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L'initiation au péché et à l'amour : $b roman

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III

A l’automne suivant, Marcelin Desruyssarts décida de quitter la pension de madame de M. et de s’installer ; il était temps pour lui de vivre sa vie, d’essayer comme il voulait vivre.

Il prit un petit appartement place Delaborde, au second, sur le square ; il s’agissait de le meubler ; c’était un mois de courses dans les magasins, dont il attendait beaucoup de distraction.

Son tuteur l’avait fait émanciper ; il lui avait fourni des comptes et donné le détail de sa situation. Sa propriété de Saint-Paulin lui valait, tous frais d’entretien déduits, des rentes suffisantes ; c’étaient d’excellentes terres, toutes bien louées ; il n’avait d’ailleurs qu’à se fier au père Homo, le régisseur. Il possédait, en outre, quelques valeurs mobilières déposées chez le notaire, avec quelque argent que son père avait laissé et des économies sur ses revenus des deux dernières années.

Au mois de juillet, il avait passé avec bonheur ses premiers examens de droit ; suivant toutes probabilités, il serait avocat dans deux ans ; il verrait alors que faire. Il ne voulait pas se donner les soucis d’affaires compliquées, de fortune à gagner. Il n’avait point de folles ambitions. Quand il serait marié, il pourrait vivre à Saint-Paulin, veiller à ses terres, peut-être s’occuper un peu de politique ; son tuteur le lui avait conseillé. D’ici là, il pouvait encore voyager. Enfin il ne savait pas.


« Quelle charmante occupation, écrivait-il plus tard, qu’une première installation ! Je me souviens, la première fois que je suis entré place Delaborde, je considérais les murs nus et sales de ces chambres vides, à l’enfilade, où mes pas faisaient écho, et dont j’avais à créer mon home. Quel champ à l’imagination. La destination de chacune des pièces s’indiquait, la chambre avec le cabinet de toilette, la salle à manger près de la cuisine, le salon ouvert sur un très petit cabinet de travail en retrait ; mais comment décorer tout cela ? Chaque heure m’amenait de nouvelles conceptions. Je fis venir quelques camarades ; ils ne me proposèrent que des excentricités ; l’excellente madame de M. m’a été précieuse. En somme, une élégante simplicité, ce qui se fait, tel a été mon programme. Mais que d’argent dépensé, que je n’avais pu prévoir ! »

La période des maçons et des menuisiers, et celle des peintres, fut le moins bon moment — non sans le charme, pourtant, de voir poindre sous les boiseries brutes, puis dans le cru des peintures, la forme que devaient avoir les choses. Et dès lors c’étaient les visites chez les tapissiers, les interminables conférences, les hésitations entre les vingt étoffes quasi semblables ou tout à fait différentes, les choix enfin arrêtés sur le prétexte d’innotables minuties, les idées subites qui dérangent tout et font recommencer. Et les meubles ! les grands magasins en ont de parfaits ; mais la jalousie des tapissiers suscite des difficultés, des méfiances.

— Peut-être vendons-nous plus cher, mais au moins ce n’est pas de la camelote.

Le premier février au soir, l’entrepreneur, M. Perrot, livrait, un peu solennellement, l’appartement à M. Rouff, le tapissier. Et les tentures d’apparaître, les grandes étoffes, les larges bandes ; cela prenait déjà tournure. Quand les rideaux eurent fait leur entrée, cela devint définitif.

Et, tout ce mois, c’était, quatre fois par jour, le voyage de la rue de Grenelle au square Delaborde à travers tout Paris.

Les meubles arrivèrent enfin, les gros meubles, car il fallait se réserver d’acheter peu à peu, suivant le besoin et l’occasion, tout le bibelotage.

Le tapissier tenta de placer deux grands tableaux d’on ne savait qui, une superbe affaire. Marcelin déclara ne rien connaître à la peinture et vouloir attendre. Madame de M. le guida au Bon Marché pour l’acquisition d’un trousseau. Elle-même présida à l’entassement des draps dans les armoires, des serviettes, des lingeries pesantes ; puis, ce fut le tour des vêtements ; une femme de chambre de la pension aidait. Jean, le valet de chambre entré au service dès le premier du mois, considérait, dans sa gravité silencieuse, ce zèle et cet affairement, avec, apparemment, l’inquiétude de savoir s’ils dureraient.

Maintenant tout était en place. Marcelin arriva un matin avec une voiture qui apportait ses valises ; l’après-midi, il acheva l’ordonnance de la bibliothèque, et, toute la journée, se promena avec ravissement, seul, d’une pièce à l’autre. Il se coucha de bonne heure… Dormir pour la première fois dans son lit, entre ses draps, dans sa chambre… quelle douceur !

Quelques semaines plus tard, il écrivait :

« Lorsque, ces dernières années, je souffrais de la solitude et de confus besoins, était-ce seulement après le calme établissement d’un home que je soupirais ? Depuis que je suis entré, si tranquille, dans la vie régulière et le confort de mon logis, il me semble que les grandes soifs sont apaisées et que je suis heureux.

» La monotonie, qui m’oppressait à la pension, ici m’enchante ; mes jours coulent semblables les uns aux autres, j’ai toujours la même joie à me trouver chez moi ; j’existe suivant mes désirs, et je m’endors dans une bonne conscience de bien-être.

» Seule, quelquefois, la pensée me trouble, aux soirs longs, que ce bonheur vaudrait mieux à deux… Et ce regret serait-il le recommencement des troubles de mon âme ? »


Au commencement d’avril, Charles Berty l’entraîna en Belgique ; ils passèrent quatre jours à Bruxelles ; Charles y avait des affaires ; Marcelin visita la ville ; le musée lui entr’ouvrit l’esprit au charme de la peinture. Un après-midi, il fit la connaissance d’une jeune femme qui occupa quelques mois de ses exaltations…

Ce fut le troisième jour, au salon de l’hôtel où Charles et lui étaient descendus. Charles était sorti. Elle était en noir, avait un beau maintien, paraissait élégante. Il la considérait de derrière son journal ; deux ou trois fois, leurs regards se croisèrent ; il y avait un peu d’affectation dans la manière dont elle remuait des papiers ; évidemment, on ne pouvait la juger du monde le plus correct. Cela dura quelque dix minutes ; il n’osait lui adresser la parole, n’imaginait rien à lui dire. Ce fut elle qui trouva.

— Je vous demande pardon, monsieur, auriez-vous l’obligeance de me donner cet horaire ?

Un indicateur était là ; Marcelin le donna. Elle ouvrit, chercha ; elle tournait les pages les unes sur les autres. Il se demandait s’il ne devait pas intervenir. Ce fut elle encore qui prit la parole.

— Oh ! monsieur… je suis vraiment confuse… je n’ai jamais pu me reconnaître dans un horaire. Je vais demain à Anvers, et je ne sais où trouver les heures…

— Si vous me permettez, madame.

La chose était faite ; ce n’était pas une plus grande difficulté d’enlever un cœur de dix-neuf ans…

Une demi-heure après, ils sortaient ensemble de l’hôtel. De conserve, ils suivirent le boulevard d’Anspach ; ils parlaient de choses indifférentes. Chemin faisant, elle avoua qu’elle n’avait aucune occupation de l’après-midi ; elle accepta une promenade au Bois de la Cambre ; on monta en voiture.

Elle conta qu’elle était artiste : l’avant-dernier hiver, elle avait chanté à la Scala, à Paris ; cet hiver-ci, elle avait été engagée à Bruxelles, elle interprétait les demi-caractères à l’Alcazar ; son engagement venait de finir ; on lui faisait des offres à Anvers ; elle irait voir, le lendemain ; elle aurait préféré retourner à Paris ; elle se résignerait ; on fait ce qu’on peut, on ne fait pas ce qu’on veut.

Pendant ces propos, et tandis que la voiture atteignait les premières verdures, Marcelin commençait à se monter la tête. Elle n’avait point l’air provincial ; sa tenue restait marquée de quelque chic ; elle parlait gentiment ; une jolie crânerie brillait dans ses yeux ; la peau était très blanche, soyeuse, les cheveux plutôt bruns ; sa toilette, encore que simple, indiquait un bon faiseur ; il remarqua qu’elle était exquisément parfumée. Il tenait sa main finement gantée de noir, et l’écoutait un peu vaguement, en la considérant ; elle se laissait considérer et continuait ses petits discours. Entre temps, elle demandait à son nouvel ami ce qu’il faisait, par de petites questions, comme par hasard, ne poussant pas, s’arrêtant à l’essentiel, reprenant aussitôt son histoire. En revenant du Bois, ils étaient de vieilles connaissances.

Elle n’accepta pas à dîner ; mais il fut convenu qu’ils iraient ensemble, et avec l’ami de Marcelin, au théâtre du Parc ; Marcelin offrit des fleurs ; ils se quittèrent à l’hôtel.

Charles rentrait ; il se moqua de Marcelin et lui déclara qu’il était tombé entre les mains d’une simple cocotte.

— N’importe ! fit celui-ci, non convaincu.

La soirée au théâtre du Parc fut convenable, sans ennui. Mademoiselle Hélène Delile — c’était son nom — avait revêtu une toilette de soie grise et noire, un peu moins pure que celle de l’après-midi ; elle était pourtant jolie ; Charles convint qu’elle l’était. Les diamants ne paraissaient pas trop authentiques ; on n’approfondit pas la question. Marcelin se crut obligé à un petit souper à trois, mais qui ne traîna point.

Et l’on rentra à l’hôtel commun. Charles monta dans sa chambre. Marcelin reconduisit Hélène dans la chambre de celle-ci. Il s’était mis dans un fauteuil ; elle retira son manteau, ses gants, son chapeau, et l’on causa…

— Voyons, ma chère amie, voulez-vous venir avec moi demain à Paris ?

— Je ne demanderais pas mieux, mais il faut que j’aille à Anvers.

— Oui, pour votre engagement. Mais si vous aviez une situation à Paris !

— Je n’en ai pas.

— Je vous l’offre ; je me chargerai de vous.

— C’est fort aimable…

— Eh bien.

— Eh bien… Eh bien… Vous êtes très jeune ; quel âge avez-vous ?

Il l’assura en riant qu’il était, sinon majeur, du moins émancipé, et libre de lui-même.

— Et vous voudriez bien, reprit-elle, avoir une maîtresse.

La réponse le décontenança ; il insista, ne voyant pas autre chose à faire. Alors commencèrent d’interminables et assez obscures explications. On confessa qu’on avait un amant ; on voulut bien faire entendre qu’il n’était pas aimé. Il était en voyage ; il revenait le lendemain soir ; des ménagements étaient nécessaires ; on pouvait le quitter toutefois ; mais… mais… Ces mais durèrent encore un petit quart d’heure, après quoi il fut convenu que Marcelin partirait seul et qu’on le rejoindrait à Paris.

Elle allait et venait dans la chambre. Il l’arrêta et la prit par la taille ; il l’embrassa.

A ce moment, ils entendirent des pas dans le couloir ; on frappa à la porte ; ils restèrent stupéfaits.

— Qui est là ? demanda Hélène.

— Le portier.

— Que voulez-vous ?

— Je voudrais parler à madame.

Le ton de la voix était légèrement impératif. Ils se regardèrent.

— Je vais me cacher.

— Oui, mettez-vous là.

Il entra dans un cabinet. Elle ouvrit.

— Je demande pardon à madame, dit le portier ; je croyais que le monsieur du cinq était chez elle.

— Mais non…

— Je demande pardon à madame ; je suis sûr qu’il est là ; c’est une chose qui n’est pas permise dans la maison.

Marcelin apparut, indigné. On causait ; cela se voyait bien ; que signifiait cette pruderie ? L’homme insistait ; c’était la règle de la maison ; si l’on voulait causer, le salon de conversation était encore ouvert.

— Eh bien, bonsoir, à demain, dit Hélène au jeune homme.

Maintenant, le portier ébauchait des excuses. Furieux, Marcelin regagna son numéro cinq. Il se mit au lit. Une demi-heure plus tard, il revint gratter à la porte d’Hélène ; pas de réponse ; elle dormait sans doute.

Le lendemain, avant le départ, il fit une petite visite. Les promesses furent confirmées ; aucun chiffre toutefois ne fut prononcé ; grande fut l’effusion ; mais il n’obtint aucune faveur définitive.

— De la patience ! lui disait-on. A samedi, trois heures et demie, à la gare du Nord.

Le voyage, les remontrances de Charles achevèrent de lui monter la tête.

Rentré chez lui, à Paris, le soir même, il écrivait une longue lettre… Il l’aimait, il ne pensait qu’à elle, il avait tant de peur qu’elle ne pût venir le jour fixé, il allait lui chercher un appartement, il comptait sur sa promesse, sur sa parole qu’elle avait donnée, il lui appartenait tout entier, il n’imaginait plus qu’il pût vivre sans elle, et cetera, et cetera…

Le surlendemain matin, il reçut la lettre suivante, sauf les virgules et l’orthographe :

« Hôtel***, Bruxelles.

» Mon cher Marcelin.

» Comme je te l’ai dit, mon amant est arrivé, mais par le train de six heures ; j’ai reçu une dépêche et j’y suis allée. A la gare, ce matin, je lui ai déjà touché quelques mots de mon intention, sans encore lui dire la chose véritable. Il m’a dit que si jamais je le quittais, il aurait beaucoup de chagrin. Voici alors ce que j’ai décidé. Samedi à midi, il part pour Anvers et ne revient que dimanche soir. Alors, moi, je partirai pour Paris dimanche matin sans rien lui dire. Il faudrait que tu m’envoies deux cents francs, car le voyage coûte déjà cinquante francs avec les bagages et j’aurai de l’argent à payer. Tu vois que je suis de parole, car je pourrais parfaitement entrer au théâtre des Bouffes-Parisiens. C’est un artiste qui a joué avec moi à Troyes et qui m’aimerait beaucoup. Mais j’ai refusé net. Je trouve déjà le temps long ; je voudrais déjà être auprès de toi pour t’embrasser.

» Ta petite femme qui t’aime,

» Hélène.

» P.-S. — Réponds-moi à l’hôtel où je suis ; c’est marqué sur le papier, chambre numéro quatre. J’attends une lettre par retour du courrier. »


Il envoya les deux cents francs.

Le dimanche, il alla à la gare du Nord, à trois heures et demie ; elle n’était pas là. Il rentra chez lui, au cas d’un télégramme ; rien. Lui-même envoya d’inutiles dépêches. Au train suivant, à six heures et demie, personne encore.

Le soir, chez Charles, dans une détente nerveuse, il éclata en sanglots.


A la fin de la semaine, il trouva, un jour, comme il rentrait chez lui, madame de M. qui l’attendait ; elle surveillait son ménage. La lettre d’Hélène traînait sur une table. Un peu avant de le quitter, Madame de M., en causant, lui dit :

— Prenez garde, mon petit Marcelin, à ne pas trop mal placer vos affections.

Il rougit beaucoup.


Il avait eu un mot qui fit rire indéfiniment son ami Charles.

— Elle ne viendra pas, lui disait celui-ci la veille du fameux dimanche.

— Elle ne peut pas ne pas venir, répondit-il. Ce serait trop mal…


Une quinzaine plus tard, il écrivait dans son petit livre de pensées le menu poème en prose suivant :

« Saviez-vous, Hélène, quelle que vous fussiez, que j’étais prêt à vous aimer, que tout était mûr dans mon cœur pour vous y recevoir, et que je vous aurais aimée ?

» Vous m’avez joué, très ordinairement. Vous n’avez pas entrevu la vie qui vous était offerte ; ou bien, avez-vous préféré la joyeuse bohème accoutumée ? Pauvre, qui n’aurez pas essayé !

» Mon âme, toute de tendresse, mon âme de printemps et aux neuves sèves, si vous l’aviez eue, cette âme que nulle femme n’eut encore et qui vous était promise, ô folle compagne d’un soir !

» Vous ai-je, vous aurai-je aimée ? Votre pensée a habité mon esprit ; votre espérance me donna maint enthousiasme ; votre trahison, quelle douleur ! mais déjà le temps passe et vous emporte. Et vous vous effacerez.

» Et il me restera ceci, que la première m’aura trompé, et que j’aurai connu les angoisses avant les joies. Et puis, je sais que vous n’étiez qu’une vaine et falote image, et qu’il est bon que je vous néglige.

» Une autre apparaîtra, une autre, une autre… O continuité des désirs et des efforts ! terreur des réserves que tient la vie ! comment y songer sans pâlir ? est-ce vers le péché, est-ce vers l’amour ?

» O rêves de granit, grottes visionnaires !
Cryptes, palais, tombeaux pleins de vagues tonnerres !
Vous êtes moins brumeux, moins noirs, moins ignorés,
Vous êtes moins profonds et moins désespérés
Que le destin, cet antre habité par nos craintes,
Où l’âme voit, perdue en d’affreux labyrinthes,
Au fond, à travers l’ombre, avec mille bruits sourds,
Dans un gouffre inconnu tomber le flot des jours. »

… avec, pour la partie en vers, la collaboration de Victor Hugo.


Vers cette époque, Marcelin Desruyssarts entra en relations avec les Delannoy, des cousins du côté de sa mère, avec qui son père s’était brouillé. Ils s’étaient mis autrefois dans l’industrie et y avaient gagné de l’argent ; depuis quelques années, ils avaient quitté les affaires et habitaient une maison de campagne à Ville-d’Avray. Ils avaient trois filles, les deux aînées mariées en province, la cadette Paule, pas encore mariée quoique ayant vingt-six ans sonnés. Marcelin la jugea difficile à caser ; elle avait ces façons à la fois trop libres et pincées des jeunes filles qui prennent de l’âge. Toute la famille, d’ailleurs, avait acquis dans le commerce une facilité de plaisanteries un peu ordinaires et une morgue qui éclatait à l’improviste en les circonstances où on l’attendait le moins. En outre, la cousine Paule avait introduit dans la maison un usage d’engouements ; telles personnes devenaient des amis dont on ne pouvait plus se passer, qu’on voyait tous les jours, pour qui l’on n’avait plus de secrets ; puis, subitement, on se brouillait, et c’était le tour à d’autres. Marcelin assista, en arrivant, à l’épilogue d’une amitié avec la famille d’un officier d’artillerie ; il n’y avait point de sottises qu’on ne leur fît, jusqu’au jour où, abasourdis, ils renoncèrent à venir. En même temps commençaient des relations avec les Rigout, des bijoutiers du Palais-Royal, qui avaient loué tout proche une villa.

La première fois que Marcelin rencontra les Rigout chez ses cousins, madame Delannoy le prévint :

— Je vais te faire faire connaissance, mon petit Marcelin (elle s’était mise à le tutoyer tout aussitôt), avec un jeune homme qui te sera un excellent camarade ; nous l’appelons par son petit nom, Gustave ; il a à peu près ton âge ; il est très gentil, tu verras. Il a une sœur, que nous aimons beaucoup, un peu plus jeune… Mais les voilà.

Marcelin assista à des embrassades, des cris de joie, des effusions.

On le présenta.

Gustave lui tendit les mains :

— Trop heureux, monsieur…

La sœur, en lui tendant la main, imita son frère :

— Trop heureuse, monsieur…

Ce fut une explosion de rires.

— Oh ! la folle ! est-elle amusante ! est-elle moqueuse !

Marcelin se sentit consterné, et se força à sourire.

On entra au salon. M. Delannoy, avec sa barbiche blanche et son faux air d’ancien officier de cavalerie, participait à la joie générale. Quand sa fille voulut s’asseoir, Gustave retira le fauteuil.

Elle poussa un cri, moitié de surprise, moitié de rire.

— Ah ! le cochon !

— Oh ! oh ! oh ! Quel langage ! mademoiselle ! ma fille ! Paule !…

— Je vous demande pardon, mais c’est la faute à ce grand dindon de Gustave.

— Oh !

Madame Rigout, une brune de quarante ans aux airs passionnés et qui se rajeunissait, prit la parole ; elle tapait sur les genoux de madame Delannoy et s’exprimait avec volubilité.

— Vous savez, ma chère, nous avons été hier aux Variétés. C’est étonnant, c’est à se rouler, à se tordre. Granier est ravissante.

— Et Baron ! ma chère Paule, exclama la fille ; moi, j’en suis amoureuse.

— Ah ! j’aime mieux Cooper, riposta Paule.

— Mais Granier, ma chère, Granier ! continuait madame Rigout.

— Il est vrai qu’elle est mince de pschutt, affirma Gustave.

M. Delannoy riait, semblait très heureux. Cela dura un quart d’heure. Gustave imita Lassouche ; Paule faillit avoir, à force de rire, une crise de nerfs. A un moment, Julie (mademoiselle Rigout) se leva :

— Voyez comme il fait beau. Allons au jardin.

— Nous jouerons au tonneau.

— Ça y est.

— Et je ferai la cote.

— Hioup ! allons-y.

Gustave offrit comiquement son bras à Paule. Marcelin fit un effort et s’avança en riant vers Julie :

— Alors, mademoiselle, vous acceptez le mien ?

— Volontiers, monsieur. Et j’espère bien que vous allez me faire la cour.

— Oh ! les enfants ! les enfants ! soupira par plaisanterie M. Rigout, un gros petit homme barbu, l’air réjoui.

Marcelin la lui aurait bien faite, la cour ; mais, en face d’une telle écervelée, comment prendre un personnage ? Elle n’était pourtant pas désagréable ; boulotte, point mal tournée, la figure colorée, très brune, des yeux de page de cour, les cheveux relevés au dernier chic, une jolie poitrine… Marcelin parla théâtre ; mais il se sentait fade.

On arriva dans une grande allée droite. Il y avait un jeu de tonneau…

— Mais nous allons avoir des mains horribles, fit Marcelin pour dire quelque chose.

— Oh ! là, là !… pauvre petit !… s’écrièrent les deux jeunes filles.

On joua. L’enjeu était de deux sous. Tout à coup on proposa de le mettre d’un louis ; ce fut accepté. A la grande indignation de sa femme et de sa fille, M. Rigout gagna ; il en fit force plaisanteries ; M. Delannoy perdait ; il se fâcha presque et réclama le retour à deux sous ; on reprit à deux sous. Les parties roulaient au milieu des farces et des cris. Gustave et sa sœur se battirent ; elle lui arracha les cheveux ! Paule eut sa robe déchirée.

— Pour une grande fille de ton âge, gronda la mère…

— Après ?… riposta la fille.

Les deux papas s’étaient assis dans un coin et causaient en fumant ; c’était une ressource ; Marcelin allait les rejoindre entre deux parties ; ou bien il ramassait les pièces et marquait les coups ; cela l’occupait. Il frémit quand il entendit sa cousine inviter ses amis à dîner ; ils acceptèrent de suite ; ils demeuraient à deux pas ; ils prendraient juste le temps d’aller s’habiller pour revenir à sept heures ; et l’on resta au jardin.

Gustave s’était étendu dans un hamac et fumait des cigarettes. A droite, sa sœur s’était assise ; à gauche, Paule ; et toutes deux imploraient des cigarettes qu’on leur accordait sous des conditions bizarres ; elles fumaient. De temps en temps, Gustave donnait un mouvement au hamac et venait heurter les deux jeunes filles qui s’esclaffaient.

Quand ils furent partis s’habiller, Marcelin resta seul avec sa cousine Paule. Elle portait allègrement ses vingt-six ans ; seule avec lui, elle était volontiers cordiale et camarade ; quand les Rigout étaient là, elle ne connaissait plus personne. Elle lui demanda son avis sur eux ; il dut professer une énorme sympathie.

— N’est-ce pas ? faisait-elle.

Une demi-heure après, ils étaient de retour. Les deux dames Rigout avaient de petits costumes de casino, le même toutes deux, crème, en cachemire, à petits plis, avec un ruban de ceinture, toutes deux des fleurs dans les cheveux. Le dîner commença convenablement ; il finit dans la démence ; les jeunes filles imitaient des cris d’animaux ; Gustave disait qu’il voulait griser madame Delannoy qui pleurait de rire.

— Eh bien, Marcelin, tu n’es pas gai, tu n’as pas d’entrain, disait la bonne dame.

Il n’était pas gai et n’avait aucun entrain. Maintenant, il était en dehors de la société. Par moments, il enviait la folie des autres, leur aisance, leur confiance en eux, leur sans-gêne parfait, et il souhaitait de les imiter, qu’ils l’y aidassent, qu’il se sentît encouragé, entraîné…

La jeune cousine l’avait abandonné, et les trois jeunes gens, sentant qu’il n’était pas de leurs façons, avaient cessé de lui adresser la parole. Son embarras augmentait sans cesse ; il était assis entre sa vieille cousine et mademoiselle Rigout ; la vieille cousine s’occupait de son service, de ses invités, de lui un peu ; mademoiselle Julie avait oublié son existence. Ses plaisanteries, celles de Paule, les farces de chacun passaient à présent au-dessus de sa tête ; il n’avait plus même besoin de se forcer à sourire.

On s’en fut au salon. Paule se mit au piano et joua des valses. Gustave faisait quelques tours avec sa sœur ou sa mère. Tout à coup Paule attaqua le quadrille de l’Œil crevé.

— Un quadrille ! hurla Gustave.

On se compta. Il y avait la mère, la sœur, lui et Marcelin. Il avait pris sa mère par le bras ; Marcelin vit que Julie était vexée de l’avoir pour cavalier. Il fut sur le point de s’excuser et de sortir.

— Allons, Marcelin ! fit gentiment madame Delannoy.

Ce fut un épouvantable chahut. Mais, dès la première figure, Julie commençait à plaisanter son cavalier ; elle affectait des airs graves en revenant auprès de lui. A la seconde figure, la mère en fit autant. Elle s’emportait, elle levait la jambe, elle répondait au cancan endiablé que menait le fils. A la troisième figure, Julie faisait à Marcelin des pieds-de-nez par derrière. La cousine Paule pianotait toujours, à moitié retournée sur le tabouret, et regardant la danse ; elle voyait qu’on se moquait du cousin ; elle riait de tout son cœur. Au galop, on voulut le faire tomber ; il affecta la tenue la plus correcte. Et ce fut fini.

Madame Delannoy eut pitié de lui ; elle l’appela, le fit asseoir près d’elle, le garda ; puis, elle le remit aux mains de son mari qui l’invita à jouer avec lui et M. Rigout ; il leur gagna vingt francs à l’écarté ; ce succès le réconforta un peu. La vieille cousine lui en fit honneur. Les autres étaient occupés de leur côté.

Il prétexta la crainte de manquer le dernier train et prit congé. En mettant son pardessus, il entendit les valses et les polkas qui continuaient de plus belle ; il avait presque envie de pleurer.

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