L'initiation au péché et à l'amour : $b roman
II
Aussitôt arrivé à Paris, Marcelin alla déposer une carte rue de Châteaudun, chez madame Aron-Véber. Le lendemain, il reçut un petit mot aimable ; il accourut, et le flirt commencé sur la plage de Dieppe reprit de plus belle.
Le gros Aron-Véber, le classique coulissier ventru, abonné à l’Opéra, disait en riant :
— Jeune homme, vous compromettez ma femme.
— Laissez donc cet enfant en paix, répliquait celle-ci.
Dans l’intimité, elle le présentait :
— Mon page !
En madame Aron-Véber, Marcelin voyait le divin assemblage de toutes les séductions ; la beauté parfaite, cela lui semblait évident, mais une beauté un peu étrange de brune très mince, au visage émacié, avec des yeux immenses ; peu loquace ; l’air rêveur qu’il exigeait de la femme ; l’air mélancolique d’un lys penché, lui disait-il ; la peau d’une brune, mais des chevaux roux, sans teinture jurait-elle ; mais avec ces cheveux roux, de larges sourcils noirs, noirs d’encre, d’énormes sourcils au-dessus de ces grands yeux qui n’en finissaient plus. L’origine sémitique apparaissait ; mais Marcelin affirmait qu’elle était l’Orientale et non la Juive, l’Orientale des Arabies fabuleuses et modernes, une Asiatique éclose à Paris, frêle comme une Parisienne, troublante comme une apparition biblique, une Sulamite aux yeux de Primitif italien et qui s’habillait avec des robes conseillées quelquefois par Jacques Blanche.
Il avait fait relier, pour le lui offrir, un curieux exemplaire du Cantique des Cantiques imprimé à Londres sous la direction de William Morris avec des ornementations de style préraphaélite ; la reliure était en soie claire où se dessinaient de grandes fleurs pâles d’après un croquis d’Armand Point.
A Dieppe, elle était très courtisée ; elle laissait faire, distraitement, comme sans intérêt. Marcelin tout de suite l’avait remarquée ; elle parut goûter sa jeunesse, ses bonnes manières et sa discrétion ; elle l’accueillit aimablement ; ils avaient ensemble de longues conversations camarades. Ce fut au concert du Casino, un soir que l’on jouait une sélection du Samson et Dalila de Saint-Saëns, que le flirt se décida. Marcelin était monté aux galeries supérieures généralement désertes. Il y trouva madame Aron-Véber avec sa mère, seules toutes deux, dans un coin ; comme lui, elle était venue là pour mieux écouter cette musique qui la ravissait. Marcelin demanda la permission de s’asseoir à côté d’elle ; il y avait une demi-obscurité ; la maman se prenait à somnoler discrètement, comme elle savait le faire. L’orchestre attaqua le prélude. Madame Aron-Véber regardait vaguement devant elle, dans l’ombre, et restait immobile ainsi que sous un charme. Peu à peu, Marcelin releva les yeux de son côté, et, sans trop s’en rendre compte, il les tenait fixés sur elle.
Qu’elle était belle et divinement rêveuse ! et à travers cette musique délicieusement nuancée d’Orient, il s’imprégnait et s’attendrissait et s’enthousiasmait de l’âme de l’exquise Orientale qui était assise auprès de lui.
Elle lui avoua plus tard qu’elle aimait les gens qui savaient écouter pieusement les belles choses. Ce soir-là, le morceau terminé, sans se parler, d’un accord tacite, ils se levèrent et descendirent ; elle sortit et se dirigea vers la plage ; sa mère suivait ; il marchait à côté d’elle, en silence toujours, et lentement ils parcouraient la terrasse, au bord de la mer.
— Que c’est beau ! murmura-t-elle.
— Oui, c’est bien beau, fit-il à demi-voix.
Elle s’était assise sur une chaise, il s’assit auprès d’elle, il lui prit la main qu’il serra, dans une communion d’admiration et de lyrisme.
Quand ils s’étaient retrouvés, à Paris, deux mois plus tard, Marcelin s’était tout de suite aperçu que ses affaires étaient dans la meilleure voie.
Aussi, ce fut, non plus un flirt discret, mais une cour assidue. Madame Aron-Véber devenait tendre ; ses yeux donnaient de positives espérances. Marcelin faisait d’énormes progrès : chaque jour il s’enhardissait, et chaque jour la victoire paraissait plus probable.
Quelques semaines passèrent.
Un soir enfin, après dîner, dans un coin du salon de la rue de Châteaudun, il obtint la promesse définitive. Les invités étaient allés fumer dans le cabinet du mari ; une amie déchiffrait au piano la valse des Résédas Bleus ; l’atmosphère était aussi languide qu’il était nécessaire… Marcelin, cependant, suppliait à voix basse…
— Vous ne m’aimez pas, Gabrielle, vous ne m’aimez pas, répétait-il.
— Vous savez bien, grand enfant, que je vous aime.
— Alors, quand, quand donc, quand serez-vous à moi ?
Et, comme il restait la tête tout près de ses cheveux, elle avait fini par répondre :
— Eh bien, venez demain, à cinq heures, je serai seule et je serai à vous.
Tout cela avait été très régulier et s’était passé selon les règles établies par les romanciers de l’adultère mondain.
Marcelin rentra chez lui, à minuit, le ravissement au cœur. Il allait et venait dans sa chambre, traversait le salon, s’asseyait, se relevait, l’esprit uniquement occupé de la promesse qui venait de lui être faite, avec le besoin persistant de s’affirmer son bonheur. Il songeait aux longues inutilités de ses désirs, autrefois, et les comparait à son triomphe d’aujourd’hui. En furetant machinalement dans de vieux papiers, il retrouva l’ancien carnet où jadis il notait ses impressions ; il en relut des pages. Les dernières étaient datées d’il y avait presque trois ans ; c’étaient des plaintes au sujet de la trahison d’une certaine Hélène rencontrée à Bruxelles, et des tristesses, des regrets, des espérances…
« … Mon âme, toute de tendresse, mon âme de printemps et aux neuves sèves… »
Et mille choses pareilles.
Il laissa une page blanche, et au verso il écrivit d’un trait :
« O passé ! mélancolique et doux passé d’aspirations et d’attentes ! voici donc que le présent est né et que la femme est venue !
» Pauvre rêveur, tu n’es plus ! tu n’es plus, ô enfant sans sourires, amoureux sans amoureuses, avide de baisers ! voici qu’un homme est à ta place. Car, à cette heure, je n’en puis douter, le bonheur à deux va commencer.
» O joie d’entrer dans la vie ! joie, ô joie de vivre ! »
Il posa la plume, et pensa. Puis, il feuilleta en arrière, et son regard tomba sur des pages beaucoup plus anciennes, des souvenirs de la seizième année, où il était question d’une immortelle fiancée, d’une épouse venue des profondeurs de l’Orient, d’une mystique bien-aimée noire mais belle, apparue un soir nuptial en la Jérusalem du rêve, et pour qui il eût voulu se sacrifier, se renoncer à lui-même et s’immoler.
Et, un peu mélancolique, un peu avec un sourire, il se disait en se couchant que cette adorable madame Aron-Véber ne pouvait guère être celle-là.
Marcelin avait vingt-et-un ans.
Sans qu’il fût laid et bien qu’il fût assez svelte, il n’avait rien de ce qui caractérise un beau garçon ; il était grand, mais trop mince, et ne donnait pas l’impression de la force physique ; les épaules étaient même un peu rondes, et la poitrine étroite ; il n’avait pas la démarche assurée, mais plutôt une certaine élégance un peu frêle ; les mains étaient presque féminines ; la figure et le cou, longs, plutôt maigres. La courte moustache châtain, avec les joues et le menton toujours rasés n’arrivait pas à donner à sa physionomie l’énergie nécessaire à la beauté de l’homme ; la bouche et le nez étaient ordinaires, mais c’étaient les yeux surtout qui manquaient d’éclat : d’un gris bleuté très clair, ils étaient doux, et lors même qu’ils se fixaient sur quelqu’un, ils n’imposaient jamais ce sentiment d’autorité que l’homme accompli doit toujours inspirer. Il n’avait jamais porté les cheveux courts ; et les boucles un peu romantiques qui entouraient son front accompagnaient bien l’expression rêveuse du regard. La voix douce et sans éclats, les gestes retenus, concordaient à lui donner l’air très jeune. En l’appelant son page, madame Aron-Véber avait heureusement défini sa manière. Amoureux, il avait les regards longs et alanguis, craintifs aussi, la voix caressante, respectueuse, l’empressement timide qu’on se plaît à imaginer chez le damoiseau aux pieds de la dame du castel. Et cinq années de Paris avaient à peine fait du damoiseau un jeune homme.
Après la romantique éclosion et la religieuse exaltation de la seizième année, tel il avait été, à dix-sept ans, platonique amoureux de la fille de son ancien professeur, l’esprit plein de rêves roses et bleus, perdant un beau jour ses ignorances virginales dans la plus banale circonstance, puis naïf soupirant épris de la demi-vierge des Andelys, et s’excitant jusqu’à souffrir deux mois de la vulgaire mésaventure de Bruxelles ; à dix-neuf ans, ayant inutilement cherché après l’amour, il avait cherché après le plaisir dans les rues de ce Paris où le baiser s’offre de toutes parts, et, vulgairement, pendant deux ans, il venait de courir les filles de joie, les maîtresses faciles. Et maintenant que fatalement lui arrivaient les maîtresses désirables et les flirts jolis et les fleurs aimables du péché, voilà que le mysticisme de son adolescence recommençait à bouillonner au fond de son âme ; parmi le flux des désirs et des jouissances de la vingt-et-unième année, les aspirations anciennes remontaient, peu à peu ou soudainement…
Dès le réveil, le lendemain, il se sentit nerveux. La matinée était claire et sèche. Il sortit, s’en fut à une conférence, et revint à pied par la place de la Concorde et la Madeleine. L’esprit lourd, il pensait confusément à mille choses vagues autant qu’à la promesse qui lui avait été faite pour l’après-midi. Après déjeuner, ayant fumé hâtivement une cigarette et parcouru les journaux, ne sachant que faire, il passa dans son petit salon ; il s’aperçut qu’il avait près de quatre heures à attendre, et se dit qu’il n’avait pas autre chose à faire que cela, attendre.
Il s’était jeté dans un fauteuil, et considérait le feu, en face de lui, dans la cheminée. L’idée roulait dans son cerveau :
— Enfin, elle va être à moi, tout à l’heure…
Le piano était ouvert ; il se leva, alla s’y asseoir, et, machinalement, plaqua quelques accords.
— Gabrielle, ma merveilleuse Gabrielle ! se disait-il…
Il la voyait telle qu’il aimait à se la représenter, telle, dans sa beauté étrange d’Orientale rêveuse, que la bien-aimée du Cantique des Cantiques ; et, au piano, il improvisait des chants et des accords sur les paroles latines qu’il se rappelait.
— Nigra sum, sed formosa, filiæ Jerusalem, sicut tabernacula Cedar, sicut pelles Salomonis… Je suis noire, mais belle, ô filles de Jérusalem, ainsi que les tentes de Cedar, ainsi que les pavillons de Salomon…
Ainsi parlait la voix de l’amante, et la voix de l’amant répondait :
— Pulchra es, amica mea, suavis et decora, sicut Jerusalem… Tu es belle, mon amie, suave et noble, ainsi que Jérusalem…
Et la voix reprenait :
— Revertere, Sulamitis, revertere, revertere… Reviens, ô Sulamite, reviens, reviens…
Il chantait, en s’accompagnant de longs accords, et redisait les paroles du livre saint :
— Revertere, revertere… Reviens, ô bien-aimée, reviens…
Il se laissait aller à l’improvisation, mêlant, sous le coup d’émotion qui le prenait, les réminiscences de musiques connues.
Tout à coup, il entendit la pendule sonner deux heures. Il s’arrêta, referma le piano, marcha quelques pas dans la chambre et revint s’asseoir dans un fauteuil.
Il se disait qu’il était beau ce rêve de sa seizième année, lorsqu’un moment il avait cru que la vocation l’appelait vers l’apostolat. L’idée, en ce temps-là, ne s’était-elle pas précisée à ce point qu’il avait pu l’envisager avec toutes ses conséquences pratiques ? Il avait pu songer à entrer dans un séminaire, à prendre la robe du prêtre, peut-être celle du moine… Quelle époque de pur enthousiasme ! Quelle floraison de foi !
Tous les souvenirs anciens lui apparaissaient, comme au dernier automne, lorsqu’il s’était confié à son ami Henri Courtois. Et ils s’auréolaient dans son esprit :
— Que cela a été beau ! que cela a été beau ! répétait-il.
Il ajouta :
— Si cela revenait !
Avec un geste vague, il continua :
— Mais je n’ai plus la foi.
Il se leva en répétant ces mots :
— Mais je n’ai plus la foi.
Et aussitôt il s’amusa, car il souriait presque au discours intérieur qu’il se tenait, il s’amusa à insister sur la question.
— Mais la foi que je n’ai plus, c’est la foi de l’orthodoxie courante ; évidemment, je n’ai pas la foi comme messieurs les vicaires d’à côté l’entendent ; mais est-ce cette foi-là qui, moi, m’intéresse, qui m’a jamais intéressé ?
— C’est curieux, c’est curieux, répétait-il.
Et il reprit tout haut, comme s’il s’adressait à quelqu’un :
— Nous avons, Henri et moi, très bien compris qu’on peut être et rester par la raison un sceptique tout en étant par le sentiment un religieux. C’est l’affaire de la Grâce ; elle souffle ou elle ne souffle pas. Quand elle ne souffle pas, la raison tient la corde ; quand elle souffle, le sentiment reprend le commandement. C’est évident, c’est convenu. Le connaissable et l’inconnaissable. La science et la religion. Nous sommes d’accord.
Il revenait sur les errements jansénistes de son adolescence, et il se complaisait dans la dialectique bien connue. Mais, tout de même, il trouvait une profondeur croissante dans cette idée qu’il se ressassait :
— Oui, sceptique ; je sais que rien de l’au-delà ne peut être atteint ; oui, athée ; je ne crois à rien ; oui, matérialiste, positiviste, idéaliste, si vous le préférez ; incompétent, et tout ce que vous voudrez… Mais ça ne m’empêche pas d’être chrétien, puisque la science s’arrête à l’inconnaissable, puisque la religion se proclame insaisissable à la raison. La raison ? elle reste en son domaine de l’univers ; mais c’est la Grâce, l’aveugle et irrésistible Grâce, qui pourrait me jeter à genoux.
Et il chercha à retrouver le signe de croix de son jansénisme…
— Dieu, je ne sais si le ciel n’est pas vide de toi et si la matière éternelle ne remplit pas l’infini, seule et sans ton aide… Tu as voulu, depuis la Chute, que la nature te voilât à nos esprits.
» Jésus, je me méfie de ton origine divine, et peut-être n’es-tu même qu’une belle légende… Tu as voulu, depuis la Chute Primitive, que ta réalité fût obscurcie à nos raisons.
» Esprit, je soupçonne que tes prophéties et tes miracles sont radotages de vieilles femmes, et j’ai peur que les paroles de ton Église ne soient les rhétoriques d’une école bien stylée… Tu as voulu, de par la Chute, être absurde pour nos sagesses.
» Mais, de par la Rédemption et de par la Grâce, vous voulez, O Père, ô Fils, ô Esprit, que le cœur adore ce que la raison méconnaît… et que — dans l’éternité — il en soit ainsi ! »
Marcelin Desruyssarts sourit encore une fois. Il était, décidément, en veine de dandysme religieux.
— Il serait intéressant de pousser la chose à bout, se dit-il.
Et il continua :
— Que faudrait-il faire pour redevenir chrétien ?
Il réfléchit un moment.
— Sacrifier…
Et, sans achever, il redit trois fois le mot :
— Sacrifier… sacrifier… sacrifier…
Dans un éclair, la vision passa, devant son esprit, du Crucifié offrant sa chair et son âme pour l’exemple du sacrifice.
Son sourire de tout à l’heure avait disparu ; ses yeux étaient devenus graves, ses regards lents. Le logicien qui erre dans les dialectiques, même sur les matières qui le touchent le plus puissamment, peut avoir le sourire des analyses un peu subtiles ; mais, revenant aux bases du sentiment humain, l’émotion remontait, grandissait.
Tout à l’heure il songeait aux magnifiques aspirations de son adolescence, et il arrivait maintenant à la vision d’un avenir possible et lumineux.
— Le sacrifice ! comme cela est poignant, le sacrifice !
A seize ans, la vie s’ouvrait pure, claire et toute droite ; il n’aurait eu qu’à marcher vêtu de blanc dans la voie de l’apostolat. Mais, aujourd’hui, la route était obstruée ; avant le départ, il y avait la hache et l’incendie à porter de tous côtés ; et quelle rupture avec le monde ! quel arrachement du désir ! oh ! le fer et le feu dans les plaies, et puis, quelle pénitence pour tant de souillure ! quelles expiations ! Et il s’exaltait à l’idée d’un tel effort.
— Briser la vie charnelle… entrer dans la vie ascétique…
Peu à peu, il se plaisait au détail de ce qu’il aurait à faire.
— Dès tout de suite, il faudrait commencer le sacrifice… oui… tout de suite.
L’idée lui venait, en toute évidence, qu’il fallait qu’à l’instant même il renonçât à madame Aron-Véber. Il s’écria :
— Ce serait rudement chic, un effort comme celui-là !
Aussitôt, il s’apparut à ses propres yeux comme un héros et un martyr ; il se vit foulant aux pieds son bonheur, accomplissant sur lui-même la conquête la plus difficile, réalisant la suprême énergie et se haussant aux plus nobles victoires. Tout ce qu’il avait de romantismes s’émut et s’enthousiasma. Et, tout haut, il prononça :
— Je le ferai.
La pénitence et les plus dures expiations, qu’était-ce, cela ? Le sacrifice de son désir, le renoncement à soi-même seul comptait dans la religion. Éblouissant comme la neige au soleil, le dilemme apparaissait : d’un côté, vivre conformément à la nature ; de l’autre côté, résister à l’instinct, s’opposer à la nature. La religion, n’était-ce pas l’immolation de la chair et de l’esprit ? et ne trouvait-il pas la joie suprême dans ce renoncement ?
Il resta quelques instants stupéfait de la conclusion où il arrivait.
— Est-ce sérieux ? se demandait-il.
Mais l’exaltation de l’effort, la fierté du sacrifice chantaient de plus en plus fort en son esprit, et, rapidement, il s’en grisait.
— C’est la Grâce, s’écria-t-il, et, tombant à genoux contre un fauteuil, il se prit le visage entre les mains, et des larmes lui humectaient les paupières.
Quand il se releva, il se jugea plus maître de lui-même ; il se promenait dans la chambre, se parlant intérieurement :
— Ce n’est pas en vain que tant de signes se sont manifestés pour me consacrer à la vie religieuse et que j’eus une enfance si pieuse ; les enthousiasmes romantiques de mon adolescence, qu’étaient-ils, sinon des déviations du sentiment religieux ? Pouvais-je échapper à la vocation ?
» Quelle vie horrible j’ai menée ces dernières années ! quel écœurement m’en reste ! quelle lassitude ! Recommencer, continuer, se ruer après une impossible satisfaction, désirer sans fin, sans trêve, sans repos ?
» O Seigneur ! Seigneur ! soutenez-moi. Si vous voulez que j’immole mon désir, inspirez-moi une force secourable. »
Se reprenant de nouveau, il dit :
— Voici ce que je dois faire : renoncer aujourd’hui à cette femme. Que ce soit le gage de mon changement de vie.
Il était redevenu plus calme. Il se déclara à lui-même qu’il n’irait pas rue de Châteaudun. La résolution prise, un nouvel apaisement se fit, et, allant et venant toujours dans la chambre, il méditait sur son cas.
— La vie que j’ai menée ces dernières années est indigne d’un homme. Que d’autres y trouvent leur joie ! je ne suis pas né, ô mon Dieu, pour faire le but de ma vie d’être l’amant de madame Aron-Véber.
Il se rappela le pastel où sa mère était représentée et qu’il avait aimé…
— Celle qui s’était donnée pour mettre l’enfant au monde !
— Quel exemple encore ! songea-t-il, et comme elle m’a enseigné ce que c’est que l’amour !
Tout à coup, sa pensée revenant à la tentation, une série de scrupules le prirent :
— Mais il faut écrire…
— Pourquoi des ménagements ?…
— Je ne suis pourtant pas obligé de me conduire comme un rustre…
— Je ne suis pas non plus obligé de m’excuser pour faire ce qu’il est de mon devoir de faire…
Il demeura incertain. La question se tournait et se retournait dans son esprit, et, peu à peu, il perdait toute faculté de raisonnement, comme si ses sens s’obscurcissaient… L’idée générale sombrait ; le détail, le petit fait, la vétille envahissait…
— Faut-il lui écrire ?… ne pas lui écrire ?…
Machinalement il se rassit devant le piano, où il plaqua quelques accords. Il était affalé. Une paresse l’avait pris, comme une fatigue, après l’effort de tout à l’heure.
La pendule sonna quatre heures… il était temps de se préparer…
Il eut un ressaut d’énergie ; il chassait l’idée ; mais il hésitait.
— Soit ! se dit-il, je vais sortir ; j’ai besoin de marcher, de prendre l’air ; cela me fera du bien.
Il passa dans son cabinet de toilette, mit une jaquette, un pardessus, chercha un chapeau ; il regarda dehors ; le temps restait beau ; il prit une canne ; d’un coup d’œil il vérifia sa toilette, ouvrit la porte, et sortit.
— J’ai besoin de prendre l’air, j’ai besoin de prendre l’air, se disait-il.
Il descendit le boulevard Malesherbes ; il tournait le dos à la rue de Châteaudun. Il allait en rêvassant, et, à certains instants, par sursauts, il se ressaisissait :
— Il faut être fort. C’est le gage que je dois me donner à moi-même.
Près de la Madeleine, il se laissa distraire par un encombrement de voitures, un cheval d’omnibus tombé, un rassemblement, les jurons du cocher, l’empressement bruyant du conducteur. Et il prit les boulevards, remontant du côté de l’Opéra.
Il pensa à aller voir Henri Courtois, rue Gay-Lussac.
— Cinq heures moins un quart ; il n’est pas chez lui.
Un instant, il s’arrêta :
— Et quand je me serai donné ce gage, qu’est-ce que je ferai ?
Il se rappela le dilemme fatal ; deux genres de vie : l’une, la vie selon l’instinct, la vie de l’égoïsme, la vie selon Satan ; l’autre, la vie du sacrifice et de la charité, la vie chrétienne ; l’égoïsme, noble ou vil, généreux ou vulgaire, pour le plus grand développement de soi-même ; et l’amour, mais l’amour suivant la définition de Jésus, et qui est le dévouement à quelque rêve de bonté.
— Le péché ou l’amour, songeait-il…
Puis, peu à peu, les termes de la question s’ennuageaient ; il se répétait des mots dont le sens de plus en plus s’enveloppait dans un brouillard ; et, maintenant, il allait, presque sans pensée, dans un grouillement d’idées confuses.
Il remontait la Chaussée d’Antin.
— Je ne vais pourtant pas rue de Châteaudun ! s’écria-t-il en s’arrêtant tout d’un coup. O mère, ô Vierge divine, s’il est vrai que je doive revenir au mieux, aidez-moi, soutenez-moi, sauvez-moi !
Le cœur lui battait à grands coups dans la poitrine. L’émotion d’il y avait une heure lui était revenue soudainement ; une bouffée de sang lui montait au visage. Devant lui, il regardait les deux clochers de l’église de la Trinité, l’image de madame Aron-Véber voletait dans son esprit, avec ses yeux profonds, ses sourcils noirs, ses cheveux roux, son sourire ; la croix qui surmontait le portail de la Trinité lui sembla vaciller dans l’espace ; les bruits de la rue bourdonnaient à ses oreilles.
— Zut ! s’écria-t-il… c’est trop bête !
Et cinq minutes plus tard, il sonnait à l’appartement de la rue de Châteaudun.
Il était venu d’un trait ; comme il attendait, un peu essoufflé, le cerveau vide, la porte s’ouvrit ; une femme de chambre parut.
— Madame Aron-Véber est chez elle ?
La femme de chambre prit un air mystérieux.
— Madame vient de sortir. Je crois que madame vient d’envoyer un télégramme à monsieur.
Marcelin était atterré. Il redescendit l’escalier, sans pensée, bouleversé.
En dix minutes il fut chez lui. Il y avait en effet un télégramme.
« Impossible de vous recevoir aujourd’hui… Vous expliquerai… Venez demain. »
Marcelin avait reçu un coup de massue.
— C’est bien fait, se dit-il. Voilà le châtiment de ma lâcheté. Je suis puni.
Un moment, il essaya de se consoler.
— J’aime mieux cela. C’était trop précipité. A présent, j’aurai le temps de réfléchir, de peser ma décision, de savoir ce que je veux, et de vouloir…
Mais un énorme découragement était en lui.
— Renoncer ?… je suis trop faible.
Il suivait les rues au hasard. Il se força à prendre le chemin de Notre-Dame, à y entrer, à essayer de prier. Mais un « A quoi bon ? » incessant l’obsédait.
— A quoi bon ? je suis trop faible.
Et, comme il sortait :
— Fichu le camp, la Grâce ! se dit-il.
L’idée lui vint d’aller passer une demi-heure dans l’hospitalière maison où jadis Georgette et Mignon avaient fait ses délices.
Quelques jours plus tard, il parlait vaguement à Henri du service militaire qui menaçait ; puis, tout à coup, s’interrompant, il lui contait sa dernière aventure.
— Et comment la comédie s’est-elle terminée ? lui demanda celui-ci.
— Eh bien, le lendemain je suis retourné chez madame Aron-Véber ; elle était là ; et… tout a été consommé…
— Piètre dénouement !
— Que veux-tu ?… Pas la taille d’un ascète, encore que bien dégoûté d’être un jouisseur… Comme les autres, tout simplement, un pauvre bougre qui vit la vie.
Saint-Amand (Cher). — Imprimerie R. Bussière.