← Retour

L'initiation au péché et à l'amour : $b roman

16px
100%

TROISIÈME PARTIE

I

Un grand désir était venu à Marcelin Desruyssarts de revoir le vieux château familial, où depuis cinq années il n’était plus retourné. Son cousin Desruyssarts l’y avait encouragé.

— Il est incompréhensible, lui disait celui-ci, que depuis cinq ans tu n’aies pas voulu mettre les pieds dans ta propriété.

— Vous avez raison, mon cousin, c’est inexplicable.

Et Marcelin avait écrit au père Homo d’ouvrir le château, de mettre en état quelques chambres. On était aux premiers jours de septembre. Il quitta Dieppe seul, ses cousins devaient venir le rejoindre quelques jours plus tard. Il était parti très curieux de retrouver ses impressions d’autrefois ; la lenteur des trains, l’incommodité du voyage, la chaleur étouffante de l’après-midi le harassèrent ; il reconnut sans émotion la forêt, le parc, la maison, tels à peu près que son souvenir les avait gardés, et, aussitôt, il s’occupa de s’organiser. Il voulut se rendre compte, se fit mettre au courant, monta à cheval, visita ses fermes, s’intéressa à son nouveau rôle de gentilhomme campagnard.

Le curé du village était un jeune abbé un peu insignifiant ; Marcelin lui fit visite et l’invita à déjeuner ; le curé lui parla de ses paroissiens, du pays, de la pauvreté de la fabrique. Marcelin l’écoutait ; il promit un don pour l’église.

Il reconduisit l’abbé jusqu’à la grille, puis rentra, monta en voiture avec le père Homo, alla voir des fermiers.

Le soir il se couchait de bonne heure ; sans effort, il se levait aux premiers rayons du soleil.


Un matin, Jean annonça une visite :

— M. Henri Courtois…

Un grand garçon se présenta, de l’âge de Marcelin, l’air doux, un peu embarrassé.

— Vous ne me reconnaissez pas, monsieur Desruyssarts ? Le petit Henri, le fils du médecin, votre ancien camarade…

Marcelin se rappela.

— Excusez-moi… Je me rappelle très bien… Nous étions si bons amis…

Ils s’assirent et se mirent à causer ; une sympathie était née tout de suite entre les deux jeunes gens.

— Comme est gentil d’être venu me voir !… Et qu’est-ce que vous faites !

— Je serai médecin, comme mon père ; j’espère être docteur dans un an.

— Vous aimez votre futur métier ?

— J’aurais peut-être préféré la théorie à la pratique ; mais il faut vivre.

— Vous souvenez-vous ? nous voulions être soldats ; mais nous choisissions d’être capitaines.

— C’est vrai.

— Vous resterez quelque temps à Saint-Paulin ?

— Jusqu’à la fin des vacances.

— Tant mieux ! On se verra souvent, voulez-vous ?


Charles Berty devait venir passer huit jours ; il annonça sa visite pour la fin du mois. Le cousin Desruyssarts, au contraire, arriva au bout de quelques jours ; il n’était pas fâché, disait-il, de renouer connaissance avec ce vieux pays de Saint-Paulin. Sa femme et son fils cadet, Paul, l’accompagnaient ; son premier fils, Georges, vint le rejoindre le surlendemain avec sa femme. Madame Desruyssarts mère prit momentanément la direction de la maison ; elle avait amené deux domestiques et apporté mille sorte de provisions ; ce fut un branle-bas général dans le château. Henri Courtois avait été présenté ; Marcelin le contraignit à venir tous les jours. Le père Homo rayonnait. Le mois de septembre était magnifique ; il fut question de chasser, mais on n’était pas préparé, on se rabattit sur les promenades, les excursions.

Paul était un joueur de tennis admirable ; il avait apporté un tennis ; on eut beaucoup de peine à l’installer ; on joua deux ou trois fois, tant bien que mal. A la fin de la semaine, quand les cousins parlèrent de partir, Marcelin se surprit à étouffer un soupir de soulagement.


— Tu sais, dit Paul à son cousin un jour qu’ils se promenaient tous deux avec Henri… Madame Aron-Véber m’a beaucoup parlé de toi depuis ton départ.

Henri releva la tête. Paul se tourna vers lui, et, désignant Marcelin d’un coup d’œil :

— C’est son flirt de Dieppe.

— La femme du coulissier ?

— Vous la connaissez ?

— Oh ! moi, je ne connais personne. J’ai été deux fois chez elle à Paris. Mon professeur, le docteur Dubois, m’a présenté.

— C’est aussi son flirt, au docteur.

— Je n’en sais rien.

— Avouez-le ; ça va navrer Marcelin ; n’est-ce pas, Marcelin ?

— Elle est jolie, ajouta Henri.

Marcelin prit un air dégagé :

— J’te crois !

Puis, il conclut :

— Mais ce que ça m’est égal !

— Allons donc ! riposta son cousin. Tu en es amoureux comme une bête. Mais n’aie pas d’inquiétude ; si tu insistes, tu l’auras un jour, entre cinq et sept, comme les camarades.


Le dimanche, madame Desruyssarts voulut persuader à tout le monde qu’il était décent d’aller à la messe. M. Desruyssarts et son fils Georges résistèrent ; Henri dut accompagner à l’office les deux dames et les deux jeunes gens.

Marcelin revit l’église, où depuis cinq ans il n’était plus entré, où, dans sa première jeunesse, si ardemment il avait rêvé.

La nef était pleine de monde ; le soleil brillait à travers les vitraux ; quand ils entrèrent, l’harmonium ronflait au-dessus du porche. Marcelin eut une émotion, et sa pensée courut à travers un vague de choses anciennes ; il trempa ses doigts dans l’eau du bénitier, à l’entrée de la chapelle de la Vierge, près de la porte.

Henri accepta de sa main l’eau bénite, et ils pénétrèrent dans la nef.

Ils regardaient, en marchant, au fond, le chœur qu’une grille de bois isolait de l’assistance ; et ils entrèrent dans le banc de la famille.


M. Desruyssarts prit un matin son ancien pupille à part et le sermonna sur la question d’argent.

Non seulement la respectable liasse de billets de mille qu’il avait trouvée il y a cinq ans dans le tiroir de son père avait disparu, mais il avait commencé à écorner son capital. Les rentes qu’il avait héritées ne pouvaient-elles suffire à sa vie de garçon ?

— Mais mon installation…

— Ton installation place Delaborde t’a coûté beaucoup trop cher ; mais s’il n’y avait eu que cela…

Marcelin baissa le nez.

— Tu as beau être majeur et indépendant ; si cela continue, et dans ton intérêt, sache que je puis très bien te faire pourvoir… tu sais de quoi.

— J’y ferai attention.

— Rends-toi un compte exact de tes ressources, mon garçon, et vis en conséquence. Et surtout point d’exagérations ; autrefois, c’était la solitude quand même ; après, ç’a été une fête de tous les jours. Sois modéré en tout, voilà le conseil dont tu as besoin.


La veille du départ, Paul disait à son cousin, après dîner, en fumant des cigarettes :

— Ça manque de femmes ici.

La maman entendit ; elle se retourna.

— Veux-tu laisser ton cousin tranquille ! Il s’est déjà suffisamment amusé à Paris.

— Il est vrai, reprit Paul un peu gouailleur, qu’il s’en est payé…

— Et je pense qu’il en a maintenant assez, reprit Henri.

Marcelin songea aux années qu’il venait de passer dans le tourbillon de Paris. Et, comme chacun se taisait, sa rêverie alla au parc, à la forêt, et à cette chambre du château qu’il avait laissée fermée et où il n’avait introduit personne.

Le silence durait.

Et ce fut madame Desruyssarts qui conclut à mi-voix :

— Il faut que jeunesse s’instruise.


Ses cousins partis, Marcelin resta seul. Henri continua à venir tous les jours. Ils faisaient de longues promenades en causant. Henri montrait un esprit préoccupé d’idées générales ; les choses de tous les jours ne semblaient pas l’intéresser ; de son métier, il ne parlait guère ; sa conversation tournait vite à la philosophie. Marcelin l’appelait le métaphysicien, et, lui-même, il se sentait s’intéresser aux hautes questions dont son ami aimait à l’entretenir. Souvent, le soir, après avoir dîné ensemble, ils sortaient, et, en bavardant, ils parcouraient le parc, lentement, et puis se reconduisaient sans fin, Henri demeurant dans le bourg, à un kilomètre du château.

C’était ainsi, l’autre année, que Marcelin allait, avec Charles, à travers les rues de Paris, la nuit, en d’interminables reconduites. Mais, à présent, il ne s’agissait plus du plaisir et de demoiselles ; et, ce dont il s’entretenait, c’était du problème de l’existence, et d’idées, et de rêves…


Ils s’étaient peu à peu raconté leurs existences ; peu à peu, ils se confiaient l’état de leurs âmes.

— C’est étrange, disait Marcelin, comme depuis que je suis revenu à Saint-Paulin, l’idée religieuse me hante.

— C’est nouveau chez toi, ce me semble ? demanda Henri.

— Pas tout à fait…

— A Paris, ces dernières années, tu n’as guère songé à la religion.

— Non ; mais, pourtant, la religion ne serait pas aujourd’hui chez moi une nouvelle venue.


— La religion, dit Henri, comme les philosophies, c’est une solution qui nous est proposée du problème de la vie.

— Toi, un savant, tu ne crois pas à la religion ?…

— Qu’y a-t-il de commun entre la science et la religion ? La science a son domaine qui est l’univers, elle établit les lois naturelles ; la religion, qu’elle s’appelle en effet religion ou se nomme philosophie, scrute au delà de l’univers la raison des choses et définit la loi morale. La nature peu à peu se manifeste ; rien n’empêche d’espérer qu’un jour tous les phénomènes physiques, physiologiques, psychologiques, soient élucidés ; cela est possible ; le monde, les choses, le rapport des choses, l’esprit humain, la vie, tout ce qui tombe sous les sens, ce qui s’analyse, ce que les savants découvrent, ce que les paysans observent, ce que l’expérience ou le calcul étudie, c’est le connaissable… Mais il y a ce qu’on ne peut pas connaître, ce que jamais on ne connaîtra, ce qui est au-dessus, en dehors de la raison humaine, l’inconnaissable.

— C’est alors que le nommé Dieu entre en scène.

— Justement. Là commencent les philosophies, les religions, toutes les métaphysiques, chacune présentant son hypothèse. Entends-tu bien qu’une religion, une philosophie, ce n’est pas autre chose qu’une supposition de l’inconcevable ? Prouver est impossible ; conjecturer seul est permis. Prouver, quelle ridicule pétition de principes ! Dès que l’on dépasse l’expérience, une preuve même irréfutablement établie dans l’esprit ne prouve rien dans la réalité ; si j’arrivais à me prouver Dieu, cela voudrait dire simplement que l’idée de Dieu est nécessaire à mon esprit, mais comment cela établirait-il qu’il existe en effet ?

— Tu me sers du Kant, je crois…

— Aussi, je n’insiste pas ; il y a évidence ; et je reviens…

— A la théorie des premiers principes…

— La distinction du connaissable et de l’inconnaissable, cela est immortel. La théorie de l’évolutionisme durera plus ou moins ; je ne sais pas ; mais la distinction du connaissable et de l’inconnaissable est une de ces simplifications grandioses qui, comme l’idée de Kant, sont au-dessus des systèmes.

— Mais, si elles opèrent dans l’inconnaissable, les philosophies et la religion ne sont-elles pas condamnées d’avance ? Quand les phénomènes du monde sont expliqués, quand la science a parlé, quand le connaissable a été élucidé, à quoi peuvent prétendre les chercheurs de l’au-delà ?

— Certes, ils ont bien l’air de délicieux inutiles ; au moment où tout ce qui pouvait être dit a été dit, ils arrivent, philosophes et théologiens, ainsi que des dilettantes ; des artistes, n’est-ce pas ? l’art pour l’art, tout simplement ; ils vont chercher ce qui ne peut être trouvé, s’exhausser vers ce qui ne peut s’atteindre, raisonner dans l’inconcevable ; que sais-je… Seulement, ces hypothèses, ces chimères, ces divagations, c’est la plus hautaine occupation de la pensée, et c’est la plus poignante et la plus inévitable.


Un jour qu’une pluie légère tombait, ils étaient restés tous deux au château, et ils devisaient en fumant des cigarettes.

— Il y a, disait Henri, des explications du monde qui sont absurdes ; car s’il est impossible qu’une explication soit prouvée vraie, il faut qu’elle soit démontrée logique. La religion a commencé par être une hypothèse un peu simplette, mais soutenable, et qui se résume dans l’antagonisme du bon Dieu et du Diable. Tu te rappelles le Dieu bonhomme, barbe blanche, globe à la main, assis dans le ciel ; c’est la Providence, une puissance supérieure, oh ! une puissance considérable, mais quelque chose de très relatif ; à côté est son ennemi le Diable, une autre puissance qui, en fait, ne le cède guère à la première ; et, entre les deux seigneurs, la guerre.

— Pour des âmes naïves, l’hypothèse est suffisante.

— Fatalement, elle est devenue le manichéisme, disons le dualisme, la seule forme raisonnable du christianisme classique. Il y a deux forces dans le monde, deux lois morales ; l’une s’appelle l’égoïsme, c’est elle que la science a définie le « Struggle for life » ; l’autre se nomme l’altruisme, et c’est l’instinct mystérieux du renoncement à soi-même et de la charité. La vie est le conflit de ces deux nécessités contradictoires.

— L’égoïsme et l’amour…

— La science s’arrête à la constatation du double fait ; la philosophie et la religion en proposent des explications. L’orthodoxie contemporaine, qui n’oppose à un Dieu éternel et souverain qu’un Satan de second ordre, verse dans l’absurde ; l’hypothèse du dualisme, au contraire, en supposant Dieu et Satan, le Très Haut et le Très Bas, deux puissances égales l’une à l’autre, éternelles toutes deux, toutes deux souveraines, rayonne de la splendeur de la plus absolue logique.

— Je me suis en effet souvent demandé, reprit Marcelin, comment un Dieu qui serait plus puissant que le Diable permettrait au Diable d’exister, d’agir… Pouvoir le bien et admettre le mal, quelle perversité ! quel néronisme ! Et, cependant, ceux qui croient en lui le nomment le bon Dieu.

— Suppose un père disant à son enfant : Tu as faim, voici des fruits ; et si tu touches à ces fruits, ô mon fils, je t’arracherai les yeux et les lèvres, je te brûlerai la langue et te briserai les dents… Ce père effroyable, c’est le bon Dieu qui punit de l’enfer, oui, de l’éternel enfer, les actes où sa volonté suprême nous expose et en vérité nous autorise à tomber.

— Mais il a des pardons…

— Pardonner à qui se repent, la belle affaire !

— Il a de plus hautes miséricordes…

— Que valent toutes ses miséricordes, si, une seule fois, il lui est arrivé de ne pas pardonner !

— On parle de pitiés infinies…

— Un seul, un seul pécheur damné contre un milliard de pécheurs pardonnés, c’est toujours l’irrémédiable abdication de Dieu.

— Tu n’admets pas le mal ?

— Non, s’il existe un Dieu assez puissant pour l’abolir.

— Les théologiens répondent que l’harmonie finale s’établit…

— Eh ! mon cher, la fin ne justifie pas les moyens.

Marcelin se mit à rire.

— Il me semble, dit-il, que tu lui fais son procès, au Dieu du catéchisme ?

— Il n’est qu’abominable ; mais songe au Dieu d’absurdité qu’ont créé les théologiens qui ont voulu fusionner avec la philosophie spiritualiste.

— Oui, le Dieu mi-partie religieux et mi-partie philosophique…

— Le Jéhovah coléreux et rancunier, le bonhomme de bon Dieu, le Créateur des imageries saintes est devenu l’absolu ; la Providence s’est faite infini métaphysique… Quelle contradiction ! C’est le Dieu de la Sorbonne et des séminaires. Écoute, il est l’impossible ; sa propriété est de ne pas être ; par définition, il est celui qui n’est pas ; ego sum qui non sum ; il se nomme l’Inexistant.

— Mon ami Charles Berty dit quelquefois dans la conversation : « Que Dieu vous bénisse, s’il existe… » ou : « A la grâce de Dieu, s’il existe… » Ce doute est inutile ; je lui conseillerai de dire : « A la grâce de l’Inexistant !… » et, quand quelqu’un éternuera : « Que celui qui n’est pas vous bénisse ! »

— Ne plaisantons pas, haïssons le mensonge orthodoxe ; oui, haïssons le monstre. Pourquoi accommoder la Genèse aux travaux des savants ? à quoi bon expliquer scientifiquement Josué ? pourquoi donner une apparence humainement possible à la résurrection des corps ? La bêtise des pauvres d’esprit est touchante, leur ignorance est vénérable ; mais la mauvaise foi des pharisiens est hideuse. Garde de la tendresse pour le vieux bon Dieu qui juge, s’irrite, s’apaise et donne la pluie ou le beau temps ; sois indulgent au Tout-Puissant en dépit de ses erreurs et tiens-lui compte de ses bons mouvements ; et pour le brave curé naïf qui ne fait pas de spiritualisme, aie des respects et des pitiés et de l’amour. Mais, je te le dis, hais, sache haïr fortement le christianisme conciliateur qui s’habille à la moderne et s’embarque sur le dernier bateau des philosophies à la mode.

— Lourd fardeau, la haine, reprit avec un demi-sourire Marcelin.

— Tu as raison. Il y a mieux : l’indifférence.


— Le dualisme, disait encore Henri, est une chose logique ; et sache que c’est l’âme même de toute religion. Dieu et Satan, Bel et Sin, Vischnou et Siva, Ormuzd et Ahriman, partout tu reconnaîtras l’antithèse de deux esprits contraires d’où se crée l’univers. Dans son effroyable grossièreté, le manichéisme explique le bien et le mal ; la prière et l’envoûtement ; la misère, la souffrance, toutes les ruines, et l’espérance ; le paradis et l’enfer ; il explique que l’on puisse être un Jésus-Christ, un saint François de Sales, un héros et un martyr, et que l’on puisse aussi bien être un bandit, un criminel, une bête féroce ; il explique qu’un saint pèche sept fois par jour et que Jean Valjean devienne un bienfaiteur ; que nous soyons si lâches et quelquefois si forts, si épris d’idéal, si tourmentés de vices, et si misérables, avec des moments plutôt délicieux.

— Le manichéisme est une religion possible ; ce n’est pourtant pas celle-là qui m’a jadis ému.

— Prends garde d’affirmer à la légère ! peut-être ne l’avais-tu pas reconnu… Le manichéisme n’est qu’une formule grossière de l’idée religieuse. Sous sa forme la plus purifiée, le christianisme est encore l’expression du même dualisme.

— L’âme du christianisme, ce n’est pas l’antagonisme de Dieu et de Satan.

— Si ! puisque Satan et Dieu sont l’hypothèse logique par qui il explique le monde. D’une part, la nature, l’instinct, le désir, la volonté de vivre, d’être soi-même, de développer son individualité, et, nécessairement, la lutte contre ce qui entoure, la guerre, l’acte méchant de l’animal qui égorge pour se nourrir et pour vivre et pour se conformer à la loi universelle. D’autre part, la charité, le renoncement au désir et à l’instinct, le sacrifice de soi, l’effort à faire du bien, à créer du beau, la montée vers un idéal, et l’animal qui refuse d’égorger et consent à mourir et dit non à la loi naturelle, afin qu’un peu de mieux vienne parmi les choses. Combat irréfrangible ; duel irrémédiable ; antagonisme sans fin. Oui, Satan et Dieu, s’ils symbolisent l’égoïsme et l’amour.


La pluie avait cessé ; le soleil brillait ; ils prirent leurs chapeaux, des cannes, et sortirent. Ils marchèrent quelque temps en silence. Marcelin sentait monter en lui une foule d’idées très anciennes, très profondes, très oubliées ; il regardait vaguement le ciel qui rayonnait d’un bleu intense et lumineux.

— As-tu jamais lu, demanda Henri, mais lu sérieusement et profondément Pascal ?

Marcelin tourna la tête, s’arrêta ; puis lentement :

— Oh ! comme ce nom que tu viens de prononcer éveille en moi de choses !… Oui, Je l’ai lu, jadis, bien lu… Prenons cette allée ; marchons un peu, veux-tu ?…


Marcelin faisait maintenant des confidences qu’il n’avait faites à personne encore. Le temps avait la douceur des belles après-midi de soleil après la pluie passée ; l’air était frais et point froid, le soleil clair sur la rosée des gouttes de pluie qui s’évaporaient, le sable déjà sec mais sans poussière sous les pieds ; une puissante haleine de verdure s’exhalait de partout. Il dit :

— Le vieux curé qui nous a fait faire notre première communion m’a raconté que la première fois que ma mère m’a senti remuer dans ses entrailles, ce fut un jour de Noël, dans l’église. Elle s’évanouit, et les gens de l’église l’ayant emportée, c’est avec de l’eau d’un bénitier, avec de l’eau bénite, qu’ils humectaient ses tempes. Oh ! comme elle avait souffert, pour que je vinsse au monde, ma pauvre, pauvre mère ! Le jour de la communion, ne me retrouvai-je pas, presque affaissé, contre le bénitier qui miroitait, et ne me retrouvai-je pas plus tard, avant d’entrer dans la vie, au pied du vieux portrait où la bien-aimée me souriait divinement ?

Maintenant, il parlait à voix basse, la tête mi-penchée.

— Tu ne sais pas, mon ami, la sainte piété de mon enfance… Un jour, dans l’église, te rappelles-tu que l’évêque s’est approché de moi et de ses doigts a touché mon front et mes lèvres qui le saluaient ?… Et cette première communion, quel don de moi-même à la religion !… J’ai pleuré, mon cher, à chaudes larmes, en revenant à notre banc, et j’étais halluciné ; dans les simples paroles bien ordinaires qu’a dû prononcer notre bon curé, je me souviens que j’ai entendu des choses affolantes ; et je me suis donné, oui, donné ce jour-là !

Son émotion était telle que par moments sa voix se convulsait.

— La grande ferveur apaisée, continua-t-il de plus en plus bas, il m’en resta un sentiment calme et profond, et j’ai chéri la solitude. Mon ami, j’ai passé mes années de collège sous l’impression ineffacée de ces exaltations primitives ; j’en ai gardé la marque dans le fond de mon cœur, au milieu de la vie abominable du lycée ; tu ne sais pas comme j’étais un collégien pieux, moi. A quinze ans, seul de la classe, je communiais à Noël et à Pâques, et, le soir, à l’étude, je les lisais, ces Pensées de Pascal qui me poignaient l’âme. Un jour je me suis demandé, tu ne sais pas cela, si je ne devais pas me faire prêtre. Comment se peut-il que l’enfant religieux que je fus, soit devenu l’homme qui vient de vivre à Paris ces années d’imbécillité ? Quelle noble et lyrique enfance, mon ami ! Et puis, et puis, à seize ans… oh !…

Ils passaient près d’un banc ; ils s’assirent ; Henri écoutait, gravement attendri, le jeune homme qui dévoilait son cœur et qui parlait, les yeux sur la terre, la gorge oppressée :

— Et puis, à seize ans, oh ! j’ai aimé de toute mon âme, la sainte, la martyre qui est encore là, regarde…

Et il montrait, vaguement, d’un geste, une fenêtre éternellement fermée du château qu’un rideau fané voilait.

— Oh ! qu’elle était belle, et pâle, et douce, et mélancolique, ma mère, ma tendre mère !

Henri lui prit la main ; Marcelin avait relevé la tête ; un flot de larmes s’échappa de ses yeux ; il se précipita sur le bras de son ami, mêlant ses larmes de sanglots.

— Mon cher ami, mon bon ami disait Henri, calme-toi…

— Pardon, faisait Marcelin en s’épongeant les yeux ; ce n’est rien ; mais elle est trop horrible, cette vie d’incertitude !


Tout le passé était revenu dans l’âme du jeune homme, les souvenirs d’enfance, l’adolescence si religieuse, les seize ans si romantiques et purement passionnés, les fleurs d’ébène, les pleurs d’ivoire…

Et il raconta à son ami, des secrets que nul n’avait jamais connus.


— Sais-tu, dit-il un jour, qu’en ces temps-là j’ai failli entrer au séminaire ? Toi qui me parles des Pensées de Pascal, sache que je fus un effroyable janséniste… Oh ! janséniste ne veut pas dire rigoriste imbécile, puritain hypocrite ou stupide… C’est le dogme qui m’avait pris.

— Tu ne m’étonnes pas, répondit Henri.

— A seize ans passés, presque dix-sept ans, je sortais de cette crise de passion chimérique et si pure ; ma vie avait toujours été religieuse, sans aucune grave interruption de l’idée chrétienne ; un soir de février, au lycée où mes études se terminaient banalement, quelques mois après la mort de mon père, un soir, j’ai été pris par l’enthousiasme de l’apostolat. Je me souviens très bien, je ne sais par quel hasard le livre de Pascal avait toujours été mon livre de chevet ; jusque-là je le lisais sans y comprendre grand chose, peut-être séduit seulement par de la littérature ; mais, ce soir-là, je compris subitement ce que c’était que la Grâce… Dieu choisit ses élus pour le sacrifice ; il leur fait connaître sa volonté qu’ils renoncent à l’égoïsme ; la Grâce est un mouvement qui, hors de toute humaine raison, mystérieusement, irrésistiblement, porte l’âme à se dévouer. Et je compris dès lors le renoncement chrétien : plus d’accommodements, tout abandonner ; plus d’atermoiements, agir ; la vocation est terrible et souveraine ; un seul souvenir impur, a dit Saint-Cyran, peut à jamais troubler un cœur ; ce qui veut dire qu’un acte d’égoïsme souille une carrière de charité. Une seule pensée mauvaise anéantit les effets de la Grâce ; c’est-à-dire qu’une pensée d’égoïsme fait sombrer la charité dans l’âme.

» Et j’eus un divin enthousiasme.

» Faire le bien, faire du bien sur la terre ! Il y a des hommes qui sont utiles aux hommes ; il y a des serviteurs humbles qui se dévouent au progrès du bonheur des hommes ; il y a les artistes qui créent de la beauté et par qui l’âme des hommes s’élève ; mais, au-dessus, dans une pure splendeur blanche, il y a le prêtre qui console et raffermit et guide ; il y a le moine qui prie, c’est-à-dire qui par une suggestion mystique crée de l’amour parmi le monde… Le missionnaire n’est pas celui qui, cachant sous sa robe des desseins politiques, va ouvrir des colonies aux comptoirs des civilisations ; l’authentique missionnaire est celui qui prêche dans le désert des capitales européennes et qui parmi les appétits et les désirs offre et répand le sacrifice de soi.

— O mon ami, soupirait Henri Courtois, tu as donc vécu ces exaltations !


— Écoute, continua Marcelin, la suite de mon histoire. Je résolus de me faire prêtre. J’avais horreur des prêtres que je voyais autour de moi ; qu’étaient-ils, sinon des professionnels du culte ? Mon confesseur du lycée était un de ces abbés instruits, très fins et fort respectables, que les évêques choisissent pour la fréquentation des jeunes gens de l’Université. Je lui confiai mon âme et la soif de sacrifice qui me brûlait ; et je me rappelle très bien ses conseils qui m’incitaient à la modération, au calme, à un délicieux juste-milieu… Quel dégoût !… Pas d’exagération ! pas d’excès ! pas de zèle ! répétait-il.

— Je connais cette sorte de prêtres ; ce sont toujours les hommes des Provinciales.

— Les sœurs qui dirigeaient l’infirmerie du lycée étaient les dernières d’un ordre venu de Hollande, de la tradition de l’évêque Jansenius. La supérieure avait quatre-vingts ans, âme simple et si bonne ! J’allai la trouver et lui demandai le nom de son directeur ; c’était l’aumônier d’un des hôpitaux de Paris ; je lui écrivis ; je lui demandai, à lui qui gardait le dépôt des traditions des pieux solitaires du Port-Royal, de m’aider, d’accepter de diriger mon âme. J’attendis dans la fièvre de mon émotion la réponse du dernier prêtre janséniste…

— Et le prêtre janséniste n’était pas un prêtre janséniste, n’est-ce pas ?

— Je n’eus pas même de réponse. Je retournai trouver la vieille religieuse et lui racontai ma déception. Elle me regardait avec des regards ébahis, la bonne vieille ; puis, tout à coup, je vis des larmes qui coulaient de ses yeux ; et dans une sorte de rire amer et résigné qui se mêlait à ses pleurs : « Mais mon pauvre petit gas, me disait-elle, il n’y en a plus de ces prêtres-là ; plus un seul ; il n’y en a plus ; personne ; c’est fini… Si tu m’avais dit !… Mais nous nous confessons à n’importe quel curé… Vois… j’ai quatre-vingts ans, et voilà cinquante ans que je n’ai plus entendu l’ancienne parole du bon Dieu ! »

— Pauvre vieille !

— Je suis resté accablé. J’ai eu deux mois de taciturne découragement ; et, peu à peu, j’ai pensé à autre chose ; le foyer était mort, et, peu à peu, les cendres se refroidissaient ; peu à peu, la religion semblait s’effacer de mon âme. Cela mit toute la fin de l’hiver à mourir, comme une de ces puissantes roues actionnées par la vapeur, quand la vapeur a été tout d’un coup arrêtée ; la roue continue à tourner, mais insensiblement elle se ralentit ; quelque temps encore elle tourne, mais insensiblement la vitesse s’atténue, et bientôt elle s’arrête ; c’est la fin.

» Au printemps, je me remis à lire les poètes ; tu sais comme Lamartine m’avait enchanté ; puis, ce fut Hugo ; leurs lyrismes remplirent le vide de mon cœur, et, à l’automne, quand je vins m’établir à Paris, j’avais comme oublié la crise religieuse.

— C’est-à-dire, reprit Henri, que la religion ne fut plus à tes yeux la forme de l’amour.


Henri disait encore :

— Le christianisme populaire explique la vie par l’antagonisme de Dieu et de Satan ; devant le problème de l’existence, le christianisme des Pères de l’Église émet le dogme du péché originel et de la rédemption, qui n’est qu’une formule purifiée de la même idée. Le péché originel, œuvre de Satan, et sa contre-partie, la rédemption, œuvre de Dieu, voilà donc l’hypothèse, le mystère, le postulat qui nous est proposé. L’homme naît sous la loi de Satan, c’est-à-dire sous la loi de nature, c’est-à-dire sous la loi du péché, c’est-à-dire avec l’instinct de vivre ; mais Dieu, mais le Christ a révélé la loi de rédemption, c’est-à-dire la loi de renoncement, la loi d’amour. Et le phénomène par lequel l’homme passe de la loi de nature à la loi d’amour…

— C’est la Grâce ?…

— Oui, la Grâce, mouvement divin, disent les Pères, qui conduit de l’état du péché originel à l’état de rédemption, — mouvement divin, entendons-nous, qui arrache à l’égoïsme et transporte aux ferveurs du sacrifice et du renoncement. Comprends-tu dès lors comment Pascal était sceptique par la raison et croyant par le cœur ?

» Le connaissable est le connaissable ; l’inconnaissable est l’inconnaissable ; les lois scientifiques du monde, physique, physiologie, mécanique, sont les lois scientifiques du monde. Mais, pour voir dans l’au-delà et pour expliquer la loi morale, une hypothèse a été émise : Satan et Dieu, le péché originel et la rédemption, la loi du désir et la loi du sacrifice, la loi d’égoïsme et la loi d’amour… J’hésite, je compare, je médite, je rêve — et tout à coup voici que tout s’illumine ; l’hypothèse éclate vérité, la supposition est une certitude, je crois au mystère : c’est la Grâce !

» Je comprends que l’homme est né dans le péché et le malheur, et que le sacrifice le rédime du péché et du malheur. A l’origine régnait l’instinct ; mais par le renoncement voici la rédemption. Une fatalité égoïste pèse ; mais, grâce à l’holocauste, le ciel d’amour s’entr’ouvre. Adorable mystère ! merveilleuse explication ! délicieuse hypothèse, par qui tout devient lumière ! Le monde est expliqué, tout est manifeste, tout rayonne ! Homme, tu es né sous la nécessité de la lutte pour la vie ; mais voici que le Divin s’incarne dans le renoncement et l’holocauste, et les portes du mieux sont ouvertes ; et toi, si misérable de par ton origine, tu deviens, de par le Sacrifice et la Rédemption, le plus noble et le plus pur. Si Satan est la loi terrestre, le Dieu en qui je crois est l’Idéal.

» Les invraisemblances paraissaient à Pascal une preuve de la divinité du christianisme… La religion semble absurde, disait-il ? Oui. Si elle était claire, cela serait contradictoire avec le péché originel qui nous a rendus aveugles. La religion, absurde à la raison, éclate vraie au cœur ? Oui elle doit éclater, vraie, puisqu’il y a eu la rédemption pour dessiller nos yeux… Prodige de logique ! L’état religieux n’est plus une abdication de ce scepticisme nécessaire à la raison et de l’esprit scientifique : l’esprit scientifique, le scepticisme, n’est plus une abdication de l’état de religion. Va ! le connaissable et l’inconnaissable font bon ménage ; le connaissable implique l’inconnaissable ; l’inconnaissable comporte tout le connaissable. Oui, je sais que la loi de nature est la lutte pour la vie et est le péché : et je crois que la loi morale est le sacrifice et est l’amour… Pascal, mon cher, a fort bien causé de tout cela…


— Mais, songea tout haut Marcelin, comment peut se produire le phénomène de la Grâce ? ce mouvement, que tu qualifies de divin, qu’est-ce qui peut l’amener ? quand peut-il naître ? comment ? pourquoi ?

Henri resta quelques minutes silencieux, puis il dit :

— En un terrain très préparé, en une âme prête à l’exaltation, nourrie de doctrine, surexcitée par le rêve, — en un cœur brûlant de flamme, — que tout à coup surgisse l’idée d’un sacrifice, d’une immolation, d’un renoncement, — ainsi qu’après la chute il y a la rédemption, ainsi qu’après le péché originel il y a l’incarnation et l’holocauste, — que le renoncement, que l’immolation, que le sacrifice surgisse aux yeux de l’âme, — ce mouvement, ami, voilà la Grâce.


Et il reprit :

— Parmi l’acte formidable du renoncement, quelqu’un t’assistera pourtant ; parmi les affres de l’immolation, il sera prié pour toi ; parmi l’effort surnaturel du sacrifice, quelqu’un intercédera et t’aidera… Tu te rappelles ce symbole ?… celle qui est tout dévouement, étant mère, et qui est toute pureté, étant vierge, — Marie.

— Où est le temps, soupirait encore le jeune homme, où dans les tourments des luttes intérieures je savais dire : Sancta Maria, ora pro nobis !


— Le monde, ajouta Henri, était sous l’empire du désir ; la satisfaction du désir était la loi des êtres, et chacun se ruait à chercher le bonheur dans la joie de vivre. Mais un homme est venu, qui s’est nommé Jésus, et qui a dit d’immoler le désir, de sacrifier la chair et la raison, de renoncer à la joie de vivre ; et, ayant dit, il a scellé sa parole par son exemple ; et, lui-même, il s’est offert pour être l’exemple du sacrifice, de l’immolation et du renoncement. Au monde qui disait : je veux vivre ! il a dit : prenez ma chair, prenez mon sang, et il s’est dévoué pour enseigner la rédemption.

» … Oh ! quelle race fatidique et prédestinée a pu se faire l’instrument d’une telle œuvre !… Il fallait accomplir l’acte plus effroyable que tous les crimes qu’ait jamais inspirés la cupidité, la vengeance, le sadisme ou la peur… Oh ! quelle race a été assez bénie de toute éternité pour pouvoir, afin que l’exemple divin fût donné, crucifier l’Idéal ?…

» Et maintenant il y a deux doctrines entre lesquelles il faut choisir, entre lesquelles chacun choisit, entre lesquelles il est impossible de ne pas choisir : être conformément à la nature ; être contrairement à la nature. Le péché originel et la rédemption, mon ami, c’est exactement le Struggleforlifisme de la loi de nature et la charité de la loi morale ; sachons choisir !


— C’est égal, quels théologiens nous faisons ! disaient-ils tous deux ; et comme, il y a quelques siècles, ce christianisme nous eût bel et bien conduits au bûcher !


Marcelin et Henri s’entretinrent longtemps ; il y eut encore des discussions métaphysiques et beaucoup de théologie ; il y eut aussi des épanchements, des confidences, de longues méditations, et de longues heures à parler, à rêver de l’inconnu.

L’automne arrivait cependant ; les jours se faisaient courts ; le parc peu à peu se dénudait ; les pluies commencèrent.


Un matin, Marcelin reçut une dépêche de Charles Berty, qui lui annonçait son arrivée. Il fit atteler et se rendit à la gare. Charles débarqua par une pluie torrentielle.

— Voilà ma chance ! s’écria-t-il.

— Comment va ? demanda Marcelin.

— Fourbu, cassé, vidé ; suis allé à la mer pour me remettre ; rencontré des cocottes ; pas des petites femmes comme dans le temps ; les grandes dames de la noce.

— Tu n’es pas dégoûté de cette vie-là ?

— Oh ! ce n’est pas les femmes qui m’ont éreinté ; mais, vois-tu, les soupers, les nuits au tripot, la fête.

Le landau les emmenait grand train, sous la pluie, vers Saint-Paulin.

— Alors, reprit Charles, c’est fini, toi ? converti ? garé des voitures ? rentré au bercail ?

Marcelin rougit un peu.

— Si c’était possible ! dit-il.


Le mauvais temps continua.

— Pas drôle, la campagne, fit Charles. Si nous fichions le camp ? Écoute ; j’ai fait la connaissance d’une petite bande de cocottes, tout ce qu’il y a de bonnes et gentilles filles ; et de jolis morceaux, mon cher. Ça fait la fête à domicile ; pas dans les restaurants ; c’est chic et amusant. Rentrons à Paris ; je te présenterai. On en prend une à cinquante louis par mois, et on a toutes les camarades. Pas jalouses, elles, et pas jaloux non plus, les pauvres nous.

— Mon cher, j’ai une passion.

— Quoi ça ?

— Une femme du monde.

— Justement ! ça n’empêche rien… Avec une femme du monde, on a toujours ses nuits disponibles.

Ils passaient le temps au château ; Charles refusait de sortir. Il avait exigé des raffinements dans la cuisine et les vieux vins oubliés dans les caves. Le billard fonctionnait ; et puis, on restait des heures à fumer, dans les fauteuils, d’admirables cigares que Charles avait apportés.

La sympathie manquait entre lui et Henri Courtois ; celui-ci espaça ses visites. Marcelin se laissa aller à la bonne chair et aux bons cigares. Un soir, il confessa à Charles :

— Tu sais, depuis l’été, pas de femmes.

— Et la femme du monde ?

— Rien encore.

Charles resta un instant sans rien dire ; puis, il demanda :

— C’est vieux, cette histoire ?

— Un flirt de cet été à Dieppe.

— Se nomme ?

— Madame Aron-Véber… Gabrielle pour les messieurs.

— Faut pas laisser les choses en train.

— Oh ! ça viendra.

— Nous approchons de l’été de la Saint-Martin. C’est le moment de se réveiller. En route !

— Tu as raison ; on pourrait rentrer à Paris.

Le soir, à dîner, Charles réclama le champagne. Il descendit lui-même aux caves et dénicha un vieux Moet.

— Celui-là est plus vieux que nous, mon cher… Honneur à lui !

Au dessert, on décida de faire les malles le lendemain.

— Heureusement, s’écria Henri, qu’il n’y a au château que la mère Homo pour représenter le beau sexe !


Marcelin ne voulait point partir, toutefois, sans faire une dernière visite dans le pays. La pluie avait cessé ; il monta à cheval dès le matin et ne rentra qu’à midi. Charles venait de se lever.

Après déjeuner, Marcelin sortit de nouveau. Un grand sérieux, une tristesse vague l’avaient pris. Comme il passait près de l’église du village, il s’arrêta, attacha son cheval à un arbre, sur la place, et pénétra dans l’église. Et il restait là, ne songeant à rien, les yeux fixes, dans la solitude et le silence.

Le soir, le dîner fut morne. Charles avait envie de dormir. Marcelin était songeur.

Quand il fut rentré dans sa chambre, soudain le souvenir lui revint d’une heure semblable, il y avait cinq ans, par un soir d’été, quand, prenant sa lampe, il avait voulu voir…

Il ouvrit la fenêtre ; une claire nuit d’automne brillait ; il s’accouda au balcon.

Et il se rappelait comme il était allé, en ce temps-là, silencieux, vers la chambre close, vers le portrait, vers le rêve, vers l’amour…

— Oh ! pensa-t-il, avoir été cette âme-là !…

Et il n’osa achever sa pensée :

— Redevenir cette âme-là !…

Car il sentait qu’il ne pouvait plus lui revenir même la pensée de reprendre sa lampe et de retourner, là-bas, vers la chambre où dormait maintenant ce passé.

On partit le lendemain.

Chargement de la publicité...