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L'initiation au péché et à l'amour : $b roman

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II

Les premiers jours d’août, Marcelin se rendit aux Andelys.

Son cousin Georges Desruyssarts, le fils aîné de son tuteur Desruyssarts de Rouen, se mariait ; il épousait la fille d’un tanneur du pays ; toute la famille était convoquée pour la cérémonie ; Marcelin était garçon d’honneur.

Il arriva la veille du grand jour et s’en fut dîner chez le beau-père. Quelles excellentes gens ! Le dîner avait malheureusement un peu traîné. Marcelin sentit qu’on l’avait jugé timide ; il se proposait de donner le lendemain une autre impression. A neuf heures, des parents de la mariée étaient arrivés de la gare ; des Parisiens ; la femme d’un chef de bureau de l’Intérieur avec sa fille. La fille du chef de bureau, mademoiselle Amélie, était la demoiselle d’honneur de Marcelin. Son cousin lui expliqua que, suivant l’usage du pays, le garçon d’honneur avait, durant toute la noce la charge de sa demoiselle d’honneur et ne devait pas l’abandonner… Il trouvait la chose un peu embarrassante… Mademoiselle Amélie était plus âgée que lui, vingt-deux ou vingt-trois ans ; elle était jolie et semblait aimable. La noce allait d’ailleurs être très gaie ; cela se passait sans étiquette, familialement, et durait deux grands jours. Depuis l’avant-veille on travaillait dans la cour de l’usine à disposer une tente pour servir de salle de festin.

En regagnant son auberge, Marcelin fit une petite promenade auprès de la rivière. C’était délicieux. Tout le long, il y avait une allée plantée de grands arbres qui s’appelait « les Promenades ». La pleine lune à travers les feuilles mettait des reflets dans l’eau qui miroitait. A gauche, on voyait les maisons du Grand Andely, entourées de jardinets, toutes blanches sous la clarté nocturne ; sur le coteau, à droite, les ruines du Château-Gaillard. Le jeune homme s’assit sur un banc et se rappela le Vallon de Lamartine, avec la musique de Gounod.


Le lendemain, à dix heures du matin, on se retrouva à l’usine. Tous les ouvriers étaient là ; quand la mariée fit son entrée au bras de son père, on poussa des vivats, et les chapeaux s’agitèrent en l’air ; tout le monde jubilait. Mademoiselle Amélie prit le bras de son garçon d’honneur ; ils marchaient derrière le marié. Elle avait une délicieuse toilette crème, beaucoup de chic : ses cheveux blond foncé frisaient sur son front ; elle était un peu pâlotte, mais les pupilles de ses yeux étaient des diamants, des diamants noirs, vifs comme du soleil. Ils montèrent dans la voiture de la mariée, avec leur gros bouquet blanc. Le temps était très beau. On traversa une haie de gamins et de gens qui saluaient. A la mairie, à l’église, tout se passa bien. Les demoiselles d’honneur quêtèrent, assistées de leurs garçons d’honneur. L’autre garçon d’honneur était Paul Desruyssarts, le frère du marié, un brave garçon, un peu province, avec, pour demoiselle d’honneur, une cousine de la mariée, fillette insignifiante. On avait fait valoir à Marcelin qu’on lui avait réservé, des deux demoiselles d’honneur, la plus agréable, une Parisienne.

A une heure, on rentra à l’usine et l’on se mit à table. Il y avait quatre-vingts couverts. La tente était ornée de guirlandes, avec les initiales des mariés ; le service était superbe à voir ; on avait établi un plancher recouvert d’une toile pour danser le soir ; à côté, un petit salon était disposé, et un fumoir. Le soleil rayonnait à travers la tente, par les portes, dans les rideaux, et répandait la gaîté ; aussi, quand tout le monde fut assis, il y eut un murmure de satisfaction. Tout près, dans l’usine même, le beau-père donnait à dîner à ses ouvriers ; par moments, on entendait leurs rires et leurs cris joyeux.

Marcelin avait naturellement Amélie à sa droite ; à sa gauche, une vieille parente un peu idiote ; il lui suffirait de veiller à sa subsistance et de lui dire un mot toutes les dix minutes ; il put se consacrer à Amélie.

Amélie était gaie ; elle avait de l’entrain, beaucoup d’aisance et une bonne grâce inaltérable ; elle fut parfaite avec les gens du pays et les ouvriers. Pendant le repas, tous deux se mirent à causer longuement ; elle savait soutenir, animer la conversation. Elle commença par demander à son voisin à quoi il se destinait ; il lui raconta qu’il étudiait le droit, qu’il n’avait pas encore déterminé l’usage qu’il ferait de ses diplômes, qu’il vivait dans une pension de la rue de Grenelle ; la vérité. Et puis, comme elle s’enquérait s’il allait beaucoup dans le monde, s’il avait des relations, il lui dit tout de suite que non et lui parla de la monotonie, de la tristesse de son existence, et combien il aurait de joies à de bonnes relations amicales non point seulement avec des camarades d’école, mais avec des familles ; il avait envie d’ajouter avec des familles où sont des jeunes filles élégantes et charmantes comme elle était. Elle écoutait, elle répondait, elle souriait, l’arrêtait dans ses développements, l’y ramenait. Il parlait sans trop de gêne ; elle était si avenante !

Ils se confièrent les choses qu’ils aimaient, celles qui leur étaient antipathiques ; ils se trouva qu’ils avaient beaucoup de goûts semblables ; elle adorait, comme lui, la musique ; mais ni elle, ni lui, n’étaient de fameux pianistes ; ils méprisaient tous deux l’Opéra ; lui, pourtant, y allait de temps en temps, à cause du public, des toilettes, de la belle tenue de la salle. Ils s’apprirent avec étonnement que, l’un et l’autre, ils suivaient les concerts Colonne ; comment ne s’étaient-ils jamais vus ? c’était bien simple pourtant, puisque l’on ne se connaissait pas ! Elle ignorait les répétitions publiques des concerts Colonne, le samedi matin ; il en fit un éloge enthousiaste ; le public y était élégant ; et puis, c’était si commode ! on pouvait, le dimanche, aller ailleurs, aux concerts Lamoureux, aux matinées ; seulement, il fallait se lever de bonne heure, être au Châtelet à neuf heures. Cela ne la dérangeait pas ; elle était debout tous les jours à huit heures.

— Et vous ?

— Moi ? pas toujours.

Il n’y avait que les lendemains de soirée, qu’elle était paresseuse ; c’était bien naturel ! Elle parlait de sa vie ; ses parents n’avaient qu’une cuisinière ; elle devait s’occuper elle-même de la maison ; sa mère l’avait élevée ainsi ; sa mère était excellente, si bonne, si intelligente ! Elle allait beaucoup dans le monde ; malheureusement, son père, bien qu’il ne fût pas vieux, se fatiguait. Elle avait deux frères, tous deux dans l’armée ; quelle chose bizarre ! tous deux avaient absolument voulu être soldats ; ils avaient été à Saint-Cyr ; l’aîné, trente ans, était marié depuis un an, était lieutenant de chasseurs à Perpignan ; elle l’aimait beaucoup ; elle aimait beaucoup aussi le second ; il était sous-lieutenant dans l’infanterie.

— Et vous, vous n’avez pas encore été soldat, je pense ?

— Oh ! pas encore.

— Vous êtes très jeune…

— J’ai dix-huit ans.

— Dix-huit ans et vous n’avez plus vos parents !

Il vit dans ses jolis yeux un attendrissement.

— Je suis seul, répondit-il.

Elle savait déjà cela, et qu’il n’avait pas de frères ni de sœurs.

— C’est bien triste, murmura-t-elle.

Elle regardait devant elle, vers la porte lumineuse de soleil.

Il crut devoir ajouter.

— Mes cousins sont très gentils avec moi ; vous savez que M. Desruyssarts est mon tuteur.

Elle tourna les yeux vers lui, avec un sourire ami.

— Il faudra, reprit-il après un silence, que tout cela, parents, sœurs et frères, une femme me le donne.

Elle rougit imperceptiblement, sans répondre, et, lentement, le regarda en face.

— Qu’est-ce que vous racontez là ? demanda en riant le marié à travers la table. Vous faites un peu bande à part, il me semble.

On regardait. Amélie avait du coup repris son air de pimpante gaîté.

— Monsieur Marcelin, répondit-elle, me parle de ses idées de mariage ; en qualité d’aînée, je lui donne des conseils… Car je suis votre aînée.

— Mais non.

— Mais si.

— Pariez-vous ?

— Je parie.

La jolie folle entamait des histoires, des discussions.

— Vous verrez que nous serons encore à table à cinq heures, affirmait-elle.

Il était presque six heures quand on se leva.

— A quelle heure le dîner ? demanda-t-elle pour rire.

On sortit prendre l’air, faire un tour ; on allait en groupes ; par convenance, Amélie et Marcelin se quittèrent. Deux ou trois personnes le leur reprochèrent. On suivit la petite rivière jusqu’à la Seine ; on n’avait pas le temps de monter au Château-Gaillard ; le soleil déclinait ; l’horizon flambait au couchant. Marcelin marchait en compagnie de Paul et de quelques jeunes gens, à vingt pas derrière Amélie ; il admirait sa jolie prestance ; quelquefois elle se tournait avec un gentil sourire ; Paul faisait des plaisanteries. A un détour du chemin, ils la perdirent ; ils continuèrent lentement, dans la tiédeur de la tombée du soir. C’était charmant. Vers huit heures, on rentra à l’usine. Des petites tables étaient servies dehors, dans la cour, pour la collation. Quelques dames, Amélie et sa mère, étaient à leur toilette. Il fallut collationner ; la nuit descendait ; on allumait. Sous la tente, les tables avaient été repoussées toutes d’un côté et formaient un long buffet ; la salle était disposée pour le bal : du dehors on la voyait s’illuminer.

Tout à coup les violons retentirent. La porte de la maison, au-dessus du perron, s’ouvrit, et les dames apparurent. Amélie était en rose, une jupe bouffante avec des dentelles, un corsage demi-décolleté et des fleurs dans les cheveux. Rapidement, elle descendit ; ses petits souliers de satin rose sautaient sur les marches. Elle vint prendre le bras de son garçon d’honneur.

— Vous êtes ravissante, exquise.

Ils entrèrent. Les violons faisaient rage.

— Vous m’avez dit que vous aimiez la danse, mademoiselle ?

— Je l’adore. Vous aussi ?

— Moi ? j’en raffole.

L’orchestre jouait une sorte d’ouverture ; le monde arrivait rapidement ; ils s’assirent ; on causait, on se pressait, les braves gens se récriaient. Tout à coup, chacun se retourna ; les mariés entraient ; l’orchestre se tut et, une minute après, entama un grand quadrille ; les mariés ouvraient le bal. Amélie dansait parfaitement ; les deux jeunes gens bostonnèrent toutes les danses, polkas, mazurkas, scottischs. On les regardait beaucoup. Ils étaient les seuls à valser des deux sens ; cela excita l’admiration. Georges vint les prévenir que les usages du pays voulaient qu’ils dansassent toujours, ou du moins presque toujours ensemble. Ils eurent un mouvement d’embarras ; mais, au fond, il lui sembla qu’elle s’en applaudissait aussi bien que lui. Ils dansèrent comme des fous ; au bout d’une heure, ils faisaient de la virtuosité ; ils commençaient dès le prélude, entremêlaient des temps de slow-valse qu’ils déchaînaient subitement en pas de boston qui traversaient la salle en trois mesures ; ils passaient à gauche, à droite ; ils vaguaient d’inspiration. Il la tenait de près ; cela était nécessaire d’ailleurs ; et il s’enchantait, et tous deux s’enchantaient dans cet emportement cadencé. On eût dit qu’il la portait entre ses bras, si légère qu’elle frôlait à peine le plancher. Et, peu à peu, elle se donnait davantage, avec un plaisir qui semblait grandissant, liée plus étroitement, plus intimement en quelque sorte, à son cavalier.

— Vous êtes un danseur admirable ; c’est délicieux de valser avec vous, lui dit-elle à l’oreille.

Et une fois encore, il rencontra ses grands yeux devenus profonds qui le regardaient.

Un moment où ils se reposaient, le cousin Paul Desruyssarts s’approcha avec mademoiselle Blanche, sa demoiselle d’honneur.

— Venez faire une promenade dehors.

— Comment ?

— Cela se fait très bien. Regardez un tel et un tel.

— Au fait, si c’est permis…

— Il fait si beau !

— Soit ! mais pas longtemps.

Ces demoiselles prirent leurs pèlerines, ces messieurs leurs pardessus, et, tous quatre, ils sortirent. Ils marchaient par paires, lentement, causant peu ; Paul faisait les frais de la conversation, jetait des plaisanteries un peu faciles ; ces demoiselles riaient. Mademoiselle Blanche se montra moins insignifiante que pendant l’après-midi ; elle eut des reparties drôles. Amélie s’appuyait nettement sur le bras de son cavalier ; il affectait de tenir la tête de son côté ; tous deux regardaient le ciel clair, la lune qui montait. On passa devant une statue… Nicolas Poussin, né aux Andelys. On approchait de la rivière ; Amélie manifesta des inquiétudes sur l’escapade ; on la rassura.

— D’ailleurs, dit mademoiselle Blanche, on ne s’occupe guère de nous, là-bas.

Cette fois, c’était un édifice carré, au milieu d’une place. Paul paria pour une école, Amélie pour une prison. Mademoiselle Blanche connaissait les Andelys.

— C’est le théâtre, dit-elle.

Cette nouvelle amusa.

— Mais voyez ; la porte n’est pas fermée.

— Si nous entrions ?

— J’ai des allumettes.

— Entrons, entrons.

Paul alluma des allumettes ; on traversa des couloirs. Blanche marchait bravement, le nez en avant. Amélie faisait un peu la peureuse ; elle serrait le bras de Marcelin, et, par amusement, se pelotonnait contre son épaule. Ils se trouvèrent dans une grande salle avec des bancs de bois rembourrés ; il y avait une galerie ; au fond, le rideau levé laissait voir le trou noir, béant de la scène. On ne put s’empêcher de trouver cela sinistre.

— Nous ne jouons rien ? questionna Paul.

— Allons-nous-en, prièrent les deux jeunes filles.

Il n’était pas très aisé de retrouver la sortie. Il y eut une discussion. Finalement, Paul et sa compagne prirent d’un côté, Marcelin et Amélie d’un autre.

— Si vous vous étiez trompé ? demanda Amélie au jeune homme en le fixant de ses deux yeux brillants.

Il y avait dans ce regard quelque chose d’ironique et de provoquant qui le frappa.

— Bah ! se dit-il.

Les allumettes lui brûlaient le bout des gants. Ils avaient suivi un couloir ; ils débouchèrent par une petite porte sur la scène. Ils s’étaient perdus ; c’est les autres qui avaient raison. Marcelin fut désolé. Amélie, elle, eut un sourire ; elle rajustait sur sa tête sa mantille de dentelle blanche.

— Vous voyez, vous voyez, disait-elle avec de petits mouvements de tête et en le regardant.

Il était fort embarrassé. Elle le taquinait…

— Ça n’a pas dix-huit ans, et ça veut conduire des jeunes filles, de vieilles jeunes filles…

— Eh bien, retournons.

On rebroussa chemin, et on se retrouva dans la salle. Marcelin n’avait plus que trois allumettes. Il appela Paul deux fois, fortement ; rien ne répondit.

— C’est une promenade aux catacombes, dit-il pour plaisanter.

A ce moment, ils reconnurent le couloir par où les autres étaient partis. Amélie avait de petits mouvements d’impatience.

— Vous allez prendre mal, fit-il.

— Mais non.

La dernière allumette s’éteignit. Il appela encore ; rien. On distinguait à peine le chemin. Tous deux se tenaient par la main ; ils allaient devant, en suivant le mur. Par instants, la petite main de la jeune fille serrait la sienne ; il se sentait des battements de cœur ; sans savoir, sans chercher pourquoi, il lui passait comme des étourdissements…

— Les portes des loges ne sont pas fermées dit très bas Amélie.

— Si nous entrions ?

Il disait n’importe quoi, pour parler ; il entendit un petit Oh ! mal indigné et gentil qui lui répondait. Comme dans une peur qu’elle aurait éprouvée, elle lui pressait les doigts. Il ne savait plus où il en était. D’un mouvement, il saisit la main d’Amélie entre ses deux mains.

— Monsieur Marcelin ! fit-elle encore plus bas, d’une sorte de reproche.

Elle l’avait laissé faire. Il n’avait qu’à garder cette main qui s’abandonnait, il se le dit à lui-même. Elle le regarda de nouveau. Une angoisse de timidité le poignait à la gorge. Il se sentit stupide, et s’arrêta ; cela dura une seconde. A ce moment, tout à coup, il distingua devant lui, au bout du couloir, la clarté du dehors, la porte de la rue ; il eut un cri de soulagement, du fond du cœur…

— Voilà !

Ils étaient dehors, sur les marches. Le cœur lui battait violemment.

— Paul et mademoiselle Blanche sont partis, fit-il.

Amélie prit son bras en silence, et ils se dirigèrent vers la maison. Il considérait les rues, le ciel, les arbres dans les jardins ; et, maintenant, la certitude lui venait de n’avoir pas trop agi comme il aurait pu agir ; et, aussitôt, ce fut un regret, un désespoir, une désolation… Quelle occasion il avait perdue ! Il voulut se consoler… Si, pourtant, il avait fait un pas de clerc ?… pourtant, elle avait eu des façons si engageantes… mais oser cela !… enfin, si c’était une occasion qu’il avait perdue, elle se retrouverait…

— Nous rentrons, n’est-ce pas ? demanda Amélie.

— Vous le désirez ?

— Beaucoup ! je suis fatiguée.

Un besoin le prenait à présent de lui dire des choses douces ; elle était si jolie, si tendre, si fine ! la nuit était si propice !

— Quelle belle nuit ! commença-t-il.

Elle ne répondit pas. Son bras s’appuyait à peine, elle avait l’air sérieux. Il se tut.

— Bah ! se dit-il, l’occasion se retrouvera.

Ils arrivèrent. Ils rentrèrent. Elle alla s’asseoir auprès de sa mère.

— D’où viens-tu, ma fille ?

Elle expliqua sans aucun embarras. Marcelin restait debout, à examiner l’orchestre. Son tuteur passait ; la mère d’Amélie l’appela :

— Croiriez-vous, monsieur Desruyssarts ? ma fille vient de se promener dans la campagne avec votre pupille !

Le jeune homme entendit son tuteur qui répondait en riant :

— Marcelin ? oh ! madame, vous pourriez lui confier mademoiselle votre fille. Vous n’avez rien à craindre.

Il se sentit rougir et s’éloigna. Il chercha Paul ; celui-ci n’était pas rentré. Il n’osait pas retourner auprès d’Amélie ; il l’aperçut au buffet, avec sa mère. Il tira sa montre ; minuit allait sonner. Il allait à travers le bal ; le fumoir était désert ; il s’installa dans un fauteuil et se mit à fumer des cigarettes. Il reconnut qu’il était tout ennuyé, triste, presque morose. Pourquoi ? Elle devait se moquer de lui. Pourquoi ? Il n’avait rien à se reprocher. L’idée lui vint qu’il aurait dû avoir des assiduités auprès de cette petite Blanche qui était gentille. Mais Paul et elle, que faisaient-ils dehors ? N’allaient-ils pas rentrer ? Il était navré ; s’il avait osé, il serait parti. Son tuteur l’aperçut.

— Eh bien, mon petit Marcelin, que diable fais-tu ? Veux-tu bien aller inviter ta demoiselle d’honneur ?

— Vous avez raison, mon cousin.

D’un effort il se leva. Elle l’accueillit aussi gracieusement que jamais. Il se dit qu’il était fou de se faire des idées. Et ils se remirent à danser. Elle était toujours aussi charmante ; il reprit contenance. Ils dansaient pourtant plus sagement. Ils parlaient de choses et d’autres. Il invita quelques autres jeunes filles ; une fois il aperçut Amélie qui dansait avec Paul. Il était donc revenu ? Amélie était rouge. Que lui disait-il ? Marcelin se sentit furieux. Il chercha Blanche ; elle prenait des glaces ; elle refusa de danser ; elle était fatiguée ; il regardait sa petite figure pâlotte aux yeux cernés. Il savait qu’elle dansait mal ; mais son refus l’exaspéra.

A ce moment, l’autre lui fit signe ; elle partait.

— Encore cette valse ?

— Maman m’attend. A demain.

Paul vint lui souhaiter le bonsoir. Et Marcelin suivait des yeux la jupe rose qui s’éloignait, ondulait. Il alla se coucher, et à peine au lit, s’endormit.


Le lendemain, Paul vint le réveiller ; il était onze heures. Il avait juste le temps de s’habiller pour le déjeuner. Paul resta là, à raconter des histoires, en fumant des cigarettes.

Le grand air, le beau soleil, l’eau fraîche remettaient Marcelin en bonne humeur. Il confia à son cousin qu’il trouvait mademoiselle Amélie parfaite.

— J’espère la revoir à Paris, ajouta-t-il.

Il était heureux et un peu fier en cette circonstance, d’habiter Paris.

— Je te félicite, lui répondit Paul, toujours un peu moqueur. Je suis de ton avis qu’elle est parfaite.

— Tu sais, ajouta-t-il, qu’elles viennent tantôt à Rouen avec nous.

— Quelle bonne nouvelle !

Marcelin devait passer l’été avec son tuteur et sa famille, quelques jours à Rouen, le reste à Dieppe.

— Nous voulions qu’elles viennent à Dieppe ; mais il faut qu’elles rentrent à Paris demain ; elles reprendront l’express du soir. Elles ne connaissent pas Rouen.

— Nous le leur montrerons.

Le déjeuner fut gai, sans cérémonies. On garda à peu près les mêmes places que la veille. Amélie avait toujours son exquis sourire. Le voyage à Rouen fut le grand sujet de conversation ; elle et Marcelin n’avaient plus tant de choses à se dire ; mais elle s’entendait à ne pas laisser languir la conversation, et il y mettait, de son côté, de l’amour-propre.

Puis, on ferma les malles, et l’on monta en wagon. Il fut obligé d’entrer dans le compartiment des fumeurs. Le temps lui sembla long. Malgré la présence du père, et avec sa complicité, on fit des plaisanteries un peu gauloises sur les nouveaux mariés ; Marcelin croyait encore que les propos légers n’allaient qu’entre jeunes gens ; il fut scandalisé. Il s’occupait, entre temps, à se demander s’il avait de l’amour pour Amélie ; il se répondit qu’hélas ! il en avait.

Il espérait passer une agréable soirée ; il s’était décidé à commencer les aveux et à pousser les choses. Mais le dîner fut morne ; tout le monde était las ; on se sépara vite ; il n’eut le temps de rien dire ; il essaya, aux bonsoirs, de rendre sa poignée de main éloquente ; ce fut tout.


Il y avait rendez-vous, le lendemain matin, à neuf heures. La journée commença mal ; personne ne vint réveiller Marcelin ; dix heures sonnaient quand il ouvrit les yeux ; il n’avait qu’à attendre le déjeuner.

Il se préparait à subir d’amicaux reproches ; il en eut un mot à peine ; il se trouva légèrement vexé. Paul avait été exact ; on le complimentait de ses qualités de cicerone ; on avait fixé le programme de l’après-midi ; tout cela ennuyait Marcelin ; il ne put être gai. Quant à ses déclarations, elles se figeaient.

Mais, quand on sortit, il reçut un coup terrible ; Amélie prit le bras de Paul. Lui, marchait, à côté de sa mère et de madame Desruyssarts, abasourdi, la mort dans l’âme, ne pensant même pas à s’expliquer ce trait. Amélie heureusement l’appela.

— Vous fréquentez avec les grandes personnes ? Pourquoi ne venez-vous pas avec nous ?

Il s’approcha sans répondre.

Paul, avec une grande volubilité, expliquait Rouen ; elle souriait, du même admirable sourire ! On remontait la rue Grand-Pont. Comme on s’était arrêté devant une boutique, Marcelin prit sur lui de parler.

— On ne me donne plus le bras aujourd’hui ? dit-il à voix basse.

Elle le regarda d’un air étonné, comme si elle ne comprenait pas.

— Aujourd’hui ? mais on n’est plus de noce aujourd’hui. Je ne puis refuser le bras à votre cousin. Tout à l’heure vous m’offrirez le vôtre.

Il dut convenir que c’était très bien. Paul commençait à narrer une ridicule histoire de Saint-Roch, à propos d’une statue près d’où l’on passait ; il faisait des calembours ; elle riait.

— Est-il drôle ! répétait-elle.

Marcelin se dit qu’il ne fallait pas chercher à lutter.

— Vous avez l’air tout chose, monsieur Marcelin, continua-t-elle. Vous êtes encore fatigué de lundi ?

On visita la cathédrale. Il fut question de monter dans la flèche ; les mamans se récrièrent ; Marcelin ne prit pas part à la discussion ; le projet fut délaissé. On se dirigea vers Saint-Maclou ; de là on traversa le quartier de Martinville, l’eau de Robec, les ruelles où les maisons se touchent par le faîte, et l’on admirait ce vieux Rouen si pur ; la verve du cousin s’était apaisée ; on marchait isolément ; on regardait. Saint-Ouen enchanta. On s’assit dans le square ; la musique militaire jouait des morceaux ; il y avait beaucoup de monde ; madame Desruyssarts et Paul saluaient à chaque instant ; deux ou trois sociétés s’arrêtèrent à échanger des civilités ; chaque fois, on présenta les Parisiens.

La promenade reprit.

— Eh bien, monsieur Marcelin, dit Amélie, m’offrez-vous votre bras ?

Marcelin pensa que le moment était venu, il s’efforça de laisser Paul en arrière ; c’était difficile ; en même temps, il préparait ce qu’il voulait dire ; il fallait oser, tout avouer, son amour, ses tristesses d’aujourd’hui… Après une grande demi-heure, il réussit à laisser Paul avec les mamans devant une boutique de chemins de croix. Tous deux firent vingt pas en silence.

— Mademoiselle, commença-t-il enfin, ainsi vous retournez ce soir à Paris.

— Certainement.

Après un instant :

— Quel dommage que vous ne puissiez venir à Dieppe ! J’aurais été si heureux !… Nous aurions fait des promenades, des…

— Malheureusement, je ne suis pas la maîtresse.

— Vous savez nager ?

Il s’égarait.

— Un peu, et vous ?

— Bien.

Il fallait recommencer. Il se tut pour reprendre. Ce n’était pas cela. Il valait mieux y aller franchement, d’un seul coup ; il prit son parti.

A ce moment, elle se retourna et appela Paul. Il accourut. Les calembours et les histoires recommencèrent jusqu’à la maison.

Elle donnait le bras à Marcelin, mais c’était avec Paul qu’elle était : c’est lui qu’elle écoutait, à lui qu’elle parlait.

Tout était fini.

Au dîner, Marcelin s’arrangea pour ne pas être à côté d’elle ; sans embarras, Paul prit sa place. Et tous deux ils causaient à mi-voix, comme Marcelin avec elle l’avant-veille. Paul s’était rapproché d’une façon presque inconvenante ; les parents ne disaient rien ; c’était insensé…

Enfin, l’heure du départ arriva.

— Elles ne m’ont même pas invité à aller les voir, se dit Marcelin. Tant mieux ! je n’y aurais pas été.

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