adore.
A ce discours, don Quichotte ne répondit que par un profond soupir, puis il alla se mettre au lit, non sans avoir adressé à ses nobles hôtes des excuses pour le dérangement que leur avaient causé ces maudits enchanteurs, et des remercîments pour l'empressement qu'on lui avait témoigné en venant à son secours. Le duc et la duchesse le laissèrent reposer, et se retirèrent assez mécontents du mauvais succès de la plaisanterie, car notre héros fut obligé de garder la chambre plus d'une semaine.
Peu de temps après, il lui arriva une aventure encore plus plaisante, dont il faut ajourner le récit. Pour le moment, retournons à Sancho, que nous trouverons assez embarrassé dans son gouvernement, mais plus étonnant que jamais.
CHAPITRE XLVII
SUITE DU GOUVERNEMENT DU GRAND SANCHO PANZA
Cid Hamet raconte qu'après l'audience Sancho fut conduit à un magnifique palais, où dans la grande salle était dressée une table élégamment servie. Dès qu'il parut, les clairons sonnèrent, et quatre pages s'avancèrent pour lui verser de l'eau sur les mains, cérémonie qu'il laissa s'accomplir avec la plus parfaite gravité. La musique ayant cessé Sancho se mit seul à table, car il n'y avait d'autre siége ni d'autre couvert que le sien. Près de lui, mais debout, vint se placer un personnage qu'on reconnut bientôt pour un médecin: Il tenait à la main une petite baguette. Au signal qu'il donna on enleva une fine et blanche nappe qui couvrait les mets dont la table était chargée; puis un ecclésiastique ayant donné la bénédiction, un page passa sous le menton de Sancho une bavette à franges, et un maître d'hôtel lui présenta un plat de fruits. Le gouverneur y porta aussitôt la main, le médecin toucha le plat de sa baguette, et on l'enleva avec une merveilleuse célérité. Le maître d'hôtel approcha un autre plat; mais cette fois avant même que le gouverneur eût allongé le bras, la baguette fit son office, et le plat disparut. Sancho, fort étonné de cette cérémonie, et promenant son regard sur tout le monde, demanda ce que cela signifiait, et si dans l'île on ne dînait qu'avec les yeux.
Seigneur, répondit l'homme à la baguette, on mange ici selon la coutume de toutes les îles où il y a des gouverneurs. Je suis médecin, et gagé pour être celui des gouverneurs de cette île. Je m'occupe plus de leur santé que de la mienne, et j'étudie jour et nuit le tempérament du gouverneur, afin de bien savoir comment je dois le traiter quand il tombe malade: pour cela j'assiste à tous ses repas, afin qu'il ne mange pas ce qui peut être nuisible à son estomac. J'ai fait enlever le plat de fruits, parce que c'est une chose trop humide, et l'autre mets parce que c'est une substance chaude, épicée et faite pour exciter la soif; or, celui qui boit beaucoup consume et détruit l'humide radical, principe de la vie.
En ce cas, répliqua Sancho, ce plat de perdrix rôties, et qui me semblent cuites fort à point, ne peut me faire aucun mal?
Le seigneur gouverneur ne mangera pas de ce plat, tant que j'aurai un souffle de vie, repartit le médecin.
Et pourquoi? demanda Sancho.
Pourquoi? répondit le médecin; parce que notre maître Hippocrate, cette grande lumière de la médecine, a dit dans ses aphorismes: Omnis saturatio mala, perdicis autem pessima, c'est-à-dire: «toute indigestion est mauvaise, et celle que cause la perdrix est la pire de toutes.»
Puisqu'il en est ainsi, dit Sancho, que le seigneur docteur voie donc de tous ces mets celui qui m'est bon ou mauvais, et qu'ensuite il me laisse satisfaire mon appétit, sans jouer de sa baguette, car je meurs de faim, et n'en déplaise à la médecine, c'est vouloir me faire mourir que m'empêcher de manger.
Votre Grâce a raison, répondit le médecin; aussi suis-je d'avis qu'on enlève ce civet de lapin comme viande trop commune; quant à cette pièce de veau, si elle n'était ni rôtie ni marinée, on pourrait en goûter, mais telle qu'elle est il n'y faut pas songer.
Et ce grand plat qui fume, et qui, si je ne me trompe, est une olla podrida, dit Sancho, il ne présente sans doute aucun danger, car ces ollas podridas étant composées de toutes sortes de viandes, il doit s'en trouver au moins une qui soit bonne pour mon estomac.
Absit, s'écria le médecin, il n'y a rien de pire au monde qu'une olla podrida; il faut laisser cela aux chanoines, aux recteurs de colléges et aux noces de village; quant aux gouverneurs, on ne doit leur servir que des viandes délicates et sans assaisonnement. La raison en est claire: les médecines simples sont toujours préférables aux médecines composées; dans les premières on ne peut errer; c'est tout le contraire dans les secondes, à cause de la grande quantité de substances qui y entrent, et qui en altèrent la qualité. Mais ce que peut manger Son Excellence pour corroborer et même entretenir sa santé, c'est un cent de ces fines oublies avec deux ou trois tranches de coing; elles sont admirables pour la digestion.
Quand Sancho entendit cet arrêt, il se renversa sur le dossier de sa chaise, et regardant fixement le médecin, il lui demanda comment il s'appelait, et où il avait étudié?
Moi, seigneur, répondit-il, je m'appelle Pedro Rezio de Aguero; je suis natif d'un village nommé Tirteafuera, situé entre Caraquel et Almodovar del Campo, en tirant sur la droite, et j'ai pris mes licences dans l'université d'Ossuna.
Eh bien, docteur Pedro Rezio de mal Aguero, natif de Tirteafuera, entre Caraquel et Almodovar, gradué par l'université d'Ossuna, lui dit Sancho avec des yeux pleins de colère, décampez à l'instant; sinon, je prends un gourdin, et je jure qu'à coups de trique, en commençant par vous, je ne laisserai pas un médecin vivant dans l'île entière, au moins de ceux que je reconnaîtrai pour ignorants; car les médecins savants et discrets, je les honore et les estime. Mais, je le répète, si Pedro Rezio ne décampe au plus vite, j'empoigne cette chaise et je l'envoie exercer son métier dans l'autre monde: s'en plaigne après qui voudra, j'aurai du moins rendu service à Dieu, en assommant un méchant médecin, un bourreau de la république. Maintenant, qu'on me donne à manger ou qu'on me reprenne le gouvernement; car un métier qui ne nourrit pas son maître, ne vaut pas un maravédis.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
L'un de ces chats, serré de trop près, sauta au visage de notre héros (p. 495).Épouvanté de la colère et des menaces du gouverneur, le médecin voulait gagner la porte, quand le cornet d'un postillon se fit entendre; et le maître d'hôtel ayant regardé par la fenêtre: Voici venir, dit-il, un exprès de monseigneur le duc; c'est sans doute quelque affaire d'importance. Le courrier entra tout hors d'haleine, et tirant un paquet de son sein, il le présenta au gouverneur, qui le mit entre les mains du majordome en lui disant de voir la suscription; elle était ainsi conçue: A don Sancho Panza, gouverneur de l'île Barataria, en mains propres ou en celles de son secrétaire.
Qui est ici mon secrétaire? demanda Sancho.
Moi, seigneur, répondit un jeune homme; car je sais lire et écrire, et je suis Biscayen[117], pour vous servir.
A ce titre, répliqua Sancho, vous pourriez être secrétaire de l'Empereur lui-même: ouvrez ce paquet, et voyez ce dont il s'agit.
Le secrétaire obéit, et après avoir lu, il dit au gouverneur qu'il s'agissait d'une affaire dont il devait l'informer en secret. Sancho fit signe que tout le monde se retirât, excepté le majordome et le maître d'hôtel; l'ordre exécuté, le secrétaire lut tout haut ce qui suit:
«Seigneur don Sancho Panza, j'ai eu avis que vos ennemis et les miens ont résolu de vous attaquer une de ces nuits: il faut donc veiller et vous tenir sur vos gardes pour n'être pas pris au dépourvu. J'ai encore appris par des espions sûrs, que quatre hommes déguisés sont entrés dans votre île pour vous ôter la vie, car on redoute singulièrement la pénétration de votre esprit: ainsi, ouvrez l'œil; observez avec soin ceux qui vous approchent et surtout ne mangez rien de ce qui vous sera présenté; j'aurai soin de vous porter secours, si vous êtes en danger. Adieu, je m'en remets à votre prudence ordinaire. Ce 16 d'août, sur les quatre heures du matin.
«Votre ami, le Duc.»
Sancho resta frappé de stupeur, ainsi que les assistants. Se tournant vers le majordome: Ce qu'il faut faire et sans perdre de temps, lui dit-il, c'est de mettre au fond d'un cachot le docteur Rezio; car si quelqu'un doit me tuer, c'est lui, et de la mort la plus lente et la plus horrible, celle de la faim.
Il me semble pourtant, dit le maître d'hôtel, que Votre Grâce fera bien de ne rien manger de tout ce qui est là, car ce sont des friandises faites par des religieuses, et, comme on dit, derrière la croix se tient le diable.
Vous avez raison, reprit Sancho; qu'on me donne seulement un morceau de pain et quelques livres de raisin: personne ne se sera avisé, je pense, de les empoisonner; car, après tout, je ne puis me passer de manger; et puisqu'il faut se préparer à combattre, il est bon de se nourrir, car c'est l'estomac qui soutient le cœur, et non le cœur qui soutient l'estomac. Vous, secrétaire, faites réponse à monseigneur le duc, et mandez-lui qu'on exécutera ce qu'il ordonne, sans oublier un seul point. Vous donnerez de ma part un baisemain à madame la duchesse, et vous ajouterez que je la prie de se souvenir d'envoyer, par un exprès, ma lettre et le paquet de hardes à Thérèse Panza, ma femme; dites-lui qu'elle me fera grand plaisir, et que je m'efforcerai toujours de la servir de mon mieux. Chemin faisant, vous enchâsserez dans la lettre quelques baisemains pour monseigneur don Quichotte, afin qu'il voie que je ne suis pas un ingrat; puis, comme bon secrétaire et bon Biscayen, vous ajouterez tout ce qu'il vous plaira. Maintenant, reprit-il, qu'on enlève cette nappe, et qu'on me donne à manger; on verra ensuite si je crains les espions, les enchanteurs ou les assassins qui viendront fondre sur nous.
Comme il achevait de parler, entra un page: Monseigneur, lui dit-il, un paysan demande à entretenir Votre Seigneurie d'une affaire importante.
Au diable soit l'importun, s'écria Sancho: ignore-t-il que ce n'est pas l'heure de venir parler d'affaires? est-ce que, par hasard, les gouverneurs ne sont pas de chair et d'os comme les autres hommes? Nous croit-on de bronze ou de marbre? Si ce gouvernement me dure entre les mains, ce que je ne crois guère, je mettrai à la raison plus d'un solliciteur. Cependant qu'on fasse entrer cet homme, mais après s'être assuré d'abord si ce n'est point un des espions dont je suis menacé.
Non, seigneur, repartit le page: celui-là, si je ne me trompe, est bon comme le bon pain.
Ne craignez rien, seigneur, ajouta le majordome, nous ne nous éloignerons pas.
N'y a-t-il pas moyen, maître d'hôtel, demanda Sancho, qu'en l'absence du docteur Rezio, je mange quelque chose, ne fût-ce qu'un quartier de pain et un oignon?
Ce soir vous serez satisfait, seigneur, répondit le maître d'hôtel, au souper on compensera le défaut du dîner.
Dieu le veuille, repartit Sancho.
Sur ce entra le paysan: Qui de vous tous est le gouverneur? demanda cet homme, dont la mine annonçait la simplicité.
Et quel autre serait-ce, répondit le secrétaire, sinon la personne assise dans le fauteuil?
Pardon, dit le paysan; et se jetant à genoux devant Sancho, il lui demanda sa main à baiser. Sancho s'y refusa, lui enjoignit de se lever, et d'exposer promptement sa requête. Le paysan obéit. Seigneur, reprit-il, je suis laboureur, natif de Miguel-Turra, village qui est à deux lieues de Ciudad-Real.
Voici un autre Tirteafuera, grommela Sancho. Continuez, bonhomme, je connais Miguel-Turra, je n'en suis pas fort éloigné.
Le cas est donc, seigneur, poursuivit le paysan, que par la miséricorde de Dieu je me suis marié en face de la sainte Église catholique, apostolique et romaine; j'ai deux fils qui étudient, le cadet pour être bachelier, et l'aîné pour être licencié; je suis veuf, parce que ma femme est morte, ou plutôt parce qu'un mauvais médecin l'a tuée en lui donnant une médecine pendant qu'elle était enceinte, et si Dieu eût voulu qu'elle eût accouché d'un troisième garçon, j'avais dessein de le faire étudier pour être docteur, afin qu'il n'eût rien à envier à ses frères le bachelier et le licencié.
De façon, interrompit Sancho, que si votre femme ne s'était pas laissée mourir, ou qu'on ne l'eût point tuée, vous ne seriez point veuf?
Non, seigneur, répondit le paysan.
Nous voilà bien avancés, reprit Sancho. Achevez, mon ami, car il est plutôt l'heure de dormir que de parler d'affaires.
Je dis donc, continua le laboureur, qu'un de mes enfants, celui qui sera bachelier, s'est amouraché dans notre village d'une jeune fille qu'on appelle Claire Perlerina. Le père, André Perlerino, est un riche cultivateur. Ce nom de Perlerino ne vient d'aucune terre, il leur a été donné parce qu'ils sont tous culs-de-jatte dans cette famille, et pourtant, s'il faut dire la vérité, la jeune fille est une vraie perle d'Orient. Quand on la regarde du côté droit, elle est belle comme un astre, mais ce n'est pas de même du côté gauche, parce que la petite vérole lui a fait perdre un œil, et lui a laissé en revanche de grands trous sur le visage; mais on dit que cela n'est rien, et que ce sont autant de fossettes où viennent s'ensevelir les cœurs de ses amants. Elle n'a point le nez trop long, au contraire, il est un peu retroussé, avec trois bons doigts de distance jusqu'à la bouche, qu'elle a fort bien fendue, et les lèvres aussi minces qu'on en puisse voir; et s'il ne lui manquait point une douzaine de dents, ce serait une perfection. J'oubliais d'ajouter, et par ma foi je lui faisais grand tort, que ses lèvres sont de la plus belle couleur qu'on ait jamais vue, et peut-être la moins commune: elle ne les a point rouges comme les autres femmes, mais jaspées de bleu et de vert, et d'un violet qui tire sur celui des figues quand elles sont trop mûres. Je vous demande pardon, seigneur gouverneur, si je prends tant de plaisir à peindre et à vous expliquer toutes les beautés de cette jeune fille, mais c'est que je l'aime déjà comme mon propre enfant.
Peignez tout ce que vous voudrez, dit Sancho; la peinture me divertit, et si j'avais dîné, je ne trouverais pas de meilleur dessert que le portrait que vous faites là.
Il est au service de Votre Grâce et moi aussi, repartit le laboureur; mais un temps viendra qui n'est pas venu. Je dis donc, seigneur, que si je pouvais peindre la bonne mine et la taille de cette fille, vous en seriez ravi. Mais cela m'embarrasse un peu, parce qu'elle est si courbée que ses genoux touchent son menton; cependant il est aisé de voir que si elle pouvait se tenir droite, elle toucherait le toit avec sa tête. Elle aurait depuis longtemps déjà donné la main à mon fils le bachelier, si ce n'est qu'elle ne peut l'étendre, parce qu'elle a les nerfs tout retirés; et malgré tout, on voit bien à ses ongles croches que sa main a une belle forme.
Bien, bien, dit Sancho, supposez que vous l'avez peinte de la tête aux pieds: que voulez-vous maintenant? venez au fait sans tourner autour du pot et sans nous faire tant de peintures.
Je voudrais donc, si c'est un effet de votre bonté, seigneur gouverneur, que Votre Grâce me donnât pour le père de ma bru une lettre de recommandation, dans laquelle vous le supplieriez de permettre ce mariage au plus vite; d'ailleurs, puisque nous sommes égaux en fortune lui et moi, nos enfants n'ont rien à se reprocher. En effet, pour ne vous rien cacher, je vous dirai que mon fils est possédé du diable, et qu'il n'y a pas de jour que le malin esprit ne le tourmente trois ou quatre fois; que de plus, pour être un jour tombé dans le feu, il a le visage si retiré, qu'il ressemble à un morceau de parchemin, et que ses yeux coulent et pleurent comme s'il avait une source dans la tête. Mais à cela près, il a un très-bon naturel; et n'était qu'il se gourme et se déchire souvent lui-même, ce serait un ange du ciel.
Eh bien, voulez-vous encore autre chose, bonhomme? dit Sancho.
Seigneur, je voudrais bien encore quelque chose, répliqua le paysan; seulement je n'ose le dire; mais vaille que vaille, et puisque je l'ai sur le cœur, il faut que je m'en débarrasse. Je dis donc, seigneur, que je voudrais que Votre Grâce eût l'obligeance de me donner cinq ou six cents ducats pour grossir la dot de mon bachelier, afin de lui aider à se mettre en ménage; car il faut que ces enfants vivent chez eux et qu'ils ne dépendent ni l'un ni l'autre d'un beau-père.
Voyez si vous voulez encore autre chose, ajouta Sancho; continuez, et que la honte ne vous arrête pas.
Seigneur, je n'ai plus rien à demander, répondit le laboureur.
Il n'eut pas plus tôt achevé, que le gouverneur se levant brusquement, et saisissant le fauteuil sur lequel il était assis: Je jure, s'écria-t-il, pataud, rustre et malappris, je jure que si tu ne sors à l'instant de ma présence, je te casse la tête! Voyez un peu ce maroufle, ce peintre de Belzébuth, qui vient me demander effrontément six cents ducats, comme il demanderait six maravédis! D'où veux-tu que je les aie, puant que tu es? et quand je les aurais, pourquoi te les donnerais-je, sournois, imbécile? Que me font à moi, toi et tous tes Perlerino? Hors d'ici! et ne sois jamais assez hardi pour t'y présenter, ou je fais serment par la vie du duc, mon seigneur, de te casser bras et jambes. Il n'y a pas vingt-quatre heures que je suis gouverneur, et tu veux que j'aie six cents ducats à te donner! Mort de ma vie, il me prend fantaisie de te sauter sur le ventre, et de t'arracher les entrailles.
Le maître d'hôtel fit signe au laboureur de se retirer; ce que celui-ci s'empressa de faire, ayant l'air d'avoir grand'peur que le gouverneur n'exécutât ses menaces, car le fripon jouait admirablement son rôle.
Enfin Sancho eut bien de la peine à s'apaiser. Laissons-le ronger son frein, et retournons à don Quichotte, que nous avons laissé couvert d'emplâtres et en si mauvais état, qu'il mit à guérir plus de huit jours, pendant lesquels il lui arriva ce que nous allons voir dans le chapitre suivant.
CHAPITRE XLVIII
DE CE QUI ARRIVA A DON QUICHOTTE AVEC LA SENORA RODRIGUEZ, ET D'AUTRES
CHOSES AUSSI ADMIRABLES.
Triste, mélancolique, et le visage couvert de compresses, languissait le pauvre chevalier. Il resta plus de six jours sans oser se montrer en public; une nuit enfin, comme il réfléchissait à ses disgrâces et aux persécutions d'Altisidore, il crut entendre une clef qui cherchait à ouvrir la porte de sa chambre. S'imaginant que l'amoureuse demoiselle venait livrer un dernier assaut à sa pudeur, et tâcher d'ébranler la foi qu'il avait jurée à sa dame Dulcinée du Toboso: Non, s'écria-t-il assez haut pour être entendu, non, la plus grande beauté de la terre ne saurait effacer de mon cœur celle que l'amour y a gravée si profondément; que tu sois, ô ma dame, transformée en ignoble paysanne occupée à manger des oignons, ou bien en nymphe du Tage tissant des étoffes d'or et de soie; que Merlin ou Montesinos te retiennent où il leur plaira, libre ou enchantée, absente ou présente, tu es toujours ma souveraine, et je serai toujours ton esclave.
Il achevait ces mots quand la porte s'ouvrit. Aussitôt, s'enveloppant d'une courte-pointe de satin jaune, une barrette sur la tête, le visage parsemé d'emplâtres, et les moustaches en papillotes, don Quichotte se dressa debout sur son lit. Dans ce costume, il avait l'air du plus épouvantable fantôme qui se puisse imaginer. Mais lorsque, les yeux cloués sur la porte, il espérait voir paraître la dolente Altisidore, il vit entrer une vénérable duègne avec des voiles blancs à sa coiffe, si plissés et si longs, qu'ils la cachaient de la tête aux pieds. De sa main gauche elle tenait une petite bougie allumée, et portait l'autre main au-devant, afin que la lumière ne lui donnât pas dans les yeux, qu'elle avait de plus protégés par de grandes lunettes. Elle marchait à pas de loup et sur la pointe du pied. Du lieu où il était comme en sentinelle, don Quichotte l'observait attentivement, et à la lenteur de sa démarche, à son accoutrement étrange, il la prit pour une sorcière qui venait exercer sur lui ses maléfices.
Cependant la duègne continuait d'avancer. Quand elle fut au milieu de l'appartement, elle leva les yeux, et alors elle vit le chevalier qui faisait des signes de croix de toute la vitesse de son bras. S'il fut intimidé en apercevant une telle figure, la duègne fut encore plus épouvantée en voyant la sienne; Jésus, qu'aperçois-je! s'écria-t-elle.
Dans son effroi, la bougie lui échappa des mains et s'éteignit; plongée dans les ténèbres, elle voulut fuir, mais elle s'embarrassa dans les plis de son voile, et tomba tout de son long sur le plancher.
Plus effrayé que jamais: Je t'adjure, ô fantôme, ou qui que tu sois, se mit à dire don Quichotte, je t'adjure de me dire qui tu es, et ce que tu exiges de moi. Si tu es une âme en peine, parle, je ferai pour te soulager tout ce qu'on doit attendre d'un bon catholique, car je le suis, et me complais à être utile à tout le monde; c'est pour cela que j'ai embrassé l'ordre de la chevalerie errante, dont la profession s'étend jusqu'à rendre service aux âmes du purgatoire.
S'entendant adjurer de la sorte, la pauvre duègne jugea par sa propre frayeur de celle de notre héros, et répondit d'une voix basse et dolente: Seigneur don Quichotte, si toutefois c'est bien vous, je ne suis ni vision ni fantôme, ni âme du purgatoire, comme Votre Grâce se l'imagine; je suis la señora Rodriguez, cette dame d'honneur de madame la duchesse, et je viens ici vous demander aide et secours pour une affliction à laquelle Votre Grâce peut seule remédier.
Parlez franchement, señora Rodriguez, repartit don Quichotte, êtes-vous ici pour quelque entremise d'amour? Dans ce cas, vous perdez votre temps: la beauté de Dulcinée du Toboso s'est tellement emparée de mon cœur, qu'elle me rend sourd et insensible à toutes prières de cette nature. Mais s'il n'est point question de message amoureux, allez rallumer votre bougie et revenez ici; nous aviserons ensuite, sauf toutefois les réserves que je viens de faire.
Moi, messagère d'amour! mon bon Seigneur, reprit la duègne; Votre Grâce me connaît mal. Dieu merci, je ne suis point encore assez vieille pour faire ce métier-là; je suis bien saine, et j'ai toutes mes dents, hormis quelques-unes qui me sont tombées par suite de catarrhes fort ordinaires dans ce pays d'Aragon. Mais que Votre Grâce m'accorde un instant, je vais rallumer ma bougie, et je reviens vous conter mes ennuis, comme à celui qui sait remédier à tous les déplaisirs du monde; et elle sortit sans attendre de réponse.
Une pareille visite à une pareille heure fit à l'instant naître de si étranges pensées dans l'imagination de don Quichotte, qu'il ne se crut point en sûreté malgré toutes ses résolutions: Qui sait, se disait-il, si le diable, toujours artificieux et subtil, ne me tend pas ici quelque nouveau piége? Qui sait s'il n'essayera pas, au moyen d'une duègne, de me faire tomber dans les précipices que j'ai si souvent évités? J'ai ouï dire bien des fois que, quand il le peut, il nous envoie la tentatrice plutôt à nez camard qu'à nez aquilin. Quelle honte pour moi et quel affront pour Dulcinée, si cette vieille femme allait triompher d'une constance que reines, impératrices, duchesses et marquises ont cherché vainement à ébranler! En pareil cas, mieux vaut fuir qu'accepter le combat. Mais, en vérité, ajouta notre chevalier, je dois avoir perdu la tête, pour que de telles extravagances me viennent à l'esprit et sur les lèvres? Est-il possible qu'une duègne avec ses coiffes blanches, son visage ridé et ses lunettes, éveille une pensée lascive, même dans le cœur le plus dépravé? Y a-t-il par hasard dans l'univers entier une duègne qui ait la chair ferme et rebondie? toutes ne sont-elles pas grimacières et mijaurées? Arrière donc, troupe embéguinée, ennemie de toute humaine création. Oh! combien eut raison cette dame qui avait fait placer aux deux bouts de son estrade deux duègnes en cire, avec lunettes et coussinets, assises comme si elles eussent travaillé à l'aiguille! Car, sur ma foi, ces deux statues lui rendaient tout autant de services que deux véritables duègnes.
En disant cela, il se jeta à bas du lit, dans l'intention d'aller fermer sa porte; mais au moment où il touchait la serrure, la señora Rodriguez rentra. Quand elle vit notre chevalier dans l'état où nous l'avons dépeint, elle fit trois pas en arrière: Sommes-nous en sûreté, seigneur don Quichotte? lui dit-elle; je ne sais vraiment que penser en voyant que Votre Grâce a quitté son lit.
Je vous adresserai la même question, señora, reprit notre héros, et je voudrais être assuré qu'il ne me sera fait aucune violence.
Contre qui, et à qui demandez-vous cela, seigneur chevalier? repartit la duègne.
C'est à vous et contre vous-même, répondit don Quichotte; car enfin ni vous ni moi ne sommes de bronze; et puis, l'heure est suspecte, surtout dans une chambre plus close et aussi sourde que la caverne où le perfide Énée abusa de la faiblesse de la malheureuse Didon. Néanmoins, donnez-moi la main, car, après tout, ma continence et ma retenue me suffiront, je l'espère, surtout avec le secours de vos vénérables coiffes. Et lui ayant baisé la main droite, il lui offrit la sienne, que la señora accepta de bonne grâce.
Ben-Engeli s'arrête en cet endroit pour faire une parenthèse et s'écrier: Par Mahomet! pour voir ces deux personnages dans un semblable costume, se dirigeant de la porte de la chambre vers le lit, j'aurais donné la meilleure pelisse des deux que je possède.
Enfin don Quichotte se remit dans ses draps, tandis que la señora Rodriguez prenait place sur une chaise assez écartée du lit, sans quitter ni sa bougie ni ses lunettes. Puis, quand ils furent tous deux bien installés, le premier qui rompit le silence fut don Quichotte. Madame, dit-il, vous pouvez maintenant découdre vos lèvres, et m'apprendre le sujet de vos déplaisirs: vous serez écoutée par de chastes oreilles et secourue par de charitables œuvres.
Je n'en fais aucun doute, répondit la señora Rodriguez, car du gentil et tout aimable aspect de Votre Grâce, on ne pouvait espérer qu'une réponse si chrétienne. Apprenez donc, seigneur chevalier, quoique vous me voyiez assise ici sur cette chaise en costume de misérable duègne, au beau milieu du royaume d'Aragon, que je n'en suis pas moins native des Asturies d'Oviedo, et d'une des meilleures races de cette province. La mauvaise étoile de mon père et de ma mère, qui s'appauvrirent de bonne heure, sans savoir pourquoi ni comment, m'amena à Madrid, où, pour me faire un sort, mes parents me placèrent chez une grande dame, en qualité de femme de chambre; car il faut que vous le sachiez, seigneur don Quichotte, pour toutes sortes d'ouvrages, surtout ceux à l'aiguille, je ne le cède à personne. Mon père et ma mère s'en retournèrent dans leur province, me laissant en condition, et peu de temps après, ils quittèrent ce monde pour aller en paradis, car ils étaient bons catholiques. Je restai donc orpheline, sans autre ressource que les misérables gages qu'on nous donne dans les palais des grands. Un écuyer de la maison où j'étais devint amoureux de moi, sans que j'y songeasse: c'était un homme déjà avancé en âge, à grande barbe, à vénérable aspect, et noble comme le roi, car il était montagnard. Nos amours ne furent pas toutefois si secrètes que ma maîtresse n'en eût connaissance, et pour empêcher les caquets elle nous maria en face de notre mère la sainte Église catholique. De notre union naquit une fille; pour combler ma disgrâce, non pas que je sois morte en couche, car l'enfant vint bien et à terme, mais parce que mon pauvre mari, Dieu veuille avoir son âme, mourut peu de temps après d'une frayeur qu'il eut, et dont vous serez étonné vous-même, si j'ai le temps de vous la raconter.
Ici, la pauvre duègne se mit à pleurer amèrement, après quoi elle reprit: Pardonnez-moi, seigneur chevalier, si je verse des larmes, mais je ne puis me rappeler le pauvre défunt sans pleurer; Dieu! qu'il avait bonne mine, quand il menait ma maîtresse en croupe sur une belle mule noire comme jais! car dans ce temps-là on n'avait point de carrosse comme aujourd'hui, et les dames allaient en croupe derrière leurs écuyers. Ce que je dis, c'est afin de vous faire connaître la politesse et la ponctualité de cet excellent homme. Un jour, à Madrid, comme il allait entrer dans la rue Santiago, rue fort étroite, un alcade de cour en sortait suivi de deux alguazils; mon mari aussitôt tourna bride pour accompagner l'alcade; mais ma maîtresse qui était en croupe, lui dit à voix basse: Que faites-vous, malheureux? ne songez-vous plus que je suis ici? L'alcade, en homme courtois, retint la bride de son cheval et dit à mon mari: Seigneur, suivez votre chemin; c'est à moi d'accompagner la señora Cassilda. C'était le nom de ma maîtresse. Malgré cela, mon mari, la toque à la main, s'opiniâtrait à suivre l'alcade. Ce que voyant, ma maîtresse tira de son étui une grosse aiguille, peut-être bien même un poinçon, et, pleine de dépit et de fureur, elle l'enfonça dans le corps de mon pauvre mari qui, jetant un grand cri, roula à terre avec elle. Les laquais de la dame accoururent, avec l'alcade et les alguazils, pour les relever. Cela mit en confusion toute la porte de Guadalajara, je veux dire les oisifs qui s'y trouvaient. Ma maîtresse s'en retourna à pied, et mon époux se réfugia dans la boutique d'un barbier, disant qu'il avait les entrailles traversées de part en part. On ne parla plus dans Madrid que de sa courtoisie, et quand il fut guéri, les petits garçons le suivaient par les rues. Pour ce motif, et aussi parce qu'il avait la vue un peu basse, ma maîtresse lui donna son congé, ce dont il eut tant de chagrin, que telle fut, sans nul doute, la cause de sa mort. Je restai veuve, pauvre, et chargée d'une fille qui chaque jour allait croissant en beauté. Comme j'avais la réputation de travailler admirablement à l'aiguille, madame la duchesse, qui était récemment mariée avec monseigneur le duc, m'emmena en Aragon et ma fille aussi. Bref, les jours se succédant, ma fille a grandi ornée de toutes les grâces du monde; aujourd'hui elle chante comme un rossignol, danse comme une sylphide, lit et écrit comme un maître d'école, et compte comme un usurier. Je ne dis rien des soins qu'elle prend de sa personne: l'eau courante n'est pas plus nette; et à cette heure, elle a, si je ne me trompe, seize ans cinq mois et trois jours, pas un de plus, pas un de moins.
De cette mienne enfant est devenu amoureux le fils d'un riche laboureur, qui tient ici près une ferme de monseigneur le duc. Le jeune homme a si bien fait, que, sous promesse de l'épouser, il a abusé de la pauvre créature, et aujourd'hui il refuse de tenir sa parole, quoique monseigneur sache toute l'affaire, car je me suis plainte à lui, non pas une fois, mais mille, le suppliant de forcer ce garçon à épouser ma fille; mais notre maître fait la sourde oreille et veut à peine m'entendre. La raison en est que le père du séducteur, qui est fort riche, lui prête de l'argent et chaque jour lui sert de caution pour ses sottises, c'est pourquoi il ne veut le désobliger en rien.
Je viens donc vous demander, seigneur chevalier, puisqu'au dire de tout le monde Votre Grâce est venue ici-bas pour redresser les torts et prêter assistance aux malheureux, de prendre fait et cause pour ma fille, afin que, soit par la persuasion, soit par les armes, vous obteniez réparation du tort qu'on lui a fait. Jetez les yeux, je vous en supplie, sur l'abandon de cette pauvre enfant, sur sa jeunesse, sa gentillesse et toutes ses bonnes qualités; car, sur mon honneur, de toutes les femmes de madame la duchesse, il n'y en a pas une qui la vaille; et une certaine Altisidore, qui passe pour la plus huppée et la plus égrillarde, n'en approche pas de cent lieues. Votre Grâce, seigneur don Quichotte, doit savoir que tout ce qui reluit n'est pas or: aussi cette Altisidore a-t-elle plus de présomption que de beauté, et plus d'effronterie que de retenue, sans compter qu'elle n'est pas fort saine, car elle a l'haleine si forte qu'on ne saurait rester longtemps auprès d'elle. Madame la duchesse elle-même... mais il faut se taire, parce que, vous le savez, les murs ont des oreilles.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Sommes-nous en sûreté, seigneur don Quichotte? lui dit-elle (p. 503).Qu'a donc madame la duchesse, señora Rodriguez? demanda don Quichotte; sur ma vie, expliquez-vous.
Je n'ai rien à vous refuser, répondit la duègne: eh bien, voyez-vous, seigneur chevalier, la beauté de madame la duchesse, ce teint si brillant qu'on dirait que c'est une lame d'épée fourbie, ces joues qui semblent pétries de lait et de vermillon, et cet air dont elle marche, dédaignant presque de toucher la terre; eh bien, tout cela, c'est grâce à deux fontaines qu'elle a aux jambes, par où vont s'écoulant toutes les mauvaises humeurs dont les médecins assurent qu'elle est remplie.
Bon Dieu? que m'apprenez-vous là, señora? s'écria don Quichotte; est-il possible que madame la duchesse ait de semblables exutoires? En vérité, je ne l'aurais jamais cru, quand tous les carmes déchaussés me l'auraient affirmé; mais puisque vous me le dites, je n'en doute plus. D'ailleurs, j'en suis persuadé, de pareilles fontaines doivent répandre plutôt de l'ambre liquide qu'aucune autre humeur, et tout de bon je commence à croire que ces sortes de fontaines sont fort utiles pour la santé.
Don Quichotte achevait de parler, lorsque la porte de la chambre s'ouvrit avec fracas; le saisissement fit tomber la bougie des mains de la señora Rodriguez, et l'appartement resta, comme on dit, aussi noir qu'un four. En même temps, la pauvre duègne se sentit prendre à la gorge par deux mains qui la serrèrent si vigoureusement qu'elle ne pouvait respirer; et une troisième main lui ayant relevé sa jupe, une quatrième, avec quelque chose qui ressemblait à une pantoufle, commença à la fustiger si vertement, que c'était pitié. Don Quichotte, tout charitable qu'il était, ne bougea pas de son lit, ignorant ce que ce pouvait être, et redoutant pour lui-même l'orage qu'il entendait éclater à ses côtés. Le bon chevalier ne craignait pas sans raison: car après que les invisibles bourreaux eurent bien corrigé la malheureuse duègne, qui n'osait souffler mot, ils se jetèrent sur lui, et ayant enlevé sa couverture, ils le pincèrent si fort et si dru, qu'il fut forcé de se défendre à grands coups de pieds, et tout cela dans un admirable silence. La bataille dura plus d'une demi-heure, après quoi les fantômes disparurent. La señora Rodriguez se releva, rajusta sa jupe, et sortit sans proférer une parole.
Quant à don Quichotte, il resta dans son lit, triste et pensif, pincé et meurtri, mais mourant d'envie de savoir quel était l'enchanteur qui l'avait mis en cet état.
Nous verrons cela une autre fois, car il nous faut retourner à Sancho, comme le veut l'ordre de cette histoire.
CHAPITRE XLIX
DE CE QUI ARRIVA A SANCHO PANZA, EN FAISANT LA RONDE DANS SON ILE.
Nous avons laissé notre gouverneur fort courroucé contre ce narquois de paysan qui, instruit par le majordome d'après les ordres du duc, s'était moqué de lui; mais, tout simple qu'il était, Sancho Panza leur tenait tête à tous, sans reculer d'un pas. Maintenant, dit-il à ceux qui l'entouraient, parmi lesquels était le docteur Pedro Rezio, je comprends qu'il faut que les gouverneurs et les juges soient de bronze, afin de pouvoir résister à ces importuns qui à toute heure viennent demander qu'on les écoute et qu'on expédie leur affaire quoi qu'il arrive; et si un pauvre juge refuse de les entendre, parce que c'est le moment de prendre son repas, ou parce qu'il n'a pas le loisir de donner audience, ils en disent pis que pendre. A ce plaideur malavisé, je dirai: Choisis mieux ton temps, mon ami, et ne viens pas aux heures où l'on mange, ni à celles où l'on dort, car nous autres juges et gouverneurs, nous sommes de chair et d'os comme les autres hommes: il faut que nous accordions à la nature ce qu'elle exige, si ce n'est moi pourtant qui ne donne rien à manger à la mienne, grâce au docteur Pedro Rezio de Tirteafuera ici présent, qui veut que je meure de faim, et affirme que c'est pour ma santé. Dieu lui donne santé pareille; ainsi qu'à tous les médecins de son espèce.
En entendant Sancho chacun s'étonnait, et se disait qu'il n'est rien de tel que les charges d'importance soit pour aviver, soit pour engourdir l'esprit. Finalement, le docteur Pedro Rezio lui promit de le laisser souper ce soir-là, dût-il violer tous les aphorismes d'Hippocrate. Cette promesse remplit de joie notre gouverneur, qui attendit avec une extrême impatience que la nuit vînt, et avec elle l'heure du souper.
Enfin arriva le moment tant désiré, et on servit à Sancho un hachis de bœuf à l'oignon, avec les pieds d'un veau quelque peu avancé en âge. Notre bon gouverneur se jeta sur ces ragoûts avec plus d'appétit que si on lui eût présenté des faisans d'Étrurie, du veau de Sorrente, des perdrix de Moron ou des oies de Lavajos. Aussi, pendant le repas, se tourna-t-il vers le médecin et lui dit: Seigneur docteur, ne vous mettez point en peine à l'avenir de me donner des mets recherchés, mon estomac n'y est pas fait, et il s'accommode fort bien de bœuf, de lard, de navets et d'oignons; lorsque par aventure on lui donne des ragoûts de roi, il ne les reçoit qu'en rechignant, et souvent avec dégoût. Ce que le maître d'hôtel pourra faire de mieux, c'est de me donner ce qu'on appelle pots pourris; plus ils sont pourris, meilleurs ils sont; qu'il y fourre tout ce qu'il voudra: pourvu que ce soient choses bonnes à manger, je serai satisfait, et m'en souviendrai dans l'occasion; et que personne ne s'avise d'en plaisanter, car enfin je suis gouverneur ou je ne le suis pas. Vivons et mangeons en paix, puisque quand Dieu fait luire le soleil c'est pour tout le monde. Je gouvernerai cette île sans rien prendre ni laisser prendre; mais que chacun ait l'œil au guet, et se tienne sur le qui-vive, autrement je lui fais savoir que le diable s'est mis de la danse; et si on me fâche, on trouvera à qui parler.
Assurément, seigneur gouverneur, dit le maître d'hôtel, Votre Grâce a raison en tout et partout, et je me rends caution, au nom de tous les habitants de cette île, que vous serez servi et obéi avec ponctualité, amour et respect: votre aimable façon de gouverner ne saurait leur inspirer d'autre désir que celui d'être tout à votre service.
Je le crois bien, repartit Sancho, et ils seraient des imbéciles s'ils pensaient autrement: je recommande seulement qu'on ait soin de pourvoir à ma subsistance et à celle de mon âne; de cette façon nous serons tous contents. Maintenant, quand il sera temps de faire la ronde, qu'on m'avertisse, mon intention est de purger cette île des gens désœuvrés, des vagabonds; car je vous l'apprendrai, mes amis, les gens oisifs et les batteurs de pavé sont aux États ce que les frelons sont aux abeilles, ils mangent et dissipent ce qu'elles amassent avec beaucoup de travail. Moi, je prétends protéger les laboureurs, assurer les priviléges de la noblesse, récompenser les hommes vertueux, et surtout faire respecter la religion et ceux qui la pratiquent. Eh bien, que vous en semble? ai-je raison, ou me casserais-je la tête inutilement?
Vous parlez si bien, seigneur gouverneur, répondit le majordome, que je suis encore à comprendre qu'un homme aussi peu lettré que l'est Votre Grâce, je crois même que vous ne l'êtes pas du tout, dise de telles choses, et prononce autant de sentences que de paroles. Certes, ceux qui vous ont envoyé ici et ceux que vous y trouvez ne s'y attendaient guère: ainsi chaque jour on voit des choses nouvelles, et les moqueurs, comme on dit, se trouvent moqués.
Après avoir assez amplement soupé, avec la permission du docteur Pedro Rezio, le gouverneur, accompagné du majordome, du secrétaire, du maître d'hôtel, de l'historien chargé de recueillir par écrit ses faits et gestes, et suivi d'une foule d'alguazils et de gens de justice, sortit pour faire sa ronde. Sancho marchait gravement au milieu d'eux, sa verge à la main. Ils avaient à peine traversé plusieurs rues, qu'un cliquetis d'épées vint à leurs oreilles; ils y coururent, et trouvèrent deux hommes qui étaient aux prises. Ces hommes voyant venir la justice s'arrêtèrent, et l'un d'eux s'écria: Est-il possible qu'on vole ici comme sur un grand chemin, et qu'on assassine en pleine rue?
Calmez-vous, homme de bien, dit Sancho, et contez-moi le sujet de votre plainte; je suis le gouverneur.
Seigneur gouverneur, répondit un des combattants, je vais vous l'exposer en deux mots. Votre Excellence saura que ce gentilhomme vient de gagner mille réaux dans une maison qui est près d'ici; je suis son compère, et Dieu sait combien de fois j'ai prononcé en sa faveur, souvent même contre ma conscience! Eh bien, quand j'espérais qu'il me donnerait quelques écus, comme c'est la coutume avec les gens de qualité tels que moi, qui viennent là pour juger les coups et empêcher les querelles, il a ramassé son argent et est sorti sans daigner me regarder. J'ai couru après lui, le priant avec politesse de me donner au moins huit réaux, car il n'ignore pas que je suis homme d'honneur, et que je n'ai ni métier ni rentes, parce que mes parents ne m'ont laissé ni l'un ni l'autre; mais ce ladre n'a consenti à m'accorder que quatre réaux. Voyez un peu quelle dérision! Par ma foi, sans l'arrivée de Votre Grâce, je lui aurais fait rendre gorge, et appris à me donner bonne mesure.
Que répondez-vous à cela? demanda Sancho à l'autre partie.
Celui-ci répondit que ce que son adversaire venait de dire était exact, et qu'il n'avait pas voulu lui donner plus de quatre réaux, parce qu'il les lui donnait très-souvent. Ceux qui attendent la gratification des joueurs, ajouta-t-il, doivent être polis et prendre gaiement ce qu'on leur donne, sans marchander avec les gagnants, à moins de savoir avec certitude que ce sont des escrocs et que ce qu'ils gagnent est mal gagné. Au reste la meilleure preuve que je suis un homme d'honneur, c'est que je n'ai voulu donner rien de plus, car les fripons sont toujours tributaires de ceux qui les connaissent.
Cela est vrai; que plaît-il à Votre Seigneurie qu'on fasse de ces deux hommes? dit le majordome.
Ce qu'il y a à faire, le voici, répondit Sancho: vous homme de bonne ou de mauvaise foi, donnez sur-le-champ à votre compère cent réaux, et trente pour les pauvres; vous qui n'avez ni métier ni rente, et qui vivez les bras croisés, prenez ces cent réaux, puis demain de grand matin décampez au plus vite de cette île, et n'y rentrez de dix années, sous peine, si vous y manquez, de les achever dans l'autre monde: car je vous fais accrocher par la main du bourreau à la première potence venue. Et qu'aucun des deux ne réplique, ou gare à lui.
La sentence fut exécutée sur-le-champ, et le gouverneur ajouta: Ou je serai sans pouvoir, ou je fermerai ces maisons de jeu; tant je suis persuadé qu'elles causent de dommage.
Pas celle-ci du moins, répondit le greffier, car elle est tenue par un grand personnage, qui assurément y perd beaucoup plus d'argent chaque année qu'il n'en gagne; mais Votre Grâce pourra montrer son pouvoir contre les tripots de bas étage, qui donnent à jouer à tous venants, et dans lesquels il se commet mille friponneries, les filous n'étant pas assez hardis pour exercer leur industrie chez les personnes de distinction; et puisque enfin la passion du jeu est devenue générale, il vaut mieux que l'on joue chez les gens de qualité que dans ces repaires où l'on retient un malheureux toute la nuit pour l'écorcher tout vif.
Il y a beaucoup à dire à cela, greffier, répliqua Sancho; mais nous en reparlerons.
Sur ce arriva un alguazil qui tenait un homme au collet: Seigneur gouverneur, dit-il, ce jeune compagnon venait de notre côté, mais aussitôt qu'il a aperçu la justice, le drôle a tourné les talons, et s'est mis à courir de toute sa force: signe certain qu'il a quelque chose à se reprocher. J'ai couru après lui, et s'il n'eût trébuché il ne serait pas maintenant devant vous.
Pourquoi donc fuyais-tu, jeune homme? demanda Sancho.
Seigneur, répondit le garçon, je fuyais pour éviter toutes ces questions que font les gens de justice.
Fort bien; quel est ton métier?
Tisserand, avec la permission de Votre Grâce.
Et qu'est-ce que tu tisses?
Des fers de lance.
Ah! ah! repartit Sancho, tu fais le plaisant, j'en suis bien aise. Et où allais-tu, à l'heure qu'il est?
Prendre l'air, répondit-il.
Et où prend-on l'air dans cette île? demanda Sancho.
Là où il souffle, seigneur, répondit le jeune homme.
C'est très-bien répondre, dit le gouverneur, et je vois que tu en sais long. Eh bien, mon ami, imagine-toi que c'est moi qui suis l'air, que je te souffle en poupe, et que je te pousse à la prison: holà, qu'on l'y mène à l'instant! Je saurai bien empêcher que tu dormes cette nuit en plein air.
Pardieu, seigneur, reprit-il, vous me ferez dormir en prison, tout comme je serai roi.
Et pourquoi donc ne te ferais-je pas dormir en prison, insolent? repartit Sancho; est-ce que je n'ai pas le pouvoir de t'y faire conduire, et de t'en tirer quand il me plaira.
Ma foi, vous auriez cent fois plus de pouvoir, que vous ne m'y feriez point dormir, répondit le jeune homme.
Comment, non! répliqua Sancho; qu'on le mène en prison sur-le-champ, afin qu'il apprenne à ses dépens si je suis le maître ou non; et si le geôlier le laisse échapper, je le condamne d'avance à deux mille ducats d'amende.
Plaisanterie que tout cela! Je défie tous les habitants de la terre de me faire dormir cette nuit en prison.
Es-tu le diable en personne, ou possèdes-tu quelque esprit familier pour t'ôter les menottes qu'on va te mettre? demanda Sancho avec colère.
Un instant, seigneur gouverneur, répondit le jeune homme d'un air dégagé; soyons raisonnable, et venons au fait. Je suppose que Votre Seigneurie m'envoie en prison, qu'on me mette au fond d'un cachot, les fers aux pieds et aux mains, et qu'on me garde à vue: eh bien, si je ne veux pas dormir, et si je veux passer la nuit les yeux ouverts, tout votre pouvoir serait-il capable de me contraindre à les fermer.
Il a raison, observa le secrétaire.
De sorte, dit Sancho, que tu ne dormiras pas, uniquement pour suivre ta fantaisie, et non pour contrevenir à ma volonté?
Assurément, seigneur, répondit le jeune homme; je n'en ai pas même la pensée.
A la bonne heure, va dormir chez toi, je ne prétends pas l'empêcher; mais, à l'avenir, je te conseille de ne pas plaisanter avec la justice, car tu pourrais tomber entre les mains d'un juge qui n'entendrait pas raillerie et te donnerait sur les doigts.
Le jeune homme s'en fut, et le gouverneur continua la ronde.
A quelques pas de là, deux archers survinrent avec un nouveau prisonnier: Seigneur, dit l'un d'eux, celui que nous vous amenons n'est point un homme, c'est une femme, et même fort aimable, qui a pris ce travestissement.
On approcha deux lanternes, à la lumière desquelles on reconnut que c'était une fille d'environ quinze à seize ans. Ses cheveux étaient ramassés dans une résille de fils d'or et de soie verte; elle portait un vêtement de brocart d'or à fond vert; ses bas de soie étaient incarnats, ses jarretières de taffetas blanc, bordées de franges d'or avec des perles, ses souliers étaient blancs comme ceux des hommes; elle n'avait point d'épée, mais seulement un riche poignard, et aux doigts plusieurs bagues d'un grand prix. En un mot, sa beauté surprit tout le monde, mais aucun des assistants ne put la reconnaître; ceux mêmes qui étaient dans le secret des tours qu'on voulait jouer à Sancho, non moins étonnés que les autres, attendaient la fin de l'aventure.
Émerveillé de la beauté de cette jeune fille, Sancho lui demanda qui elle était, où elle allait, et pourquoi on la rencontrait sous ce déguisement.
Seigneur, répondit-elle en rougissant, je ne saurais dire devant tant de monde une chose qu'il m'importe de cacher; je puis seulement vous assurer que je ne suis point un malfaiteur, mais une infortunée à qui la violence d'un sentiment jaloux a fait oublier les règles de la bienséance.
Le majordome, qui l'avait entendue, dit à Sancho: Seigneur gouverneur, ordonnez à vos gens de s'éloigner, afin que cette dame puisse parler en toute liberté.
Lorsqu'ils se furent retirés sur l'ordre du gouverneur, avec qui il ne demeura que le majordome, le maître d'hôtel et le secrétaire, la jeune fille parla ainsi: Seigneur, je suis la fille de Pedro Perez Mazorca, fermier des laines de ce pays, lequel a l'habitude de venir souvent chez mon père.
Cela n'a pas de sens, madame! interrompit le majordome; je connais fort bien Pedro Perez, et je sais qu'il n'a pas d'enfants; d'ailleurs, après avoir dit que vous êtes sa fille, vous ajoutez qu'il va souvent chez votre père: cela ne se comprend pas.
J'en avais déjà fait la remarque, dit Sancho.
Seigneurs, je vous demande pardon, continua la jeune fille, je suis si troublée que je ne sais ce que je dis; la vérité est que je suis la fille de don Diego de la Lana.
Je connais très-bien don Diego de la Lana, dit le majordome. Don Diego est un gentilhomme fort riche, qui a un fils et une fille; mais depuis qu'il est veuf, personne ne peut se vanter d'avoir vu le visage de sa fille; il la tient si resserrée qu'il la cache au soleil lui-même, mais malgré toutes ses précautions on sait qu'elle est d'une remarquable beauté.
Vous dites vrai, seigneur, répliqua-t-elle, et cette fille c'est moi. Quant à cette beauté dont vous parlez, vous pouvez en juger maintenant que vous m'avez vue.
A ces mots, elle se mit à sangloter, et le secrétaire dit à l'oreille du majordome: il faut qu'il soit arrivé quelque chose d'extraordinaire à cette jeune fille, puisque bien née comme elle l'est, on la rencontre à pareille heure hors de sa maison.
Il n'en faut pas douter, répondit celui-ci, et ses larmes en font foi.
Sancho la consola du mieux qu'il put, la conjurant d'avouer, sans nulle crainte, ce qui lui était arrivé, et lui promettant de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour lui rendre service.
Seigneurs, répondit-elle, depuis dix ans que ma mère est morte, mon père m'a tenu renfermée, et pendant tout ce temps je n'ai vu d'homme que mon père, un frère que j'ai, et Pedro Perez, le fermier que tout à l'heure j'ai dit être mon père afin de ne pas nommer le mien. Cette solitude si resserrée, la défense de sortir de la maison, même pour aller à l'église, car chez nous on dit la messe dans un riche oratoire, me donnaient beaucoup de chagrin, et je mourais d'ennui de voir le monde, ou pour le moins le lieu où je suis née, ne croyant pas qu'il y eût rien de coupable à cela. Quand j'entendais parler de courses de taureaux, de jeux de bagues, de comédies, je demandais à mon frère, qui est d'un an plus jeune que moi, ce que c'était, et il me l'expliquait de son mieux, ce qui redoubla l'envie que j'avais de les voir; enfin, pour abréger le récit de ma faute, je suppliai mon frère, et plût à Dieu que je ne lui eusse jamais rien demandé de semblable!... Ici, la pauvre enfant se mettant à pleurer de plus belle, excita une grande compassion chez tous ceux qui l'écoutaient.
Jusqu'ici il n'y a point lieu de s'affliger, dit le majordome; rassurez-vous, madame, et continuez; vos paroles et vos larmes nous tiennent en suspens.
Je n'ai rien à dire de plus, répondit-elle; mais j'ai beaucoup à pleurer mon imprudence et ma curiosité.
Les charmes de la jeune fille avaient impressionné le maître d'hôtel; il approcha de nouveau sa lanterne pour la regarder, et il lui sembla que ce n'étaient point des larmes qui coulaient de ses yeux, mais plutôt des gouttes de rosée; il en vint même à les élever au rang de perles orientales. Aussi désirait-il avec ardeur que le malheur de cette belle enfant ne fût pas aussi grand que le témoignaient ses soupirs et ses pleurs. Quant au gouverneur, il se désespérait de ces retards et de ces interruptions, et il la pria d'achever son récit, disant qu'il se faisait tard et qu'il avait encore une grande partie de la ville à parcourir pour terminer sa ronde.
Alors, d'une voix entrecoupée par de nouveaux sanglots, la jeune fille poursuivit: Ma disgrâce vient d'avoir, pendant que mon père dormait, demandé à mon frère de me prêter un de ses habillements, afin d'aller ensemble nous promener par la ville. Importuné de mes prières, il m'a donné ses vêtements, et il a pris le mien, qui lui sied à ravir, car sous ce costume il ressemble à une jolie fille. Il y a environ une heure que nous sommes sortis de la maison, poussés par notre imprudente curiosité; nous avions fait le tour du pays, quand tout à coup, en revenant, nous avons vu s'avancer vers nous une nombreuse troupe de gens. Mon frère me dit: Voici sans doute les archers; tâche de me suivre, et fuyons au plus vite; si on nous reconnaît, nous sommes perdus. Aussitôt il s'est mis à courir, mais avec tant de vitesse qu'on eût dit qu'il volait; pour moi, je suis bientôt tombée de peur; alors survint cet homme qui m'a amenée ici, où j'ai honte de paraître une fille fantasque et dévergondée aux yeux de tant de monde.
Ne vous est-il arrivé que cela? demanda Sancho; ce n'est donc point la jalousie, comme vous le disiez d'abord, qui vous a fait quitter votre maison?
Il ne m'est rien arrivé que cela, Dieu merci, et en sortant mon seul dessein était de voir la ville, ou tout ou moins les rues de ce pays que je ne connaissais pas encore.
Ce qu'avait dit la jeune fille fut confirmé par son frère, qu'un des archers ramenait après l'avoir rattrapé à grand'peine. Il portait une jupe de femme, avec un mantelet de damas bleu bordé d'une riche dentelle; sa tête était nue et sans autre ornement que ses propres cheveux, qui semblaient autant d'anneaux d'or, tant ils étaient blonds et bouclés. Le gouverneur, le majordome et le maître d'hôtel s'écartèrent un peu du reste de la troupe, et ayant demandé au jeune garçon, sans que sa sœur l'entendît, pourquoi il était en cet équipage, il répéta tout ce qu'avait déjà raconté celle-ci, et avec la même naïveté et le même embarras: ce dont eut beaucoup de joie le maître d'hôtel, que tout cela intéressait vivement.
Voilà, il faut l'avouer, un terrible enfantillage! dit le gouverneur; et il ne fallait pas tant de soupirs et tant de larmes pour en faire le récit: était-il si difficile de dire: Nous sommes un tel et une telle, sortis de chez nos parents pour nous promener, sans autre dessein que la curiosité? Le conte eût été fini, et vous vous seriez épargné toutes ces pleurnicheries.
Vous avez raison, seigneur, répondit la jeune fille, mais mon trouble a été si grand que je n'ai pas eu la force de retenir mes larmes.
Il n'y a rien de perdu, dit Sancho; allons, venez avec nous: nous allons vous reconduire chez votre père, qui peut-être ne s'est pas aperçu de votre absence. Mais une autre fois n'ayez pas tant d'envie de voir le monde; à fille de renom, dit le proverbe, la jambe cassée et la maison; poule et femme se perdent pour trop vouloir trotter; car celle qui a envie de voir a aussi envie d'être vue.
Nos deux étourdis remercièrent le gouverneur de sa bonté; et l'on prit le chemin de la maison de don Diego de la Lana, qui n'était pas éloignée. En arrivant, le jeune homme jeta un petit caillou contre la fenêtre, aussitôt une servante vint ouvrir la porte; le frère et la sœur entrèrent. Le seigneur gouverneur et sa troupe continuèrent la ronde, s'entretenant de la gentillesse de ces pauvres enfants, et de l'envie qu'ils avaient eue de courir le monde de nuit, sans sortir de leur village.
Pendant le peu de temps qu'il avait vu cette jeune fille, le maître d'hôtel en était devenu si amoureux, qu'il résolut de la demander à son père dès le lendemain, ne doutant point qu'on ne lui accordât, puisqu'il était attaché à la personne du duc. De son côté, Sancho eut aussi quelque désir de marier le jeune homme à sa petite Sanchette, se réservant d'effectuer son dessein quand le temps serait venu, et persuadé qu'il n'y avait point de parti au-dessus de la fille du gouverneur. Ainsi finit cette ronde de nuit, et, deux jours après, le gouvernement, avec la chute duquel s'écroulèrent tous les projets de Sancho, comme on le verra plus loin.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
On reconnut que c'était une fille d'environ quinze à seize ans (p. 510).CHAPITRE L
DES ENCHANTEURS QUI FOUETTÈRENT LA SENORA RODRIGUEZ ET QUI ÉGRATIGNÈRENT
DON QUICHOTTE.
Cid Hamet, le ponctuel chroniqueur des moindres faits de cette véridique histoire, dit qu'au moment où la señora Rodriguez se leva pour aller trouver don Quichotte, une autre duègne, qui était couchée près d'elle s'en aperçut; et comme toutes les duègnes sont curieuses, celle-ci suivit sa compagne à pas de loup. L'ayant vue entrer dans la chambre de notre chevalier, elle ne manqua pas, suivant la louable coutume qu'ont aussi les duègnes d'être bavardes et rapporteuses, de courir en instruire la duchesse. Aussitôt, afin d'approfondir ce mystère, la duchesse prit avec elle Altisidore, et toutes deux allèrent se poster près de la porte pour écouter. Comme la señora Rodriguez parlait haut, elles ne perdirent pas un seul mot de la conversation; aussi, quand la duchesse entendit dévoiler le secret de ses fontaines, elle ne put se contenir; Altisidore encore moins. Elles enfoncèrent la porte, criblèrent de coups d'ongles notre héros et fustigèrent la señora comme nous l'avons déjà dit; tant les outrages qui s'adressent à la beauté des femmes allument dans leur cœur le désir de la vengeance. La duchesse alla raconter le tout au duc qui s'en amusa beaucoup; puis pour continuer à se divertir de leur hôte, la duchesse dépêcha un jeune page (celui-là même qui avait fait le personnage de Dulcinée dans la cérémonie du désenchantement) chargé de remettre à Thérèse Panza une lettre de son mari et une autre lettre de sa propre main, avec un grand collier de corail.
Or, dit l'histoire, ce page était fort égrillard; aussi, charmé de complaire à ses maîtres, il partit de grand matin pour le village de Sancho. Un peu avant d'y arriver, il trouva quantité de femmes qui lavaient dans un ruisseau. Il les aborda en les priant de lui indiquer une personne du village qui avait nom Thérèse Panza, et qui était femme d'un certain Sancho Panza, écuyer d'un chevalier qu'on appelait don Quichotte de la Manche.
A cette question, une jeune fille qui lavait avec les autres se leva, en disant: Cette Thérèse Panza, c'est ma mère; ce Sancho, c'est mon seigneur père, et ce chevalier c'est notre maître.
Eh bien, mademoiselle, reprit le page, venez avec moi, et conduisez-moi vers votre mère, car je lui apporte une lettre et un présent de ce seigneur votre père.
Volontiers, répondit la jeune fille, qui paraissait avoir quinze ans; puis laissant son linge, et sans prendre le temps de se chausser, tant elle avait hâte, elle se mit à courir en gambadant devant le page: Venez, seigneur, venez, disait-elle, notre maison n'est pas loin d'ici, et ma mère y est en ce moment bien en peine, car il y a bien longtemps qu'elle n'a reçu des nouvelles de mon seigneur père.
Eh bien, repartit le page, je lui en apporte de si bonnes qu'elle aura sujet d'en rendre grâces à Dieu.
Enfin, la petite Sanchette, courant, sautant, et gambadant, arriva à la maison; et de si loin qu'elle crut pouvoir être entendue: Venez! ma mère, s'écria-t-elle, venez vite! voici un seigneur qui apporte une lettre de mon père et d'autres choses qui vous réjouiront.
Aux cris de sa fille, parut Thérèse Panza, sa quenouille à la main, vêtue d'un jupon de serge brune, mais si court qu'il ne descendait pas à la moitié des jambes; elle n'était pas très-vieille, bien qu'elle eût dépassé la quarantaine, mais forte, droite, nerveuse et hâlée. Qu'est-ce donc, Sanchette? dit-elle à sa fille; quel est ce seigneur?
C'est le très-humble serviteur de madame dona Thérésa Panza, répondit le page. En même temps il mit pied à terre, et fléchissant le genou devant elle, il ajouta: Que Votre Grâce veuille bien me permettre de baiser sa main, très-honorée dame, en qualité de propre et légitime épouse du seigneur Sancho Panza, gouverneur souverain de l'île Barataria.
Levez-vous, seigneur, reprit Thérèse, je ne suis point une dame, mais une pauvre paysanne, fille de bûcheron, femme d'un écuyer errant, et non d'un gouverneur.
Votre Seigneurie, repartit le page, est la très-digne épouse d'un archiduquissime gouverneur; et pour preuve, lisez cette lettre et recevez ce présent.
Il lui remit la lettre, et lui passa au cou la chaîne de corail, dont les agrafes étaient d'or: Cette lettre, ajouta-t-il, est du seigneur gouverneur, et cette autre, ainsi que la chaîne est de madame la duchesse qui m'envoie auprès de Votre Grâce.
Thérèse et sa fille restèrent pétrifiées. Que je meure, dit la petite, si notre seigneur et maître don Quichotte n'est pas là dedans; il aura donné à mon père le comté qu'il lui avait promis.
Justement, répondit le page, c'est en considération du seigneur don Quichotte que le seigneur Sancho est devenu gouverneur de l'île Barataria, comme vous le verrez par cette lettre.
Lisez-la donc, seigneur, dit Thérèse; je sais filer, mais je ne sais pas lire.
Ni moi non plus, ajouta Sanchette; attendez, j'irai chercher quelqu'un qui la lira, soit le curé, soit le bachelier Samson Carrasco; ils viendront de bon cœur pour apprendre des nouvelles de mon seigneur père.
Il n'est besoin d'aller chercher personne, dit le page; je ne sais point filer, mais je sais lire, et je la lirai bien tout seul.
Comme cette lettre est rapportée plus haut, on ne la répète point ici. Le page ensuite en prit une autre, celle de la duchesse, qui était conçue en ces termes:
«Amie Thérèse, les excellentes qualités de cœur et d'esprit de votre époux Sancho m'ont décidée à prier monseigneur le duc de lui donner le gouvernement d'une île parmi celles qu'il possède. J'apprends qu'il gouverne comme un aigle, ce dont je me réjouis fort, ainsi que le duc mon seigneur, qui s'applaudit chaque jour du choix qu'il a fait; car, vous le savez, ma chère dame, il n'y a rien de si difficile au monde que de trouver un homme capable, et Dieu veuille faire de moi une femme aussi bonne que Sancho est bon gouverneur. Mon page vous remettra une chaîne de corail dont les agrafes sont en or. Je voudrais, ma bonne amie, que ce fût autant de perles orientales; mais enfin qui te donne un os ne veut pas ta mort. Un temps viendra, j'espère, où nous pourrons nous connaître et nous visiter; en attendant, faites mes compliments à la petite Sanchette; dites-lui de ma part qu'elle se tienne prête, et qu'au moment où elle y pensera le moins, je veux la marier à un grand seigneur. On dit ici que vous avez dans votre village une très-belle espèce de gland, envoyez-m'en, je vous prie, deux douzaines; le présent me sera considérable venant de vous. Écrivez-moi longuement de votre santé, de vos occupations, enfin de tout ce qui vous regarde; et si vous avez besoin de quelque chose, faites-moi-le savoir, vous serez servie à bouche que veux-tu. Dieu vous tienne en sa sainte garde!
«Votre bonne amie, qui vous aime bien.
«La Duchesse.
«De cet endroit tel jour.»
Sainte Vierge! s'écria Thérèse, la bonne dame que voilà, et qu'elle est simple et modeste! Dieu fasse qu'on m'enterre avec de pareilles dames, et non avec ces femmes d'hidalgos de notre village, qui, parce qu'elles sont nobles, ne voudraient pas que le vent les touche, vont à l'église avec autant de morgue que si elles étaient des reines, et croiraient se déshonorer si elles regardaient une paysanne en face; tandis que voilà une duchesse qui m'appelle sa bonne amie, et me traite comme si j'étais son égale. Plaise à Dieu que je la voie un jour aussi élevée que le plus haut clocher de la Manche! Quant aux glands doux qu'elle me demande, je lui en enverrai un boisseau, mais de si gros que je veux qu'on vienne les voir d'une lieue. Sanchette aie soin de ce seigneur, et qu'on traite son cheval comme lui-même: va chercher des œufs dans l'étable, coupe une large tranche de lard, enfin traite-le comme un prince: les nouvelles qu'il nous apporte méritent bien qu'on lui fasse faire bonne chère. En attendant, je m'en vais raconter l'heureuse nouvelle à nos voisines, au seigneur curé et à maître Nicolas, qui étaient et qui sont encore si bons amis de ton père.
Soyez tranquille, ma mère, répondit la petite, je me charge de tout. Mais, dites-moi, n'oubliez pas de me donner la moitié de votre collier, car je ne pense pas que madame la duchesse soit si mal apprise que de l'envoyer pour vous seule.
Il sera pour toi tout entier, ma fille, reprit Thérèse; laisse-le-moi porter seulement quelques jours, cela me réjouira le cœur.
Votre cœur se réjouira bien davantage, dit le page, quand je vous ferai voir ce que j'ai dans cette valise: c'est un habillement de drap fin, que le gouverneur n'a porté qu'une seule fois à la chasse, et il l'envoie tout complet à mademoiselle Sanchette.
Qu'il vive mille années, mon bon père! s'écria Sanchette, ainsi que celui qui nous apporte de si bonnes nouvelles, et même deux mille, au besoin.
Thérèse s'en fut aussitôt, le collier au cou et les lettres à la main; et ayant rencontré le curé et Samson Carrasco, elle se mit à sauter en disant: Par ma foi, c'est aujourd'hui qu'il n'y a plus de parents pauvres, nous tenons un gouvernement. Que la plus huppée de ces dames vienne se frotter à moi, elles trouveront à qui parler.
Que voulez-vous dire, Thérèse, demanda le curé; d'où vient cette folie, et quel papier tenez-vous là?
Toute la folie est que voici des lettres de duchesse et de gouverneur, que le collier que je porte a les Ave de fin corail, les Pater noster d'or pur, et que je suis gouverneuse.
Que Dieu vous entende, Thérèse, dit Carrasco; car nous ne vous entendons pas, et nous ne savons ce que vous voulez dire.
Vous l'allez voir à l'instant, repartit Thérèse; lisez seulement.
Le curé lut les lettres à haute voix, et lui et le bachelier restèrent encore plus étonnés qu'auparavant, car ils n'y pouvaient rien comprendre. Carrasco demanda qui les avait apportées.
Venez à la maison, répondit Thérèse, et vous verrez le messager: c'est un jeune garçon beau comme le jour, et il m'apporte en présent bien d'autres choses.
Le curé prit le collier, le considéra trois ou quatre fois, et reconnaissant qu'il était de prix, il ne pouvait revenir de sa surprise. Par l'habit que je porte, s'écria-t-il, je m'y perds: le cadeau n'est pas de médiocre valeur; et voici une duchesse qui envoie demander des glands, comme si c'était chose rare et qu'elle n'en eût jamais vu.
Tout cela est bizarre, dit Carrasco: mais allons trouver le messager, nous apprendrons peut-être ce que cela signifie.
Ils suivirent Thérèse, que la joie avait rendue folle, et en entrant ils virent le page qui criblait de l'avoine pour son cheval, et la petite Sanchette qui coupait du jambon pour faire une omelette. Le messager leur parut de bonne mine et en galant équipage. S'étant salués de part et d'autre, Carrasco lui demanda des nouvelles de don Quichotte et de son écuyer, disant que les lettres qu'ils venaient de lire ne faisaient que les embarrasser, qu'ils ne comprenaient rien au gouvernement de Sancho, et surtout à cette île qu'on lui avait donnée, puisque celles de la Méditerranée appartenaient au roi d'Espagne.
Seigneur, répondit le page, il n'y a cependant rien de plus vrai; le seigneur Sancho est gouverneur, que ce soit d'une île ou d'autre chose, je n'en sais rien: quoi qu'il en soit, c'est une ville de plus de mille habitants. Pour ce qui est des glands que madame la duchesse envoie demander à une paysanne, il ne faut point s'en étonner: elle n'est pas fière, et je l'ai vue plus d'une fois envoyer prier une de ses voisines de lui prêter un peigne. Nos dames, d'Aragon ne sont pas si fières ni si pointilleuses que celles de Castille, et elles traitent les gens avec moins de hauteur.
Pendant cet entretien, la petite Sanchette accourut avec des œufs dans le pan de sa robe, et s'adressant au page: Dites-moi, seigneur, est-ce que mon seigneur père attache ses chausses avec des aiguillettes, depuis qu'il est gouverneur?
Je n'y ai pas fait attention, répondit le page, mais il doit en être ainsi.
Eh bon Dieu, continua Sanchette, que je serais aise de voir mon seigneur père en hauts-de-chausses! je l'ai toujours demandé à Dieu, depuis que je suis au monde.
Si le gouvernement dure seulement deux mois, répondit le page, vous le verrez voyager avec un masque sur le visage.
Le curé et le bachelier s'apercevaient bien qu'on se moquait de la mère et de la fille; mais ils ne savaient que penser du riche collier et de l'habit de chasse que Thérèse leur avait montrés. Cependant ils riaient de bon cœur de la simplicité de Sanchette; et ce fut bien mieux encore lorsque Thérèse vint à dire: Or çà, seigneur licencié, connaissez-vous ici quelqu'un qui aille à Madrid ou à Tolède? Je voudrais faire acheter pour moi un vertugadin à la mode. Car, en vérité, je veux honorer le gouvernement de mon mari en tout ce que je pourrai, et si on me fâche, je m'en irai à la cour, et j'aurai un carrosse comme les autres: une femme dont le mari est gouverneur a bien le droit d'en avoir un.
Plût à Dieu, ma mère, que ce fût aujourd'hui plutôt que demain, ajouta Sanchette, quand même ceux qui me verraient dedans devraient dire: Regardez donc cette péronnelle, cette fille de mangeur d'ail, la voyez-vous se prélasser dans ce carrosse, à côté de madame sa mère! ne dirait-on pas que c'est la papesse Jeanne? Mais qu'ils enragent, je m'en moque, et qu'ils pataugent dans la boue, pourvu que j'aille dans un bon carrosse les pieds chauds. N'ai-je pas raison, ma mère?
Oui, ma fille, répondit Thérèse, et mon bon Sancho me l'a toujours dit, qu'il me ferait un jour comtesse. Le tout est de commencer, et, comme je l'ai ouï dire bien des fois à ton père, qui est autant le père des proverbes que le tien: Si on te donne la vache, mets-lui la corde au cou; si on te donne un gouvernement, empoigne-le; si on te donne un comté, saute dessus; ce qui est bon à prendre, est bon à garder; sinon, fermez l'oreille et ne répondez pas au bonheur qui vient frapper à votre porte.
Je me moque bien, moi, reprit Sanchette, qu'on dise en me voyant prendre des grands airs: Le lévrier s'est joliment refait, depuis qu'il a un collier d'or, il ne connaît plus son compagnon.
En vérité, dit le curé, je crois que toute cette race des Panza est venue au monde avec un sac de proverbes dans le corps; je n'en ai pas vu un seul qui n'en lâche une douzaine à tout propos.
Il est vrai, repartit le page, qu'ils ne coûtent rien au seigneur gouverneur; il en débite à chaque instant, et quoique nombre ne viennent pas fort à propos, cela ne laisse pas de divertir madame la duchesse, ainsi que son époux.
Seigneur, dit Carrasco, parlons sérieusement, je vous prie. Quel est ce gouvernement de Sancho, et quelle est cette duchesse qui écrit à sa femme et lui envoie des présents? Quoique nous voyions les présents et les lettres, nous ne savons qu'en penser, sinon que c'est une de ces choses extraordinaires qui arrivent constamment au seigneur don Quichotte, et qu'il s'imagine toujours avoir lieu par enchantement. Nous sommes même tentés de vous prendre pour un ambassadeur fantastique.
Quant à moi, répondit le page, tout ce que je puis vous dire, c'est que je suis un véritable ambassadeur, qu'on m'a envoyé ici avec ces lettres et ces présents; que le seigneur Sancho Panza est bien effectivement gouverneur, et que le duc, mon maître, lui a donné ce gouvernement où il fait merveilles. Si dans tout cela il y a enchantement, je laisse Vos Grâces en discuter entre elles; pour moi, je ne sais rien autre chose, et j'en jure par la vie de mes père et mère, qui sont en bonne santé et que je chéris tendrement.
Cela peut être ainsi, repartit Carrasco; mais vous me permettrez d'en douter.
Doutez-en si vous voulez, dit le page; je vous ai dit la vérité: sinon, venez avec moi, et vous la verrez de vos propres yeux.
Moi, moi, j'irai, cria Sanchette; prenez-moi sur la croupe de votre bidet, je serai fort aise d'aller voir mon seigneur père.
Les filles des gouverneurs ne doivent point aller ainsi, mais en carrosse ou en litière, et avec un grand nombre de serviteurs, repartit le page.
J'irai sur une bourrique aussi bien assise que dans un coche, reprit Sanchette; vraiment, vous l'avez bien trouvée votre mijaurée.
Tais-toi, petite, dit Thérèse à sa fille, tu ne sais ce que tu dis, et ce seigneur a raison; il y a temps et temps; quand c'était Sancho, c'était la petite Sanchette, et quand c'est le gouverneur, c'est mademoiselle; tâche de ne point l'oublier.
Madame Thérèse a raison, ajouta le page; mais qu'on me donne, je vous prie, un morceau à manger, afin que je m'en aille, car je dois être ce soir de retour.
Seigneur, dit le curé, vous viendrez, s'il vous plaît, faire pénitence avec moi: madame Thérèse a plus de bonne volonté que de moyens pour traiter un homme de votre qualité.
Le page le remercia d'abord, mais finit par se rendre, et le curé fut charmé de pouvoir le questionner à son aise sur don Quichotte et sur Sancho. Le bachelier Carrasco offrit à Thérèse d'écrire ses réponses, mais elle ne voulut point qu'il se mêlât de ses affaires, le sachant très-goguenard; elle s'adressa à un enfant de chœur, qui écrivit deux lettres, l'une pour la duchesse, l'autre pour Sancho, toutes deux sorties de sa propre cervelle, et qui ne sont pas les plus mauvais morceaux de cette histoire.
CHAPITRE LI
SUITE DU GOUVERNEMENT DE SANCHO PANZA.
L'esprit préoccupé des attraits de la jeune fille déguisée, le maître d'hôtel avait passé la nuit sans dormir, tandis que le majordome l'employait, de son côté, à écrire à ses maîtres tout ce que disait et faisait Sancho Panza. Le jour venu, le seigneur gouverneur se leva, et, par ordre du docteur Pedro Rezio, on le fit déjeuner avec un peu de conserves et quelques gorgées d'eau fraîche, mets que Sancho eût troqués de bon cœur contre un quartier de pain bis. Enfin, voyant qu'il fallait en passer par là, il s'y résigna à la grande douleur de son âme et à la grande fatigue de son estomac, le médecin lui affirmant que manger peu avive l'esprit; chose nécessaire aux personnes constituées en dignité et chargées de graves emplois, où l'on a bien moins besoin des forces du corps que de celles de l'intelligence. Avec ces beaux raisonnements, Sancho souffrait la faim, maudissant tout bas le gouvernement et celui qui le lui avait donné.
Cependant il ne laissa pas de tenir audience ce jour-là, et la première affaire qui s'offrit, ce fut une question que lui fit un étranger en présence du majordome et des autres gens de sa suite.
Monseigneur, lui dit cet homme, que Votre Grâce veuille bien m'écouter avec attention, car le cas est grave et passablement difficile. Une large et profonde rivière sépare en deux les terres d'un même seigneur; sur cette rivière il y a un pont, et au bout de ce pont une potence, ainsi qu'une salle d'audience, où d'ordinaire sont quatre juges chargés d'appliquer la loi établie par le propriétaire de la seigneurie. Cette loi est ainsi conçue: «Quiconque voudra traverser ce pont doit d'abord affirmer par serment d'où il vient et où il va: s'il dit la vérité, qu'on le laisse passer; s'il ment, qu'on le pende sans rémission à ce gibet.» Cette loi étant connue de tout le monde, on a l'habitude d'interroger ceux qui se présentent pour passer; on les fait jurer, et s'ils disent vrai, ils passent librement. Or, un jour il arriva qu'un homme, après avoir fait le serment d'usage, dit: Par le serment que je viens de prêter, je jure que je mourrai à cette potence, et non d'autre manière. Les juges se regardèrent en disant: Si nous laissons passer cet homme, il aura fait un faux serment, et suivant la loi il doit mourir; mais si nous le faisons pendre, il aura dit vrai, et suivant la même loi, ayant dit vrai, on doit le laisser passer. Or, on demande à Votre Grâce ce que les juges doivent faire de cet homme, car ils sont encore en suspens et ne savent quel parti adopter. Ayant appris par le bruit public combien vous êtes clairvoyant dans les matières les plus difficiles, ils m'ont envoyé vers vous, Monseigneur, pour supplier Votre Grâce de donner son avis dans un cas si douteux et si embrouillé.
En vérité, répondit Sancho, ceux qui vous envoient ici auraient bien pu s'en épargner la peine; car je ne suis pas aussi subtil qu'ils le pensent, et j'ai plus d'épaisseur de chair que de finesse d'esprit. Néanmoins, répétez-moi votre question; je tâcherai de bien la comprendre, et peut-être qu'à force de chercher, je toucherai le but.
Le questionneur répéta une ou deux fois ce qu'il avait d'abord exposé. Il me semble, continua Sancho, qu'on peut bâcler cela en un tour de main, et voici comment: cet homme jure qu'il va mourir à cette potence, et s'il y meurt, il a dit vrai: or, s'il dit vrai, la loi veut qu'on le laisse passer; si on ne le pend point, il a menti, et il doit être pendu: n'est-ce pas cela?
C'est cela même, seigneur gouverneur, répondit l'étranger.
Eh bien, mon avis, ajouta Sancho, est qu'on laisse passer de cet homme la partie qui a dit vrai, et qu'on pende la partie qui a dit faux; de cette façon, la loi sera exécutée au pied de la lettre.
Mais, seigneur, repartit l'étranger, il faudra couper cet homme en deux? et cela ne pouvant se faire sans qu'il meure, la question reste indécise.
Écoutez, répliqua Sancho: ou je suis un sot, ou il y a autant de raisons pour laisser vivre cet homme que pour le faire mourir, car si le mensonge le condamne, la vérité le sauve: ainsi donc, vous direz à ceux qui vous envoient que, puisqu'il est, à mon avis, aussi raisonnable de l'absoudre que de le condamner, ils doivent le laisser aller. Il vaut toujours mieux qu'un juge soit doux que rigoureux, et cela je le signerais de ma main si je savais signer. D'ailleurs, je vous apprendrai que ce que je viens de dire n'est pas de mon cru. Je me rappelle que monseigneur don Quichotte m'a dit, entre autres choses, la veille même de mon départ pour venir gouverner cette île, que quand je trouverais un cas douteux, je fisse miséricorde; et Dieu a voulu que je m'en sois ressouvenu ici fort à propos.
Seigneur, dit le majordome, ce jugement est si équitable que Lycurgue, qui donna des lois à Lacédémone, n'en aurait pu rendre un meilleur. Mais en voilà assez pour l'audience de ce matin, et je vais donner des ordres pour que Votre Grâce dîne tout à son aise.
C'est cela, dit Sancho, qu'on me nourrisse bien, et qu'on me fasse question sur question; si je ne vous les éclaircis comme un crible, dites que je suis une bête.
Le majordome tint parole, se faisant conscience de laisser mourir de faim un si grand gouverneur et un juge si éclairé; outre qu'il avait envie de jouer à Sancho, la nuit suivante, le dernier tour qu'on lui réservait.
Or, il arriva que notre gouverneur ayant fort bien dîné ce jour-là, en dépit des aphorismes du docteur Tirteafuera, un courrier entra dans la salle et lui remit une lettre de la part de don Quichotte. Sancho ordonna au secrétaire de la parcourir des yeux, pour voir s'il n'y avait rien de secret. Après l'avoir achevée, le secrétaire s'écria que non-seulement on devait en donner lecture devant tout le monde, mais qu'elle devrait être gravée en lettres d'or, et il lut ce qui suit:
LETTRE DE DON QUICHOTTE DE LA MANCHE A SANCHO PANZA, GOUVERNEUR DE L'ÎLE DE BARATARIA.
«Quand je m'attendais à recevoir des nouvelles de ta négligence et de tes sottises, ami Sancho, je n'entends parler que de ta sage administration et de ta prudence, ce dont je rends grâces au ciel, qui sait tirer le pauvre du fumier et de sots faire des gens d'esprit.
«On me dit que tu gouvernes ton île avec la dignité d'un homme, mais qu'on te prendrait pour une brute, tant est grande la simplicité de ta vie. Je dois t'avertir, Sancho, que pour conserver l'autorité de sa place, il faut savoir résister à l'humilité de son cœur; la bienséance exige que ceux qui sont chargés de hautes fonctions se conforment à la dignité de ces fonctions, et oublient le rôle chétif qu'ils remplissaient auparavant. Sois toujours bien vêtu, car un bâton paré n'est plus un bâton; je ne dis pas cela pour que tu te couvres de dentelles et de broderies, et qu'étant magistrat, tu aies l'air d'un courtisan; mais afin que l'habit que requiert ta profession soit propre, et décent.
«Pour gagner l'affection de ceux que tu gouvernes, observes deux choses: la première, c'est d'être affable avec tout le monde, ainsi que je te l'ai déjà dit; la seconde, d'entretenir l'abondance dans ton île, car il n'y a rien qui fasse autant murmurer le peuple que la disette et la faim.
«Fais le moins possible de lois et d'ordonnances; mais quand tu en feras, qu'elles soient bonnes et qu'on les suive exactement; les lois qu'on n'observe pas, font dire que celui qui a eu la sagesse de les concevoir n'a pas eu la force de les faire exécuter. Or, la loi qui reste impuissante est comme cette poutre qu'on donna pour reine aux grenouilles; après avoir commencé par la craindre, elles finirent par la mépriser jusqu'à sauter dessus.
«Sois une mère pour les vertus et une marâtre pour les vices. Ne te montre ni toujours rigoureux, ni toujours débonnaire, et tiens le milieu entre ces deux extrêmes: c'est là qu'est la sagesse.
«Visite les prisons, les boucheries, les marchés; tous les endroits, en un mot, où la présence du gouverneur est indispensable.
«Console les prisonniers qui attendent la prompte expédition de leur affaire.
«Sois un épouvantail pour les bouchers et les revendeurs, afin qu'ils donnent le juste poids.
«Garde-toi de te montrer, quand tu le serais, ce que je ne crois pas, avide, gourmand, débauché; car dès qu'on aura découvert en toi de mauvaises inclinations, il ne manquera pas de gens pour te tendre des piéges, et dès lors ta passion causerait ta perte.
«Lis et relis sans cesse les instructions que je t'ai données quand tu partis pour ton gouvernement; si tu les suis, tu verras de quelle utilité elles te seront dans une charge si épineuse.
«Écris à tes seigneurs, et montre-toi reconnaissant à leur égard: l'ingratitude est fille de l'orgueil et l'un des plus grands péchés que l'on connaisse; tandis qu'être reconnaissant du bien qu'on a reçu, est une preuve qu'on le sera également envers Dieu, qui nous accorde chaque jour tant de faveurs.
«Madame la duchesse a dépêché un exprès à ta femme pour lui porter ton habit de chasse, et un autre présent qu'elle lui envoie par la même occasion; nous attendons d'heure en heure la réponse.
«J'ai été quelque peu indisposé par suite de certaines égratignures de chats, dont mon nez ne s'est pas fort bien trouvé, mais cela n'a rien été, car s'il y a des enchanteurs qui me maltraitent, il n'en manque pas pour me protéger.
«Le majordome qui t'accompagnait a-t-il quelque chose de commun avec la Trifaldi, comme tu l'avais cru d'abord? Donne-moi avis de tout ce qui t'arrivera, puisque la distance est si courte.
«Entre nous, je te dirai que je songe à quitter la vie oisive où je languis; elle n'est pas faite pour moi. Une circonstance s'est présentée qui, je le crains bien, a dû me faire perdre les bonnes grâces de monseigneur le duc et de madame la duchesse: mais enfin, malgré le regret que j'en ai, quoi que je puisse leur devoir, je me dois encore plus à ma profession; suivant cet adage: Amicus Plato, sed magis amica veritas[118]. Je te dis ces quelques mots de latin, parce que je pense que depuis que tu es gouverneur tu n'auras pas manqué de l'apprendre.
«Sur ce, Dieu te garde longues années, et qu'il te préserve de la compassion d'autrui.
«Ton ami,
«Don Quichotte de la Manche.»
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Thérèse s'adressa à un enfant de chœur qui écrivit deux lettres (p. 518).Cette lettre fut trouvée admirable et pleine de bon sens; aussi dès que Sancho en eut entendu la lecture, il se leva de table, appela son secrétaire, et alla s'enfermer avec lui pour y faire réponse sur-le-champ. Après avoir ordonné au secrétaire d'écrire, sans ajouter ni retrancher un seul mot, voici ce qu'il lui dicta:
LETTRE DE SANCHO PANZA A DON QUICHOTTE DE LA MANCHE.
«L'occupation que me donnent mes affaires est si grande, que je n'ai pas le temps de me gratter la tête, ni même de me couper les ongles; aussi les ai-je si longs, que Dieu seul peut y remédier. Je dis cela, mon cher maître, afin que Votre Grâce ne soit pas surprise si jusqu'à présent je ne l'ai pas informée comment je me trouve dans ce gouvernement, où je souffre encore plus de la faim que quand nous errions tous les deux par les forêts et les déserts.
«Monseigneur le duc m'a écrit l'autre jour, pour me donner avis qu'il est entré dans mon île des assassins avec le dessein de me tuer. Mais jusqu'à présent je n'ai pu en découvrir d'autre qu'un certain docteur, qui est gagé dans ce pays pour tuer autant de gouverneurs qu'il y en vient. Il s'appelle le docteur Pedro Rezio, et est natif de Tirteafuera. Voyez quel nom, et si j'ai raison de craindre de mourir par ses mains. Ce docteur avoue qu'il ne guérit point la maladie qu'on a; mais qu'il la prévient pour qu'elle ne vienne pas. Or, ses remèdes sont diète sur diète, jusqu'à rendre un homme plus sec que du bois, comme si la maigreur n'était pas un plus grand mal que la fièvre. Finalement il me fait mourir de faim, et en attendant je crève de dépit: car lorsque je vins dans le gouvernement, je comptais manger chaud, boire frais, et me reposer sur la plume entre des draps de fine toile de Hollande, tandis que j'y suis réduit à faire pénitence comme un ermite: mais comme je ne la fais qu'en enrageant, j'ai bien peur qu'à la fin le diable n'en profite, et ne m'emporte un beau jour décharné comme un squelette.
«Jusqu'à présent je n'ai perçu aucuns droits, ni reçu aucuns cadeaux; j'ignore pourquoi, car on m'avait dit que les habitants de ce pays donnent ou prêtent de grandes sommes aux gouverneurs à leur entrée dans l'île, comme c'est aussi la coutume dans les autres gouvernements.
«Hier soir, en faisant ma ronde, j'ai rencontré une jeune demoiselle, belle à ravir, en habit de garçon, et son frère en habit de femme. Mon maître d'hôtel est devenu en un instant amoureux de la fille, et il veut en faire sa femme, à ce qu'il nous a dit; quant à moi, j'ai choisi le jeune homme pour mon gendre. Aujourd'hui nous en causerons avec le père, qui est un certain don Diego de Lana, vieux chrétien, et gentilhomme si jamais il en fut.
«Je visite souvent les marchés et les places publiques, comme Votre Grâce me le conseille. Hier, je vis une marchande qui vendait des noisettes fraîches, parmi lesquelles s'en trouvaient bon nombre de vieilles et pourries: je confisquai le tout au profit des enfants de la doctrine chrétienne, qui sauront bien distinguer les bonnes des mauvaises, et j'ai condamné en outre la marchande à ne point reparaître de quinze jours dans le marché. Et on m'a dit que j'avais fort bien fait. Ce que je puis assurer à Votre Grâce, c'est que le bruit court en ce pays qu'il n'y a pas de plus mauvaise engeance que ces revendeuses, qu'elles sont toutes effrontées, menteuses, sans foi ni loi; et je le crois bien, car partout je les ai vues de même.
«Que madame la duchesse ait écrit à Thérèse, et lui ait envoyé le présent que dit Votre Grâce, j'en suis très-satisfait; et je tâcherai, en temps et lieu, de montrer que je ne suis pas ingrat. En attendant, baisez-lui les mains de ma part, et dites-lui que le bien qu'elle m'a fait n'est point tombé dans un sac percé.
«Je ne voudrais pas que Votre Seigneurie eût des démêlés et des fâcheries avec monseigneur le duc et madame la duchesse; car si Votre Grâce se brouille avec eux, il est clair que ce sera à mon détriment, et puis ce serait mal à vous, qui me conseillez d'être reconnaissant, de ne pas l'être envers des personnes qui vous ont si bien accueilli et régalé dans leur château.
«Quant aux égratignures de chats, j'ignore ce que cela signifie; je m'imagine que ce doit être quelque méchant tour de vos ennemis les enchanteurs; vous me direz au juste ce qui en est quand nous nous reverrons.
«J'aurais voulu envoyer quelque chose en présent à Votre Grâce, mais je n'ai rien trouvé dans ce pays, si ce n'est des canules de seringue ajustées à des vessies, instruments qu'on y travaille à merveille; au reste, si l'office me demeure, je saurai bien sous peu vous envoyer quelque chose de mieux.
«Dans le cas où Thérèse Panza, ma femme, viendrait à m'écrire, payez le port, et envoyez-moi la lettre sans retard, car je meurs d'envie de savoir comment on se porte chez nous. Je prie Dieu qu'il vous délivre des enchanteurs, et moi, qu'il me tire sain et sauf de ce gouvernement, chose dont je doute fort à la manière dont me traite le docteur Pedro Rezio.
«Le très-humble serviteur de Votre Grâce,
«Sancho Panza, le gouverneur.
«De mon île, le même jour où je vous écris.»
Le secrétaire ferma la lettre, et fit partir le courrier; puis les mystificateurs de Sancho arrêtèrent entre eux de mettre fin à son gouvernement. Quant à lui, il passa l'après-dînée à dresser quelques ordonnances touchant la bonne administration de ce qu'il croyait être une île. Il défendit les revendeurs de comestibles, mais il permit de faire venir du vin d'où l'on voudrait, pourvu qu'on déclarât l'endroit d'où il était, afin d'en fixer le prix selon la qualité et selon l'estime qu'on faisait du cru; déclarant que celui qui y mettrait de l'eau ou le dirait d'un autre endroit que celui d'où il provenait, serait puni de mort. Il abaissa le prix de toute espèce de chaussures, et principalement celui des souliers, qui lui semblait exorbitant. Il taxa les gages des valets. Il établit des peines rigoureuses contre ceux qui chanteraient des chansons obscènes, soit de jour, soit de nuit. Il défendit qu'aucun aveugle chantât des complaintes faites sur des miracles, à moins de fournir des preuves de leur authenticité; car il lui semblait que la plupart étant controuvés, ils faisaient tort aux véritables. Il créa un alguazil des pauvres, non pas pour les poursuivre, mais pour s'assurer s'ils l'étaient véritablement, parce que, disait-il, ces prétendus manchots, avec leurs plaies factices, ne sont souvent que des coupeurs de bourse et des ivrognes. En un mot, il rendit des ordonnances si équitables et si utiles, qu'on les observe encore aujourd'hui dans le pays, où on les appelle les Constitutions du grand gouverneur Sancho Panza.
CHAPITRE LII
AVENTURE DE LA SECONDE DOLORIDE, AUTREMENT LA SENORA RODRIGUEZ.
Cid Hamet raconte que don Quichotte, une fois guéri de ses égratignures, trouvant la vie qu'il menait indigne d'un véritable chevalier errant, résolut de prendre congé de ses hôtes et de s'en aller à Saragosse, afin de se trouver au tournoi annoncé, où il prétendait conquérir l'armure, prix ordinaire de ces joutes. Un jour qu'il était à table avec le duc, bien résolu à lui déclarer son intention, on vit tout à coup entrer dans la salle deux femmes couvertes de deuil de la tête aux pieds. L'une d'elles, s'approchant de notre héros, se jeta à ses pieds et les embrassa avec des gémissements si prolongés, qu'on crut qu'elle allait expirer de douleur. Quoique le duc et la duchesse s'imaginassent que c'était quelque nouveau tour qu'on voulait jouer à don Quichotte, l'affliction de cette femme paraissait tellement naturelle, qu'ils ne savaient qu'en penser.
Touché de compassion, don Quichotte fit relever la suppliante, puis, l'ayant priée d'écarter son voile, on reconnut la vénérable señora Rodriguez, et dans la personne qui l'accompagnait, cette jeune fille qu'avait séduite le fils du riche laboureur. Ce fut une grande surprise, surtout pour le duc et la duchesse, car quoiqu'ils connussent la duègne pour une créature assez simple, ils ne pensaient pas qu'elle fût capable d'une si grande crédulité. Enfin la señora Rodriguez se tourna du côté de ses maîtres, et après avoir fait une profonde révérence, elle leur dit humblement:
Que Vos Excellences veuillent bien me permettre d'entretenir un instant ce chevalier; j'ai besoin de lui pour sortir à mon honneur d'un embarras où m'a plongée l'audace d'un vilain malintentionné.
Je vous l'accorde, lui répondit le duc, et vous pouvez dire au seigneur don Quichotte tout ce qu'il vous plaira.
Valeureux chevalier, dit la señora Rodriguez en se tournant vers don Quichotte, il y a quelques jours, je vous ai raconté la perfidie dont un rustre s'est rendu coupable envers ma chère fille, l'infortunée ici présente. Vous me promîtes alors de prendre sa défense, et de redresser le tort qu'on lui a fait; mais j'apprends que votre intention est de quitter ce château pour retourner aux aventures qu'il plaira à Dieu de vous envoyer; je voudrais donc qu'avant de vous mettre en chemin, il plût à Votre Grâce de défier ce rustre indompté, pour le contraindre à épouser ma fille, selon sa promesse; car de penser que monseigneur le duc me fasse rendre justice, c'est demander des poires à l'ormeau, pour la raison que je vous ai déjà confiée. Sur cela, que Notre-Seigneur Jésus-Christ donne à Votre Grâce une excellente santé, et qu'il ne nous abandonne point, ma fille et moi.