L'initiation au péché et à l'amour : $b roman
IV
Marcelin passa l’été à la campagne, dans la famille de son ami Charles Berty. Il goûta deux mois de cette vie animale où le manger est chaque jour la raison d’être, où l’on dort dix heures, où l’on engraisse. Il ressentit une joie, presque une délivrance, de rentrer dans son cher logis, à Paris.
Il commença à suivre les cours de l’École des Sciences politiques. La clientèle en était décidément de bonne tenue ; mais il n’y voyait guère de relations possibles. Et puis, cet esprit de républicanisme gouvernemental, d’opportunisme, était bien gênant ; mais peut-être que pour arriver à quelque chose, il fallait se faire républicain… Marcelin se disait qu’il avait le temps.
Il avait quelques relations dans le monde bourgeois. Une fois ou deux la semaine, il dînait en ville ; il faisait des visites à cinq heures ; il brilla dans des sauteries ; il allait quelquefois au théâtre. Tout cela n’était que distraction ; ce n’était ni un plaisir ni une occupation, mais une certaine façon de passer, de tuer le temps. N’importe ; il le fallait !… Que ferait-il seul chez lui, puisqu’il n’arrivait pas à trouver de maîtresse ?
— Il est probable, se disait-il, que je cherche mal ; je ne sais même guère où chercher ; peut-être encore est-ce qu’en réalité je ne cherche pas… Je ne fréquente pas dans le monde des théâtres ; non plus dans le demi-monde… je suis trop jeune, trop timide, je ne suis pas assez riche. J’ai horreur des filles. Que reste-t-il ? Me bercerais-je de l’espoir que quelque jeune femme comme il faut oubliera ses devoirs en ma faveur ? Non. Alors il ne reste que le hasard. La vérité est que je compte sur le hasard. Aussi, ça ne va pas vite.
Quand il traversait les rues, quand il allait par exemple à l’École ou dîner, ou faire visite, il coudoyait des femmes et des femmes, toujours d’autres, et il s’affolait que nulle d’elles ne fût celle qu’il attendait. Et il continuait son chemin, éternellement seul.
Il commit des horreurs. Ayant lu quelques romans où il était question de belles mondaines qui promenaient dans les églises leurs sens inassouvis, il s’avisa d’entrer à la tombée du soir dans les églises élégantes. Il faisait le tour des nefs, inspectant d’un œil discret les coins des chapelles, les prie-dieu.
Néant ou indignité.
Il observa également les salles des théâtres où il allait. Mais il en arriva vite à ce dilemme :
— Ou bien la personne remarquée m’écoutera : c’est donc une fille…
— Ou bien elle ne m’écoutera pas…
Il y avait une troisième chance : les longues assiduités, la persévérance, le peu à peu des déclarations de plus en plus pressantes… Mais il fallait commencer, et on n’aborde pas une inconnue pour lui offrir de longs soins…
Mais les amies de nos amis ? Plus honnêtement, les amies des amies de nos amis ?…
Faudrait voir.
Charles Berty n’avait pas de maîtresse ; suivant son expression, il vivait au jour le jour. Marcelin rencontra une fois chez lui l’aîné des frères Crémone. On causa femmes ; Marcelin dit combien il lui semblait difficile de se faire une maîtresse.
— Point, répondit Crémone. Il y a un certain monde fait exprès pour nous fournir de bonnes amies. Ce n’est ni le théâtre, vous avez raison ; ni la cocotterie, grande ou moyenne ; ni les lieux de plaisir, le skating ou le café-concert. Je ne parle pas de la bourgeoisie ou du monde, qui ne donnent que par exception. On trouve bien encore une certaine espèce de femmes de lettres, de femmes artistes ; c’est horrible ; elles sont sales et ennuyeuses. Gardez-vous également des femmes pour peintres ou pour musiciens ; elles vous lâcheront à brûle-pourpoint, pour retourner à leur bohème. Il y a aussi des filles genre Jardin de Paris qui, tirées de là, deviennent gentilles ; cela est si dangereux ! Non, messieurs, ce qu’il nous faut, c’est le trottin. Ne vous récriez pas et écoutez-moi. Je dis le trottin, la petite ouvrière, la modiste, qui va au magasin ou à l’atelier le matin, qui continuera à y aller, qui a déjà un tout petit peu jeté son bonnet par-dessus les moulins ; diable ! il ne faut pas dévirginiser les filles ! Choisissez-la à votre goût ; toutes les têtes y sont. Veillez à ce qu’elle ait les qualités d’esprit et de cœur auxquelles vous tenez ; tous les caractères sont représentés. C’est l’avantage de la corporation ; elle fournit sur commande. Eh bien, je pose en principe qu’un simple trottin, une couturière quelconque, une apprentie modiste, mettez-lui des toilettes bien coupées, les portera comme la plus suave demi-mondaine.
— Et après ?
— Voilà justement le seul « après » qui ne soit point embarrassant. Prenez une cocotte, tirez-la de son vilain métier, gardez-la ; comment oserez-vous, après, l’y rejeter ? Essayez de débaucher une jeune fille ; il faut l’épouser. Mais votre trottin est de taille à se tirer d’affaire, et tout le monde sait que rien ne l’empêchera de se marier à trente ans, de devenir une excellente femme et d’avoir beaucoup d’enfants.
— Oui, disait Charles, les mains dans ses poches, en se renversant dans son fauteuil. Mais à quoi bon ? Raisonnons un peu. Pourquoi vous faut-il une maîtresse ? A cause du sexe, ou à cause d’autre chose ? Si vous n’avez affaire que du sexe, avouez sans plus qu’une maîtresse est un meuble bien inutile. Si vous avez besoin d’une amie, d’une compagne, d’une camarade, ne voyez-vous pas qu’il y a superfétation ? Je prétends que les amis suffisent à l’amitié ; les camarades hommes sont les vrais camarades ; vous me suffisez, messieurs ; et, si j’avais envie de ce genre d’épanchement scabreux qu’est l’amitié féminine, eh bien, je me lierais avec de charmantes femmes, de charmantes jeunes filles, celles chez qui nous allons dîner, mais avec qui, sacredié, je n’essaierais pas de coucher. Quant au ménage, triple fou qui demande ça à une maîtresse ; mariez-vous alors.
Marcelin prit la parole :
— A vous entendre, il semblerait qu’on trouve des femmes comme des bonbons, les fondants chez Boissier, les chocolats chez Marquis, les marrons glacés chez un autre.
— Ça n’est pas plus difficile, dit Crémone ; il suffit de savoir au juste ce que l’on veut ; pour chaque espèce il y a le bon endroit. Quel est votre genre ? grande ou petite ? la taille symbolise tant de choses !
— Vous voulez le savoir ?… Plutôt petite.
— Pas beauté classique ?
— Pas du tout.
— Brune, blonde ?
— L’une ou l’autre.
— Bravo ! cela est indifférent. Continuons : simple ? sans morgue ? plus gentille que jolie ? article de Paris ?…
— Exactement.
— Je vous comprends, mon cher. C’est l’espèce « petite femme » qu’il vous faut. Il y en a dix mille à Paris pour qui vous seriez un idéal.
Tout le monde riait.
— Tenez ! faites la Chaussée d’Antin de midi à une heure, de sept heures à huit ; descendez les rues qui vont du centre à Montmartre et aux Batignolles ; si vous le pouvez, levez-vous à sept heures du matin. Une fois en campagne, ne vous pressez pas ; raisonnez votre choix. Le choix fait, suivez ! ayez de la patience, de la persévérance : on vous fera poser de trois à huit jours. Au premier dîner qu’on acceptera, allez-y des huîtres et du champagne ; parlez de votre bel appartement, on voudra le visiter ; et puis, soyez gentil, tendre empressé ; d’ailleurs, je suppose que vous serez amoureux ; surtout, soyez gentleman. Payez le théâtre ; et, le lendemain, offrez une toilette. Mon cher, vous serez aimé.
Le cousin Georges Desruyssarts et sa femme vinrent à Paris ; ils invitèrent à dîner au cabaret ; il y avait là l’ancienne demoiselle d’honneur, mademoiselle Amélie, son père et sa mère, et quelques amis de Georges. Amélie ! il sembla à Marcelin qu’il l’avait aimée ! Il n’était pas assis à côté d’elle ; ils causèrent un peu après dîner ; elle était gentille toujours ; son père était un vieux abruti ; il pria Marcelin de les venir voir… C’est égal, pas encore mariée !…
Marcelin menait une vie ridicule. Il essayait des conseils de l’aîné des frères Crémone. Il était entré en campagne ; il suivait les petites couturières, les modistes, à travers la Chaussée d’Antin et les rues qui montent aux Batignolles et à Montmartre.
Le soir et le matin, elles passaient seules ou à deux ; à midi, quand elles allaient déjeuner, elles étaient par bandes de quatre à six ; alors, elles étaient inabordables. C’est le soir qu’il fallait opérer.
La première difficulté était de bien voir ; d’un coup d’œil, il fallait apprécier les charmes physiques et les qualités morales. Souvent, après un quart d’heure de suivage, un bec de gaz illuminait des antipathies décisives.
Ensuite, il fallait savoir suivre, pas trop près, pas trop loin, quelquefois de l’autre côté de la rue. Et puis, parler… Oh ! de cela comment venir jamais à bout ? quoi dire, bon Dieu, qui ne fût stupide ?
Conclusion : rien, rien, rien.
… Heureusement qu’il y avait cette vieille et bonne hospitalité des Mignon et des Georgette !
Cela faisait dix jours. Marcelin en avait assez, des trottins qui ne lui répondaient pas, ou l’envoyaient promener.
Il alla voir Crémone ; il lui confia ses tentatives, ses échecs.
— Vous n’êtes pas assez hardi.
— Vous croyez ?
— Voulez-vous que je vous accompagne aujourd’hui ?
— Certes.
Charles était là. Ils sortirent tous les trois à six heures. Ce fut une soirée aristophanesque.
Crémone interpellait, au hasard, vieilles ou jeunes, laides ou jolies, les ouvrières qui passaient ; il leur disait des madrigaux ineptes ; elles souriaient ; lui, faisait signe à Marcelin :
— Faut-il pousser celle-là ?
Marcelin était confus de honte. Il arrêta les choses.
— C’est pourtant la méthode, dit Crémone. Il faut leur parler à toutes. Vous voyez ainsi celles qui vous plaisent, et avec celles-là vous continuez ; vous laissez filer les autres.
Marcelin invita ses amis à dîner. Ils entrèrent au café de la Paix. Marcelin déclara solennellement qu’il renonçait aux couturières ; le bourgogne donna de l’indulgence à Crémone. Le dîner coûta cinq louis, et on alla voir la revue des Nouveautés.
Pendant un entr’acte, ils remarquèrent au foyer une petite femme mince, en velours bleu sombre, avec un grand chapeau à plumes ; elle allait et venait, d’un air délibéré, point effrontée. Marcelin en fit l’éloge à ses compagnons, qui approuvèrent.
Ils l’aperçurent ensuite au balcon ; elle vit qu’ils la regardaient. Marcelin y mit de la persistance.
— Eh bien ? lui demanda Charles.
Il eut quelque émoi à se décider.
— Il y aura encore un entr’acte. Allons au café.
L’acte suivant, la belle ne tourna pas les yeux du côté des jeunes gens.
— Tu vois, dit Charles, tu l’as découragée.
L’émoi reprit Marcelin au baisser du rideau : le besoin d’en imposer à ses amis luttait avec une croissante appréhension. On était au foyer ; Crémone aborda la dame ; on s’assit devant des tables ; elle crut que c’était Crémone qui lui faisait la cour ; Marcelin dut s’avancer, il lui sembla qu’elle avait un regret, mais il repoussa cette idée. Il parla ; ses amis soutenaient la conversation ; il proposa un rendez-vous ; on se retrouverait après la fin, à la sortie des balcons.
Ils regagnèrent leurs places et prirent immédiatement leurs pardessus.
Marcelin était content de son succès.
— Elle n’est vraiment pas mal, faisaient les autres.
— Faut-il vous la céder ? reprit-il, un peu donjuanesque.
On s’arrêta une demi-heure dans un café ; puis, Blanche Leclerc et Marcelin montèrent en fiacre. Elle était enveloppée dans une fourrure ; la correction qu’il affectait de garder lui facilitait sa tenue ; ils arrivèrent place Delaborde et montèrent ; il renvoya rapidement son valet de chambre : ils étaient seuls.
C’était la première femme qui venait chez lui. Il lui prit sa pelisse ; elle se promenait dans la chambre ; elle passa dans le cabinet de travail, pénétra jusqu’au salon ; elle furetait.
— C’est gentil chez vous… Il y a encore des pièces ?… Oh ! c’est très bien… Combien avez-vous de loyer ?
Et puis :
— Moi, je demeure rue Saint-Georges ; j’étais auparavant tout près d’ici, rue de Vienne ; mais la propriétaire… et cetera, et cetera.
Marcelin était tombé sur une petite personne assez agréable ; elle montrait de la bonne grâce ; elle avait des façons amicales de parler. Un feu de bois pétillait dans la cheminée de la chambre ; elle se chauffait le bout des pieds en se dévêtant, avec des mines joliment effarouchées, des rires.
— Oui, mon loup ; oui, mon gros bébé…
D’un fauteuil, il assista à l’apparition du corset, des jupons, des dentelles, du frais pantalon bouffant au-dessus des bas ; il découvrait ces pimpants mystères des dessous féminins, les fins linges où transparaît la peau, les élégances des rubans coquettement posés, les sveltes et parfumés contours qu’indiquent les robes, tout ce dont il avait tant rêvé ! En de folles envies de baiser ces jarretières, les nœuds de ces épaules, il demeurait dans une rêverie immobile. Elle riait encore, jasait ; il n’y avait plus que le pantalon qui pinçait le cercle de sa taille sur les plis de la chemise entr’ouverte ; les bras levés, elle ajustait ses cheveux.
— Eh bien, mon chat ? interrogeait-elle avec une moue plaisante.
Il s’attendrissait : elle était jolie, elle était bonne fille, elle était charmante ; pourquoi ne l’aimerait-il pas ? Et l’idée lui venait de lui dire la vérité, que c’était elle qui avait l’étrenne de sa chambre de jeune homme ; que, si elle voulait l’aimer un peu, il serait bien heureux de l’aimer ; qu’il avait beaucoup désiré, beaucoup cherché quelque maîtresse, et qu’elle était délicieuse ; et, ces choses, il prenait la résolution de les lui dire. Elle avait retiré ses souliers, ses bas ; d’un coup, le pantalon tomba et vola sur le divan, et, comme il se levait pour la prendre dans ses bras, elle était déjà, en courant à petits pas de toute sa vitesse, gentiment, dans le lit.
— Oh ! que c’est froid !
Il courut à son tour baiser ses yeux ; trois minutes plus tard, il était près d’elle. Il se sentait d’extraordinaires ardeurs, à n’être assouvies de rien, à durer éternellement ; il l’embrassait éperdument, lui disait de folles paroles ; elle répondait doucement ; il avait à peine sa raison ; chaque point du corps féminin lui donnait des transports ; ses mains et ses lèvres couraient dans une fièvre sur la jolie chair ; ils s’enlacèrent et il fut au ciel.
Il ne se sentit point désenchanté, mais calmé seulement ; elle souriait. Il était dans un alanguissement bien heureux ; il n’avait plus aucune parole ; il demeurait comme dans un flot tranquille où il aurait nagé sans mouvements. Elle causa un peu ; il la laissait dire, et il se reprenait à l’embrasser.
— Quel âge as-tu ? demanda-t-elle… Dix-neuf ans ?… Ça se voit.
Elle raconta encore quelques histoires, des épisodes de sa vie ; et ils s’endormirent.
Le matin, Jean leur apporta le chocolat et des brioches. Blanche l’admira beaucoup. A dix heures, elle partit. Marcelin fut princier.
— Tu viendras me voir… ou bien écris-moi… D’ailleurs, je suis presque tous les soirs aux Nouveautés.
Ce fut alors une fureur ; pendant six mois il roula aux hasards de toutes les rencontres.
Le surlendemain du jour où il avait connu Blanche Leclerc, il était allé chez elle ; pendant trois semaines, elle venait presque régulièrement tous les deux ou trois jours. Puis, un beau soir, ce fut une autre ; deux jours après, une autre. Alors, Charles et lui, sans phrases, obstinés, ils coururent les lieux de plaisir ; les bals, où des filles à vingt francs firent leur bonheur ; les brasseries de femmes, où, silencieux, ils demeuraient jusqu’à deux heures du matin, devant quarante francs de consommations, dans l’espoir — toujours chimérique — d’être finalement agréés par Georgina ou Amandine ; les cafés-concerts et les théâtres de genre, où ils s’étaient enhardis à faire gravement passer des cartes aux petites chanteuses ; même le Jardin de Paris, les Folies-Bergère et les cafés de nuit.
Et, tous deux, ils ambulaient, corrects et quasi solennels, uniquement occupés de leur vice, aveugles et sourds à quoi que ce fût hormis la chair, les yeux allumés de luxure, sans un rire, ainsi que des monomanes.
Un soir, ils avaient emmené souper deux danseuses-étoiles du Jardin de Paris ; ils ne surent pas les amuser ; au dessert, elles les plantèrent là ; ils étaient chez Baratte ; furieux, tout étant fermé, ne pouvant pas se décider à rentrer chez eux, ils descendirent au salon du rez-de-chaussée, et ramassèrent deux vieilles dames maquillées. Ce fut le plus noir souvenir de ces six mois.
La chimère d’une maîtresse reprenait Marcelin à certains soirs. Une fois, dans un affreux endroit où l’on dansait, il s’était entiché de la frimousse d’une sorte de petite blanchisseuse. Il se montait la tête ; il parlait de la garder avec lui ; Charles était désolé. Marcelin répondait qu’elle était tout autre chose qu’une vulgaire catin. Ils sortirent.
— Alors vous voulez m’emmener chez vous ? demanda la jeune fille.
— Oui.
— Mais, vous savez, je ne reste qu’un petit moment.
Madame de M. rencontra une fois dans l’escalier une fille de Bullier ; une autre fois comme elle sonnait, une demoiselle était en train de hurler en tapant sur le piano ; elle ne revint plus.
Une nuit, une femme de la rue Bréda lui demanda cinq louis ; il trouva la prétention exorbitante ; c’était chez elle ; elle insista.
— Tu peux me les donner : donne-les-moi.
Comme il refusait, elle se fâcha et appela son propriétaire ; un type à accroche-cœur entra, d’une politesse humble et tenace ; il raisonnait monsieur, calmait madame ; et en parlant, s’appuyait avec affectation sur une canne plombée ; Marcelin dut s’exécuter.
Ils ne sortaient guère de la plus banale prostitution, des créatures grossières, du vice abject, des marchandages infâmes. Ils eurent la curiosité des boulevards extérieurs ; une fois ils explorèrent Grenelle, où ils crurent devoir porter des chapeaux mous et de vieux vestons.
Puis, quand, sur les deux heures du matin ils se séparaient, chacun une donzelle au bras, également sérieux et pressés de rentrer, ils échangeaient des bonsoirs corrects et partaient sans se retourner. Mais les soirs où ils rentraient seuls, c’était à trois et quatre heures du matin qu’ils traînaient, en de perpétuelles reconduites, leurs mélancolies, dans les rues, au milieu des chiffonniers solitaires et des balayeuses, et leur désespoir de n’avoir rien fait.
Et, comme l’argent filait, le notaire un jour se permit une observation ; il paraît qu’on touchait aux économies, aux réserves, les rentes ne suffisaient pas.
La lassitude vint pourtant ; les exploits déclinèrent : il y eut encore d’étranges parties dans les campagnes de la banlieue, avec de noirs ennuis, parmi des femmes stupides ; mais cela baissait. Et il salua le départ de Paris comme presque une libération. A Dieppe, avec ses cousins Desruyssarts, dans une vie régulière, il trouva un repos ; et il affirma qu’il avait plus de plaisir à faire danser, les soirs de casino, les jeunes filles en mousseline et en tulles blancs.
Il revint à Paris pour assister au mariage de sa cousine Paule ; elle épousait un commerçant qui fut immédiatement sympathique à Marcelin.
Il revit les Delannoy et fréquenta chez le jeune ménage. Comme il s’enquérait des Rigout, Paule raconta qu’ils venaient de faire faillite ; on ne se voyait plus.
Paule était devenue une femme charmante ; le mariage l’avait transformée… Marcelin se plaisait avec eux ; la famille l’attirait ; il ne pensait plus à courir. Il est vrai que Charles n’était pas encore rentré : il lui aurait manqué pour sortir le soir.
— Tout le monde se marie alors, s’écria Marcelin.
Il venait de recevoir un faire-part :
« Monsieur et madame*** ont l’honneur de vous faire part du mariage de leur fille Amélie… et vous prient d’assister… »
— Pauvre Amélie ! se dit-il. Pauvre moi !… Après tout, c’était fatal.
Il revit quelques anciennes connaissances, de celles dont il se rappelait les noms et dont il avait gardé les adresses ; il ne désirait rien de nouveau. Il en était venu à une grande indifférence des choses de l’amour, quand, un jour, tout à coup, il crut trouver la femme qu’il avait autrefois tant cherchée. Après tant de déceptions, le hasard, le hasard en qui seul il avait raison d’espérer, lui avait-il apporté l’amour ? Elle était tombée dans ses bras, pâmée, comme une vierge, et il avait connu ce que c’était qu’une femme heureuse.
Rencontre banale, dans un wagon de chemin de fer, entre Passy et la gare Saint-Lazare. Il était cinq heures. Une jeune fille brune, aux longs yeux, était assise en face de lui, simplement vêtue, les regards dehors sur les talus qui passaient. Elle l’avait tout de suite impressionné. Il avait osé lui parler ; ils étaient seuls ; comme ils arrivaient à la gare, il obtint deux mots quelconques.
Elle ne voulait pas qu’il la suivît. Il l’avait suivie tout de même ; rue Tronchet, elle était entrée dans une maison de modes. Il s’était obstiné et avait attendu. Il attendit une heure et demie. Quand elle sortit, il l’aborda, elle montait vers les Batignolles ; elle le laissait parler ; il trouvait des choses à lui dire ; sans y penser, il pratiquait la méthode de son ami Crémone ; et il s’aperçut que cela est tout instinctif, mais qu’il faut y aller de tout son cœur.
Elle refusa de dîner avec lui ; elle dînait avec sa mère, ses sœurs ; elle travaillait ; elle n’avait pas le temps de s’amuser ; elle était déjà en retard. Ils arrivaient à la place Clichy.
— Eh bien, après votre dîner, venez avec moi au théâtre.
— Je ne peux pas.
— Je vous en prie… Je vais revenir vous chercher dans une heure ; j’attendrai devant votre porte.
Ce fut convenu. Elle demeurait en haut de l’avenue de Saint-Ouen. Il dîna rapidement. A huit heures il était là ; cinq minutes après elle apparut. Elle avait la même toilette noire en cachemire, avec un plus joli chapeau.
— Que cela est bien de votre part !…
— Oh ! je fais une folie !…
Elle aimait le drame ; ils montèrent en voiture et arrivèrent à la Porte-Saint-Martin ; il prit une baignoire.
Ils se tenaient les mains ; maintenant elle le regardait, et il se voyait dans le noir d’ébène et profond de ses grands longs yeux aux cils mouillés ; son teint était blanc et très mat ; elle avait les cheveux coiffés à la vierge, en deux bandeaux qui encadraient de leur noir ce blanc mat et ces yeux.
A la sortie, quand ils furent remontés en voiture, elle fut saisie de peurs ; elle se tirait très doucement, mais opiniâtrement.
— Non, monsieur, je vous en supplie, reconduisez-moi.
Elle faiblissait ; elle se taisait ; il la prit entre ses bras, et ils se baisèrent follement sur la bouche.
Elle fut divine ; les pointes de ses seins étaient des coraux incrustés dans l’ivoire de sa frêle poitrine, ses lèvres étaient d’un feu très languide, et son ventre avait des moiteurs et des douceurs et des chaleurs à perdre l’âme.
Et il écrivit dans un moment de lyrisme :
« Nous nous aimons.
» Voilà trois soirées, trois nuits et trois matins que notre astre rayonne… Oh ! merci que je t’ai connue, étoile des cieux, étoile du berger, clarté des cœurs !
» Et cela durera infiniment. »
… Il ne pouvait le croire… Ce fut un matin, en se levant, qu’il s’en aperçut… Louise n’était justement pas venue la veille au soir… Il se dit qu’il rêvait… Mais non ; cela était certain : il était malade !
Après déjeuner, il courut chez son médecin.
— Eh bien ! mon cher ami, ça y est ; vous êtes pincé… Oh ! rassurez-vous ; cette maladie-là, ce n’est pas grave ; mais il faut vous soigner.
Il vivait maintenant dans une stupeur. Et quoi !… Louise !… La seule qu’il avait aimée, la seule sans doute qui l’avait aimé ; elle, si désintéressée, si tendre ; elle, la plus chaste, la plus délicate ; celle qui s’était révélée l’amante si longtemps attendue ; la jeune femme, la jeune fille merveilleuse, la fleur d’élite !
Elle vint le soir ; il lui dit tout. Elle ne comprenait pas. Elle ignorait ce qu’étaient ces maladies. Ce n’était pas lui, pourtant ; il en était sûr…
Alors elle se mit à pleurer.
Que faire ?
— Soit, lui dit-il, ce n’est pas votre faute ; mais il n’y a plus moyen de se voir.
Elle se jeta dans ses bras, éclatant en sanglots.
Le médecin, à qui le lendemain il confia ses incertitudes, se moqua de lui.
— Cela ne vient guère tout seul, mon cher. Mais consolez-vous ; soignez-vous bien ; n’épargnez pas la tisane ; et ça ne sera rien. Ensuite, choisissez mieux.
Cela durait, durait toujours.
Au commencement, il croyait pouvoir continuer ses courses, ses visites ; la fatigue aggrava horriblement le mal ; il ne voulait pas avouer aux amis ; il dut en arriver là. Pendant trois semaines, il souffrit cruellement ; Jean fut sur les dents ; c’étaient des grands bains, des tisanes, un régime spécial. Enfin, il y eut un peu de mieux ; les souffrances diminuèrent, puis cessèrent ; le médecin pourtant le supplia de ne pas sortir trop tôt.
Le jour du mariage d’Amélie était venu. Il voulut aller à l’église. Il se traînait. Le mal l’empêchait de penser à cette pauvre mariée, celle qu’il aurait pu avoir, lui ! Ah ! il s’agissait bien de cela aujourd’hui !
Elle, elle était jolie en mariée.
Il se dit qu’il aurait dû n’y pas aller… Et cette abominable maladie qui lui coupait, lui brisait la vie !…
Louise lui écrivit une fois pour lui demander de ses nouvelles. C’était trop fort. Il ne répondit pas.
— J’étais guéri, mon cher ; au moins, je me croyais guéri. J’ai accepté de faire le réveillon chez la maîtresse de Crémone l’aîné. Comme un niais, j’ai mangé des truffes, j’ai bu du champagne. Me voici rechuté. Il faut que je passe un mois dans le calme le plus austère, à ne pas sortir, à ne voir personne ; je ferai de la métaphysique. Que diable, je veux en finir.
Le lamentable premier janvier ! Il y avait de la neige sur les toits ; le square, sous les fenêtres, dormait dans le blanc… C’était le jour délicieux des petites visites, des cadeaux qui éclairent les visages, des vieilles poignées de mains, des gros baisers et des marrons glacés… Les marrons glacés, ça lui était défendu, comme les gros baisers.
Charles trouva pourtant qu’il exagérait.
Au mois de mars, il put aller au dernier bal de l’Opéra. Il adorait ces foules. Cette fois, il s’y ennuya horriblement.
Le lendemain, il reçut de ses amis d’Angleterre une invitation de passer quelques mois, pendant la saison, chez eux, à Brighton. Vie paisible et confortable ; sports nombreux, pas de femmes, des amis charmants… une vraie cure. Pourquoi n’irait-il pas ?
Il vivait en ascète.
Les velléités érotiques qui lui venaient au cerveau, il les refrénait.
Le médecin lui permit de petites sorties, régulières, espacées, pas longues, régulières surtout. On revit les vieilles connaissances, Mignon, Georgette.
Le service militaire approchait ; Marcelin n’y songeait guère ; il fut terrifié.
Il y eut le tirage au sort, puis la revision. Marcelin invoqua ses études de droit, et obtint un sursis.
N’importe ; il faudrait tout de même en passer par là.
Et, vers la fin d’avril, à la gare du Nord, il serrait les mains de son fidèle Charles. C’était fini ; il partait en Angleterre, y passerait quelques mois, de là reviendrait pour l’été à Dieppe, chez ses cousins Desruyssarts…
— En avons-nous fait, tout de même, des folies !
— Bonne chance là-bas !
— Je ne crois pas… Suis édifié… Au revoir.