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L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche

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Il s'en alla sur la pointe du pied soulever, l'une après l'autre, toutes les tapisseries (p. 443).

Vous avez raison, Sancho, repartit la duchesse; les hommes ne naissent pas tous avec la science infuse, et c'est avec des hommes qu'on fait des évêques, non avec des pierres. Mais pour en revenir à l'enchantement de madame Dulcinée, je pense, et je tiens même pour certain que l'intention qu'eut Sancho de mystifier son maître en lui faisant accroire que sa dame était enchantée, fut plutôt une malice des enchanteurs: car je sais de bonne part que la paysanne qui sauta sur l'âne était la véritable Dulcinée, et qu'ainsi le bon Sancho, en pensant être le trompeur, fut le premier trompé. Cela est positif et clair comme le jour; car sachez-le, seigneur Sancho, nous avons en ce pays des enchanteurs qui nous apprennent tout ce qui se passe dans le monde. Soyez donc certain que cette paysanne si leste était Dulcinée elle-même, Dulcinée enchantée tout comme la mère qui l'a mise au monde, et que lorsque nous y penserons le moins, nous la verrons tout à coup reparaître sous sa propre figure: alors, je le pense, vous reviendrez de votre erreur.

Cela est très-possible, Madame, répondit Sancho, et je commence à croire vrai ce que mon maître raconte de cette caverne de Montesinos, dans laquelle il prétend avoir trouvé madame Dulcinée sous le même costume où je lui dis l'avoir vue quand il me prit fantaisie de l'enchanter; oui, je reconnais bien maintenant que je fus le premier trompé, comme le dit Votre Grandeur. En effet, comment supposer que j'ai eu assez d'esprit pour fabriquer sur-le-champ tant de subtilités, et puis mon maître n'est pas encore assez fou pour se laisser tromper si aisément. N'allez pas croire pour cela, Madame, que j'ai de mauvaises intentions; un lourdaud comme moi n'est pas obligé de connaître la malice de ces scélérats d'enchanteurs: quand j'ai imaginé cela, c'était pour échapper aux reproches de mon maître, et non dans l'intention de l'offenser; si l'affaire a tourné autrement, Dieu sait à qui il faut s'en prendre, et il châtiera les coupables.

Très-bien, repartit la duchesse. Mais, dites-moi, Sancho, qu'est-ce que cette aventure de la caverne de Montesinos? j'ai grande envie de la connaître.

Alors Sancho se mit à raconter ce que nous avons dit de cette aventure.

Quand il eut terminé: De tout ceci, dit la duchesse, on peut conclure que puisque le grand don Quichotte affirme avoir vu la même paysanne qui se montra à Sancho à la sortie du Toboso, il est clair que cette paysanne était Dulcinée; ainsi donc, vous le voyez, nos enchanteurs sont très-dignes de foi.

Après tout, reprit Sancho, si madame Dulcinée est enchantée, tant pis pour elle: je ne me soucie guère de m'attirer pour cela des querelles avec les ennemis de mon maître, qui sont très-nombreux et très-méchants. La vérité est que celle que j'ai vue était une paysanne; si cette paysanne était Dulcinée ou non, cela ne me regarde pas, et l'on ne doit pas m'en rendre responsable. Autrement on viendrait dire à tout bout de champ: Sancho a dit ceci, Sancho a fait cela, Sancho par-ci, Sancho par-là, comme si Sancho était un je ne sais qui, et non ce même Sancho qu'on voit tout de son long dans une histoire, à ce que m'a dit Samson Carrasco, lequel n'est rien moins que bachelier; et, comme on sait, ces gens-là ne mentent jamais, si ce n'est quand il leur en prend fantaisie, ou lorsqu'ils y trouvent leur profit. Qu'on ne s'en prenne donc pas à moi, je m'en lave les mains, vienne seulement le gouvernement, et vous verrez merveilles; car qui a été bon écuyer, sera encore meilleur gouverneur.

En vérité, Sancho, s'écria la duchesse, vous êtes un homme incomparable: tout ce que vous venez de dire équivaut à autant de sentences, et, comme dit notre proverbe espagnol: souvent mauvaise cape couvre un bon buveur.

Madame, répondit Sancho, je jure que de ma vie je n'ai bu par vice; par soif, c'est possible; car je n'ai pas la moindre hypocrisie. Je bois quand l'envie m'en prend, ou, si je ne l'ai pas, quand on m'offre à boire; alors j'accepte pour ne pas paraître mal élevé; à une santé portée par un ami, y a-t-il cœur de pierre qui ne soit prêt à faire raison? mais quoique je mette mes chausses, je ne les salis pas, je veux dire que si je bois, je ne m'enivre pas. Au reste, c'est un reproche qu'on ne fera guère aux écuyers des chevaliers errants; car les pauvres diables sont toujours par les forêts, par les déserts et par les montagnes, buvant de l'eau plus qu'ils ne veulent: et souvent ils donneraient un œil de la tête pour se procurer une seule goutte de vin.

Je vous crois, répondit la duchesse. Mais il se fait tard, allez reposer, mon ami; une autre fois nous en dirons davantage. En attendant, je veillerai à ce que l'on vous donne ce gouvernement.

Sancho baisa les mains de la duchesse, et après l'avoir remerciée, il la supplia qu'on eût soin de son grison, parce que c'était ce qu'il avait de plus cher au monde.

Qu'est-ce que ce grison? demanda la duchesse.

Madame, c'est mon âne, répondit Sancho; pour ne pas l'appeler ainsi, j'ai coutume de l'appeler le grison. En entrant dans ce château, j'avais voulu le recommander à cette bonne dame que voilà, mais elle s'est fâchée tout rouge comme si je l'eusse appelée vieille ou laide, et pourtant l'affaire des duègnes devrait être plutôt, ce me semble, de panser les ânes que de parader dans un salon. Dieu de Dieu, quelle dent avait contre elles un hidalgo de mon village!

C'était sans doute quelque manant comme vous, interrompit la señora Rodriguez, car s'il eût été un véritable gentilhomme, il les aurait honorées et respectées.

Assez, assez, señora Rodriguez, dit la duchesse; et vous, Sancho, ne vous mettez point en peine de votre grison; je m'en charge. Puisque c'est le bien-aimé de mon ami, je veux le porter dans mon cœur.

Il suffit qu'il soit à l'écurie, madame, repartit Sancho; quant à être porté dans le cœur de Votre Excellence, ni lui ni moi ne sommes dignes de nous y voir un seul instant.

Eh bien, Sancho, dit la duchesse, emmenez le grison à votre gouvernement; vous l'y traiterez à votre fantaisie, et il n'aura plus qu'à s'engraisser.

Madame, répondit Sancho, j'ai vu plus d'un âne entrer dans un gouvernement: il n'y aurait donc rien d'étonnant que j'y emmenasse le mien.

Tous ces propos égayèrent la duchesse, et après avoir de nouveau dit à Sancho d'aller se reposer, elle fut raconter au duc la conversation qui venait d'avoir lieu. Ils concertèrent ensemble quelque bonne mystification dans le genre chevaleresque, afin que le chevalier et son écuyer ne s'aperçussent en aucune manière de la tromperie, et assurément ce sont là les plus mémorables aventures que contienne cette grande histoire.


CHAPITRE XXXIV
DES MOYENS QU'ON TROUVA POUR DÉSENCHANTER DULCINÉE

Le duc et la duchesse prenaient un plaisir extrême à la conversation de leurs hôtes, et ne songeaient qu'à trouver de nouveaux moyens de s'en divertir: ce qui étonnait le plus la duchesse, c'était la simplicité de Sancho, qui en était venu à croire véritable l'enchantement de Dulcinée, dont lui seul était l'inventeur. L'aventure de la caverne de Montesinos, qu'avait racontée notre écuyer, leur parut excellente pour la mystification qu'ils se proposaient.

Six jours ayant été employés à se préparer et à instruire leurs gens, ils engagèrent le chevalier à une chasse au sanglier, qui devait avoir lieu avec un équipage complet de piqueurs et de chiens. Avant le départ, on présenta à notre héros et à son écuyer un habit de chasse en beau drap vert: don Quichotte refusa, disant qu'il aurait bientôt à reprendre le rude métier des armes et qu'il ne pouvait se charger d'un porte-manteau; tout au contraire, Sancho accepta, se promettant bien d'en faire argent à la plus prochaine occasion.

Les préparatifs achevés, don Quichotte s'arma de toutes pièces; Sancho endossa son nouvel habit, et monté sur son grison, de préférence à un bon cheval qu'on lui offrait, il se mêla à la troupe des chasseurs. La duchesse ne tarda pas à paraître élégamment parée, et don Quichotte, avec courtoisie, prit la bride de son palefroi, malgré les efforts que faisait le duc pour s'y opposer. On se dirigea vers un bois planté entre deux grandes collines. Quand les postes furent pris, les sentiers occupés, on découpla les chiens, on partagea les chasseurs en plusieurs troupes, et la chasse commença avec de si grands cris qu'il devenait impossible de s'entendre. Bientôt la duchesse descendit de son palefroi, et l'épieu à la main, vint s'embusquer dans un endroit par lequel le sanglier avait coutume de passer; le duc et don Quichotte mirent aussi pied à terre, et se placèrent à ses côtés; Sancho, lui, sans descendre du grison, se tint coi derrière tout le monde, de crainte de quelque mésaventure.

A peine étaient-ils rangés en haie avec une partie de leurs gens, qu'ils virent accourir un énorme sanglier, harcelé par les chiens et poursuivi par les chasseurs. Don Quichotte, embrassant fortement son écu, marche à la rencontre de la bête l'épée à la main; le duc y court aussi avec son épieu, et la duchesse les aurait devancés si son époux ne l'en eût empêchée. Quant à Sancho, dès qu'il aperçut le terrible animal, avec ses longues défenses, la gueule blanchie d'écume et les yeux étincelants, il lâcha son grison et courut à toutes jambes vers un chêne, pour y grimper; mais au moment où il atteignait le milieu, prêt à saisir une branche pour gagner la cime, cette branche se rompit, et en tombant il resta accroché à un tronçon. Lorsque, suspendu de la sorte, il sentit son habit se déchirer, l'idée lui vint que le sanglier pourrait bien le déchirer lui-même, et il se mit à pousser de tels cris, que tous ceux qui l'entendaient le crurent sous la dent de quelque bête sauvage. Finalement le sanglier resta sur la place, percé de mille coups d'épieux, et don Quichotte, accourant aux cris de Sancho, le trouva suspendu, la tête en bas, le fidèle grison auprès de lui. Il dégagea son écuyer. Devenu libre, Sancho examina la déchirure faite à son habit de chasse, accident dont il eut un déplaisir mortel, car dans cet habit il s'imaginait posséder une métairie.

Enfin, l'énorme sanglier, couvert de branches de romarin et de myrte, fut placé par les chasseurs sur le dos d'un mulet et conduit en triomphe vers une tente dressée au milieu du bois, où l'on trouva la table chargée d'un abondant repas, tout à fait digne de la munificence du personnage qui l'offrait à ses convives.

Montrant à la duchesse les plaies de son habit tout déchiré: Si cette chasse, dit Sancho, eût été aux lièvres et aux petits oiseaux, mon pourpoint ne serait pas en cet état. Je ne sais vraiment quel plaisir on peut trouver à poursuivre un animal qui, s'il vous attrape avec ses crochets, peut envoyer son homme dans l'autre monde. Cela me rappelle cette vieille romance dont le refrain était: Sois-tu mangé des ours comme fut Favila!

Ce Favila était un roi goth qui, dans une chasse aux bêtes sauvages, fut dévoré par un ours, dit don Quichotte[106].

Justement, repartit Sancho: aussi comment les princes et les rois s'exposent-ils à se faire dévorer, pour le seul plaisir de tuer un pauvre animal qui ne leur a fait aucun tort?

Vous vous trompez, Sancho, dit le duc: la chasse aux bêtes sauvages est le divertissement favori des rois et des princes; cette chasse est une image de la guerre: on y emploie des ruses et des stratagèmes pour vaincre l'ennemi; on s'y accoutume à endurer le froid et le chaud; on oublie le sommeil et l'oisiveté; en un mot, c'est un exercice qu'on prend sans nuire à personne, et un plaisir qu'on partage avec beaucoup de gens. Cette chasse, d'ailleurs, n'est pas permise à tout le monde, non plus que celle du haut vol, car toutes deux n'appartiennent qu'aux princes et aux grands seigneurs. Ainsi donc, Sancho, quand vous serez gouverneur, adonnez-vous à la chasse, et vous verrez que vous vous en trouverez bien.

Oh! pour cela, non, répondit Sancho; à bon gouverneur, comme à bonne ménagère, jambe rompue et à la maison; il ferait beau voir des gens pressés, bien fatigués du chemin, venir demander le gouverneur, et qu'il fût au bois à se divertir! les affaires marcheraient d'une singulière façon! Par ma foi, seigneur, m'est avis que la chasse est plutôt le fait des fainéants que des gouverneurs; moi, je me contente de jouer à la triomphe les quatre jours de Pâques[107], et aux boules les dimanches et fêtes. Toutes ces chasses ne vont guère à mon humeur et ne s'accordent pas avec ma conscience.

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

En tombant, Sancho resta accroché à un tronçon (p. 448).

Qu'il en soit ce qu'il plaira à Dieu, Sancho, repartit le duc: mais entre le dire et le faire il y a bien du chemin.

Qu'il y ait le chemin qu'on voudra, repartit Sancho, au bon payeur il ne coûte rien de donner des gages; et mieux vaut celui que Dieu assiste, que celui qui se lève de grand matin; c'est le ventre qui fait mouvoir les pieds, et non les pieds le ventre: je veux dire que si Dieu m'assiste, et si je vais droit mon chemin, avec bonne intention, je gouvernerai mieux qu'un aigle royal. Si l'on ne m'en croit pas, qu'on me mette le doigt dans la bouche, et on verra si je serre bien.

Maudit sois-tu de Dieu et des saints, détestable Sancho, s'écria don Quichotte; quand donc t'entendrai-je parler un quart d'heure sans cette avalanche de proverbes? Que Vos Grâces laissent là cet imbécile, mes seigneurs, si vous ne voulez être accablés de si ridicules impertinences.

Pour être nombreux, dit la duchesse, les proverbes de Sancho n'en sont pas moins agréables; quant à moi, ils me divertissent extrêmement, qu'ils viennent à propos ou non; d'ailleurs, entre amis, on ne doit pas y regarder de si près.

Au milieu de ces agréables entretiens, on sortit des tentes pour rentrer dans le bois, où le reste du jour se passa à préparer des affûts. La nuit vint surprendre les chasseurs, non pas la nuit sereine, comme elle l'est presque toujours en été, mais un peu obscure, et d'autant plus favorable aux projets du duc et de la duchesse.

Soudain le bois parut en feu, et de toutes parts on entendit un grand bruit de trompettes et autres instruments de guerre, ainsi que le pas de nombreuses troupes de cavaliers qui traversaient le bois en tous sens. Cette lumière subite, ce bruit inattendu surprirent l'assemblée; les sons discordants d'une infinité de ces instruments dont les Mores se servent dans les batailles, ceux des trompettes et des clairons, enfin les fifres, les hautbois et les tambours mêlés confusément, faisaient un tel vacarme, qu'il eût fallu être privé de sens pour n'en être pas ému. Le duc pâlit, la duchesse frissonna, et don Quichotte lui-même ressentit quelque émotion; quant à Sancho, il tremblait de tous ses membres, et il n'y eut pas jusqu'à ceux qui étaient dans le secret qui n'éprouvassent de l'effroi.

Tout à coup ce vacarme cesse; et un courrier, qu'à son costume on eût pris pour un démon, passe brusquement, sonnant avec un bruit épouvantable dans une corne démesurée.

Holà, dit le duc, qui êtes-vous? à qui en voulez-vous? et que signifie cette troupe de gens de guerre qui traverse ce bois?

Je suis le diable! répondit le courrier d'une voix rauque; je vais à la recherche de don Quichotte de la Manche, et les gens que vous entendez sont six troupes de magiciens, qui amènent la sans pareille Dulcinée du Toboso enchantée sur un char de triomphe; elle est accompagnée du vaillant Montesinos, qui vient révéler au seigneur don Quichotte les moyens de désenchanter la pauvre dame.

Si vous étiez le diable, comme vous le dites, repartit le duc, vous auriez déjà reconnu le chevalier don Quichotte de la Manche; car il est devant vous.

En mon âme et conscience, je n'y prenais pas garde, répondit le diable: j'ai tant de choses dans la tête, que j'oubliais la principale, celle pour laquelle je suis venu.

Ce démon, dit Sancho, doit être honnête homme et bon catholique: autrement il ne jurerait pas sur son âme et sur sa conscience; il y a partout des gens de bien, à ce que je vois, même en enfer.

Aussitôt le démon, sans mettre pied à terre, tourna les yeux vers don Quichotte: C'est vers toi, lui dit-il, chevalier des Lions (puissé-je bientôt te voir entre leurs griffes!), c'est vers toi que m'envoie l'infortuné mais vaillant Montesinos, pour te dire de l'attendre à l'endroit même où je te rencontrerai, parce qu'il amène avec lui la sans pareille Dulcinée du Toboso; il veut t'apprendre le moyen de la désenchanter. Ma venue n'étant à autre fin, je ne m'arrêterai pas plus longtemps; que les démons de mon espèce restent dans ta compagnie, et les bons anges avec ces seigneurs. Puis, sonnant dans sa corne, il tourna bride et disparut.

La surprise s'accrut pour tout le monde, mais surtout pour don Quichotte et Sancho: pour l'écuyer, parce qu'on voulait à toute force que Dulcinée fût enchantée; pour le chevalier, parce qu'il ne savait plus à quoi s'en tenir sur les visions qu'il avait eues dans la caverne de Montesinos. Pendant que notre héros s'abîmait dans ses pensées, le duc lui dit: Est-ce que Votre Grâce veut attendre cette visite, seigneur don Quichotte?

Certainement, répondit-il; je l'attendrai ici de pied ferme, dût l'enfer entier m'assaillir.

Eh bien, moi, dit Sancho, s'il vient encore un diable me corner aux oreilles, je resterai ici tout comme je suis en Flandre.

La nuit achevait de se fermer, et l'on commençait à distinguer à travers le bois un nombre infini de lumières courant de tous côtés; telles dans un temps serein on voit voltiger les exhalaisons de la terre. Bientôt se fit entendre un bruit semblable à celui que produiraient les roues massives d'une charrette à bœufs, bruit strident qui fait fuir les loups et les ours. A ce tintamarre vint s'en joindre un autre qui le rendit plus horrible encore: il semblait qu'en divers endroits de la forêt on livrât plusieurs batailles; d'un côté retentissait le bruit de l'artillerie, d'un autre, celui d'un grand nombre de mousquetades: à la voix des combattants, on les aurait jugés tout proche, tandis que plus loin, une multitude d'instruments ne cessaient de jouer à la manière des Mores, comme pour animer au combat. En un mot, le bruit confus de ces instruments, les cris des guerriers, le sourd retentissement des chariots, inspiraient de la frayeur aux plus hardis; et don Quichotte lui-même eut besoin de tout son courage pour n'être pas épouvanté. Quant à Sancho, le sien fut bientôt abattu, et il tomba évanoui aux pieds de la duchesse, qui s'empressa de lui faire jeter de l'eau au visage. Il fut assez longtemps à revenir, et il commençait à ouvrir les yeux lorsqu'un de ces chariots qui faisaient tant de bruit arriva, tiré par quatre bœufs entièrement couverts de drap noir et ayant à chaque corne une torche allumée. Au sommet du char, sur une espèce de trône, se tenait assis un vieillard vénérable, dont la longue barbe, plus blanche que la neige, lui descendait jusqu'à la ceinture; pour tout vêtement, il avait une ample robe de boucassin noir. Comme ce chariot portait une infinité de lumières, on pouvait aisément distinguer les objets. Il était conduit par deux démons habillés de la même étoffe, et dont les effroyables visages auraient fait retomber Sancho en défaillance, s'il n'eût fermé les yeux pour ne pas les voir.

Ce noir équipage étant arrivé devant le duc, le vieillard se leva, et dit d'une voix grave: Je suis le sage Lirgande; et le char passa outre. Il fut suivi d'un autre, tout à fait semblable, sur lequel était un vieillard vêtu comme le premier, qui, ayant fait arrêter le chariot, dit d'une voix non moins grave: Je suis le sage Alquif, le grand ami d'Urgande la déconvenue; et il passa comme le précédent. Un troisième char avec un pareil attelage et de semblables conducteurs, s'avança de même; mais celui qu'on voyait assis sur le trône était un homme robuste et à mine rébarbative, qui, se redressant, cria d'une voix rauque et satanique: Je suis l'enchanteur Arcalaüs, ennemi mortel d'Amadis de Gaule et de toute sa postérité.

A quelques pas plus loin les trois chars s'arrêtèrent, et le bruit criard des roues ayant cessé, on entendit une agréable musique, dont Sancho tout réjoui tira bon augure.

Madame, dit-il à la duchesse, dont il ne s'éloignait jamais d'un pas, là où est la musique, il ne peut y avoir rien de mauvais.

Non plus que là où est la lumière, ajouta la duchesse.

Madame, répliqua Sancho, la lumière vient de la flamme et la flamme peut tout embraser. Ces lumières que nous voyons là sont capables de mettre le feu à la forêt, tandis que la musique est toujours signe de réjouissance et de fêtes.

C'est ce que nous apprendra l'avenir dit don Quichotte.

Et notre héros avait raison, comme le prouve le chapitre suivant.


CHAPITRE XXXV
SUITE DES MOYENS QU'ON PRIT POUR DÉSENCHANTER DULCINÉE ETC.

Au son de cette agréable musique s'avançait un char traîné par six mules caparaçonnées de toiles blanches; sur chacune des mules était monté un pénitent, à la manière de ceux qui font amende honorable, tous également vêtus de blanc, avec une grosse torche de cire à la main. Ce char était deux fois et même trois fois plus grand que les précédents; de chaque côté marchaient douze autres pénitents, tenant une torche allumée. Sur un trône élevé au centre du char, était assise une jeune fille habillée d'une étoffe de gaze d'argent, si brillante de paillettes d'or que les yeux n'en pouvaient soutenir l'éclat; un voile de soie, assez transparent pour laisser voir sa beauté, lui couvrait le visage, et les nombreuses lumières permettaient de distinguer ses attraits et son âge, qui semblait être de dix-sept à vingt ans. Auprès d'elle se tenait un personnage enveloppé jusqu'aux pieds d'une robe de velours à longue queue, et la tête couverte d'un voile noir.

Quand le char fut arrivé en face du duc, la musique cessa, et le personnage que nous venons de dépeindre, s'étant levé, écarta sa robe, rejeta son voile, et fit voir la figure de la Mort hideuse et décharnée. Don Quichotte en pâlit, Sancho pensa mourir de peur, le duc et la duchesse firent un mouvement d'effroi. Cette Mort vivante s'étant levée sur ses pieds, prononça ces paroles d'une voix lente:

Oui-da, je t'en pondrai, s'écria Sancho, je ne me donnerai pas seulement trois coups de fouet. Au diable soit ta manière de désenchanter! et qu'est-ce que mes fesses ont à voir avec les enchantements? Je jure que si le seigneur Merlin n'a pas d'autre moyen de désenchanter Dulcinée, elle pourra s'en aller avec son enchantement dans la sépulture.

Et bien moi, je vous saisirai, don manant farci d'ail, reprit don Quichotte, et je vous attacherai à un arbre, nu comme quand votre mère vous a mis au monde; après quoi je vous donnerai non pas trois mille trois cents coups de fouet, mais cinquante mille, et si bien appliqués qu'il vous en cuira toute votre vie. Pas de réplique, ou je vous étrangle sur l'heure.

Tout beau, tout beau! interrompit Merlin, cela ne peut se passer ainsi: les coups de fouet que recevra Sancho doivent être volontaires, et le moment à son choix, car il n'y a point d'époque limitée pour cela; il dépend même de lui d'en être quitte pour la moitié, pourvu qu'il trouve bon que ces coups lui soient appliqués par une autre main que la sienne, si rude qu'elle puisse être.

Ni ma main, ni celle d'un autre, ni pesante, ni à peser, ni dure, ni douce, ne me touchera, repartit Sancho. Est-ce que j'ai engendré madame Dulcinée du Toboso, pour que mes fesses payent le mal qu'ont fait ses beaux yeux? que monseigneur don Quichotte ne se fouette-t-il? c'est son affaire. Lui qui l'appelle sans cesse sa joie, sa vie, son âme, c'est à lui de chercher les moyens de la désenchanter; mais me fouetter, moi? abernuncio[109]!

Sancho eut à peine achevé de parler, que la nymphe qui se tenait près de Merlin se leva, écarta le voile qui lui couvrait le visage, et fit briller aux yeux de tous une beauté incomparable; puis, avec un geste assez masculin, et d'une voix fort peu féminine, elle apostropha Sancho en ces termes:

Reconnais ce Merlin, des enchanteurs le père (p. 452).

O malencontreux écuyer, cœur de poule, âme de bronze, entrailles de pierres et de cailloux, si l'on te demandait, larron, meurtrier, de te jeter du haut d'une tour; si l'on voulait, tigre sans pitié, te faire avaler des crapauds et des lézards; si l'on t'ordonnait, serpent venimeux, d'étrangler ta femme et tes enfants, il ne serait pas étonnant de te voir faire tant de façons: mais regarder à trois mille et trois cents coups de fouet, quand il n'est si chétif écolier de la doctrine chrétienne qui n'en attrape autant chaque mois, en vérité tu devrais en mourir de honte, et il y a là de quoi surprendre, étourdir, stupéfier, non-seulement ceux qui t'écoutent, mais quiconque un jour l'apprendra. Lève, ô misérable et endurci animal, lève tes yeux de mulet ombrageux sur la prunelle des miens, et tu verras mes larmes tracer goutte à goutte des sillons et des sentiers à travers les campagnes fleuries de mes belles joues. N'es-tu pas ému, monstre sournois et malintentionné, en voyant une princesse de mon âge se flétrir et se consumer sous l'écorce d'une grossière paysanne! quoique je ne paraisse pas telle à présent, grâce à la faveur particulière du seigneur Merlin, qui a pensé que les pleurs d'une belle affligée seraient plus capables de t'attendrir. Résouds-toi donc, brute indomptée, à frapper tes chairs épaisses: triomphe une fois en ta vie de cette inclination gloutonne qui te fait ne songer qu'à te farcir la panse; et remets dans son premier état la délicatesse de ma peau, l'aimable douceur de mon caractère, l'incomparable beauté de mon visage; et si je ne suis pas capable d'adoucir ton humeur farouche, si tu ne me trouves pas encore assez à plaindre pour exciter ta pitié, aie au moins compassion de ce pauvre chevalier qui est à tes côtés, de ce bon maître qui t'aime si tendrement, et dont l'âme, je le vois, est à deux doigts de ses lèvres et n'attend plus que ta réponse, ou compatissante ou impitoyable, pour lui sortir par la bouche ou lui rentrer dans le gosier.

En entendant ces mots, don Quichotte se tâta le gosier. Parbleu, dit-il en se tournant vers le duc, Dulcinée dit vrai; voici que j'ai l'âme arrêtée là, comme une noix d'arbalète.

Eh bien, Sancho, que dites-vous de tout ceci? demanda la duchesse?

Madame, ce que j'ai dit, je le répète, répondit Sancho; quant aux coups de fouet, abernuncio.

C'est abrenuncio qu'il faut dire, observa le duc.

Pour l'amour de Dieu, monseigneur, répliqua Sancho, que Votre Grandeur me laisse parler à ma guise; est-ce que je suis en état de m'amuser à ces subtilités? Vraiment il m'importe bien d'une lettre de plus ou de moins quand il s'agit de quatre à cinq mille coups de fouet!

Vous vous trompez, Sancho, reprit le duc, il ne s'agit que de trois mille trois cents.

Voilà le compte bien diminué! dit Sancho; qui trouve le marché bon n'a qu'à le prendre. Par ma foi, je voudrais bien savoir où notre maîtresse Dulcinée du Toboso a trouvé cette manière de prier les gens! Comment, venir du même coup me demander de me mettre le corps en lambeaux pour l'amour d'elle et m'appeler cœur de poule, bête farouche, tigre abominable, avec une kyrielle d'injures à faire fuir le diable. Est-ce que par hasard mes chairs sont de bronze, est-ce que je gagnerai quelque chose à la désenchanter? Encore, si elle venait avec une belle corbeille de linge blanc, quelques coiffes de nuit ou seulement des escarpins (bien que je n'en mette pas) peut-être me laisserais-je faire: mais pour m'attendrir elle me débite un boisseau d'injures et l'on dirait qu'elle va me dévisager. Ne sait-elle point qu'un mulet chargé d'or n'en gravit que mieux la montagne, que les présents ramollissent les pierres, et qu'un tiens vaut mieux que deux tu auras? Mais ce n'est pas tout: voilà qu'au lieu de m'encourager, mon seigneur et maître me menace de m'attacher à un arbre, et de doubler la dose prescrite par le seigneur Merlin. On devrait bien considérer que ce n'est pas un simple écuyer qu'on prie de se fouetter, mais un gouverneur; car enfin faut-il regarder à qui l'on parle et comment on prie. Il conviendrait, ce me semble, de choisir un autre temps; on me voit navré de la déchirure de mon habit vert, et l'on vient me demander de me déchirer moi-même, quoique je n'en aie pas plus envie que de me faire cacique!

En vérité, ami Sancho, reprit le duc, vous faites trop de façons: mais je vous le dis en un mot comme en mille, si vous ne devenez plus souple qu'un gant, il faudra renoncer au gouvernement: il serait beau vraiment que je donne à mes sujets un gouverneur aux entrailles de pierre, qui ne fût touché ni des larmes des dames affligées, ni des prières et des conseils des plus sages enchanteurs! Encore une fois, Sancho, vous vous fouetterez ou l'on vous fouettera, ou vous ne serez point gouverneur.

Monseigneur, répondit Sancho, ne m'accorderait-on pas au moins deux jours pour y penser?

Cela ne se peut, repartit Merlin, cette affaire-là doit être conclue à l'heure même, sinon Dulcinée retourne à la caverne de Montesinos, changée en paysanne; ou bien, dans l'état où elle est, elle sera conduite aux champs Élyséens, pour y attendre que le nombre des coups de fouet soit complet.

Allons, Sancho, ajouta la duchesse, prenez courage; songez que vous avez mangé le pain du seigneur don Quichotte, que nous devons tous servir et aimer à cause de sa loyauté et de ses grands exploits de chevalerie: consentez à ces coups de fouet, mon enfant; la crainte est pour le poltron, et un noble cœur ne trouve rien de difficile.

Au lieu de répondre, Sancho, tout hors de lui, se tourna vers Merlin: Seigneur Merlin, lui dit-il, ce diable, qui est venu ici en poste, a ordonné à mon maître d'attendre le seigneur Montesinos, qui allait venir lui parler du désenchantement de madame Dulcinée: cependant, nous n'avons point encore vu Montesinos, ni rien qui lui ressemble.

Ami Sancho, répondit Merlin, ce diable est un étourdi et un grandissime vaurien: c'est moi qui l'envoyais vers votre maître, et non Montesinos, lequel n'a pas quitté sa caverne, où longtemps encore il attendra la fin de son enchantement. Si Montesinos est votre débiteur, ou si vous avez quelque affaire à traiter avec lui, je l'amènerai où il vous plaira; pour l'heure, résignez-vous à cette petite pénitence que nous vous avons ordonnée, et, croyez-moi, elle vous sera d'un grand profit pour l'âme et pour le corps: pour l'âme, parce que vous ferez une bonne action; pour le corps parce qu'étant d'une complexion sanguine, il n'y a pas de mal de vous tirer un peu de sang.

Par ma foi, celui-là est bon, répliqua Sancho: il n'y a pas déjà assez de médecins sur terre, il faut encore que les enchanteurs s'en mêlent! Mais enfin, puisque tout le monde ici, excepté moi, le trouve utile, je consens à m'appliquer les trois mille trois cents coups de fouet, à la condition que je me les donnerai quand il me plaira, sans qu'on me fixe ni le temps ni le jour; de mon côté, je tâcherai de terminer cette affaire le plus tôt possible, afin que le monde puisse jouir de la beauté de madame Dulcinée, beauté, à ce qu'il paraîtrait, beaucoup plus grande que je n'avais pensé. J'y mets encore une condition, c'est que je ne serai point obligé de me fouetter jusqu'au sang, et si quelques coups ne font que chasser les mouches, ils compteront de même; de plus, si je venais à me tromper sur la quantité, le seigneur Merlin, qui sait tout, aura soin de les compter, et il me dira si je m'en suis donné trop ou trop peu.

Du trop il ne faut pas s'inquiéter, répondit Merlin, car sitôt que le nombre sera complet, soudain madame Dulcinée se trouvera désenchantée, et elle viendra remercier le bon Sancho et lui témoigner sa reconnaissance par des présents considérables; n'ayez donc aucun souci du trop ou du trop peu, je le prends sur ma conscience; le ciel me préserve de tromper personne, ne fût-ce que d'un cheveu de la tête.

Allons, dit Sancho, je consens à mon supplice, c'est-à-dire j'accepte la pénitence; aux conditions que j'ai dites, s'entend.

Sancho n'eut pas plutôt prononcé ces dernières paroles, que la musique recommença avec accompagnement de deux ou trois décharges d'artillerie, et don Quichotte alla se jeter au cou de son écuyer, qu'il baisa cent fois sur le front et sur les joues. Le duc, la duchesse, tous les chasseurs, lui témoignèrent la joie qu'ils éprouvaient de le voir se rendre à la raison; puis, le char se remit en marche, la belle Dulcinée salua Leurs Excellences et fit une profonde révérence à son futur libérateur.

Cependant l'aube riante et vermeille commençait à poindre: la terre joyeuse, le ciel serein, la lumière pure, tout annonçait le jour qui déjà posant le pied sur le pan de la robe de la fraîche Aurore promettait d'être magnifique. Le duc et la duchesse, très-satisfaits de leur chasse, et surtout d'avoir si bien réussi dans leur projet, retournèrent au château, décidés à continuer ces plaisanteries qui les divertissaient de plus en plus.


CHAPITRE XXXVI
DE L'ÉTRANGE ET INOUIE AVENTURE DE LA DUÈGNE DOLORIDE, APPELÉE COMTESSE TRIFALDI: ET D'UNE LETTRE QUE SANCHO ÉCRIVIT A SA FEMME

Le duc avait un majordome d'un esprit jovial et plein de ressources; c'était lui qui avait composé les vers, disposé tout l'appareil de la scène, représenté le personnage de Merlin, et fait remplir par un jeune page celui de Dulcinée. A la demande de ses maîtres, il composa une autre comédie aussi originale que la première, et non moins bien imaginée.

Le jour suivant, la duchesse demanda à Sancho s'il avait commencé sa pénitence; il répondit que la nuit précédente il s'était donné cinq coups de fouet.

Avec quoi? reprit la duchesse.

Avec ma main, répliqua Sancho.

Mais c'est plutôt se caresser que se fouetter, dit la duchesse, et je ne sais si Merlin sera satisfait. Je pense donc qu'il conviendrait que Sancho fit une discipline composée de chardons ou de quelques cordelettes de cuir, capable de se faire bien sentir, ce qui est une condition expresse imposée par Merlin; car la liberté d'une aussi grande dame que Dulcinée ne saurait être achetée à vil prix.

Madame, répondit Sancho, que Votre Excellence me donne une discipline à sa fantaisie, et je m'en servirai pourvu qu'elle ne me fasse pas trop de mal, car je l'avouerai à Votre Grandeur, tout paysan que je suis, j'ai la peau fort délicate; et il ne serait pas juste que je me misse en lambeaux pour le service d'autrui.

Eh bien, dit la duchesse, demain je vous donnerai une discipline faite exprès pour vous, et qui s'accommodera à la délicatesse de vos chairs comme si elles étaient ses propres sœurs.

A propos, dit Sancho, Votre Altesse saura que j'ai écrit une lettre à Thérèse Panza, ma femme, où je lui donne avis de tout ce qui m'est arrivé depuis que je suis parti d'auprès d'elle; j'ai la lettre sur moi, et il n'y a plus qu'à mettre l'adresse; je voudrais bien que Votre Grâce eût la bonté de la lire, elle me semble tournée de la façon dont doivent écrire les gouverneurs.

Et qui l'a dictée? demanda la duchesse.

Sainte Vierge! répondit Sancho, et qui l'aurait dictée, si ce n'est moi?

C'est donc vous qui l'avez écrite? dit la duchesse.

Oh! pour ça non, madame, répondit Sancho, car je ne sais ni lire ni écrire, encore que je sache signer.

Voyons-la, dit la duchesse, votre esprit et votre excellent jugement doivent s'y montrer à chaque ligne.

Sancho mit la main dans son sein, et en tira la lettre. Elle était ainsi conçue:

LETTRE DE SANCHO PANZA A THÉRÈSE PANZA, SA FEMME

«Bien m'a pris, femme, d'avoir bon dos, car j'ai été bien étrillé; et si j'ai un riche gouvernement, il m'en coûte de bons coups de fouet; mais tu sauras cela plus tard; aujourd'hui tu n'y comprendrais rien. Apprends donc, ma chère Thérèse, que j'ai résolu de te faire monter en carrosse; voilà l'essentiel, car aller autrement, autant vaut marcher à quatre pattes. Finalement, tu es femme de gouverneur; dis-moi si à cette heure quelqu'un te va à la cheville. Je t'envoie ci-joint un habit de chasse vert, que m'a donné madame la duchesse; arrange-le de manière qu'il fasse un corsage et une jupe à notre fille Sanchette.

«Don Quichotte, mon maître, à ce que j'ai ouï dire en ce pays-ci, est un fou sensé, un cerveau brûlé divertissant, et, sans vanité, on dit que je ne lui cède en rien. Nous avons été visiter ensemble la caverne de Montesinos, et le sage Merlin a jeté les yeux sur moi pour désenchanter Dulcinée du Toboso, qui est celle qu'on appelle là-bas Aldonza Lorenzo. Avec trois mille trois cents coups de fouet que je dois me donner, moins cinq, que j'ai déjà reçus, elle sera désenchantée comme la mère qui l'a mise au monde. Bouche close sur cela, femme, car les uns diraient que c'est du blanc, les autres que c'est du noir.

«D'ici à quelques jours je partirai pour mon gouvernement, où je grille de me voir installé, afin d'amasser de l'argent, car on m'a dit que les nouveaux gouverneurs n'ont point d'autre souci; je sonderai le terrain, et je te manderai s'il faut que tu viennes me rejoindre. Le grison se porte à merveille, et il se recommande à toi et à nos enfants. Je veux l'emmener avec moi et je ne le quitterais pas quand même on me ferait Grand Turc. Son Excellence madame la duchesse te baise mille fois les mains; baises-les-lui en retour deux mille fois, car il n'y a rien de si bon marché que les compliments, à ce que j'ai entendu dire à mon maître.

«Dieu n'a pas voulu que je trouvasse encore une bourse de cent doublons, comme celle de la fois passée; ce n'a pas été faute de la chercher; mais que cela ne te chagrine pas, ma chère Thérèse: celui qui sonne les cloches est en sûreté, et tout se trouvera dans la lessive du gouvernement. Une chose pourtant me met en peine, c'est qu'on me dit que si j'en tâte une fois, je me lécherai les doigts jusqu'à me manger les mains. Mais, baste! qu'y faire? pour les estropiés les aumônes valent autant qu'un canonicat. Tu vois bien, femme, que de façon ou d'autre, tu ne peux manquer d'être riche et heureuse. Dieu te soit en aide comme il le peut, et qu'il me conserve pour te servir. De ce château, le 20 juillet 1614.

«Ton mari, le gouverneur Sancho Panza

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Je m'appelle Trifaldin de la barbe blanche (p. 458).

Il me semble, dit la duchesse après avoir lu, que notre bon gouverneur se fourvoie ici de deux façons: la première, en disant, ou, pour le moins, en donnant à penser, qu'il n'a obtenu son gouvernement que pour les coups de fouet qu'il doit se donner, quoiqu'il sache bien, cependant que lorsque monseigneur le duc, mon époux, le lui promit, on ne songeait pas plus aux coups de fouet que s'il n'y en avait jamais eu au monde; la seconde, c'est qu'il me paraît trop attaché à son intérêt, penchant qui donne mauvaise opinion d'un homme, car, on dit que convoitise rompt le sac, et qu'un gouverneur avare est bien près de vendre la justice.

Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, madame, répondit Sancho; et si ma lettre ne plaît pas à Votre Grâce, il n'y a qu'à la déchirer et en écrire une autre; mais il se pourrait faire que la seconde fût pire, si je m'en mêle encore une fois.

Sur ce, on se rendit au jardin où l'on devait dîner ce jour-là.

La duchesse montra la lettre de Sancho au duc, qui s'en amusa beaucoup pendant le repas, et quand la table fut desservie, ils s'entretinrent quelque temps avec lui, car sa conversation les divertissait merveilleusement. Tout à coup et lorsqu'on y pensait le moins, on entendit le son aigu d'un fifre, mêlé à celui d'un tambour discordant. A cette harmonie triste et confuse, chacun parut se troubler. Don Quichotte devint tout pensif, et Sancho courut se blottir auprès de la duchesse, son refuge ordinaire. Au milieu de la stupéfaction générale, on vit entrer dans le jardin deux hommes portant des robes de deuil si longues, qu'elles balayaient la terre: ils frappaient deux grands tambours couverts de drap noir; à leurs côtés marchait le joueur de fifre, vêtu de noir comme les autres. Derrière ces trois hommes venait un personnage à taille gigantesque, enveloppé d'une grande robe noire; par-dessus la robe il portait un large baudrier d'où pendait un énorme cimeterre à poignée noire ainsi que le fourreau. Son visage était couvert d'un long voile, au travers duquel on apercevait une barbe blanche comme la neige. D'un pas lent et solennel qu'il semblait régler sur le son du tambour, ce grave personnage vint se mettre à genoux devant le duc, qui l'attendait debout; mais le duc ne voulut point l'écouter qu'il ne se fût relevé. Le fantôme obéit, et en se redressant il écarta son voile et mit à découvert la plus longue, la plus blanche et la plus épaisse barbe qu'eussent jamais vue des yeux humains; puis, les regards fixés sur le duc et d'une voix pleine et sonore qu'il paraissait tirer du fond de sa poitrine, il lui dit:

Très-haut et très-puissant seigneur, je m'appelle Trifaldin de la barbe blanche. Écuyer de la comtesse Trifaldi, autrement appelée la duègne Doloride, je suis envoyé par elle vers Votre Altesse, pour supplier Votre Magnificence de lui permettre de venir vous exposer son infortune, qui est assurément la plus surprenante, aussi bien que la plus inouïe. Mais, avant tout, j'ai ordre de m'informer si par hasard le grand, le valeureux et invaincu chevalier don Quichotte de la Manche se trouve en ces lieux, car c'est lui que cherche ma maîtresse, et c'est pour lui qu'elle est venue à pied et à jeun, depuis le royaume de Candaya jusque dans vos États, miracle qu'on ne peut attribuer qu'à la force des enchantements. Elle attend, devant ce palais, que je lui porte de votre part la permission d'y entrer.

Il finit en toussant, puis promenant la main sur sa longue barbe, du haut jusqu'en bas, il attendit gravement la réponse du duc, qui lui dit:

Noble écuyer Trifaldin de la barbe blanche, depuis longtemps nous connaissons la disgrâce de madame la comtesse Trifaldi, à qui les enchanteurs ont fait prendre la figure et le nom de la duègne Doloride: allez, merveilleux écuyer, lui porter l'assurance qu'elle sera la bienvenue, et que nous possédons ici l'incomparable chevalier don Quichotte de la Manche, dont le caractère généreux lui promet secours et protection. Ajoutez de ma part que mon appui ne lui fera pas défaut non plus, s'il lui est nécessaire, mon devoir étant de le lui offrir comme chevalier, titre qui m'impose l'obligation de protéger toutes les femmes, et principalement les pauvres veuves affligées, comme l'est Sa Seigneurie.

A cette réponse, Trifaldin mit un genou en terre, puis, au triste son des tambours et du fifre, il quitta le jardin du même pas qu'il y était entré, laissant toute la compagnie étonnée de sa haute taille et de son air tout à la fois vénérable et modeste.

Vous le voyez, vaillant chevalier, dit le duc en se tournant vers don Quichotte, les ténèbres de l'ignorance et de l'envie ne sauraient obscurcir l'éclat de la valeur et de la vertu: depuis six jours à peine vous êtes dans ce château, et déjà l'on vient vous y chercher des pays les plus lointains, non pas en carrosse ni à cheval, mais à pied et à jeun, tant les malheureux ont d'empressement à vous voir, tant ils ont de confiance en la force de votre bras et en la grandeur de votre courage, grâce à la réputation que vos exploits vous ont acquise, grâce au bruit qui en est répandu par tout l'univers.

Je regrette fort, seigneur duc, répondit don Quichotte, que ce bon ecclésiastique qui l'autre jour montrait tant d'aversion pour les chevaliers errants, ne soit pas témoin de ce qui se passe: il verrait par lui-même si ces chevaliers sont ou non nécessaires au monde; il pourrait du moins se convaincre que dans leur détresse les malheureux ne vont pas chercher du secours auprès des hommes de robe, ni chez les sacristains de village, ni chez le gentilhomme qui n'a jamais franchi les limites de sa paroisse; en pareil cas, la véritable panacée à l'affliction, c'est l'épée du chevalier errant. Qu'elle vienne donc, cette duègne, qu'elle demande ce qu'elle voudra; le remède à son mal lui sera bientôt expédié par la force de mon bras et par l'intrépidité du cœur qui le fait agir.


CHAPITRE XXXVII
SUITE DE LA FAMEUSE AVENTURE DE LA DUÈGNE DOLORIDE

Le duc et la duchesse étaient charmés de voir don Quichotte donner si complétement dans leurs vues; lorsque Sancho se mit de la partie. Je voudrais bien, dit-il, que cette bonne duègne ne vînt pas jeter quelque bâton dans les roues de mon gouvernement! car, je tiens d'un apothicaire de Tolède, qui parlait comme un chardonneret, que partout où se fourrent les duègnes, tout va de mal en pis. Dieu de Dieu! comme il les détestait! et par ma foi, puisque toutes les duègnes sont fâcheuses et impertinentes, que faut-il attendre d'une affligée comme l'est, dit-on, cette comtesse Trifaldi?

Silence, Sancho, reprit don Quichotte: puisque cette dame vient de si loin me chercher, elle ne peut être de celles dont parlait ton apothicaire; de plus, elle est comtesse, et quand les comtesses servent en qualité de duègnes, c'est auprès des reines et des impératrices: car dans leurs maisons, elles sont dames et maîtresses et se font servir par d'autres duègnes.

Madame la duchesse a pour suivantes des duègnes qui seraient comtesses, si le sort l'eût voulu, repartit la señora Rodriguez qui était présente; mais là vont les lois où il plaît aux rois. Cependant, qu'on ne dise pas de mal des duègnes, surtout de celles qui sont vieilles filles: car bien que je ne compte pas parmi ces dernières, je sens l'avantage qu'une duègne fille a sur une duègne veuve. A quiconque voudra nous tondre, les ciseaux resteront dans la main.

Ce ne sera pas faute de trouver à tondre sur les duègnes, toujours suivant mon apothicaire, repartit Sancho: mais ne remuons pas le riz, dût-il prendre au fond du pot.

Les écuyers ont toujours été nos ennemis, répliqua la señora Rodriguez; véritables piliers d'antichambre, ces fainéants, au lieu de prier Dieu, emploient leur temps à médire de nous, vont fouillant dans notre généalogie, et font de rudes accrocs à notre réputation. Eh bien, moi, je déclare ici, qu'en dépit d'eux nous continuerons à vivre dans les grandes maisons, quoiqu'on nous y laisse mourir de faim et qu'on nous y donne à peine une chétive robe noire pour couvrir nos chairs délicates. Oui, si j'en avais le talent et le loisir, je voudrais prouver, non-seulement aux personnes ici présentes, mais encore au monde entier qu'il n'est point de vertu qui ne se rencontre chez une duègne.

Je suis de l'avis de ma chère Rodriguez, dit la duchesse; mais elle voudra bien remettre à une autre fois à défendre sa cause et celle des duègnes, à réfuter les propos de ce méchant apothicaire, et à faire revenir le grand Sancho de sa mauvaise opinion.

Par ma foi, madame, repartit Sancho, depuis que le gouvernement m'est monté à la tête, je ne me souviens plus d'avoir été écuyer, et je me moque de toutes les duègnes du monde comme d'un fétu.

Ici la conversation fut interrompue par les deux tambours et le fifre annonçant l'approche de la Doloride. La duchesse demanda à son époux si elle ne devait pas aller au-devant de cette dame, puisque c'était une comtesse et une femme de qualité.

Comme comtesse, ce serait chose juste, dit Sancho; comme duègne, je ne conseille pas à Vos Excellences de faire un pas.

Eh! de quoi te mêles-tu, Sancho, reprit don Quichotte.

De quoi je me mêle, seigneur? répondit Sancho: je me mêle de ce dont je puis me mêler, étant un écuyer nourri à l'école de Votre Grâce, vous le chevalier le plus courtois de toute la courtoiserie. En ces choses-là, je vous ai entendu dire qu'on risque autant de perdre pour un point de plus que pour un point de moins; et à bon entendeur salut.

Sancho a raison, ajouta le duc, il nous faut voir un peu quelle mine a cette comtesse; d'après cela, nous mesurerons la politesse qui lui est due.

En ce moment rentrèrent dans le jardin les tambours et le fifre jouant leur marche ordinaire, toujours sur un ton lugubre, et l'auteur termine ici ce court chapitre pour commencer le suivant, où se continue la même aventure, une des plus remarquables de toute l'histoire.


CHAPITRE XXXVIII
OU LA DUÈGNE DOLORIDE RACONTE SON AVENTURE

A la suite des musiciens parurent d'abord douze duègnes rangées sur deux files, toutes vêtues de larges robes de mousseline blanche, avec des voiles d'une telle longueur, qu'on n'apercevait que le bas de leur vêtement; après elles venait la comtesse Trifaldi, donnant la main à Trifaldin, son écuyer: elle était vêtue d'une robe de frise noire à longue queue, terminée par trois pointes à angles aigus, que portaient trois pages habillés de deuil. Cette partie de son ajustement fit penser à tout le monde que la noble dame tirait son nom de cette invention nouvelle. En effet, Trifaldi, c'est comme qui dirait la comtesse à trois queues. Ben-Engeli en tombe d'accord, mais en faisant remarquer que son nom propre était la comtesse Loupine, à cause de la grande quantité de loups qui peuplaient ses terres, tandis que si, au lieu de loups, c'eût été des renards, on l'aurait appelée la comtesse Renardine. Quoi qu'il en soit, la comtesse et ses douze duègnes s'avançaient lentement, le visage couvert de voiles noirs si épais qu'il eût été impossible de rien distinguer au travers. Sitôt qu'elles se furent arrêtées pour former la haie, le duc et don Quichotte se levèrent; alors, passant au milieu des duègnes, la Doloride, sans quitter la main de son écuyer, se dirigea vers le duc, qui, avec toute la compagnie, s'avança pour la recevoir.

Passant au milieu des duègnes, la Doloride se dirigea vers le duc (p. 461).

Que Vos Grandeurs veuillent bien ne pas faire tant de courtoisies à leur humble serviteur, je me trompe, à leur humble servante, car mon affliction est telle que je ne pourrai jamais y répondre, tant ma disgrâce étrange, inouïe, m'a emporté l'esprit je ne sais où, et ce doit être fort loin, puisque plus je le cherche, moins je le trouve.

Il faudrait que nous l'eussions perdu tout à fait, madame la comtesse, répondit le duc, pour ne pas reconnaître votre mérite, et l'on ne saurait vous rendre trop d'honneurs.

En parlant ainsi il la releva, et la fit asseoir auprès de la duchesse, qui l'accueillit avec beaucoup d'empressement. Don Quichotte regardait sans prononcer un seul mot, tandis que de son côté Sancho mourait d'envie de voir le visage de la comtesse Trifaldi ou de quelqu'une de ses duègnes; mais il lui fallut y renoncer jusqu'à ce qu'elles voulussent bien se découvrir elles-mêmes.

Chacun gardait le silence: ce fut enfin la Doloride qui le rompit pour s'exprimer en ces termes: J'ai la confiance, très-haut et puissantissime seigneur, très-belle et excellentissime dame, et très-sages et illustrissimes auditeurs, que ma peine grandissime trouvera un accueil favorable dans la générosité de vos sentiments, car mon infortune est telle qu'elle est capable de faire pleurer le marbre, d'attendrir le diamant et d'amollir l'acier des cœurs les plus endurcis. Mais avant de porter jusqu'à vos courtoises oreilles le récit de mes tristes aventures, je voudrais savoir si l'illustrissime chevalier don Quichotte de la Manche et son fameusissime écuyer Panza sont dans votre noble et brillante compagnie.

Panza est ici en personnissime, répliqua Sancho, et monseigneur don Quichotte aussi; vous pouvez donc, très-honnêtissime dame, dire tout ce qu'il vous plaira à votre agréabilissime fantaisie, et vous nous trouverez diligentissimes à servir votre dolentissime beauté.

Madame, ajouta don Quichotte en s'adressant à la Doloride, si vous croyez trouver un remède à vos malheurs dans le bras de quelque chevalier errant, voici le mien; si faible qu'il soit, je le mets tout à votre service. Je suis don Quichotte de la Manche, dont la profession et le devoir sont de protéger et de défendre les affligés. Il n'est pas besoin de détours ni de paroles éloquentes pour s'assurer de ma bienveillance, vous n'avez qu'à raconter simplement vos disgrâces; ceux qui vous écoutent, s'ils ne peuvent remédier à vos maux, sauront du moins y compatir.

A ces paroles, la Doloride fit mine de se jeter aux genoux de don Quichotte, et elle s'y jeta réellement, cherchant à les embrasser: Je me prosterne devant ces pieds, devant ces jambes s'écria-t-elle, ô invincible chevalier! comme devant les bases et les colonnes de la chevalerie errante; laissez-moi baiser ces pieds que je ne saurais trop révérer, puisque leurs pas doivent atteindre au terme de mes maux, que Votre Grâce est seule capable de guérir, ô valeureux errant, dont les merveilleux exploits font pâlir les fabuleuses histoires des Amadis, réduisent en fumée les hauts faits des Bélianis, et anéantissent les actions imaginaires des Esplandians! Puis, se tournant vers Sancho, et le prenant par la main: Et toi, ajouta-t-elle, ô le plus loyal écuyer qui ait jamais servi chevalier errant, dans les siècles passés, présents et à venir; écuyer dont la bonté est encore plus grande et plus longue que la barbe de mon écuyer Trifaldin, tu peux t'enorgueillir à juste titre; puisqu'en servant le grand don Quichotte, tu sers toute la valeur errante concentrée dans un seul chevalier. Je te conjure, nobilissime écuyer, je te conjure par la fidélité exorbitante de tes services, d'être un intercesseur bénévole auprès de ton maître, afin qu'il favorise une infélicissime comtesse, et ta très-humilissime servante.

Madame la comtesse, répondit Sancho, que ma bonté soit aussi grande que la barbe de votre écuyer, ce n'est pas là ce dont il s'agit. Au surplus, sans toutes ces câlineries et ces supplications, je prierai mon maître (qui m'aime bien, je le sais, et surtout en ce moment qu'il a besoin de moi pour certaine affaire) de vous favoriser et de vous aider en tout ce qu'il pourra. Ainsi donc, ne vous gênez pas, contez-nous votre peine, et vous verrez ce que nous savons faire.

Le duc et la duchesse étaient ravis de voir leur dessein si bien réussir, car la Doloride faisait merveilles. La comtesse s'assit à la prière du duc, et après que tout le monde eut fait silence, elle commença de la sorte:

Sur le fameux royaume de Candaya, situé entre la grande Trapobane et la mer du Sud, deux lieues par delà le cap Comorin, régnait la reine Magonce, veuve du roi Archipiel, son époux. De leur mariage était issue l'infante Antonomasie, qu'ensemble ils avaient procréée. L'héritière du royaume me fut confiée en naissant et grandit sous ma tutelle, parce que j'étais la plus ancienne et la plus noble duègne de sa mère. Après bien des soleils (c'est ainsi que l'on compte les jours en notre pays) la petite Antonomasie se trouva avoir quatorze ans et plus de beauté que la nature en a jamais départi à celles qu'elle a le mieux favorisées; son esprit n'était pas en retard, car elle montrait déjà un très-bon jugement; enfin elle était aussi discrète que belle, ou pour mieux dire elle est encore la plus belle personne du monde, si le destin jaloux et les Parques au cœur de bronze n'ont point tranché le fil délié de sa délicate vie; et ils ne l'auront pas osé sans doute, car le ciel ne saurait permettre qu'on fasse à la terre ce tort insigne, de couper toutes vertes les grappes de la plus belle vigne qui en aucun temps se soit vue dans le contour de sa vaste étendue.

De cette beauté sans pareille, et dont ma langue inculte ne saurait assez dignement célébrer les louanges, devinrent amoureux un nombre infini de princes, tant nationaux qu'étrangers. Mais parmi tous ces soupirants, un simple chevalier, porté sur les ailes rapides de son ambition démesurée, confiant dans sa jeunesse, sa bonne mine, et la vivacité de l'esprit le plus heureux, osa lever les yeux jusqu'au neuvième ciel de cette miraculeuse beauté. Je dois dire à Vos Grandeurs qu'il jouait de la guitare à ravir; que de plus il était poëte et grand danseur, et si adroit à fabriquer des cages d'oiseaux, qu'il aurait pu gagner sa vie rien qu'à ce métier, s'il y eût été forcé par le besoin. Avec tous ces mérites, de quoi ne viendrait-on pas à bout? à plus forte raison du cœur d'une jeune fille; et cependant toutes ces qualités n'auraient pas suffi à faire capituler la forteresse dont j'étais gouvernante, si l'effronté scélérat n'eût habilement commencé par me faire capituler moi-même. A force de cajoleries et de présents, il flatta mon cœur et s'empara de ma volonté; mais ce qui acheva ma défaite, ce fut certain couplet que j'entendis chanter une nuit sous mes fenêtres; le voici, si je m'en souviens bien:

De l'éclat des beaux yeux de la cruelle Aminte
Il sort des traits ardents qui consument mon cœur;
Et parmi tous mes maux elle a tant de rigueurs,
Que même il ne faut pas qu'il m'échappe une plainte.

La strophe me sembla d'or, et la voix de miel; aussi depuis lors, chaque fois que j'ai réfléchi sur ma faute, j'ai conclu en moi-même que Platon avait eu raison de vouloir bannir les poëtes de toute république bien ordonnée, au moins les poëtes érotiques, parce qu'ils font des vers, non pas comme ceux du marquis de Mantoue, bons tout au plus à divertir les petits enfants et à faire pleurer les femmes, mais des vers qui sont autant d'épines qui percent le cœur, et qui, de même que la foudre fond une épée sans attaquer le fourreau, consument et brûlent le corps sans endommager les habits. Une autre fois il me chanta ceux-ci:

O Mort! viens promptement contenter mon envie;
Mais viens sans te faire sentir,
De peur que le plaisir que j'aurais à mourir
Ne me rendît encor la vie.

Il m'en débita encore beaucoup d'autres, qui transportent quand on les chante et qui ravissent quand on les lit. Mais, qu'est-ce, bon Dieu! quand ces séducteurs s'avisent de composer certains morceaux de poésie fort à la mode dans le royaume de Candaya, et qu'on appelle seguidillas? Aussi, je le répète, on devrait les reléguer dans quelque île par delà les antipodes. Après tout, cependant, il ne faut point s'en prendre à eux, mais aux ignorants qui les louent et aux sots qui les croient. Si j'avais été sur mes gardes, comme doit le faire toute bonne gouvernante, je n'aurais pas prêté l'oreille à leurs cajoleries, ni pris au sérieux leurs dangereux propos; tels que ceux-ci: je vis en mourant, je brûle dans la glace, j'espère sans espoir, je pars et je reste, et tant d'autres du même genre, dont ils farcissent leurs écrits, et qu'on trouve d'autant plus beaux, qu'on les comprend moins. N'ont-ils pas le front de nous promettre le phénix, la toison d'or, la couronne d'Ariadne, l'anneau de Gigès, les pommes du jardin des Hespérides, des montagnes d'or et des monceaux de diamants! et pourtant on s'y laisse prendre comme s'ils en montraient des échantillons. Mais à quoi me laissé-je entraîner, et quelle folie me pousse à parler des faiblesses d'autrui, quand j'ai tant à dire sur les miennes? Hélas! infortunée, ce ne sont pas ces vers, ces discours qui t'ont abusée, ni ces sérénades qui t'ont perdue; c'est ton imprudente simplicité, c'est ta faiblesse, c'est ton peu de prévoyance, qui ont ouvert les sentiers et aplani le chemin aux séductions de don Clavijo. Tel est le nom du chevalier. Sous mon patronage, il entra non pas une fois, mais cent fois, dans la chambre d'Antonomasie, abusée plutôt par moi que par lui, et cela sous le titre de légitime époux, car, autrement, toute pécheresse que je suis, je n'aurais jamais consenti qu'il eût seulement baisé le pan de sa robe; oh! non, non, le mariage sera toujours en première ligne quand je me mêlerai de semblables affaires. Dans celle-ci, il n'y avait qu'un inconvénient, la différence des conditions, don Clavijo n'étant qu'un simple chevalier, et l'infante Antonomasie étant princesse, et de plus, comme je vous l'ai dit, l'héritière d'un grand royaume. Par mes soins, l'intrigue demeura longtemps ignorée, jusqu'à ce qu'enfin certaine enflure au-dessous de l'estomac de la jeune fille me fit juger que le secret ne tarderait guère à être divulgué. Dans cette appréhension, tous trois nous tînmes conseil, et l'avis unanime fut, avant que le pot aux roses vînt à se découvrir, que par-devant le grand vicaire, don Clavijo demandât pour femme Antonomasie en vertu d'une promesse qu'il avait d'elle, promesse que j'avais moi-même formulée, mais formulée avec tant de force qu'elle aurait défié celle de Samson; bref, le grand vicaire vit la cédule, reçut la confession de l'infante qui avoua tout, après quoi il la mit sous la garde d'un honnête alguazil.

Comment! s'écria Sancho! il y a à Candaya des alguazils, des poëtes et des seguidillas? Par ma foi, le monde est partout semblable, à ce que je vois. Mais que Votre Grâce se dépêche, dame Trifaldi: il est tard, et je meurs d'envie de savoir la fin de cette histoire, qui, sans reproche, est un peu longue.

Vous allez l'apprendre, répondit la comtesse.


CHAPITRE XXXIX
SUITE DE L'ÉTONNANTE ET MÉMORABLE HISTOIRE DE LA COMTESSE TRIFALDI

Chaque mot de Sancho enchantait la duchesse et désolait don Quichotte, qui lui ordonna de se taire. La Doloride poursuivit:

Enfin, après bien des questions, comme l'infante ne variait point en ses réponses et persistait dans ses dires, le grand vicaire prononça en faveur de don Clavijo, et lui adjugea Antonomasie pour légitime épouse, ce dont la reine Magonce eut tant de déplaisir, que trois jours après on l'enterra.

Elle était donc morte? dit Sancho.

Assurément, répondit Trifaldin; car en Candaya nous n'enterrons personne qu'il ne soit bien convaincu d'être mort.

Seigneur écuyer, repartit Sancho, ce ne serait pas la première fois qu'on aurait enterré des gens évanouis, les croyant morts; et par ma foi, vous en conviendrez, on n'a jamais vu mourir si vite que votre reine Magonce: il me semble que c'eût été assez de s'évanouir, car enfin on remédie à bien des choses avec la vie, et la folie de cette infante n'avait pas été si grande, qu'il fallût se laisser mourir. Si cette demoiselle eût épousé un de ses pages, ou quelque autre domestique de sa maison, comme cela est arrivé à tant d'autres, le mal eût été sans remède; mais épouser un chevalier aussi noble et distingué que vous le dites, en vérité, ce n'est pas là un bien grand malheur, et c'est aussi, je pense, l'avis de monseigneur don Quichotte, qui est là pour me démentir: les chevaliers, surtout s'ils sont errants, sont du bois dont on fait les rois et les empereurs, de même qu'avec des clercs on fait des évêques.

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Malambrun les enchanta tous deux sur la tombe de la reine (p. 466).

Tu as raison, Sancho, reprit don Quichotte; oui, et pour peu qu'un chevalier errant ait de chance, il est toujours au moment de se voir le plus grand seigneur du monde. Mais continuez, madame, s'il vous plaît; il me semble que le plus désagréable de cette histoire reste à raconter, car ce que nous avons entendu jusqu'ici ne mérite pas qu'on s'en afflige si fort.

En effet, répondit la comtesse, c'est le plus pénible qui reste à dire, et même si pénible, que l'absinthe et les fruits sauvages n'ont ni autant d'aigreur ni autant d'amertume. Dès que la reine fut morte, nous l'enterrâmes, mais à peine, hélas! quis talia fando temperet a lacrymis[110], à peine lui eûmes-nous dit le dernier adieu, que nous vîmes subitement paraître au-dessus de sa tombe le géant Malambrun, cousin germain de la défunte, monté sur un cheval de bois et lançant sur les assistants des regards farouches. Ce géant, aussi versé dans l'art du nécromant qu'il est vindicatif et cruel, était là pour tirer vengeance de la mort de feu sa cousine, et pour châtier l'audace de don Clavijo et la légèreté d'Antonomasie. Il les enchanta tous deux sur la tombe de la reine: Antonomasie devint une guenon de bronze, don Clavijo un effroyable crocodile d'un métal inconnu; et entre eux fut placée une colonne également de métal, portant un écriteau en langue syriaque: «Ces téméraires amants ne reprendront leur forme première que lorsque le valeureux Manchois se sera rencontré avec moi en combat singulier; c'est à sa valeur incomparable que les immuables destins réservent une aventure si extraordinaire.» Puis, il tira d'un large fourreau un démesuré cimeterre, et m'ayant saisie par les cheveux, il fit mine de vouloir me couper la tête; j'étais si troublée que je n'osais ni ne pouvais crier, tant la frayeur me rendait immobile. Néanmoins, me rassurant de mon mieux, je lui dis d'une voix tremblante de telles choses, qu'il suspendit l'exécution de ce châtiment rigoureux. Bref, il fit amener devant lui toutes les duègnes du palais, celles qui sont ici présentes; et après nous avoir reproché notre défaut de surveillance, tempêté contre les duègnes, en les chargeant toutes de la faute dont j'étais coupable, il déclara ne pas vouloir nous infliger la perte de la vie, mais un long supplice qui fût pour nous comme une espèce de mort civile. A l'instant où il achevait ces paroles, nous sentîmes les pores de notre visage se dilater, avec une vive démangeaison, semblable à celle que causeraient des pointes d'aiguilles; et en y portant les mains, nous nous trouvâmes dans l'état que vous allez voir.

Sur ce, la Doloride et ses compagnes ôtèrent leurs voiles, et découvrirent des visages chargés d'épaisses barbes, les unes noires, les autres blanches, d'autres rousses, et d'autres grisonnantes. A cette vue, le duc, la duchesse et don Quichotte parurent frappés de stupeur, et Sancho fut épouvanté. Voilà, dit la Trifaldi en continuant, voilà dans quel état nous a mis ce scélérat de Malambrun, couvrant la blancheur et la beauté de nos visages de ces rudes soies; trop heureuses si par le fil acéré de son épouvantable cimeterre il nous eût fait voler la tête de dessus les épaules plutôt que de nous rendre ainsi difformes et velues comme des chèvres! Car en fin de compte, seigneurs (et ce que je vais ajouter, je voudrais le faire avec des yeux convertis en torrents, mais les mers de pleurs que j'ai versés en pensant à nos disgrâces sont taries, aussi parlerai-je sans répandre de nouvelles larmes); car en fin de compte, je vous le demande, où osera se présenter une duègne barbue? qu'en diront les mauvaises langues? quel père ou quelle mère voudront la reconnaître? et puisqu'une duègne qui a le teint frais et poli, qui se martyrise le visage à force de fards et de pommades, a tant de peine à plaire, que sera-ce de celles qui sont velues comme des ours? O duègnes, mes compagnes, que nous sommes nées sous une funeste étoile, et qu'elle fut néfaste l'heure où nos mères nous ont mises au monde!

En prononçant ces paroles, la Doloride fit semblant de tomber évanouie.


CHAPITRE XL
SUITE DE CETTE AVENTURE, AVEC D'AUTRES CHOSES DE MÊME IMPORTANCE

Ceux qui aiment les histoires comme celle-ci doivent savoir gré à son premier auteur, cid Hamet Ben-Engeli, pour l'attention qu'il met à en raconter les plus minutieux détails. En effet, il découvre les secrètes pensées, éclaircit les doutes, résout les objections, et, en un mot, donne satisfaction sur tous les points à la curiosité la plus exigeante. O incomparable auteur! ô infortuné don Quichotte! ô sans pareille Dulcinée! ô réjouissant Sancho Panza! vivez de longs siècles, ensemble ou séparément, pour le plaisir et l'amusement des générations présentes et à venir.

L'histoire dit donc qu'en voyant la Doloride évanouie, Sancho s'écria: Foi d'homme de bien, et par l'âme de tous les Panza mes ancêtres, jamais, je le jure, je n'ai vu, ni entendu, ni rêvé, et jamais non plus mon maître ne m'a raconté pareille aventure. Que mille satans t'entraînent jusqu'au fond des abîmes, si cela n'est déjà fait, maudit enchanteur de Malambrun! Ne pouvais-tu imaginer quelque autre manière de punir ces créatures, sans les rendre barbues comme des chèvres? Eh! ne valait-il pas mieux leur fendre les naseaux, dussent-elles nasiller un peu, que de les gratifier de ces barbes-là? Je gagerais mon âne qu'elles n'ont pas seulement de quoi payer un barbier.

C'est la vérité pure, seigneur, répondit une des duègnes; entre toutes, nous ne possédons pas un maravédis, aussi sommes-nous forcées, par économie, d'user d'emplâtres de poix: nous nous les appliquons sur le visage, et en les tirant tout d'un coup, nos mentons demeurent lisses comme la paume de la main. Il y a bien à Candaya des femmes qui vont de maison en maison épiler les dames, leur polir les sourcils, et préparer certains ingrédients servant à la toilette féminine[111], mais nous autres, duègnes de madame, nous n'avons jamais voulu les recevoir, parce que la plupart font le métier d'entremetteuses. Vous voyez donc que si le seigneur don Quichotte ne vient à notre secours, nous emporterons nos barbes au tombeau.

Je me laisserais plutôt arracher la mienne poil à poil par les Mores, que de manquer à vous soulager, repartit notre héros.

En cet endroit, la comtesse Trifaldi reprit ses esprits, et s'adressant à don Quichotte: L'agréable son de vos promesses, valeureux chevalier, a frappé mes oreilles et suffit pour me rappeler à la vie; je vous supplie de nouveau, errant, glorieux et indomptable seigneur, de convertir promptement vos paroles en œuvres efficaces.

Il ne tiendra pas à moi, répondit don Quichotte; dites ce qu'il faut que je fasse, et vous me trouverez prêt à vous servir.

Votre Magnanimité, saura donc, invincible chevalier, repartit la Doloride, que d'ici au royaume de Candaya, si l'on y va par terre, il y a cinq mille lieues, peut-être une ou deux de plus ou de moins; mais si l'on y va par les airs et en ligne droite, il n'y en a que trois mille deux cent vingt-sept. Vous saurez encore que le géant Malambrun m'a dit qu'aussitôt que ma bonne fortune m'aurait fait rencontrer le chevalier notre libérateur, il lui enverrait une monture incomparablement meilleure et moins mutine que toutes les mules de louage, car c'est le même cheval de bois sur lequel Pierre de Provence enleva la belle Maguelonne; animal paisible et qu'on gouverne au moyen d'une cheville plantée dans le front, mais qui parcourt l'espace avec tant de légèreté et de vitesse, qu'on le dirait emporté par le diable en personne. Ce cheval, disent les anciennes traditions, est un ouvrage du sage Merlin, qui le prêta à son ami, Pierre de Provence, lequel fit sur cette monture de très-longs voyages par les airs, laissant ébahis ceux qui d'en bas le regardaient passer. Merlin ne le prêtait qu'aux gens qu'il aimait, ou qui lui payaient un bon prix: aussi n'avons-nous pas ouï dire que depuis le fameux Pierre de Provence jusqu'à présent, personne l'ait monté. Malambrun, par la force de ses enchantements, est parvenu à s'en emparer; il s'en sert dans tous ses voyages: aujourd'hui il est ici, demain en France, et le jour suivant au Potose ou en Chine. Le plus merveilleux, c'est que ce cheval ne boit pas, ne mange pas, ne dort pas et n'use point de fers; et il marche si bien l'amble, que celui qui est dessus peut porter à la main une tasse pleine d'eau sans en renverser une seule goutte: voilà pourquoi la belle Maguelonne aimait tant à s'y trouver en croupe.

Pour avoir une douce allure, s'écria Sancho, vive mon grison! à cela près qu'il ne marche point dans l'air; mais sur la terre, ma foi, il défierait tous les ambles du monde.

Chacun se mit à rire, et la Doloride continua: Eh bien, si Malambrun veut mettre fin à nos disgrâces, ce cheval sera ici après la tombée de la nuit; car il me l'a dit, l'indice certain que j'aurai trouvé le chevalier qui doit nous délivrer consiste à voir arriver promptement le cheval partout où il en sera besoin.

Combien tient-t-on sur ce cheval? demanda Sancho.

Deux, répondit Doloride, un sur la selle et un autre en croupe; et d'ordinaire ces deux personnes sont le chevalier et l'écuyer lorsqu'il n'y a point de dame enlevée.

Madame, continua Sancho, comment appelle-t-on ce cheval?

La Doloride répondit: Il ne s'appelle pas Pégase, comme le cheval de Bellérophon, ni Bucéphale, comme le cheval du grand Alexandre, ni Bride-d'Or, comme celui de Roland, ni Bayard, comme celui de Renaud de Montauban, ni Frontin, comme celui de Roger, encore moins Bootès, ou Pirithoüs, comme se nommaient, dit-on, les chevaux du Soleil; ni même Orélie, comme le coursier que montait le malheureux Rodrigue, le dernier roi des Goths, dans la bataille où il perdit le trône et la vie.

Puisqu'on ne lui a donné aucun des noms de ces chevaux fameux, je gagerais bien, dit Sancho, qu'on ne lui a pas donné non plus le nom du cheval de mon maître, Rossinante, celui de tous qui me semble le mieux approprié à la bête.

Assurément, dit la comtesse; néanmoins il a un nom convenable et significatif, car il s'appelle Chevillard le Léger, parce qu'il est de bois et qu'il a une cheville au front, mais surtout à cause de sa légèreté merveilleuse. Ainsi, quant au nom, il peut le disputer même au fameux Rossinante.

Le nom me revient assez, reprit Sancho. Mais avec quoi le gouverne-t-on? est-ce avec une bride ou avec un licou?

Je vous ai déjà dit, répondit la Trifaldi, que c'est avec la cheville: en la tournant à droite ou à gauche, le cavalier le fait marcher comme il l'entend, tantôt au plus haut des airs et tantôt rasant la terre jusqu'à l'effleurer, tantôt dans ce juste milieu que l'on doit chercher en toutes choses.

Je serais curieux de le voir, repartit Sancho, non pas pour monter dessus, car de penser que jamais je m'y mette en selle ou en croupe, votre serviteur: il serait bon, ma foi, qu'un homme qui a déjà bien de la peine à se tenir sur son âne, assis sur un bât douillet comme du coton, allât monter en croupe sur un chevron sans coussin ni tapis! Oh! que nenni; je n'ai pas envie de me faire écorcher le derrière pour ôter la barbe aux gens: qui a de la barbe de trop se rase. Pour mon compte, je n'entends pas accompagner mon maître dans un pareil voyage; d'ailleurs, je ne dois pas être nécessaire dans ce rasement de barbes, comme je le suis dans le désenchantement de madame Dulcinée.

Pardon, vous êtes nécessaire, repartit la Trifaldi, et même tellement nécessaire, qu'on ne peut rien sans vous.

A d'autres, à d'autres, s'écria Sancho: qu'est-ce que les écuyers ont à voir avec les aventures de leurs maîtres? Ceux-ci auraient toute la gloire, et nous toute la peine. Encore, si les faiseurs d'histoires disaient: Un tel chevalier a achevé une grande aventure avec l'aide d'un tel son écuyer, sans quoi il lui aurait été impossible d'en venir à bout; à la bonne heure. Mais au lieu de cela, ils vous écrivent tout sec: Don Paralipomenon des trois Étoiles a mis fin à l'aventure des six vampires; sans plus faire mention de l'écuyer que s'il n'eût point été au monde, quoiqu'il fût présent, qu'il suât à grosses gouttes, et qu'il y eût attrapé de bons horions. Encore une fois, mon maître peut partir tout seul si cela lui convient, et Dieu l'assiste! Quant à moi, je ne lui porte point envie, je resterai en compagnie de madame la duchesse; et quand il sera de retour, peut-être trouvera-t-il l'affaire de madame Dulcinée en bon chemin, car, à mes moments perdus, je prétends m'étriller d'importance.

Voilà, dit la Trifaldi, voilà dans quel état nous a mis ce scélérat de Malambrun (p. 466).

Mon ami, dit la duchesse, il faut pourtant accompagner votre maître si cela est nécessaire, nous vous en conjurons tous; pour de vaines frayeurs, il serait fort mal de laisser le visage de ces dames en l'état où il est.

A d'autres encore une fois, répliqua Sancho; passe encore, si c'était pour de jeunes recluses, ou pour de petites filles de la doctrine chrétienne, on pourrait risquer quelques fatigues; mais hasarder de se casser bras ou jambes pour tondre des duègnes, au diable qui en fera rien; qu'elles cherchent d'autres tondeurs; dans tous les cas, ce ne sera pas Sancho Panza. Pardieu! j'aime mieux les voir toutes barbues comme des boucs, depuis la plus grande jusqu'à la plus petite, depuis la plus mijaurée jusqu'à la plus pimpante.

Vous en voulez bien aux duègnes, ami Sancho, dit la duchesse, et vous les épargnez encore moins que ne faisait votre apothicaire de Tolède! En vérité, vous avez tort: il y a telle duègne qui peut servir de modèle à toutes les femmes, et quand ce ne serait que ma bonne señora Rodriguez ici présente... Je n'en veux pas dire davantage.

Votre Excellence peut dire ce qui lui plaira, répondit la duègne; Dieu sait la vérité de tout, et bonnes ou méchantes, barbues ou non barbues, nous sommes, comme toutes les autres femmes, filles de nos mères; et puisque Dieu nous a mises au monde, il sait pourquoi. Aussi je compte sur sa miséricorde, et non sur la charité d'autrui.

La señora Rodriguez a raison, dit don Quichotte. Quant à vous, comtesse Trifaldi et compagnie, espérez du ciel la fin de vos malheurs; et croyez que Sancho fera ce que je lui ordonnerai. Je voudrais que Chevillard fût ici, et déjà me voir aux prises avec Malambrun; je lui apprendrai à persécuter les duègnes et à défier des chevalier errants. Dieu tolère les méchants, mais ce n'est jamais que pour un temps limité.

Valeureux chevalier, s'écria la Doloride, puissent les étoiles du ciel regarder avec des yeux bénins Votre Grandeur, et verser sur votre cœur magnanime toute la force et toute la prospérité qu'elles enserrent, afin que vous deveniez le bouclier et le rempart des malheureuses duègnes détestées des apothicaires, calomniées par les écuyers, et tourmentées par les pages. Maudit soit l'insensée qui, à la fleur de son âge, ne se fait pas religieuse plutôt que duègne! O géant Malambrun qui, tout enchanteur que tu es, ne laisses pas d'être fidèle en tes promesses, envoie-nous promptement le sans pareil Chevillard, afin que nous voyions dans peu la fin de nos disgrâces. Si les chaleurs viennent nous surprendre avec de telles barbes, nous sommes perdues!

La Trifaldi laissa tomber ces mots d'un ton si affligé, avec une expression si touchante, que chacun en fut attendri. Sancho pleura tout de bon, et résolut en son cœur d'accompagner son maître, dût-il le conduire jusqu'aux antipodes, s'il ne fallait que cela pour faire tomber la laine de ces vénérables visages.


CHAPITRE XLI
DE L'ARRIVÉE DE CHEVILLARD, ET DE LA FIN DE CETTE LONGUE ET TERRIBLE AVENTURE

Sur ce vint la nuit, et avec elle l'heure indiquée pour l'arrivée du fameux Chevillard, dont le retardement commençait à inquiéter don Quichotte. Puisque, se disait-il, Malambrun diffère de l'envoyer, je ne suis pas le chevalier à qui cette aventure est réservée; peut-être aussi le géant craint-il de se mesurer avec moi. Mais voilà que tout à coup quatre sauvages, couverts de lierre, entrent dans le jardin, portant sur leurs épaules un grand cheval de bois; ils le posent à terre, et l'un d'entre eux prononce ces paroles: Que le chevalier qui en aura le courage monte sur cette machine.

Pour moi, je n'y monte pas, dit Sancho, je n'en ai pas le courage, et d'ailleurs je ne suis point chevalier.

Que son écuyer, s'il en a un, monte en croupe, continua le sauvage; il peut prendre confiance dans le valeureux Malambrun, et être sûr de n'avoir à redouter de lui que son épée. Il suffira de tourner cette cheville pour que le chevalier et l'écuyer s'en aillent à travers les airs, là où Malambrun les attend. Mais afin de prévenir les vertiges que pourrait leur causer l'élévation extraordinaire de la route, ils devront tous deux avoir les yeux bandés, jusqu'à ce que le cheval hennisse; à ce signe ils reconnaîtront que leur voyage est achevé.

Cela dit, les sauvages se retirèrent d'un pas dégagé, comme ils étaient venus.

Quand la Doloride aperçut le cheval, elle dit à don Quichotte d'une voix presque larmoyante: Vaillant chevalier, les promesses de Malambrun sont accomplies; voici le cheval, et pourtant nos barbes ne cessent de croître: nous te supplions donc, chacune en particulier, de nous débarrasser de cette bourre importune qui nous défigure, puisqu'il te suffit de monter, toi et ton écuyer, sur Chevillard et d'entreprendre ce voyage d'un nouveau genre.

Je le ferai de bien bon cœur, comtesse Trifaldi, répondit don Quichotte, sans prendre coussins ni éperons, tant j'ai hâte de soulager votre infortune.

Et moi, ajouta Sancho, je ne le ferai pas. Si ce voyage ne peut avoir lieu sans que je monte en croupe, mon maître n'a qu'à prendre un autre écuyer, et ces dames chercher quelque autre moyen de se polir le menton. Suis-je sorcier pour m'en aller ainsi courir par les airs? Et que penseraient les habitants de mon île, quand on leur dirait que leur gouverneur s'expose ainsi à tous les vents? Il y a, dit-on, trois ou quatre mille lieues d'ici à Candaya; et si le cheval vient à se fatiguer ou si le géant se fâche, nous mettrons donc une douzaine d'années à revenir, et alors quelle île et quels vassaux voudront me reconnaître. Puisqu'on dit que c'est dans le retardement qu'est le péril, j'en demande pardon aux barbes de ces dames; mais saint Pierre est bien à Rome: je veux dire que je me trouve au mieux dans cette maison où l'on me traite avec tant de bonté, et du maître de laquelle j'attends le bonheur insigne de me voir gouverneur.

Ami Sancho, dit le duc, l'île que je vous ai promise n'est ni mobile ni fugitive, elle tient à la terre par de profondes racines; et puis, vous le savez aussi bien que moi, les dignités de ce monde ne s'obtiennent pas sans une sorte de pot-de-vin. Celui que je demande pour prix du gouvernement que je vous ai donné, c'est d'accompagner le seigneur don Quichotte dans cette mémorable aventure; et soit que vous reveniez aussi promptement que le promet la célérité de Chevillard, soit que la fortune contraire vous ramène à pied comme un pèlerin, mendiant de porte en porte, en tout temps et à toute heure vous retrouverez votre île où vous l'aurez laissée, et vos vassaux aussi disposés à vous prendre pour gouverneur qu'ils l'aient jamais été. Quant à moi, supposer que je puisse changer à votre égard, ce serait faire injure à mes sentiments pour vous.

Assez, monseigneur, assez, dit Sancho: je ne suis qu'un pauvre écuyer, et je n'ai pas la force de résister à tant de courtoisies. Allons! que mon maître monte, qu'on me bande les yeux, et qu'on me recommande à Dieu. Mais quand nous serons là-haut, dites-moi, je vous prie, pourrai-je moi-même implorer Notre-Seigneur, et invoquer les saints anges?

Vous le pourrez en toute sûreté, dit la Trifaldi; car, quoique Malambrun soit enchanteur, il est bon catholique; et il a soin de faire ses enchantements avec beaucoup de tact et de prudence, afin de ne s'attirer aucun reproche.

Allons, reprit Sancho, que Dieu m'assiste et la sainte Trinité de Gaëte!

Depuis la formidable aventure des moulins à foulon, dit don Quichotte, je n'ai jamais vu Sancho aussi effrayé qu'il l'est à cette heure; et si, comme tant d'autres, je croyais aux présages, cela ferait quelque peu fléchir mon courage. Approche, mon ami, que je te dise deux mots en particulier, avec la permission de Leurs Excellences.

Il emmena son écuyer au fond du jardin, sous de grands arbres, et là lui prenant les mains: Tu vois, lui dit-il, le long voyage que nous allons faire. Dieu seul sait quand nous en reviendrons, et les aventures qui nous attendent; je voudrais donc, mon enfant, que sous le prétexte d'aller prendre quelque chose dont tu aurais besoin, tu te retirasses dans ta chambre, et que là tu te donnasses quatre ou cinq cents coups de fouet à compte sur les trois mille trois cents auxquels tu t'es engagé; ce sera toujours autant de fait: chose bien commencée est à moitié finie.

Pardieu, s'écria Sancho, il faut que Votre Grâce ait perdu l'esprit; c'est comme qui dirait: Tu me vois un procès sur les bras et tu me demandes ma fille en mariage! Au moment de monter sur une croupe fort dure, vous voulez que j'aille m'écorcher le derrière; en vérité, cela n'est pas raisonnable. Allons d'abord barbifier ces dames, et au retour je vous promets, foi d'homme de bien, que j'aviserai au reste; pour le moment n'en parlons pas.

Je m'en fie à ta parole, dit don Quichotte, car, quoique simple, tu es sincère et véridique.

Bon! bon! reprit Sancho, soyez tranquille; mais n'entreprenons pas tant de besogne à la fois.

Sans plus discourir ils se rapprochèrent de Chevillard; et sur le point de l'enfourcher, don Quichotte dit à Sancho: Bande-toi les yeux et monte hardiment; il n'y a pas d'apparence que celui qui nous a envoyé chercher de si loin ait dessein de nous tromper: quel avantage aurait-il à se jouer de gens qui se fient à lui? Mais quand tout irait au rebours de ce que j'imagine, la gloire d'avoir entrepris cette aventure est assez grande pour ne pas craindre de la voir obscurcie par les ténèbres de l'envie!

Allons, seigneur, dit Sancho, il me semble que j'ai la conscience chargée de toute la bourre de ces pauvres duègnes, et je ne mangerai morceau qui me profite avant d'avoir vu leur menton en meilleur état. Montez, seigneur, continua-t-il, car si je dois aller en croupe, il faut commencer par vous mettre en selle.

Tu as raison, repartit don Quichotte. Et tirant un mouchoir de sa poche, il pria la Doloride de lui bander les yeux; mais tout aussitôt d'un mouvement brusque il l'ôta lui-même, en disant: Je me souviens, si j'ai bonne mémoire, d'avoir lu dans Virgile que le palladium de Troie était un cheval de bois que les Grecs présentèrent à la déesse Pallas, et qui avait dans ses flancs des combattants armés, par lesquels la ruine d'Ilion fut consommée; il serait donc à propos d'examiner ce que Chevillard a dans l'estomac.

C'est inutile, reprit la Doloride, je me rends caution de tout; Malambrun n'est pas un traître: montez, sur ma parole, et s'il vous arrive du mal je le prends sur moi.

Don Quichotte, pensant que plus d'insistance ferait suspecter son courage, monta sans autre objection; et comme, faute d'étriers, il tenait les jambes allongées et pendantes, on eût dit une de ces figures de tapisserie qui représentent un triomphateur romain.

Sancho vint monter à son tour, mais lentement et à contre-cœur. Sitôt qu'il fut sur le cheval, dont il trouva la croupe fort dure, il commença à se remuer en tout sens pour s'asseoir plus à son aise; enfin ne pouvant en venir à bout, il pria le duc de lui faire donner un coussin, fût-ce même un de ceux de l'estrade de madame la duchesse, parce que, ajouta-t-il, ce cheval me paraît avoir le trot dur.

La Trifaldi répondit que Chevillard ne souffrirait sur son dos aucune espèce de harnais; que Sancho pouvait, pour être moins durement, monter à la manière des femmes. Sancho le fit; ensuite on lui banda les yeux, et il dit adieu à la compagnie. Mais à peine le bandeau fut-il placé, qu'il le releva, et regardant tristement ceux qui étaient dans le jardin, il les conjura les larmes aux yeux de dire force Pater et Ave à son intention, afin qu'en semblable passe Dieu leur envoyât à eux-mêmes de bonnes âmes pour les assister de leurs prières.

Larron! s'écria don Quichotte, es-tu donc attaché au gibet pour user de pareilles supplications? n'es-tu pas assis, lâche créature, au même endroit qu'occupa jadis la belle Maguelonne, et d'où elle descendit pour devenir reine de France? et moi qui te parle, ne suis-je point à tes côtés, puisqu'on m'a choisi pour remplir la même place qu'occupa le fameux Pierre de Provence? Couvre tes yeux, être sans courage, et qu'il ne t'arrive plus de laisser paraître de semblables frayeurs, du moins en ma présence.

Qu'on me bande donc les yeux, répondit Sancho; et puisqu'on ne veut pas que je me recommande à Dieu, ni que je lui sois recommandé, est-il étonnant si j'ai peur qu'il se trouve par ici quelque légion de diables pour nous emporter à Peralvillo[112].

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Sancho se serrait contre son maître, l'embrassant par la ceinture (p. 473).

Enfin on leur banda les yeux, après quoi don Quichotte, assuré que tout était en bon état, commença à tourner la cheville. A peine y eut-il porté la main que tous les assistants élevèrent la voix en criant: Dieu te conduise, valeureux chevalier! Dieu te soit en aide, écuyer intrépide! puissions-nous bientôt vous revoir? ce qui ne saurait tarder, à la vitesse dont vous fendez l'air, car déjà nous vous perdons presque de vue. Tiens-toi bien, valeureux Sancho, ne te dandine pas; prends garde de tomber, car ta chute serait encore plus lourde que celle de ce jeune étourdi qui voulut conduire les chevaux du soleil.

A ces paroles, Sancho se serrait contre son maître, et l'embrassant par la ceinture, il lui dit: Seigneur, pourquoi ces gens disent-ils que nous sommes déjà très-haut, puisque nous les entendons si clairement qu'on dirait qu'ils nous parlent aux oreilles!

Ne t'arrête pas à cela, répondit don Quichotte: comme ces manières de voyager sont extraordinaires, tout le reste est à l'avenant; ainsi la voix ne trouvant aucun obstacle, vient aisément jusqu'à nous, l'air lui servant de véhicule. Ne me serre donc pas si fort, tu m'étouffes. En vérité, je ne comprends pas de quoi tu peux t'épouvanter: car de ma vie je n'ai monté cheval d'une plus douce allure! on dirait que nous ne bougeons pas de place. Allons, ami, rassure-toi, les choses vont comme elles doivent aller, et nous pouvons dire que nous avons le vent en poupe.

Par ma foi, repartit Sancho, je sens déjà de ce côté une bise qui me siffle aux oreilles.

Il ne se trompait pas: quatre ou cinq hommes l'éventaient par derrière avec de grands soufflets, tant le duc et son intendant avaient bien pris leurs dispositions pour qu'il ne manquât rien à l'affaire.

Don Quichotte ayant senti le vent: Sans aucun doute, dit-il, Sancho, nous devons être arrivés à la moyenne région de l'air, où se forment la grêle, les vents et la foudre; et si nous montons toujours avec la même vitesse, nous atteindrons bientôt la région du feu. Vraiment, je ne sais comment tourner cette cheville, afin de ne pas être bientôt embrasés.

En effet, on leur chauffait le visage avec des étoupes enflammées qu'on promenait devant eux au bout d'un long roseau.

Nous devons être où vous dites, ou du moins bien près, s'écria Sancho, car j'ai la barbe à demi grillée; seigneur, je vais me découvrir les yeux, pour voir où nous sommes.

Garde-toi d'en rien faire, reprit don Quichotte: ne connais-tu pas l'histoire du licencié Torralva, que le diable enleva dans les airs, à cheval sur un bâton et les yeux bandés? En douze heures, il arriva à Rome, assista à l'assaut de la ville, vit la mort du connétable de Bourbon, et le lendemain, à la pointe du jour, il était de retour à Madrid, où il rendit compte de ce dont il avait été témoin. Entre autres choses, ce Torralva raconta que pendant qu'il traversait les airs, le diable lui ayant dit d'ouvrir les yeux, il les ouvrit, et se vit tellement proche du corps de la lune, qu'il pouvait y toucher avec la main; mais il n'osa regarder en bas, de crainte que la tête ne lui tournât. D'après cela, Sancho, juge si ta curiosité serait dangereuse. Celui qui a pris l'engagement de nous conduire répondra de nous; et bien qu'en apparence il n'y ait pas une demi-heure que nous sommes partis, crois-moi, nous devons avoir fait bien du chemin.

Je n'ai rien à répondre, répliqua Sancho; mais tout ce que je puis dire, c'est que si la dame Maguelonne s'arrangeait de cette chienne de croupe, il fallait qu'elle eût la peau bien dure.

Le duc, la duchesse et leur compagnie ne perdaient rien de ce plaisant dialogue, et riaient comme des fous, sans éclater toutefois, de peur de découvrir la mystification. Enfin, pour donner une digne issue à une aventure si adroitement fabriquée, ils firent mettre le feu à un paquet d'étoupes placé sous la queue de Chevillard, dont l'intérieur était rempli de fusées et de pétards. Le cheval sauta en l'air avec un bruit épouvantable, renversant sur l'herbe don Quichotte et Sancho, tous deux à demi roussis.

Un peu auparavant, la Doloride et sa suite étaient sorties du jardin; ceux qui restaient s'étendirent par terre comme évanouis. Don Quichotte et Sancho se relevèrent un peu maltraités de leur chute, et ayant regardé de tous côtés, ils furent stupéfaits de se revoir dans le même lieu et d'y trouver tant de gens couchés sans mouvement; mais leur surprise s'accrut encore lorsqu'ils aperçurent une lance fichée en terre, d'où pendait, à deux cordons de soie verte, un parchemin portant ces mots tracés en lettres d'or:

L'illustre et valeureux chevalier don Quichotte de la Manche a mis fin à l'aventure de la comtesse Trifaldi, autrement dite la duègne Doloride et compagnie, rien qu'en l'entreprenant. Malambrun est satisfait. Les mentons des duègnes sont nets et rasés, le roi don Clavijo et la reine Antonomasie ont repris leur première forme. Aussitôt que le gracieux écuyer aura accompli sa pénitence, la blanche colombe Tobosine se verra hors des griffes des vautours qui la persécutent et dans les bras de son bien-aimé tourtereau. Ainsi l'ordonne le sage Merlin, proto-enchanteur des enchanteurs.

Ces dernières paroles firent comprendre aisément à don Quichotte qu'il s'agissait du désenchantement de Dulcinée. Rendant grâces au ciel d'avoir accompli avec si peu de risques un tel exploit, et rendu leur poli aux visages des vénérables duègnes, il s'approcha de la duchesse et du duc, en apparence toujours évanouis. Allons, seigneur, lui dit-il, bon courage, tout ceci n'est rien; l'aventure est achevée, ainsi que vous pouvez le voir par l'écriteau que voici.

Le duc, comme s'il sortait d'un profond sommeil, parut reprendre peu à peu ses sens; la duchesse fit de même, et tous ceux qui étaient dans le jardin simulèrent si bien la surprise qu'on aurait cru effectivement qu'il leur était arrivé quelque chose d'étrange. Le duc lut l'écriteau, les yeux encore à demi fermés, et se les frottant à chaque mot; mais aussitôt qu'il eût achevé de lire, il se jeta les bras ouverts au cou de don Quichotte, lui disant qu'il était plus grand que tous les chevaliers des siècles passés. Sancho cherchait des yeux la Doloride, pour voir quelle figure elle avait sans barbe, et si elle était aussi belle, le menton rasé, que le promettait sa bonne mine; mais on lui dit qu'en même temps que Chevillard tombait tout en feu du haut des airs, la Trifaldi avait disparu avec sa troupe, n'ayant plus au menton le moindre poil de barbe ni l'apparence d'en avoir jamais eu.

La duchesse demanda à Sancho comment il se trouvait d'un si long voyage et ce qui lui était arrivé.

Dieu merci, madame, répondit-il, je me trouve assez bien, si ce n'est que je me suis un peu meurtri l'épaule en tombant, mais cela n'est rien. Je vous dirai seulement que comme nous allions atteindre la région du feu, je demandai à mon maître la permission de me découvrir les yeux, mais il ne voulut jamais y consentir. Alors, moi, qui suis un peu curieux de mon naturel, et qui ai toujours la démangeaison d'apprendre ce qu'on veut me cacher, je relevai tout doucement mon bandeau, et me mis à regarder la terre du coin de l'œil. Nous étions en ce moment si haut, si haut, qu'elle ne me parut pas plus grosse qu'un grain de moutarde, et les hommes qui marchaient dessus, guère plus gros que des noisettes.

Prenez garde, ami Sancho, reprit la duchesse: d'après vos propres paroles, vous ne pouviez voir la terre, mais seulement les hommes qui marchaient dessus. Et cela se conçoit: si la terre ne paraissait pas plus grosse qu'un grain de moutarde, et chaque homme gros comme une noisette, un seul homme devait la couvrir toute entière.

Il devrait en être ainsi, répondit Sancho; malgré cela, je la découvris par un petit coin, et je l'ai vue en son entier.

Mais, repartit la duchesse, on ne saurait voir en son entier ce qu'on ne regarde que par un petit coin.

Je n'entends rien à ces finesses-là, répliqua Sancho; qu'il suffise à Votre Seigneurie de savoir que nous volions par enchantement, et que par enchantement aussi j'ai pu voir la terre et les hommes, de quelque façon que je les eusse regardés. Si Votre Grâce ne croit pas cela, elle croira encore moins que, me découvrant les yeux pour regarder en haut, je me vis si près du ciel, qu'il ne s'en fallait pas d'un demi-pied que j'y touchasse; et ce dont je puis faire serment, madame, c'est qu'il est furieusement grand. Nous étions en ce moment vers l'endroit où sont les chèvres; et comme, étant enfant, j'ai été chevrier dans mon pays, il me prit une si grande envie de causer quelques instants avec ces chèvres, que si je ne l'eusse fait, je crois que j'en serais mort. J'arrive donc près d'elles, sans rien dire à personne, ni même à mon maître; je descends tout bonnement de Chevillard, et me mets à causer environ trois ou quatre heures avec ces chèvres, qui en vérité sont gentilles comme des giroflées et douces comme des fleurs; et pendant tout ce temps, Chevillard ne bougea pas.

Pendant que Sancho s'entretenait avec les chèvres, que faisait le seigneur don Quichotte? demanda le duc.

Comme toutes les choses qui m'arrivent ont lieu par des voies extraordinaires, répondit don Quichotte, il ne faut pas s'étonner de ce que raconte Sancho. Moi, je ne me découvris point les yeux, et ne vis ni ciel, ni terre, ni mer, ni montagnes; je m'aperçus seulement, lorsque nous eûmes traversé la moyenne région de l'air, que nous approchions fort de la région du feu; mais que nous ayons été plus avant, je ne le crois pas. En effet, la région du feu étant placée entre la lune et la dernière région de l'air, nous ne pouvions arriver jusqu'où sont les sept chèvres dont parle Sancho sans être consumés; et puisque nous voilà ici, Sancho ment, ou il rêve.

Je ne mens ni ne rêve, repartit Sancho: qu'on me demande le signalement des chèvres, et on verra si je dis, ou non, la vérité.

Eh bien, comment sont-elles? demanda la duchesse.

Il y en avait deux vertes, deux incarnates, deux bleues, et la dernière bariolée, répondit Sancho.

Voilà une nouvelle espèce de chèvres, reprit le duc; sur terre nous n'en avons point de semblables.

Est-il donc si étonnant qu'il y ait de la différence entre les chèvres de la terre et les chèvres du ciel? repartit Sancho.

Dites-moi un peu, mon ami, n'y avait-il aucun bouc parmi ces chèvres? demanda le duc.

Non, monseigneur, répondit Sancho; j'ai toujours entendu dire qu'aucun animal à cornes ne passait les cornes de la lune.

Le duc et la duchesse cessèrent de questionner notre écuyer, qu'ils voyaient en train de se promener à travers les sept cieux et de leur en donner des nouvelles sans avoir bougé du jardin.

Telle fut la fin de l'aventure de Doloride.

Don Quichotte s'approchant de son écuyer, lui dit à l'oreille: Sancho, puisque vous voulez qu'on ajoute foi à ce que vous racontez avoir vu dans le ciel, je veux à mon tour que vous teniez pour véritable ce que j'ai vu dans la caverne de Montesinos: je ne vous en dis pas davantage.


CHAPITRE XLII
DES CONSEILS QUE DON QUICHOTTE DONNA A SANCHO PANZA TOUCHANT LE GOUVERNEMENT DE L'ILE, ETC.

Le duc et la duchesse furent si satisfaits de l'heureux et plaisant dénoûment de l'aventure de la Doloride, qu'ils ne pensèrent plus qu'à inventer de nouveaux sujets de se divertir, et toujours aux dépens de leurs hôtes. Ayant donc préparé leur plan et instruit leurs gens de la manière dont ils devaient agir avec Sancho, le duc lui dit de se préparer à partir afin d'aller prendre possession de son gouvernement, où les vassaux l'attendaient avec non moins d'impatience que la terre desséchée attend la rosée du matin.

Sancho s'inclina jusqu'à terre, et répondit: Monseigneur, depuis que je suis descendu du ciel, depuis que, du plus haut de sa voûte, j'ai considéré la terre, je l'ai trouvée si petite, si petite, que l'envie m'a presque passé d'être gouverneur. Le bel honneur, en effet, de commander sur un grain de moutarde, à une douzaine d'hommes, gros chacun comme une noisette! car il me semblait qu'il n'y en avait pas davantage sur toute la terre. Si Votre Seigneurie voulait me donner à gouverner une petite partie du ciel, ne fût-elle que d'une demi-lieue, je la préférerais à la plus grande île du monde.

Don Quichotte et Sancho se relevèrent un peu maltraités de leur chute (p. 474).

Ami Sancho, répondit le duc, je ne puis donner à personne aucune partie du ciel, ne fût-elle pas plus grande que l'ongle: Dieu seul a le pouvoir d'accorder semblables faveurs. Je vous donne ce que je puis vous donner, une île faite et parfaite, ronde, bien proportionnée, fertile et abondante, où, si vous en prenez la peine, vous pourrez ajouter aux richesses de la terre celles du ciel.

Monseigneur, répliqua Sancho, que l'île vienne, et je m'efforcerai de la gouverner si bien, qu'en dépit de tous les méchants j'irai droit au ciel. Ce n'est point par ambition, croyez-le, que je songe à quitter ma chaumière, mais seulement pour tâter de ces gouvernements, dont tout le monde est si affamé.

Ami Sancho, dit le duc, quand vous en aurez une fois goûté, vous vous en lécherez les doigts jusqu'aux coudes, tant est grand le plaisir de commander et de se faire obéir.

Monseigneur, répondit Sancho, je m'imagine qu'il est fort agréable de commander, ne fût-ce qu'à un troupeau de moutons.

Par ma foi, vous possédez toute science, Sancho, repartit le duc, et je crois que vous serez un fort bon gouverneur. Mais trêve de discours, et sachez que dès demain vous irez prendre possession de votre île. Ce soir on prépare l'équipage qui vous convient et toutes les choses nécessaires à votre installation.

Qu'on m'habille comme on voudra, répondit Sancho; sous quelque habit que ce soit, je n'en serai pas moins Sancho Panza.

Cela est vrai, dit le duc; cependant le costume doit être conforme à l'état qu'on professe et à la dignité dont on est revêtu: il serait ridicule qu'un jurisconsulte fût vêtu comme un homme d'épée, et un soldat comme un prêtre. Quant à vous, Sancho, votre costume doit tenir du lettré et de l'homme de guerre, parce que dans l'île que je vous donne, les armes sont aussi nécessaires que les lettres, et les lettres que les armes.

Pour la science, repartit Sancho, je n'en suis guère pourvu, car je ne sais pas l'A B C; mais je sais mon Pater noster, et c'est assez pour être bon gouverneur; quant aux armes, je me servirai de celles qu'on me donnera, jusqu'à ce qu'elles me tombent des mains, et à la grâce de Dieu.

Avec de pareils sentiments, dit le duc, Sancho ne pourra faillir en rien.

Sur ces entrefaites arriva don Quichotte. Ayant appris que Sancho devait partir le jour suivant, il le prit par la main, et avec la permission du duc l'emmena dans sa chambre, pour lui donner, avant son départ, quelques leçons sur la manière dont il devait remplir son nouvel emploi. Sitôt qu'ils furent entrés, le chevalier ferma la porte, et ayant fait asseoir Sancho presque malgré lui, d'une voix lente et posée il lui parla en ces termes:

Je rends grâces au ciel, ami Sancho, de ce que la fortune, qui n'a encore eu pour moi que des rigueurs, soit venue, pour ainsi dire, te prendre par la main. Moi, qui pensais trouver dans les faveurs du sort de quoi récompenser la fidélité de tes services, je suis encore au début de mes espérances, tandis que toi, avant le temps et contre tout calcul raisonnable, tu vas voir combler tous tes désirs. L'un se donne mille soucis et travaille sans relâche pour atteindre son but, quand l'autre sans y songer, sans savoir pourquoi ni comment, se trouve en possession de l'emploi sollicité par une foule de prétendants. C'est bien le cas de dire que dans la poursuite des places il n'y a qu'heur et malheur. Ainsi, quoique tu ne sois qu'un lourdaud, te voilà, sans faire un pas, sans perdre une minute de ton sommeil, mais par cela seulement que la chevalerie errante t'a touché de son souffle, te voilà appelé au gouvernement d'une île.

Je te dis cela, Sancho, pour que tu n'attribues pas ta bonne fortune à ton mérite, mais afin que tu apprennes à remercier incessamment le ciel, et après lui la chevalerie errante dont la grandeur renferme en elle tant de biens. Maintenant que ton cœur est disposé à suivre mes conseils, écoute avec l'attention d'un disciple qui veut profiter des enseignements de son maître, écoute les préceptes qui devront te servir d'étoile et de guide pour éviter les écueils de cette mer orageuse où tu vas te lancer; car les hauts emplois et les charges d'importance ne sont qu'un profond abîme couvert d'obscurités et rempli d'écueils.

Premièrement, mon fils, garde la crainte de Dieu, parce que cette crainte est le commencement de la sagesse, et que celui qui est sage ne tombe jamais dans l'erreur.

Secondement, souviens-toi toujours de ta première condition, et ne cesse de t'examiner pour arriver à te connaître toi-même; c'est la chose à laquelle on doit le plus s'appliquer, et à laquelle d'ordinaire on réussit le moins. Cette connaissance t'apprendra à ne pas t'enfler comme la grenouille qui voulut un jour s'égaler au bœuf; et si la vanité, cette sotte enflure de cœur, venait à s'emparer de ton âme, rappelle-toi que tu as gardé les cochons.

C'est vrai, répondit Sancho; mais j'étais petit garçon; plus tard, en grandissant, ce sont les oies que j'ai gardées et non pas les cochons. Au reste, qu'est-ce que cela fait à l'affaire? tous les gouverneurs ne sont pas fils de princes.

J'en demeure d'accord, dit don Quichotte; c'est pourquoi ceux dont la naissance ne répond pas à la gravité de leur emploi doivent être affables, afin d'échapper à la médisance et à l'envie, qui toujours s'attachent aux dépositaires de l'autorité.

Fais gloire, Sancho, de l'humilité de ta naissance, et n'aie point honte d'avouer que tu es fils de laboureur; car tant que tu ne t'élèveras point, personne ne songera à t'humilier. Pique-toi plutôt d'être humble vertueux, que pécheur superbe. On ne saurait dire le nombre de ceux que la fortune a tirés de la poussière pour les élever jusqu'à la dignité de la couronne et de la tiare, et je pourrais t'en citer des exemples jusqu'à te fatiguer.

Que la vertu soit la règle constante de tes actions, et tu n'auras rien à envier à ceux qui sont princes et grands seigneurs; car on hérite de la noblesse, mais la vertu s'acquiert, et par elle seule la vertu vaut ce que le sang ne peut valoir.

Cela étant, si un de tes parents va te voir dans ton gouvernement, ne le rebute point; au contraire, fais-lui bon accueil; ainsi tu obéiras à Dieu, qui défend de mépriser son ouvrage, et tu te conformeras aux saintes lois de la nature, qui veulent que tous les hommes se traitent en frères.

Si tu emmènes ta femme avec toi (et il n'est pas convenable qu'un gouverneur soit longtemps sans sa femme), tâche de la dégrossir et de la former, car ce que peut gagner un gouverneur sage et discret, une femme sotte et grossière le lui fait perdre.

Si par hasard tu deviens veuf, ce qui peut arriver, et si l'emploi te faisait trouver une femme de plus haute condition, ne la prends pas telle qu'elle serve d'amorce et prenne à toutes mains; car je te le dis, ce que reçoit la femme du juge, le mari en rendra compte au jour du jugement; et alors il payera au centuple ce dont il fut innocent pendant sa vie.

Ne te laisse point aller à l'interprétation arbitraire de la loi, comme font les ignorants qui se piquent d'habileté et de pénétration.

Que les larmes du pauvre trouvent accès auprès de toi, mais sans te faire oublier la justice qui est due au riche. Fais en sorte de découvrir la vérité à travers les promesses et les présents du riche, comme à travers les sanglots et les importunités du pauvre.

Ne frappe pas le coupable avec toute la rigueur de la loi: la réputation de juge impitoyable ne vaut pas mieux que celle de juge trop compatissant.

Si tu laisses quelquefois pencher la balance de la justice, que ce ne soit pas sous le poids des présents, mais sous celui de la miséricorde.

Quand tu auras à juger un de tes ennemis, abjure tout ressentiment, et n'examine que son procès; autrement si la passion dictait ta sentence, tu te verrais un jour obligé de réparer ton injustice aux dépens de ton honneur et de ta bourse.

Si une femme belle vient te solliciter, ferme tes yeux et bouche tes oreilles; car la beauté est dangereuse, il n'y a point de poison plus fait pour corrompre l'intégrité d'un juge.

Ne maltraite point en paroles celui que tu châtieras en actions; la peine suffit aux malheureux, sans y ajouter de cruels propos.

Pense toujours à la misérable condition des hommes sujets aux infirmités de leur nature dépravée; et autant que tu le pourras, montre-toi miséricordieux, sans blesser l'équité; car parmi les attributs de Dieu, bien qu'ils soient tous égaux, la miséricorde resplendit avec encore plus d'éclat que la justice.

En suivant ces préceptes, Sancho, tu auras de longs jours, ta renommée sera éternelle, tes désirs seront comblés, ta félicité sera ineffable, et après avoir vécu dans la paix de ton cœur, entouré des bénédictions des gens de bien, la mort t'atteindra dans une douce vieillesse, et tes yeux se fermeront sous les doigts tendres et délicats de tes petits enfants.

Voilà mon ami, les conseils que j'avais à te donner, en ce qui concerne l'ornement de ton âme; écoute maintenant ceux qui doivent servir à la parure de ton corps.


CHAPITRE XLIII
SUITE DES CONSEILS QUE DON QUICHOTTE DONNA A SANCHO

Qui aurait pu entendre ce discours sans tenir don Quichotte pour un homme plein de sagesse et de bonnes intentions? Mais, comme nous l'avons vu plus d'une fois dans le cours de cette grande histoire, l'esprit de notre pauvre gentilhomme, raisonnable sur tout le reste, déménageait quand il était question de chevalerie: de sorte qu'à toute heure ses œuvres discréditaient son jugement, et son jugement démentait ses œuvres. Dans les secondes instructions qu'il donna à Sancho, il fit preuve d'une grâce parfaite, et montra dans tout leur jour sa sagesse et sa folie. Sancho l'écoutait avec une extrême attention, et tâchait d'imprimer ses conseils dans sa mémoire, bien résolu à les suivre, afin de se tirer au mieux de la grande affaire de son gouvernement. Don Quichotte continua ainsi:

En ce qui touche, Sancho, la manière dont tu dois gouverner ta maison et ta personne, la première chose que je te recommande, c'est d'être propre et de te couper les ongles, au lieu de les laisser pousser à l'exemple de certaines gens assez sots pour croire que de grands ongles embellissent les mains; comme si cet appendice pouvait s'appeler des ongles, quand ce sont plutôt des griffes d'épervier.

Ne te montre jamais avec des vêtements débraillés et en désordre, c'est le signe d'un esprit faible et lâche; à moins que cette négligence ne couvre une grande dissimulation, comme on l'a pensé de Jules César.

Sonde discrètement ce que peut te rapporter ton office: s'il te permet de donner une livrée à tes gens, donne-leur en une qui soit propre et commode, plutôt que brillante et magnifique, et emploie l'épargne que tu feras là-dessus à habiller autant de pauvres. Si donc tu as de quoi entretenir six pages, habilles-en trois seulement, et distribues le reste à autant de pauvres: tu auras ainsi trois pages pour le ciel et trois pour la terre, manière de donner des livrées que ne connaissent point les glorieux.

Ne mange point d'ail ni d'oignon, de crainte que ce parfum ne vienne à trahir ta condition première. Marche posément, parle avec lenteur, mais non pas à ce point que tu paraisses t'écouter toi-même, car toute affectation est mauvaise.

Dîne peu; soupe moins encore; la santé de tout le corps s'élabore dans l'officine de l'estomac.

Sois tempérant dans le boire; celui qui s'enivre est incapable de garder un secret ni de tenir un serment.

Fais attention, en mangeant, à ne point mâcher des deux côtés à la fois, et à n'éructer devant personne.

Qu'entendez-vous par éructer? demanda Sancho.

Éructer, répondit don Quichotte, signifie roter, ce qui est un des plus vilains mots de notre langue, quoique fort expressif: aussi les gens bien élevés ont recours au latin, et au lieu de roter, ils disent éructer; au lieu de rots, éructations. Si quelques personnes n'entendent point cela, peu importe; l'usage et le temps feront adopter le mot; ainsi s'enrichissent les langues, sur lesquelles le vulgaire et l'usage ont tant de pouvoir.

En vérité, seigneur, reprit Sancho, un des conseils que je veux surtout retenir, c'est de ne pas roter; car cela m'arrive à tout bout de champ.

Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

Furne, Jouvet et Cie, édit.

Premièrement, mon fils, garde la crainte de Dieu (p. 478).

Éructer, reprit don Quichotte, et non pas roter.

A l'avenir, je dirai toujours éructer, repartit Sancho, et je vous promets de ne pas l'oublier.

Veille aussi à ne pas mêler à tes discours cette foule de proverbes dont tu abuses à chaque instant; les proverbes, il est vrai, sont de courtes sentences, mais tu les tires tellement par les cheveux, qu'ils ont plutôt l'air de balourdises que de maximes.

Dieu seul peut y remédier, dit Sancho; car j'ai en moi plus de proverbes qu'un livre; et sitôt que je desserre les dents, il m'en vient sur le bout de la langue un si grand nombre, qu'ils se disputent à qui sortira le premier: mais j'aurai soin dorénavant de ne dire que ceux qui conviendront à la gravité de mon emploi; car en bonne maison la nappe est bientôt mise, qui convient du prix n'a pas de dispute, celui-là ne craint rien qui sonne le tocsin, et entre donner et prendre garde de se méprendre.

Allons, mon ami, lâche, lâche tes proverbes! c'est bien le cas de dire ma mère me châtie, et je fouette la toupie: je suis à te corriger de ta manie des proverbes, et tu en débites une kyrielle qui viennent aussi à propos que s'ils tombaient des nues. Je ne blâme pas un proverbe bien placé; mais les enfiler sans rime ni raison, cela rend la conversation lourde et fastidieuse.

Quand tu monteras à cheval, aie soin de tenir la jambe tendue et le corps droit; autrement tu aurais l'air d'être encore sur ton grison.

Sois modéré quant au sommeil: celui qui n'est pas levé avec le soleil ne jouit pas du jour. Je t'avertis, Sancho, que la diligence est mère de la bonne fortune, et que la paresse, son ennemie, n'atteignit jamais un but honorable.

J'ai à te donner un dernier conseil, et quoiqu'il ne regarde pas, comme les précédents, la parure de ton corps, je crois que son observation te sera très-profitable. Le voici: Ne dispute jamais sur la noblesse des familles; quand on les compare, l'une finit toujours par l'emporter, et tu te ferais une ennemie de celle que tu mettrais au second rang, sans que l'autre te sût le moindre gré de ta préférence.

Ton habillement devra se composer de chausses entières, d'un pourpoint et d'un manteau. Jamais de grègues, elles ne conviennent ni aux gentilshommes, ni aux gouverneurs.

Voilà, Sancho, les conseils qui, pour le moment, se sont présentés à mon esprit; je t'en enverrai d'autres à l'occasion, pourvu que tu aies soin de m'informer de l'état de tes affaires.

Seigneur, répondit Sancho, toutes les choses que vous venez de me dire sont saintes et profitables; mais à quoi cela me servira-t-il, si je ne m'en souviens pas? Pour ce qui est de me rogner les ongles, et de me remarier, si le cas se présente, cela ne sortira point de la tête: quant à toutes ces autres minuties que vous m'avez recommandées, par ma foi, je ne m'en souviens pas plus que des nuages de l'an passé. Veuillez me les coucher par écrit, et je les remettrai à mon confesseur, afin qu'au besoin il me les fourre dans la cervelle.

Qu'il sied mal à un gouverneur de ne savoir ni lire ni écrire! reprit don Quichotte. Sais-tu, Sancho, ce qu'on pense d'un homme qui ne sait pas lire? de deux choses l'une, ou qu'il a eu pour parents des gens de la dernière condition, ou qu'il a été lui-même un si mauvais sujet, qu'on ne l'a pas trouvé susceptible de correction. C'est un grand défaut que tu as là, mon ami, et je voudrais au moins que tu apprisses à signer ton nom.

Je sais signer mon nom, repartit Sancho: lorsque j'étais bedeau dans notre village, j'ai appris à tracer des lettres comme celles qu'on met sur les ballots de marchandises, et on disait que cela figurait mon nom. Après tout, je ferai semblant d'avoir la main droite estropiée, et un autre signera pour moi; car il y a remède à tout, fors à la mort; et comme je serai le maître, et tiendrai la baguette, je ferai ce que je voudrai, d'autant plus que celui dont le père est alcade... et comme je serai gouverneur, ce qui est encore plus que d'être alcade.... Oui-da, qu'on s'y frotte, et on sera bien reçu: tel vient chercher de la laine, qui s'en retourne tondu. D'ailleurs, les sottises du riche passent dans le monde pour sentences, et quand je serai riche, puisque je serai gouverneur, qui est-ce qui me trouvera un défaut? Oui, oui, faites-vous miel, et les mouches vous mangeront; autant tu possèdes, autant tu vaux, disait ma grand'mère; et d'un homme qui a pignon sur rue on n'a jamais raison.

Maudit sois-tu de Dieu et des saints! interrompit don Quichotte; mille satans puissent-ils emporter toi et tes proverbes! Il y a plus d'une heure que tu me tiens à la torture. Si tes proverbes ne te conduisent un jour au gibet, dis que je suis un faux prophète: ils exciteront quelque sédition parmi tes vassaux, et finiront par te faire perdre ton gouvernement. Et où diable vas-tu les trouver, imbécile, lorsque moi, pour en citer un à propos, je sue comme si je piochais la terre.

Par ma foi, Votre Grâce se fâche pour peu de chose, repartit Sancho; qui diable peut trouver mauvais que je me serve de mon bien, puisque je n'en possède pas d'autres? Je n'ai que des proverbes, eh bien, je lâche des proverbes; tenez, j'en ai quatre en ce moment sur le bout de la langue, qui venaient à point nommé, mais je ne les dirai pas; car, comme dit le vieux dicton, pour se taire à propos, il n'est tel que Sancho.

Tu n'es pas ce Sancho-là reprit don Quichotte, mais Sancho le bavard et l'opiniâtre. Néanmoins je serais curieux de connaître les quatre proverbes que tu prétends venir si à propos: j'ai beau y songer, et quoique j'aie la mémoire assez bonne, il ne s'en présente aucun.

Eh! quels meilleurs proverbes peut-il y avoir que ceux-ci, répondit Sancho: Entre deux dents mâchelières ne mets jamais le doigt; Videz la maison et que voulez-vous à ma femme? et cet autre, Si la pierre donne contre la cruche, ou la cruche contre la pierre, tant pis pour la cruche. Ce qui veut dire: que personne ne se prenne de querelle avec son gouverneur, autrement, il lui en cuira; lorsque le gouverneur commande, il n'y a pas à répliquer, non plus qu'à Vider la maison, et que voulez-vous à ma femme? Pour celui de la cruche et de la pierre, un aveugle le verrait. Du reste, Votre Seigneurie n'ignore pas qu'un sot en sait plus long dans sa maison qu'un sage dans celle d'autrui.

Sancho, repartit don Quichotte, ni dans sa maison ni ailleurs, un sot ne sait rien; il est impossible de rien asseoir de raisonnable sur le fondement de la sottise. Mais restons-en là mon ami: si tu gouvernes mal, à toi la faute, à moi la honte; cependant j'aurai la consolation de n'avoir rien négligé, et de t'avoir donné mes conseils en homme d'honneur et de conscience. Dieu te conduise, Sancho, qu'il te gouverne dans ton gouvernement, et me délivre, moi, de l'inquiétude où je vais rester que tu ne mettes tout sens dessus dessous dans ton île. Il ne tiendrait qu'à moi de m'ôter cette crainte; je n'aurais qu'à découvrir au duc qui tu es, et que ton épaisse personne n'est qu'un magasin de proverbes et un sac plein de malice.

Seigneur, répondit Sancho, si Votre Grâce ne me croit pas capable de remplir le devoir d'un bon gouverneur, eh bien, n'en parlons plus, je renonce au gouvernement; la plus petite portion de mon âme m'est plus chère que mon corps tout entier; je vivrai aussi bien Sancho avec un morceau de pain et un oignon, que Sancho gouverneur avec des chapons et des perdrix. D'ailleurs, si Votre Seigneurie veut bien se le rappeler, c'est elle qui m'a mis le gouvernement en tête, car moi, je ne sais ce que c'est qu'île et gouvernement. Après tout, enfin, si vous croyez que le diable doive emporter le gouverneur, j'aime mieux aller simple Sancho en paradis que gouverneur en enfer.

En vérité, Sancho, dit don Quichotte, les dernières paroles que tu viens de prononcer méritent à elles seules le gouvernement de cent îles: tu as un bon naturel, sans quoi il n'y a science qui vaille. Va, recommande-toi à Dieu; et surtout cherche le bien en toutes choses; le ciel ne manque jamais de favoriser les bonnes intentions.

Maintenant allons dîner: Leurs Seigneuries, je crois, nous attendent.


CHAPITRE XLIV
COMMENT SANCHO ALLA PRENDRE POSSESSION DU GOUVERNEMENT DE L'ILE, ET DE L'ÉTRANGE AVENTURE QUI ARRIVA A DON QUICHOTTE DANS LE CHATEAU

Dans l'original de cette histoire, on trouve au présent chapitre un exorde dont voici le sens: Cid Hamet se plaint à lui-même et regrette d'avoir entrepris une tâche aussi aride et aussi uniforme que celle-ci, forcé qu'il est de parler toujours de don Quichotte et de Sancho. Il dit qu'avoir l'esprit et la plume sans cesse occupés d'un seul personnage, ne parler que par la bouche de peu de gens, c'est un travail par trop ingrat. Pour éviter cet inconvénient, j'avais, ajoute-t-il, usé d'un artifice dans la première partie, en y intercalant quelques nouvelles, comme celles du Curieux malavisé et du Captif, qui sont en dehors de l'histoire; mais ayant fait réflexion que les lecteurs, absorbés par le récit des prouesses de don Quichotte, n'accorderaient aucune attention aux nouvelles et les parcourraient à la hâte, je me suis abstenu d'en insérer dans cette seconde partie, me bornant à quelques épisodes semés çà et là, et encore d'une manière fort restreinte et en aussi peu de mots qu'en exige l'exposition. Son exorde terminé, il continue son récit:

Au sortir de table, don Quichotte coucha par écrit les conseils que dans la journée il avait donnés à Sancho, et les lui remit en disant qu'il n'avait qu'à se les faire lire quand il lui plairait; mais le papier fut aussitôt perdu que donné, et un valet, dans les mains duquel il tomba, s'empressa de le porter au duc et à la duchesse, qui admirèrent de nouveau la folie et le grand sens de notre héros. Pour continuer une plaisanterie dont ils s'amusaient tous deux de plus en plus, dès le même soir ils envoyèrent Sancho avec un grand cortége au bourg qui devait passer pour son île. Ils le firent accompagner d'un majordome, homme plein d'esprit et d'enjouement (il n'y a pas d'enjouement sans esprit), lequel avait fait le personnage de la comtesse Trifaldi, et inventé la mystification que nous avons rapportée. Grâce à ses talents et aux instructions qu'il avait reçues, il ne réussit pas moins agréablement dans celle qui va suivre.

Or, il arriva que Sancho, ayant regardé avec attention ce majordome, reconnut la figure de la Trifaldi: Seigneur, dit-il en se tournant vers son maître, le diable m'emporte si le majordome de monseigneur ne ressemble pas comme deux gouttes d'eau à la duègne Doloride.

Don Quichotte, après avoir bien considéré cet homme, répondit: Il existe, j'en conviens, de la ressemblance entre le visage de la Doloride et celui du majordome; mais il ne s'ensuit pas que le majordome soit la Doloride. Au reste, ce n'est pas le moment de faire de pareilles investigations, elles nous jetteraient dans un labyrinthe inextricable; crois-moi, mon ami, nous n'avons tous deux qu'un besoin, c'est de prier instamment Notre-Seigneur qu'il nous délivre des maudits sorciers et des méchants enchanteurs.

Ce n'est pas une plaisanterie, seigneur, répliqua Sancho; je viens à l'instant même d'entendre parler le majordome, et, sur ma foi, il me semblait que la voix de la Doloride me cornait aux oreilles. Pour l'heure, je n'en dis pas davantage, mais je me tiendrai sur mes gardes, et nous verrons si je ne découvrirai rien qui nous éclaircisse mieux sur ce point.

Tu feras bien, Sancho, dit don Quichotte, de me donner avis de ce que tu auras pu découvrir, comme aussi de tout ce qui t'arrivera dans ton gouvernement.

Enfin l'heure du départ étant venue, Sancho sortit accompagné d'une suite nombreuse. Il était vêtu en magistrat, avec un long manteau de camelot fauve, une toque de même couleur, et montait un mulet avec selle à la genette; son âne, magnifiquement caparaçonné et couvert d'une housse de cheval d'une étoffe incarnate, marchait derrière lui. De temps en temps, Sancho tournait la tête pour considérer son grison, ravi de l'état où il le voyait, non moins que de celui où il était lui-même, et il n'aurait pas changé sa fortune contre celle d'un empereur d'Allemagne. J'oubliais de dire qu'en prenant congé du duc et de la duchesse, il leur baisa les mains, puis alla demander la bénédiction de son maître. Don Quichotte la lui donna les larmes aux yeux, ce dont Sancho éprouva un attendrissement qui se traduisit en une fort laide grimace.

Maintenant, ami lecteur, laissons aller en paix notre gouverneur; prends patience et sois assuré de la pinte de bon sang que tu vas faire quand tu verras comment il se comporte dans son nouvel emploi. A présent occupons-nous de don Quichotte.

A peine Sancho fut-il en chemin, que notre chevalier éprouva un tel regret de son départ et de l'isolement où il se trouvait réduit, que s'il eût pu révoquer la mission de son écuyer, il l'eût rappelé sur l'heure sans s'inquiéter s'il le privait d'un gouvernement, juste récompense de ses services. La duchesse, qui s'aperçut de sa mélancolie, lui en demanda le sujet, ajoutant que si l'absence de Sancho en était la cause, il y avait dans sa maison cent duègnes ou demoiselles qui mettraient le plus grand empressement à le servir.

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