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L'initiation au péché et à l'amour : $b roman

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III

Ses seize ans accomplis, dans sa plus belle adolescence, grand et mince, avec les yeux ouverts, un front de méditation, de mélancolie et d’innocence, il était revenu, par l’été épanoui, au domaine familial que depuis trois ans il n’avait pas revu.

Le premier soir, il parcourut le château. Les couloirs étaient larges, les salles profondes et hautes, avec des tentures de vieille tapisserie, d’épais rideaux, un air de choses passées. Marcelin errait silencieusement.

— Voici le grand salon ; voici la chambre où mourut l’aïeul ; voici la salle où l’on rangeait les armes ; voici la chambre de ta mère…

Grave, son père parlait :

— Marcelin, voici le portrait de ta mère.

A la lueur du soir tombant, dans une pièce grise et pâle, aux murs pâles, aux rideaux gris, il vit, au-dessus d’une ancienne table couverte de marbre, un pastel, une jeune femme, plutôt une jeune fille… Non loin, un lit, à jamais fermé, reposait… Le pastel, très doux, décoloré sans doute par le temps, regardait dans le vague.

Marcelin, en sortant, se retourna vers la jeune fille blanche, si tendre, clouée pour l’éternité sur le mur, dans sa plus pure jeunesse. Le père passait, les regards au dehors.


Marcelin avait sa chambre au-dessus du parc. Il dormit profondément, sans rêves. Le lendemain, il s’éveilla de bonne heure ; il ouvrit la fenêtre ; une pleine clarté de soleil et de rosée éclata ; la lumière entrait de toutes parts, du ciel bleuté, des gazons verts, des arbres ; un murmure bruissait. Dans son cœur un épanouissement se fit. Avec une joie intime et paisible, il allait et venait dans sa chambre, organisant lentement sa toilette, se retournait vers la fenêtre ouverte. Aussitôt habillé, un brusque désir le prit d’aller dehors ; il descendit, sortit et s’évada dans les verdures.

Le parc se déroulait largement ; des pelouses, des taillis, des chemins couverts, des chemins bordés de tilleuls ; puis, la forêt, et, au bas de la forêt, le ravin, sec maintenant, encore ravagé des torrents de l’hiver, avec des clairières caillouteuses, des arbres morts ; et, tout au long, le bois, ici des fourrés, là des futaies. Il marcha, ravi de respirer, de voir, de sentir, heureux d’agir, presque extasié.

L’après-midi, il traversa de nouveau les gazons, la forêt ; puis, il changea de route ; il arriva dans la campagne. Des champs couvraient la côte qui montait du côté du nord ; pâturages et cultures se mêlaient, allaient très loin, dans un silence chaud, vert et harmonieux. Il suivit les serpentements des sentiers ; ce n’était plus son ardeur juvénile du matin, mais un sentiment plus grave ; il s’avançait lentement et son esprit s’élargissait dans les horizons. La ligne noire de la forêt semblait sombre ; la longue crête de la côte formait une ligne lointaine et décisive.

Le soleil descendait ; le ciel avait les reflets religieux du couchant. Il s’assit sur le bord du sentier. Sa pensée roulait autour des choses qui l’entouraient, en de flottants désirs, des rêves ; il considérait les mille aspects de la campagne et des nuages ; le chant des plantes et des insectes le berçait. Alors un grand besoin de s’épancher le saisit, de n’être plus seul, de parler, de serrer des mains, de donner de lui-même à quelqu’un ; et il s’en revenait plus lentement.

Bientôt le château apparut, grisâtre, aux lignes uniformes, aux hautes fenêtres, sévère, presque sombre, sous le soir montant. Et, après le dîner, Marcelin rêvassait à la fenêtre, en regardant le disque blême de la lune.

Le lendemain, dès l’aurore, il repartait à travers bois et champs. Et parmi la même vague émotion de jouir de la nature, grandissait l’inquiétude de se trouver seul.

Oh ! quelqu’un à qui communiquer son cœur ! quelqu’un près de qui voir et sentir ! quelqu’un avec qui partager cette âme qui s’éveillait.

Au retour, le château lui semblait, dans son calme, comme s’il cachait quelque mystère. Il approchait. Il fixait des yeux l’une des hautes croisées fermées, à de larges rideaux tirés, derrière les vitres verdâtres ; l’idée lui revint de la jeune fille, de la jeune femme, du tendre pastel, et, le revoyant en son souvenir, il s’y complaisait.


Il parcourut encore, le lendemain, les chemins et les sentiers ; son père le laissait aller, et demeurait l’homme de peu de paroles. L’après-midi, pendant que le soleil brûlait les terres, assis, au fond du ravin, sur des rochers mousseux taillés par les courants de l’hiver, sous le dôme des yeuses qui longeaient le lit pierreux et dont les têtes se joignaient à de grandes hauteurs, il lui montait des bouffées d’enthousiasme.

— Arbres, ruisseaux, plantes, herbes obscures, fleurs sauvages, et vous, oiseaux, insectes, animalcules, votre vie m’enchante, et je vis avec vous.

Le concert des choses répondait dans un tourbillonnement.

— Et je ne puis vivre votre vie où j’aspire. Vous avez votre vie : la moitié de moi-même me manque. Vous me dites que vous êtes heureux ; je n’ai à vous conter que des rêves inexaucés.

La brise d’été agitait les feuilles de toutes parts.

— Vous avez votre destin, fleurs fertilisées, créatures chantantes. Mais pour qui parlerai-je ? pour qui mon cœur bat-il ? et pour qui existé-je, tandis que je rêve, au fond de ce vallon, inutile, et que je n’ai qu’à rêver, de vous, de moi, de tout ce que j’ignore, tandis que je meurs de rêver et ne puis dormir.

Les mouches, les moucherons bourdonnaient profondément ; un oiseau se posa, et, d’une voix éperdue, vocalisait ses coui-coui, coui-coui, à travers les feuillages drus.

— Coui-coui ! coui-coui ! chanta Marcelin, en cherchant des yeux l’oiseau.

L’oiseau, comme s’il se moquait, reprit plus fort.

— Coui-coui ! répliqua le garçon.

Les coui-coui alternaient, perçant l’air ; l’oiseau ne s’arrêtait plus ; Marcelin reprenait de plus belle.

— L’oiselet, il est chez lui, se dit-il ; moi, je suis parasite en son pays.

D’un bond il se releva. L’oiseau s’envola : et, s’enfuyant, il continuait à répandre les trilles, les gammes. Marcelin descendit à pas lents le cours du ravin.

— Être cela ! être une chose parmi les choses ! être le frère de cet oiseau, l’oiseau de cette oiselle, le papillon de ces papillonnes !

Un flux de tristesse le reprenait.

— Est-ce après l’amour que j’aspire ? J’ai lu dans mes poètes chéris que l’amour était un désir d’un objet entre tous les objets, que c’était s’absorber dans un autre être, se donner et se recevoir, et s’unir avec une âme image et complément de son âme. Il me semble que ce n’est pas après cela que j’aspire. Il me semble que je regrette un cœur où me confier, des bras à qui m’offrir, un esprit qui me prenne, et ne plus être pour moi seul et être ami et dire et entendre des paroles.

Une bataille d’insectes traversa l’air en sonore mêlée.

— Oh ! disait le jeune homme, qu’elle était belle et bonne et douce et secourable, la figure de la jeune femme du pastel !

Le soleil baissait derrière les arbres ; Marcelin reprit le chemin du château ; les allées s’empourpraient ; l’atmosphère se taisait.


Il retourna dans la chambre où le pastel était suspendu…

… Ce n’était pas une jeune femme, c’était encore une jeune fille ; comme ses yeux étaient candides ! Mais ce n’était plus une enfant ; ses regards étaient si mélancoliques ! Le cou nu apparaissait, une faible gorge de vierge ; puis, les mousselines s’entrecroisaient, s’entremêlaient, et la taille s’amincissait, et aux hanches le pieux pastel s’était arrêté… Marcelin voyait la jeune fille rayonner en un jour de pâleur attristée, comme la Vierge Matinale, comme la Vierge Vespérale…

— Oh ! se disait le jeune homme… oh ! elle m’eût aimé, et combien je l’eusse aimée, la pauvre jeune fille, la pauvre jeune femme qui est devenue ma mère, et que voici !

Et quand le soir fut venu, dans la grande salle du château :

— Marcelin, demandait le père, pourquoi retourner dans cette chambre, en troubler le repos ?

— Fais-je mal, mon père ?

— Mon fils, quelle peine t’assombrit ? quel souci ?

— Le sais-je, mon père ?


La nuit vient ; dans la longue salle à manger la table est encore dressée ; les argenteries et les verreries n’ont pas été enlevées et des fruits restent, mats, dans les plateaux ; la grande lampe à l’abat-jour bleu brun brûle. Pendant que le père lit, le jeune homme regarde d’une fenêtre les formes fantastiques, les formes invitantes des choses dans la nuit tombante. Le proche bosquet semble infiniment distant, infiniment énorme, et, dans ses flancs épais, oh ! comme il cèle des mystères merveilleux, farouches et ensorceleurs ! La pelouse, au-devant, est vide et plate, et, à la fixer, des figures y surgissent. Cependant, on sent dans les rideaux, au-dessus de soi, des présences qui pèsent, qui font qu’on se retourne. La nuit s’étend sur la campagne et dans le cœur.

Et Marcelin soupçonne qu’il lui est impossible d’avoir de la confiance pour l’homme qui est son père, et que peut-être — il ne sait à cause de quel passé mystérieux — il n’a même pas pour lui le simple amour filial qu’il lui doit.


Avant de monter dans sa chambre, il sortit, et, par la silencieuse nuit d’été, il erra dans le parc.

La lune s’était levée ; les arbres avaient d’immenses silhouettes ; l’horizon s’agrandissait démesurément. Le jeune homme se promena au hasard ; il était en communion avec la nature. Aucun bruit ne s’entendait ; il suivait le bord de la futaie, respirant largement.

Tout à coup, brusquement, il se dit qu’il était seul, seul toujours, seul à jamais ; et il se trouva malheureux et pitoyable. Une grande tristesse le poigna. Il s’écria tout haut.

— Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Mais où trouverai-je celle, semblable à moi-même, qui serait le but de ma vie ?

A travers la merveilleuse harmonie qui l’entourait, il revint, lentement, dans une songerie mélancolique. Au moment de rentrer, pourtant, s’étant arrêté sur les marches du perron, la beauté de la nuit lumineuse reprit sa jeune âme ; de nouveau, il admirait et se laissait caresser par la clarté lunaire, et il s’attardait sur la balustrade de pierre, tandis que, derrière lui, toutes les fenêtres s’étaient éteintes.


Marcelin s’est couché ; et, avant de s’endormir, il rêve, en une sorte de demi-sommeil.

Il contemple la demoiselle du pastel.

Elle lui apparaît, infiniment douce et bienveillante ; il lui semble qu’elle lui sourit, de très loin ; et il se dit :

— Voilà celle qui a vécu pour moi.

Il pense que, si elle était là, elle l’entendrait, le consolerait, le secourrait.

— Avec moi elle viendrait dans ces bois, le long de ces ravins, dans ces plaines ; nous écouterions ensemble les oiseaux ; elle m’instruirait à les comprendre ; ils ne se moqueraient plus ; nous serions deux à regarder les nuages, à nous asseoir sur les talus solitaires.

Et il comprend :

— Et elle serait le but de ma vie, comme j’ai été le but de sa vie.

Tout à coup il se redresse dans une exaltation de tout son être :

— C’est elle que j’aurais dû avoir ; c’est cette beauté pâle, ce sourire, ces cheveux de cendre, et cette poitrine que j’aurais dû aimer, et ces regards profonds, mais si purs, mais si simples, si doux !

Il aurait voulu humblement baiser sa ceinture.

— O ma mère, ma sœur, ma bien-aimée ! criait-il du fond de son âme, vous à qui j’aspire, que j’attends, à qui je suis dû !…

Comme sa tête retombait et que le sommeil commençait à fermer ses yeux, il lui semblait voir frissonner les blonds cheveux cendrés, et se tourner les yeux si longs, si clairs, si humides ; il lui sembla qu’imperceptiblement les roses de ses lèvres s’entr’ouvraient pour lui…


Pendant qu’il dormait, en son rêve elle parlait, dans une magnificence d’harmonies et d’orchestrations souterraines.

— Dors ! L’amour est sacré. Les printemps, les étés sont fleuris. Dors ! L’automne a des fruits ; les hivers ont des souvenirs.

» J’étais une vierge. Vois mes seins, vois mon cou ; je suis éclose du matin ; je suis pâle ; je viens de la fontaine où penchent les marguerites. Pour toi je me suis faite femme ; mes guirlandes pour toi se sont fanées, mes voiles sont flétris, mes fleurs cueillies, je me suis renoncée… Enfant, apprends de moi ce que c’est que d’aimer.

» Dors ! Je vais baiser tes cils. Je vais me poser dans ton cœur. Je bénis ton adolescence. Dors ! je suis le sacrifice, le don de soi-même et l’holocauste ; enfant, je suis l’Amour. »

Et, devant lui, la dame du pastel passait et repassait.


L’aurore, le lendemain, fut sombre ; des nuages noirs chargeaient le ciel. Marcelin se rappela son rêve, et une tristesse l’obsédait.

Il revit en son esprit le pastel, et il s’inquiétait d’un aspect douloureux, non encore remarqué, de la jeune figure ; l’idée lui vint que celle-là avait dû souffrir et qu’elle avait été malheureuse ; ses yeux lui semblaient tristes, son front voilé, son sourire éteint.


Il avait tardé à descendre ; la mélancolie des campagnes l’oppressait ; un découragement l’accablait ; l’inutilité de vivre éclatait dans la confusion de ses pensées ; une rêvasserie faisait défiler pêle-mêle en son esprit les visions des choses antérieures. Il se rappela une promenade, lors du printemps dernier, à Paris, autour du Luxembourg. Des fillettes, des jeunes femmes allaient et venaient ; il les avait considérées curieusement, sans émotion ; pas un visage où il vît une attirance ; les sourires et les tristesses féminines n’avaient rien éveillé en lui. Pourtant, à chaque page, ses poètes ne lui parlaient-ils pas de femmes aimées, toujours aimées ? Il s’était souvenu de maintes strophes des Contemplations, des Chansons des rues et des bois, et il avait éprouvé la peine d’une sorte de déception. Alors il s’était demandé pourquoi son cœur, le cœur de cet esprit si hanté de lyrismes, était muet, tandis qu’allaient autour de lui les fillettes, les jeunes femmes. Oh ! ce dont il rêvait, c’était quelque blonde figure de jeune femme, de demoiselle lointaine… Marcelin fermait les yeux à suivre la figure lointaine, pâle, blanche, de son rêve, comme en quelque pastel.

Par un effort, il se remit au souvenir de cette promenade près du Luxembourg. Des filles avaient ensuite passé, en des toilettes violentes, des parfums outrés, et dont les regards fouillaient, hardis, dans les sensibilités des hommes ; une d’elles était jolie, point effarouchante, jeune ; aucun désir d’être auprès d’elle ne l’avait sollicité. Où donc était le charme de la femme ? Les images de toutes les femmes rencontrées surgissaient devant lui ; nulle n’avait laissé quelque impression, et il s’était désespéré de ne pas connaître ce délice que devaient être l’amour, le désir, le frisson mental et charnel tant chantés par l’humanité.

Il s’était couché par terre, le ventre dans l’herbe drue ; et les insectes ronflaient à ses oreilles. Pourquoi vivre ? à quoi bon les choses ? une danse macabre de l’existence roulait dans son cerveau.

Les heures passèrent. Puis, à coups lents et réguliers, il entendit les cloches de l’église, au loin comme un glas. Était-ce une mort ? était-ce la mort ? Il s’imagina le prêtre, devant l’autel, célébrant le mystère, avec des échos d’orgues… Et le besoin le prenait de s’apitoyer sur quelqu’un, sur quelqu’un qui aurait souffert, sur quelque image très pâle et douloureuse dans un cadre de mélancolie.

Il revint à la maison, la tête vide. Le repas, comme tous les jours, fut silencieux. Le soir, un orage éclata ; la pluie tomba pendant toute la nuit. Marcelin dormit d’un sommeil inquiet et se leva tard. Après de longues incertitudes, il pensa à visiter la bibliothèque. Il trouva d’anciens livres, fureta longtemps ; aucun ne l’intéressait ; il parcourait des pages au hasard, passait à quelque autre volume. Quand l’obscurité se fit, il remonta dans sa chambre, répétant en son esprit, ressassant des mots, aucune idée.

Il avait des bourdonnements dans la tête, une grande lassitude.


La hantise grandissait dans sa pensée :

— Elle a souffert ; elle a été malheureuse.

Des détails anciens qu’il se rappelait tout à coup, des mots autrefois entendus çà et là, des impressions fugitives d’enfant lui revenaient ; et un grand apitoiement montait en lui pour la si pure jeune femme de son rêve.

Le régisseur, le père Homo, était le fidèle serviteur traditionnel, discret et dévoué.

Marcelin le rencontra du côté du verger. Le bonhomme lui montra les fruits qui mûrissaient, lui expliqua les espérances de l’automne. Marcelin l’écoutait, l’air attentif ; brusquement, il l’interrompit, et, sans le regarder, presque tout bas, il lui demanda, avec un grand effort sur lui-même :

— Vous avez connu ma mère ?

Le bonhomme resta rêveur, puis, tristement :

— La pauvre jeune dame !

Comme il se taisait, Marcelin leva les yeux.

— La pauvre jeune dame ! la pauvre jeune dame ! répéta le vieillard.

Marcelin n’eut pas la force d’insister ; le cœur poigné, il continua son chemin.


Il retourna dans la bibliothèque et reprit ses vagues lectures ; il était morose, les sourcils contractés, avec des yeux défiants, presque blême, l’air tour à tour fiévreux et harassé.

Le soir, à dîner, son père lui reprocha son assiduité d’études. Il ne répondit rien ; il levait sur son père des regards obliques ; des pensées malveillantes lui venaient. Il se demanda pourquoi celui-là se mêlait de sa vie, après l’avoir si longtemps négligée. Intérieurement, il lui reprochait sa taciturnité, ses absences, ses oublis de son fils ; et il considérait cet homme aux cheveux grisonnants, toujours silencieux, assis en face de lui, et se demandait s’il n’était pas la cause d’où il ne savait quel malheur mystérieux était issu. Sa pensée coulait, sous le calme du dîner finissant, vers de lointaines inquiétudes.

— Ne serait-ce pas, ne serait-ce pas lui ?…

Il n’osait achever…

— Si elle a tant pleuré, tant souffert…

Il le regardait à la dérobée…

— Lui, cet homme qui est mon père…

Et il reprenait :

— Si elle a souffert jusqu’à en mourir…

Son cœur sursauta dans sa poitrine ; il ferma les yeux ; il serrait dans ses mains convulsivement le couteau à fruits, la fourchette en vermeil, et, livide, se raidissait contre le dossier de la chaise.

Le père maintenant lisait un journal. Marcelin retomba, comme épuisé, un coude sur la table, la tête entre une de ses mains ; dans ses yeux flottait, ainsi qu’un nuage, l’image de la bien-aimée martyre.


Parfois il retournait dans le parc et dans les campagnes. Certains jours, il passait l’après-midi assis sur des troncs d’arbres ou sur l’herbe, à rêver ; certains jours, il marchait sans relâche et rentrait las.

Il entendit une fois le père Homo qui disait :

— Bien sûr, monsieur Marcelin est amoureux…

— Par exemple ?… se dit-il.

Mais il resta songeur tout le reste de la journée.


Un soir, dans sa chambre, ayant achevé une lecture, comme, en redressant le front, il regardait autour de lui ainsi qu’au sortir d’un rêve, il demeura quelque temps sans pensée. La pendule, à la lueur de la lampe, marquait dix heures ; une grande solitude régnait ; les murs, les meubles, les rideaux, le plafond, les deux portes semblaient dissimuler un repos menteur, une complicité maligne. Marcelin se leva. Il marchait sur les tapis sourds, un brouhaha de choses ténébreuses dans la tête.

Qu’il était pauvre et triste et délaissé et déplorable ! Quel isolement en son passé, quel isolement aujourd’hui, quel isolement pour l’avenir ! Celle, la seule, qui l’eût aimé, qu’il eût aimée, elle n’était pas là ; on la lui avait prise, on l’avait tourmentée, on avait semé d’angoisses sa candeur de jeune fille, on avait éteint le pur flambeau de sa frêle jeunesse. Que tout était noir ! et combien de mystère !

Il marchait, le sang aux tempes.

Pourquoi n’avait-il pas, aussi bien que les autres, les gaîtés de ses seize ans ; et pourquoi, elle, en avait-elle été sevrée ? pourquoi les épanchements du cœur lui étaient-ils déniés ; et pourquoi, elle, en avait-elle été déshéritée ? pourquoi songeait-il obscurément ; et pourquoi avait-elle été clouée pour l’éternité dans l’immobilité du pastel funèbre ? Un lourd destin pesait, à cause de quelque fatalité inexpiable ; car la raison n’apparaissait point d’être exceptionnel au milieu de la vie commune.

Il s’appuyait à la fenêtre, entrevoyant les ténèbres de la nuit. L’étoile ne brillait point ; ses yeux ne trouvaient point l’astre nocturne et clair ; il n’avait pas de phare dans le ciel pour la traversée de la vie ; l’initiatrice, la consolatrice, l’éducatrice, l’inspiratrice, celle dont les bras montrent le port, elle n’était pas là, l’uniquement rêvée.

Marcelin retomba sur un fauteuil, auprès de la table.

Par la fenêtre restée ouverte, la brise du soir entrait ; attirés par la lumière, quelques insectes, des papillons s’approchèrent.

Marcelin releva la tête ; il se rappela ses belles promenades dans le parc, dans les campagnes, quelques semaines auparavant. Il eut un désir de sortir, d’aller comme alors errer sous les arbres, autour des pelouses, Mais un découragement pesait sur lui.

— A quoi bon ! se dit-il.

Une inexorable tristesse persistait, et, volontiers, le jeune homme aurait pleuré sur lui-même. Et des possibilités extraordinaires entr’apparaissaient. De suprêmes abattements succédaient aux chimériques vouloirs, qui renaissaient, qui s’effaçaient et qui finalement s’embrouillaient dans l’exaltation de la nuit.

A la pendule, la demie sonna d’un coup rapide et clair. Marcelin eut une commotion ; il se releva, et, soudainement, il s’écria, des sanglots dans la gorge :

— Comme je l’aime ! comme je l’aime !


Oui, il était amoureux ; il aimait la jeune fille, la jeune femme dont il rêvait et qu’il rêvait, celle dont l’angélique beauté était l’idéal vers qui tendait sa jeune âme.

Il se l’imaginait telle toujours que la lui montrait le précieux pastel, telle qu’elle avait été à dix-sept ans, dix-sept ans auparavant, telle qu’elle était pour à jamais figurée là, si belle, si belle, mais si pure, si mélancolique ! Et il savait qu’elle avait été malheureuse ; il tremblait de se dire que c’était pour lui qu’elle avait souffert ; et il souffrait autant qu’elle avait souffert, dans l’aspiration de se dévouer à son tour pour elle.

Comprenait-il l’étrange amour qui lui était venu ?… Des fièvres qui bouillonnaient au fond de son cœur il ne pouvait, il ne voulait rien connaître. Dans la candeur et l’enthousiasme de ses seize ans, il ne voyait que l’absolue beauté de douceur, de refuge et de charité vers qui s’envolaient ses ardeurs nouvelles, et son secret, il le cachait à tous, il se le cachait presque à lui-même, avec la jalousie de sa plus intime pudeur. Mais c’était bien d’amour qu’il aimait, comme il se sentait aimé ; et pour elle il aurait voulu s’offrir, comme il savait que pour lui elle s’était donnée, immolée, sacrifiée.


Subitement il était devenu très pâle, sous la possession du désir forcené d’aller, de voir, de parler, d’interroger, de prier. Il s’approcha de la cheminée, enleva l’abat-jour de la lampe, baissa légèrement la mèche, et d’une main qui tremblait, il prit la lampe. Et, sans bruit, il descendait l’escalier, ouvrait, refermait les portes, traversait les salles… entrait.

Elle était là. Au-dessus du lit toujours clos, avec sa pâleur et son regard profond, la dame du pastel brillait d’une lueur de lune au ciel. Et tout sombrait, dans une terreur de religion, alentour d’elle et devant lui.

Lentement il posa la lourde lampe ; il prit une chaise, l’approcha de la table au-dessus de laquelle était fixé le pastel ; il s’assit. Ses deux coudes étaient appuyés au marbre de la table, son menton posé sur ses deux mains, et, la tête levée, il regardait.

La beauté de la vierge souriait presque ; immobile, il la considérait infiniment ; et il songeait douloureusement, mais avec une intime douceur.

Et il reprenait :

— O belle aux voiles candides et au cœur profond ! unique auxiliatrice ! n’est-ce pas pour moi, depuis de si longues années, que vous vous êtes renoncée !

La contemplant dans la lumière de la lampe, il adorait, comme au temps de ses exaltations religieuses, celle qui maintenant lui enseignait l’Amour…

Tout à coup, un bruit se fit dans la salle voisine ; la porte s’ouvrit.

Marcelin se leva et saisit la lampe.

Dans la porte un homme apparut, le père.

Marcelin resta muet de saisissement, immobile, les yeux fixes. Une minute s’écoula.

— Que fais-tu ? dit la voix.

Marcelin ne bougeait pas. De son immobilité de statue à l’immobilité de la dame dans le pastel, il n’y avait point de différence, si ce n’est que la lampe tremblait maintenant dans sa main levée.

— Que fais-tu ? répéta la voix.

Une angoisse poignait l’adolescent, de l’invasion subite, du secret découvert. Il tourna la tête vers la dame, puis ferma lentement les yeux. Le sourire de la bien-aimée semblait s’être figé dans une terreur hagarde…

Et il pensa que l’amante et l’amant étaient surpris, que le mystère était pénétré, la retraite envahie… Adieu ! il n’était pas permis que tous deux ils s’aimassent dans le silence ! Ils venaient de se retrouver en une nuit réparatrice, et voilà que leur nuit était close ; ils retourneraient à leurs isolements ; elle, elle séjournerait dans le délaissement de ce cadre sépultural ; lui, il irait ailleurs…

Menaçante, la voix s’écria une troisième fois :

— Enfin, que fais-tu ?

Marcelin vit que son père tournait les yeux vers le portrait…

Une rougeur, une chaleur soudaine monta au visage du jeune homme…

Brusquement, son âme s’était soulevée ; le sacrilège éclatait à ses yeux, la souillure, la meurtrissure, la profanation. Une muette fureur l’étreignit à la gorge. Ses yeux étaient grands ouverts et s’injectaient de sang ; il regarda fixement l’homme qui, debout, sur le seuil, blêmissait ; sa main droite trembla. Avec un cri, il agita le bras et brandit la lourde lampe, pour la jeter, meurtrière, au visage maudit. Mais, comme ses doigts se crispaient, un flot de larmes éclata dans ses yeux ; il chancela, et la lampe, avec un fracas, tomba à ses pieds, tandis qu’il s’affaissait contre le lit.

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