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L'initiation au péché et à l'amour : $b roman

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II

Marcelin Desruyssarts était né, et sa mère le même jour était morte. Le père revint à Saint-Paulin ; taciturne et le front plissé de remords, il déclara qu’il resterait auprès de son fils. Et, dans l’isolement du domaine familial, l’enfant grandit.


Il n’avait guère de petits camarades ; les petits paysans du bourg, les fils du percepteur, du médecin, étaient une compagnie que le père n’encourageait point ; et il ne fréquentait point chez les châtelains des environs.

Quelquefois l’enfant s’arrêtait à regarder, sur la route, les gamins qui jouaient aux barres, aux billes ; il s’approchait, un peu timidement ; alors les autres se sentaient moins à l’aise, ne lui proposaient pas d’entrer dans leurs parties, il s’asseyait sur un talus, à égrener des herbes ou à compter des cailloux.

Dans le parc, plus fréquemment dans le jardin du curé, il construisait des buttes en terre, entreprenait des travaux, s’occupait à suivre des insectes : la vieille gouvernante du prêtre était sa meilleure amie ; elle lui donnait des pommes, des confitures ; il assistait à la cuisine, était heureux si on lui confiait des cueillettes de fruits. Il lisait couramment, apprenait rapidement à écrire, connaissait bien l’histoire sainte.


Un jour l’évêque vint donner la confirmation dans l’église du bourg. C’était une fête très solennelle. Quand Monseigneur entra et traversa l’église, la gouvernante dit tout bas à Marcelin de faire le signe de la croix.

L’enfant, au milieu du silence des fidèles, récita à pleine voix :

— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit…

Tout le monde se retourna ; Monseigneur s’arrêta, et, souriant doucement, il s’approcha de Marcelin. De ses doigts, il lui toucha une joue, et, regardant vers le ciel, il le bénit.


Des cousins, cet été-là, furent invités au château. Ils avaient un petit garçon, Paul, de l’âge de Marcelin, quelques mois de plus. Paul était turbulent, très joueur ; Marcelin le prit en grippe ; il lui abandonnait ses jouets, et, malgré les remontrances, s’enfuyait seul dans les bois.


De temps en temps, M. Desruyssarts allait à Paris, revenait après quelques jours ; une fois ou deux par an, il restait absent plusieurs semaines. Le père Homo, le régisseur, avait la surveillance de l’enfant qui l’aimait.

Marcelin alors se sentait plus libre ; il imposait ses quatre volontés au père Homo et à la gouvernante du curé ; il devenait plus expansif, parlait plus fort, faisait du bruit.


Le curé lui disait :

— Il faut donner de vos jouets, de vos gâteaux aux petits pauvres.

— Puisque c’est à moi, mes jouets, mes gâteaux…

— Le bon Dieu veut qu’on donne de ce qui est à soi.

Marcelin se taisait et regardait le curé dans les yeux, cherchant à comprendre.

Le vieux prêtre expliquait :

— Les bêtes ne donnent point, ne se privent point ; mais les hommes ne font pas comme les bêtes ; ils connaissent le bon Dieu, que les bêtes ne connaissent pas.


Le plus jeune des fils du médecin devint un peu plus tard son camarade. Marcelin aimait le blond garçonnet aux cheveux soyeux, aux manières douces ; il pensait souvent à lui et recherchait sa société ; mais il était intimidé lorsqu’il le rencontrait. Chaque fois il lui apportait quelque chose, des livres, des images, de beaux cailloux. Après un quart d’heure de compagnie, son embarras cessait ; alors les deux enfants causaient, longuement.

— Henri, pourquoi tu n’as pas un château ?

— Mon père n’a pas le moyen.

— Si tu veux, quand nous serons grands, tu demeureras avec moi.

— Je voudrais bien.

— Quand nous serons soldats, nous serons tous deux hussards ; nous serons capitaines.

— Moi, je serai lieutenant.

— Qu’est-ce que tu feras après ?

— Je serai médecin comme papa.

Au mois d’octobre, Henri annonça qu’il allait au collège ; il entrait en huitième. Il partit. Marcelin fut très triste : il songea longtemps aux beaux cheveux, aux mines si douces du petit ami ; il aurait voulu aller aussi au collège, entrer dans la même classe, et il se mit à travailler plus assidûment ses leçons.


Vint, à onze ans, l’époque de la première communion ; une grande piété s’était développée chez Marcelin ; il attendait avec une croissante impatience les trois jours de la retraite préliminaire.

Le lundi matin, il fut conduit à l’église ; une dizaine d’enfants étaient là ; d’autres arrivèrent encore. On entendit la messe ; puis, ce fut le curé qui instruisait, parlait de Dieu, du péché, de la rédemption ; et l’on récitait des cantiques, dans un élan de ferveur et une joie de chanter à pleine voix. On pensa à la confession, aux fautes commises ; et la journée se terminait avec la bénédiction du vieux curé et par des hymnes dans l’église. Marcelin rentra au château, plein d’onction.

C’était en mai, les premières tiédeurs embaumaient le ciel.

Le lendemain, pendant la messe, une grande ferveur prit subitement Marcelin. La journée était consacrée à préparer la confession générale ; il fallut récapituler les fautes commises depuis l’âge de raison. Quelques enfants faisaient des listes ; un espiègle vola de ces papiers ; quelques-uns lisaient dans des livres pieux la nomenclature de tous les péchés possibles et notaient d’un signe ceux où ils étaient tombés ; un petit nombre méditait, les plus dévots ; ils s’apercevaient l’âme très noire, avec une confusion d’avouer leurs iniquités, une peur de n’être point absous et de la confiance dans les miséricordes de Dieu et du curé. Tout le monde défila au confessionnal ; le prêtre, ce jour-là, ne donnait que l’attrition, réservant l’absolution à la veille de la communion. Marcelin redoutait de mourir dans la nuit, avant d’avoir reçu, sous sa forme définitive, le sacrement de la pénitence. De plus en plus, son âme s’exaltait ; en dormant, il eut des rêves où s’entrecroisaient les récits, les tableaux, les symboles sacerdotaux.

Le mercredi fut solennel ; eux-mêmes, les plus mutins se recueillaient. Il y eut, avec des hosties non consacrées, une répétition générale de la communion. On ne sortait plus de l’église, du jardin du presbytère, de la cour d’école ; l’église était en préparatifs de fête ; des ouvriers posaient des tentures, des fleurs ; le jardin, la cour verdoyaient sous le soleil. Les enfants passaient ici et là, à travers la jubilation et la pompe. Et le soir, après l’absolution donnée, ils rentraient le cœur et les sens remplis de l’attente du lendemain.

Le grand jour arriva. On mit au communiant son premier long pantalon ; un cierge à la main, il s’achemina gravement, à pied, du château vers l’église. Les enfants furent placés, en deux groupes séparés, les filles à gauche, les garçons à droite ; le curé circulait entre eux. Avant la messe on chanta des cantiques, pendant que la foule entrait ; puis, l’office commença.

Ce fut, dans l’âme de Marcelin, une brume. Comme ses camarades, il se levait, s’asseyait, s’agenouillait ; il entendait et voyait sans discerner ; et les cérémonies se déroulaient devant lui, lointaines cet imprécises. L’unique sentiment du sacrement prochain subsistait, et cela ondoyait dans sa tête ; un flux d’extase montait, en un parfait acquiescement de foi, d’espérance et d’adoration.

La voix bien connue du curé parlait :

— Le moment est venu…

Debout sur les marches du chœur, devant les enfants, le curé, en son étole blanche, parlait et l’émotion faisait trembler ses paroles. L’enfant entr’apercevait des idées formidables… Le péché originel effacé… la rédemption… la loi du monde remplacée par la loi divine… Et, peu à peu, il comprenait que Jésus-Christ c’était l’exemple et que son corps c’était le gage, et que son sang était le symbole… exemple, gage, symbole du renoncement, du sacrifice et de l’holocauste… et que Dieu s’était incarné pour enseigner jusqu’où il était bien d’aimer, — tandis que la voix du prêtre répétait :

— Corpus meum, quod pro vobis datur… mon corps, que je donne pour vous !

On s’était levé ; lentement, on se mettait en marche vers la nappe blanche, au pied de l’autel, en un long défilé. L’enfant, comme en une minute suprême, s’hallucinait de prendre sa part de sa rédemption ; il murmurait intérieurement, mais précipitamment, dans un affolement de reconnaissance éblouie :

— Seigneur, je ne suis pas digne… Seigneur, je ne suis pas digne…

Et, comme il revenait à sa place, il pleurait abondamment.

A midi, il déjeuna au presbytère, en face du curé, seul avec lui ; le vieux prêtre, ému et recueilli, le servait avec les égards de quelque ancien ermite pour un voyageur angélique descendu sous sa hutte ; et lui, souriant et silencieux, le cœur ravi, il considérait avec amour le bon soleil de mai dans les campagnes.

Les vêpres entendues, les cérémonies se terminèrent par la consécration à la Vierge. Dans la chapelle ornée de fleurs, les communiants, filles et garçons, étaient réunis et l’un d’eux récitait les vœux à la mère des hommes. Là était le bénitier dont l’eau, près de douze ans auparavant, l’avait aspergé dans le ventre de sa mère, et Marcelin, vaguement, était appuyé contre. Alors une dernière fois, le prêtre parla ; son regard tomba dans le regard de l’enfant, et celui-ci entendait confusément des paroles dont le sens s’élargissait au delà de leurs sonorités :

— Les jeunes hommes ont pour la première fois communié de l’exemple de Jésus. Allez ! Mais là, voici la vierge aux bras entr’ouverts, aux mains tendues ; les jeunes hommes iront à celle qui assiste, qui prie et qui intercède…

Les rangées des fillettes toutes vêtues de blanc dans leurs robes de mousseline et sous leurs voiles, candides, les fillettes levaient leurs yeux ingénus vers l’autel blanc fleuri de la Vierge Mère. Une émotion intense poigna le cœur de Marcelin ; il pâlit et il s’affaissait presque contre le bénitier miroitant.

Tout était fini ; les enfants se dispersaient, cherchaient leurs familles ; les familles accouraient. Marcelin vit chacun de ses camarades entouré des siens, tous, qui se laissaient bercer aux soins délicieux de leurs mères, toutes les mères qui éperdument embrassaient leurs filles, leurs fils. Il se retourna, et aperçut son père, qui, sans sourire, triste, presque sombre s’approchait.


L’été se passa sous le coup d’émotion de cette journée. La ferveur de piété s’était calmée ; un sentiment intérieur demeurait. Le goût de la solitude devint plus profond.


Maintenant, Marcelin s’arrêtait des heures à regarder couler l’eau, à considérer les arbres ; il délaissait sa vieille amie, la gouvernante du curé. A la moisson, il suivait de loin les ouvriers ; une fois il se mêla aux groupes et revint avec les lourdes voitures chargées ; il soupa chez le fermier, gaîment ; il rêva de recommencer et ne put le faire.


A la fin de l’hiver, le vieux prêtre tomba malade ; une semaine plus tard, il mourut. Marcelin eut un grand désespoir et toute l’année il lui resta de la tristesse.

Son père résolut de le garder, de continuer seul son éducation pendant un an ou deux.


Il grandissait. Un sérieux, une application précoce se manifestaient ; mais il se portait bien, était vigoureux. Il n’avait plus de camarade ; ses récréations étaient des promenades indéfinies dans le parc, seul souvent, quelquefois avec un dog, quelquefois avec le père Homo qui lui expliquait les essences des arbres, les mœurs des oiseaux.


Aux fêtes de Pâques, il vint à Paris pour la première fois. Il était allé plusieurs fois au chef-lieu de canton en compagnie du père Homo, deux fois à Évreux. Dès son arrivée à la gare Saint-Lazare, il resta muet de saisissement ; tout lui apparut énorme ; il traversa la place du Havre, ébloui, étourdi, enivré ; la hauteur des maisons l’écrasait ; la foule tourbillonnait autour de lui. C’était un pays de géants, un pays de féerie, immense, tout en clarté, tout en bruit, tout en mouvement, le monde d’une vie supérieure, surnaturelle.

Rentré à Saint-Paulin, l’impression ne s’effaçait pas de son souvenir ; il demanda à son père, comme récompense de son travail, de le conduire de nouveau à Paris. A chaque voyage, l’effarement le reprenait.


Comme il venait d’avoir treize ans, M. Desruyssarts, sur le conseil d’un docteur, le conduisit passer une partie de l’été aux bords de la mer ; il choisit un pays peu connu, peu fréquenté, de la plage normande, à quelques lieues de Saint-Paulin. Marcelin n’avait jamais vu la mer ; la nouveauté du spectacle fit jour à ses premiers romantismes.

M. Desruyssarts avait résolu de faire le voyage en voiture ; deux ou trois heures devaient suffire ; on partit un après-midi du commencement d’août. Une roue qui se démit retarda de plusieurs heures ; quand on fut prêt, le soir était venu ; le cocher pressait les chevaux ; peu à peu l’obscurité tombait. Déjà, sur la route, à travers les champs et les sapinières, un air frais et aromatisé étonnait de plus en plus les sens de l’adolescent ; les chevaux avaient pris le grand trot ; la nuit approchait ; le silence s’étendait autour du roulement de la voiture ; le père et le fils se taisaient, l’un taciturne toujours, l’autre impressionné par le mouvement, par l’attente. Quand on s’arrêta, la nuit était noire, sans lune et sans étoiles. On était à la porte d’un hôtel ; il y eut un grand va-et-vient ; des garçons circulaient avec des bougeoirs ; on descendait les bagages ; le père parlementait longuement ; les pas criaient sur le sable, sur les dalles, et des ombres apparaissaient au fond, derrière des vitrages mi-éclairés. Marcelin suivait, dans un ébahissement. La mer est à trois minutes, expliquait-on. On le fit monter dans une chambre ; il apprit que les fenêtres donnaient sur la plage.

Les domestiques partis, les premiers soins achevés, Marcelin ouvrit une fenêtre. L’espace béait, vide, noir. Le jeune homme s’approcha, s’accouda, chercha à voir ; mais rien ne pouvait se discerner. Une brise forte soufflait, qui fit aussitôt vaciller la flamme des bougies dans la chambre ; l’enfant eut un enivrement des aromes puissants qui le pénétraient, et pendant qu’il demeurait, il percevait peu à peu un bruissement bas, infiniment profond, toujours le même, une sorte de roulement continu, une symphonie lointaine, immense comme le ciel noir qui l’enveloppait.

Descendu, Marcelin sortait à la hâte, traversait les pelouses qui menaient à la mer. La brise saline soufflait plus âpre autour de sa tête, et le bruit des vagues grandissait dans l’ombre ; il s’approchait, lentement, avec des frissons, presque une peur, les sens exaltés et bouleversés, rempli de ce vent et de cette voix, et, tout d’un coup, il distingua dans l’ombre le blanc des lames qui déferlaient sur le sable. La mer apparut dans la nuit.

Il eut la notion vaguement de quelque chose dépassant le temps, éclatant l’espace ; halluciné, il s’arrêta ; tout son être était poigné d’angoisse et des larmes lui montaient aux yeux.


Suivirent trois années de collège à Paris, trois années régulières de travail, avec l’esprit qui s’ouvre aux choses. Il n’avait plus revu Saint-Paulin ; son père s’était mis à voyager, et il l’envoyait pendant les vacances en Angleterre, chez des amis, dans la monotonie correcte de la vie bourgeoise britannique. Il termina sa rhétorique et passa ses premiers examens.


Par cette belle fin d’après-midi de juillet, il sortait de la Sorbonne, heureux, l’esprit dispos à la joie. Ses camarades étaient là, bruyants, remuants, excités ; il les entendait parler et rire.

— Marcelin, tu viens avec nous ?

— Marcelin, nous allons nous amuser.

— Nunc bibendum et amandum.

— Moi, je suis reçu, toi aussi, toi aussi ; il faut arroser nos lauriers.

— Moi, j’ai droit à des consolations.

— Égalité, messieurs, devant le vin et près des femmes.

— D’abord à la brasserie !

— A la brasserie d’abord ! Louise et Jeanne y seront.

— Et puis, la grosse Blanche, et puis, la grosse Clarisse.

— Ma trop longue vertu, ouf ! me pèse.

— Que nul de nous, Messieurs, ne reste vierge !

— Je vous mènerai.

— Quand ?

— Tout de suite.

— Où ?

— Deux pas à faire.

— Hurrah !

— Eh bien, toi, Marcelin ?

— Marcelin, tu n’as pas les façons d’un soldat qui marche au feu.

— Tu ne réponds pas, Marcelin ?

— Messieurs, n’essayons pas de convertir Marcelin.

— Il est mélancolique.

— Il aime la solitude.

— Monsieur est chevalier de Malte.

— Monsieur est philosophe, de l’école d’Abélard.

— Il y a assez longtemps, mon petit Marcelin, que tu fais le grand seigneur.

— Nous allons t’apprendre à parler si on t’interroge.

— Nous t’offrirons, pour tes solitudes, des souvenirs dans le derrière.

— Fiérot !

— Beau ténébreux !

— Jésuite !

— Poète !

— Messieurs, messieurs, laissons-le.

— Soit !

— Mais sache, ami, qu’une chose vaut mieux qu’un vers de Lamartine, c’est un verre de vin.

— Les nuages manquent de femmes.

— La retraite, c’est immoral.

— Les dieux ont chanté le plaisir.

— Tu y viendras, mon cher ; tu te souviendras que nous nous amusons ; tu regretteras d’être demeuré ; les bois, la mer, le ciel bleu ne te diront plus rien ; tu désireras à ton tour. L’amour, les joies, les folies, les baisers, les vins qui saoulent, les fleurs, les fruits, les fêtes, les fandangos, les vertiges, les nuits blanches, les nuits rouges, les nuits pâles, les festins de champagne et de gorges moites, toutes les jouissances de vivre et de vivre encore et de vivre davantage et toujours, c’est pareillement, encore et toujours, le triomphe de la vie ; et c’est la vie, aussi, que l’orgie et que la nuit la plus nuptiale, que le dur travail et que l’or ruisselant, et toutes poussées de l’instinct, de la chair et de l’esprit ; le désir qui se veut satisfait, c’est la nature qui ordonne ; le péché qui allicie, c’est la loi mortelle qui commande. Crois-tu désobéir ? Eh ! mon maître, eh ! cher garçon, eh ! chaste dédaigneux, beau chevalier du Graal, compagnon de la lune, tu y viendras, chez Vénus et chez le Commandeur, tu y viendras… bonsoir !

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