L'initiation au péché et à l'amour : $b roman
DEUXIÈME PARTIE
I
Un an avait passé. Marcelin, ayant achevé ses classes, avait résolu de faire ses études de droit. Il arriva à Paris par un après-midi d’octobre ; un soleil clair brillait ; et, tout à coup, le crépuscule était tombé, les rues s’étaient illuminées, les fenêtres, les boutiques, les becs de gaz, les lanternes des voitures, parmi le brouhaha du soir.
Son cousin, M. Desruyssarts, lui avait recommandé une pension de famille de la rue de Grenelle, une antique et respectable maison ; l’hôtesse, la vieille madame de M., avait la réputation de soigner ses dix ou douze pensionnaires comme des enfants adoptifs. Elle accueillit Marcelin avec une bonhomie correcte qui le séduisit.
Après dîner, il monta à sa chambre ; au milieu de ce Paris qui lui représentait la vie moderne, il était libre, maître de lui-même ; les bruits du dehors entraient par la fenêtre ouverte, et mille rêves, mille désirs anciens lui revenaient au cœur ; il se demanda si l’heure des accomplissements allait enfin sonner.
Il avait tenu autrefois, au collège, un petit livre de ses pensées intimes. Une nuit, quelques semaines après son arrivée à Paris, il écrivit :
« Dans ma première adolescence je me souviens de rêves bleus et dont les parfums sont devenus une fluide vapeur dans mon âme. Puis, comme après des catastrophes, ce fut une sorte d’effacement de tout, un oubli, une disparition, quelque chose comme l’obscur recommencement qui suit les bouleversements de la terre. Depuis que je suis installé ici, dans le confort et la régularité de ma vie paisible, je sens peu à peu se rouvrir la fleur de mon adolescence.
» Et, depuis lors, j’attends.
» Je veux, j’espère aimer ; autour de moi passent des vols de Juliettes et de Marguerites ; je leur tends les bras ; que de fois me suis-je enivré d’illusoires extases ! Puis, subitement, je me retrouve dans mon isolement, et, comme Hamlet, je plonge mes yeux dans le vide de l’air.
» Je ne supporte pas la pensée de l’amour vénal ; je m’efforce à chasser l’idée même de la profanation, et je m’écrie : Venez et me consolez, idéales amantes ! Car je me sais le cœur vivant, très jeune, très fertile. Et parfois je me prends à rêver de la belle jeune fille pensive, aux yeux chers, que je rencontrerai quelque jour providentiel. »
« Je suis, écrivit-il une autre fois, le jeune amant, qui, la nuit, au bas du mur et du verger, cherche, — l’amant vierge dont le cœur palpite, et qui attend celle qui doit venir, et l’entrevoit, blanche, derrière les feuilles. »
« Désirs ! s’écriait-il encore, désirs, non des sens, désirs de l’âme ! »
Souvent, dans les rues, son cœur tout à coup se mettait à battre violemment ; il marchait à grands pas, dans un flux d’ardeurs exubérantes. Son âme débordait de son corps, remplissait l’espace, s’étendait parmi la création. Il sentait alors en lui une force surhumaine, et quelles confiances !
L’exaltation durait des soirées entières.
Il n’allait plus au théâtre sans en revenir troublé. Il rentrait dans son solitaire logement de garçon avec un malaise d’inquiétude et de tristesse qui persévérait plusieurs jours. Des clameurs lui restaient dans l’esprit ; il ne pouvait oublier ; il souhaitait quelqu’un qui prît part à ses obsessions ; le vide l’étouffait.
Jadis les poètes lyriques le laissaient en un enchantement ; les désirs qu’ils éveillaient étaient des voix joyeuses ; leurs mélancolies autant que leurs enthousiasmes étaient très douces.
Aujourd’hui le moindre cri de passion proféré par une bouche humaine au milieu d’un drame quelconque le bouleversait.
Ses fenêtres ouvraient sur l’endroit le plus fréquenté de la rue de Grenelle. Il s’attardait à regarder les passants, sans intérêt, sans sympathie, ne cherchait pas à deviner leurs préoccupations. Des femmes défilaient, des jeunes et des vieilles, des ouvrières, des bourgeoises ; étaient-elles jolies ? étaient-elles capables d’amour, dignes d’amour ? à quoi bon ! Et tout à coup il se disait que peut-être il y avait là, pourtant, une âme dont la pensée eût correspondu à la sienne ; mais, dans le flot confus des choses, comment trouver, comment seulement chercher ?
« A celle qui viendra quelles richesses sont réservées ! écrivit-il un soir. Une tendresse infinie prête à se répandre, une infinie sympathie, un besoin d’écouter et de comprendre, de répondre aux plus intimes aspirations d’un cœur, d’être un dévouement et une seconde conscience, et une virginale profusion de baisers… Le fruit n’est-il pas mûr pour que quelqu’une le cueille ? »
Quelques jours avant Noël, il quitta son deuil. Il y avait un an que son père était mort, seul, dans ce château de Saint-Paulin où il l’avait laissé… Il se rappela l’enterrement, le long de la route grise et neigeuse, les cierges dans l’église jetant à travers un jour sombre leurs ombres fumeuses sur le mur, la cérémonie sans fin, les condoléances…
Et il se demandait s’il allait, avec ses vêtements noirs, se débarrasser de la hantise du passé, — s’il allait devenir un autre homme.
Rien toujours. D’insignifiantes relations, des études oiseuses, nulles joies, maints rêves, la seule récréation de quelques livres. Il songeait parfois à fréquenter avec des gens de son âge, essayer des plaisirs, des femmes. Mais puis-je, se disait-il, suicider les choses nobles que je crois exister en mon âme ? J’ai le temps encore ; rien n’est perdu ; l’époque n’est pas venue de l’abdication.
Un jour, il fit une lettre pour une jeune actrice admirée au théâtre ; mais, au dernier moment, il n’osa l’envoyer.
Pendant une semaine, il se persuada qu’il était amoureux.
La trop grande inutilité de son amour finit pourtant par le décourager. Et la crise passée le laissa plus calme.
Un autre jour, il écrivait dans son petit livre :
« De grandes confiances parfois renaissent…
» Je suis le voyageur qui entre dans la route ; la cité est lointaine ; mais dans les brumes je l’aperçois ; et puis, c’est le matin, et jusqu’au soir combien d’heures ! Je vois sans effroi la route longue, les pierres et les marais du chemin, les lassitudes du midi brûlant, les suites moroses des murs qui voilent de leurs circuits le but ; je ne crains point les brigands des bois, les sirènes des sources, les tonnerres qui peut-être gronderont dans les nuages. Dans le soir de la ville rêve quelque vierge prédestinée. »
Il ne comprenait pas qu’on n’aimât pas qui vous aime. Dans ses souvenirs classiques il restait choqué de Bajazet n’aimant pas Roxane, de Pyrrhus méprisant Hermione ; il souffrait de la Esméralda repoussant Claude Frollo ; toute sa sympathie allait à l’archidiacre contre l’aveugle jeune fille. Il ne doutait point qu’il eût aimé qui l’eût aimé ; l’amour non partagé lui semblait un monstre.
Deux samedis de suite, aux répétitions générales des Concerts Colonne, qu’il suivait assez régulièrement, il se trouva auprès de la fille de l’un de ses anciens professeurs du Collège. Elle était arrivée des premières, il salua son père, la salua. Et dans la salle mi-éclairée, sous les galeries vides et noires, parmi la foule élégante qui remplissait l’orchestre et les balcons, il considérait à la dérobée ce blond visage de jeune Parisienne, ces grands yeux brillants. Elle l’avait une fois regardé et avait souri. Il se promit de lui adresser la parole le samedi suivant.
Sous sa fenêtre passaient des groupes d’ouvrières, alertes, jolies, nu-tête et les cheveux voltigeants, la taille mince. Il les suivait du regard qui marchaient avec des balancements d’épaules et des rires et de juvéniles fronts au ciel.
Le troisième samedi, il ne vit pas à la répétition la demoiselle de ses pensées. Pourquoi n’était-elle pas venue ?…
— Quelle folie, se dit-il ! Qu’ai-je à espérer, à seulement désirer ? Je ne puis me marier avec elle. A quoi bon y penser ?
Aux jours gras, il alla au bal de l’Opéra. Son camarade d’école, Charles Berty, l’avait emmené. Ils se promenèrent, deux heures durant, parmi l’ennui des habits noirs, la trivialité des créatures débraillées. Les efforts de Charles à la gaîté, au flirt, le navraient et les navraient tous deux. A trois heures ils rencontrèrent les deux frères Crémone qui suivaient deux dominos assez propres. Marcelin assista à une demi-heure de cette campagne, puis accepta de souper avec ses trois amis et les deux dominos.
Au Café Riche, les dominos se démasquèrent ; c’étaient deux jolies filles, la blonde et la brune traditionnelles, d’un demi-monde de marque convenable. Il était assis entre l’aîné des frères Crémone et la brune, Angélique, se nomma-t-elle.
Marcelin se grisa pour la première fois de sa vie, d’une sorte de fort étourdissement qui l’intéressa beaucoup. Au quatrième verre de Mumm, il se sentit entraîné. La conversation restait générale ; il avait été un peu silencieux, et la brune Angélique le méprisait un peu ; maintenant, des gaîtés, des expansivités lui venaient ; ce fut lui qui commença la série des excentricités. Il se mit ensuite à dire des galanteries à sa voisine ; en même temps il trouvait des plaisanteries à lancer ; il était heureux.
Le Mumm coulait à flots ; Marcelin se laissait aller ; cela l’amusait ; il remarqua que ses compagnons s’échauffaient. Il avait la tête brûlante, les mains moites, le sang aux yeux. Il se surprit à fredonner un air de valse… Heu ! heu ! se dit-il. Et il rit tout haut. Personne n’y fit attention.
Le verre d’Angélique était vide ; Marcelin eut un attendrissement et un remords ; il saisit la bouteille et le remplit.
— A votre santé !
— A votre santé !
Il se pencha et s’accouda en face d’elle ; elle s’était renversée dans son fauteuil ; il s’approcha. Alors il prit la parole et parla, parla ; dans une demi-conscience, lui-même il admirait sa facilité. Il buvait à petites gorgées ; il passait de temps en temps la main sur les épaules nues de sa voisine, et il continuait.
Au milieu d’une phrase, tout d’un coup, elle l’interrompit ; à son tour, elle prit la parole. Elle lui raconta des épisodes, évidemment mensongers, de sa vie ; elle le regardait en parlant ; il avait le sentiment d’être un vague public ; il souriait béatement.
Il était arrivé à cette première ivresse qui est une sorte de séparation de l’âme et du corps. Il agissait par mouvements automatiques ; il eût été incapable de se lever ; mais sa présence d’esprit, il la gardait ; seulement, son corps n’aurait plus obéi aux ordres de sa raison. Davantage, il n’aurait pu parler, malgré qu’il eût fort bien su que dire ; sa langue était comme inerte ; cela ressemblait, moins l’horreur, à l’état de cauchemar, quand l’on veut sans pouvoir. Il lui venait à l’esprit une foule de réflexions profondes ou spirituelles, dont émailler les narrations d’Angélique et qu’il ne savait que se formuler intérieurement. Tout à coup, il eut une honte : il ne fallait pas laisser voir qu’il était ivre : et, en fait, l’était-il ? il se rendait compte de tout, il avait son bon sens entier. Il se redressa, se raidit ; mais sa tête penchait de côté et d’autre, comme s’il avait été pris de sommeil.
Le cadet des frères Crémone s’était assis sur le divan avec son amie blonde, et la pinçait obstinément. Son frère et Charles discutaient sur quelque chose… Marcelin notait tout cela pour se prouver sa lucidité. L’idée lui vint de remplir à nouveau les deux verres ; Angélique but sans cesser de parler ; il but avec un sourire. Il mit son fauteuil tout près du sien ; d’un geste elle gara sa robe ; il admira sa présence d’esprit.
Brusquement elle se tut. Marcelin sentit ses yeux papilloter. Je suis gris, se dit-il ; mais cela ne m’empêchera pas de faire mon devoir. Son devoir lui apparut de pincer Angélique ; il l’exécuta avec facilité. Il lui prit la taille et lui baisa la gorge. Elle le laissa faire. Elle semblait rêvasser. Il chiffonnait dans son corsage, avec persévérance et lenteur. Bientôt, il se trouva presque sur elle. Ils se disaient des mots langoureux :
— Ma petite chatte ! Mon gros chien ! Mon beau mimi ! Le toutou à sa petite femme…
Il prit ses mains, résolu à oublier toutes les convenances. Charles à ce moment s’écria :
— Sacrédié ! regarde Marcelin et Angélique se bécoter… C’est joli…
Angélique ânonnait, les yeux sur les yeux de Marcelin :
— Laisse-les dire, mon bébé ; laisse-les dire, mon rat ; laisse-les dire, mon petit poulet…
En même temps, Charles l’interpellait, en se tournant à moitié :
— Crois-tu, Marcelinet, que cet animal de Crémone ne veut pas, depuis une heure, convenir que le niveau intellectuel est plus élevé en Pologne qu’en Danemark ?
L’outrecuidance de Crémone révolta Marcelinet. Mais une invincible envie de dormir l’étreignit. Il entendit encore que sa voisine le traitait de crétin ; une discussion avait lieu entre elle et Crémone l’aîné. Il renonça à barder sa lucidité, et cette abdication fut son dernier acte mental.
Le lendemain, en se réveillant, il ne se rappela pas comment il était rentré chez lui.
Le samedi suivant, il aperçut de nouveau, à la répétition, la fille de son ancien professeur. Il y avait une place libre derrière elle ; mais il fallait déranger vingt personnes ; il se risqua. En le voyant traverser les rangs, elle rougit et se détourna ; de toute la répétition, elle fit semblant de ne pas le remarquer. Son père ne lui rendit pas son salut.
… Tout était fini.
La nuit du bal de l’opéra lui avait laissé des souvenirs qui hantaient son imagination ; les premiers beaux jours de mars achevèrent de lui bouleverser les sens.
Il avait jusque-là vécu vierge, malgré les entraînements des camarades, peu tenté, isolé au milieu des autres, point précoce, pris par des regrets, des tristesses. Un soir, brusquement, il se dit qu’il fallait en finir. Dix heures venaient de sonner ; il était chez lui, devant des livres de droit ; il se leva pour prendre son chapeau, son pardessus, sortir…
— Où, se demanda-t-il.
Il ne savait pas.
Une angoisse l’étreignit. Il se découragea, remit au lendemain.
Huit jours passèrent, huit mortels jours, pendant lesquels il mâchonna sa résolution. Des difficultés existaient ; il ne savait où aller ; il ne voulait pas demander ; il craignait son inexpérience. Et ces difficultés, il les aggravait, en son esprit, par l’appréhension de l’événement. Et il remettait au lendemain, sans cesse ; une fois, il fit un copieux dîner dans l’espoir de se donner du cœur ; une autre fois il alla au théâtre. Son hôtesse, la bonne madame de M., s’inquiétait de ses sorties de tous les soirs.
Le huitième jour, après dîner, il fut aux Folies-Bergère. Il était angoissé. Dix femmes l’assaillirent ; il ne les voyait pas. D’autres se promenaient ; il se promena et se remit un peu. Il n’osait regarder les femmes et il essayait de les voir ; il les considérait à la dérobée, en passant, et fuyait vite ; il les frôlait ; toutes le terrorisaient. Comment suivre l’une d’elles ? mais comment, surtout, comment l’aborder ? On peut se laisser aborder ; mais comment répondre ? Des gymnastes se balançaient sur des trapèzes ; les femmes s’étaient arrêtées à les contempler ; il se dit qu’il n’y avait rien à faire, et sortit.
Dehors, ce fut une désolation, un découragement ; et, aussitôt, une résolution de tout brusquer. Il s’adresserait à un endroit sûr ; c’était le plus simple ; mais il n’en connaissait pas… bah ! il en trouverait ; c’était facile à reconnaître ; il savait à quelle enseigne ; persiennes closes, lanterne, gros chiffre… Il n’avait qu’à suivre les rues peu fréquentées ; il arriverait tôt ou tard ; dix heures sonnaient ; il avait le temps.
Il descendit le faubourg Poissonnière ; ce n’était pas ce genre de rue ; il bifurqua rue d’Enghien, examinant les façades. Parfois, des filles l’accostaient ; il s’énervait, filait sans répondre, il se laissait toucher au bras ; il avait une mauvaise volupté à se sentir abordé, à entendre, en fuyant, les propositions obscènes. Il déambula assez longtemps ; à la fin, il ne regardait plus le nom des rues ; et il ne trouvait rien ; il se lassait, mais il s’excitait ; il s’entêtait pourtant, marchait vite, explorant une rue d’un coup d’œil. Tout d’un coup, rue Saint-Denis, près du boulevard, il aperçut une lanterne éclairant un numéro ; c’était ça. Il n’y avait personne alentour ; il entra.
Un long couloir s’ouvrait, puis un escalier. A ce moment, il entendit un piano, des rires ; une voix de femme chantait ; il s’arrêta à la deuxième marche. On lui avait pourtant dit qu’à Paris les choses allaient sans musique, sans liqueurs et sans bruit. Quelle figure ferait-il en tombant dans cette noce ?… Une seconde après, il était dans la rue ; personne ne l’avait vu ; il reprit sa route.
Presque aussitôt, il aperçut dans une rue perpendiculaire, à quelques pas, une femme habillée de noir, nu-tête, debout sur le seuil d’une porte. Il passa en jetant un coup d’œil furtif…
— Monsieur veut-il entrer ?…
Il continua son chemin sans s’arrêter ; mais tout de suite il se demanda pourquoi il n’irait pas là aussi bien qu’ailleurs ; une chaleur lui était montée au visage, subitement, sous un coup de désir ; il ralentit le pas ; oui ; il fallait aller là… Il ne pouvait pourtant faire demi-tour ; il aurait l’air d’un sot, d’un enfant… Il se décida à tourner le pâté de maisons et à revenir par le même côté ; la dame ne ferait pas attention ; elle ne le reconnaîtrait pas ; et puis, il voulait d’abord savoir dans quelle rue il était. Il lut : rue d’Aboukir. D’un brusque effort, il arriva ; la dame était encore là ; elle s’effaça pour le laisser passer ; rapidement, il franchit le seuil.
Du coup, tout son courage tomba ; il eut la force juste de se laisser conduire ; il marchait dans une sorte de brume, distinguant à peine les choses, souhaitant vaguement et n’osant reculer. Il avait des bourdonnements dans la tête, des vapeurs dans les yeux ; pour un rien, il aurait trébuché. Maintenant il traversait des couloirs, montait des escaliers, et il se trouvait dans une chambre tendue de jaune dont la pauvreté le poigna, en face de la créature qui lui réclamait de l’argent. Et, ayant donné sans discuter ce qu’on lui demandait, comme il était là, immobile, n’osant pas regarder, les yeux baissés, ne sachant que faire de ses bras, balbutiant l’aveu de ses ignorances :
— Allons ! fit l’initiatrice.
Le terrible duo commença ; et de tout ce qu’il ressentit dans le trouble affreux où il vaguait, il ne put jamais plus tard se rappeler qu’une suite de sensations analogues à celles du cauchemar, lorsque les choses se succèdent sans causes discernables. Ce fut d’abord une appréhension abominable, comme au moment qui précède une opération chirurgicale encore mystérieuse ; puis, peu à peu, il devinait des hideurs non encore aperçues, et c’était une répugnance de toutes ses fibres, un malaise grandissant… Brusquement, un déchirement… Il pensa crier : mais la douleur cessa subitement, et il y eut une attente d’une seconde ; il entendait dans ses oreilles un grand brouhaha ; il avait fermé les yeux ; une sueur lui coulait le long du dos. Alors voilà que, confusément, progressivement, il avait la sensation de quelque chose qui montait et descendait, comme un flot de mer, comme une respiration, comme les rouages huileux de quelque machine énorme, par mouvements larges et réguliers, et qui l’engouffrait, l’emportait, l’hallucinait dans une chaleur tiède, une ardeur de plus en plus poignante, et il râlait, ses bras se crispaient, il défaillait…
Il était rentré chez lui, navré, la tête vide, à peu près aussi ignorant que quelques heures auparavant, quand il errait dans les rues borgnes, enfiévré du besoin de connaître. De ce tourbillon où les choses s’étaient embrouillées, un émoi lui restait seulement ; comme une idole mal entrevue dans l’épouvante des yeux, le sexe demeurait pour lui un angoissant mystère.
Le lendemain, il médita longuement son aventure ; il conclut qu’il était mal tombé, et que dans de meilleures circonstances, avec une personne plus agréable, il eût été plus heureux.
Il se décida à interroger des camarades d’école ; ceux-ci lui donnèrent une adresse, le conseillèrent, avec toute sorte d’encouragements…
— Tu demanderas Georgette… Tu demanderas Mignon…
Il alla demander Georgette, et, quelques jours après, Mignon. L’installation lui sembla confortable, les divans moelleux ; il nota la bonne condition du linge. Les deux dames étaient élégantes ; elles furent gracieuses. Elles dévoilèrent de bon gré, avec des indulgences et des flatteries, les secrets de leurs personnes ; leurs personnes étaient jolies et se faisaient désirables ; elles donnaient du plaisir. Marcelin connut pourtant ce sentiment qu’auparavant il ne pouvait seulement concevoir en son esprit ; l’horreur après le désir satisfait. Il restait stupéfait, autrefois, quand il lisait, quand il entendait dire que le désir ne laissait pas derrière lui le rayonnement de sa jubilation… Eh bien, il l’avait éprouvé, le désir : et puis, il n’avait plus eu dans ses bras que le cadavre de la créature, veuve de tout charme.
Après ces premières équipées, longtemps il resta sage. C’était peut-être la régularité de la vie à la pension et du travail, la monotonie des jours sans incidents. Peut-être aussi que la curiosité plutôt que l’instinct avait été surexcitée en lui. Et il se disait que sans doute aussi les besoins plus purs, les rêveries d’amour partagé, et cette poésie qui toujours l’exaspérait mais le consolait, ne comportaient pas la satisfaction qu’eussent offerte Georgette et Mignon.