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La femme affranchie, vol. 1 of 2: Réponse à MM. Michelet, Proudhon, E. de Girardin, A. Comte et aux autres novateurs modernes

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M. PROUDHON.


La dixième et la onzième étude du dernier ouvrage de M. Proudhon: La Justice dans la Révolution et dans l'Église, renferment toute la doctrine de l'auteur sur la Femme, l'Amour et le Mariage.

Avant d'en donner l'analyse et d'en ébaucher la critique, je dois mettre mes lecteurs au courant du commencement de polémique qui paraît avoir donné lieu à la publication des étranges doctrines de notre grand critique. Dans la Revue Philosophique de décembre 1856, on publia de moi l'article suivant, sous le titre de: M. Proudhon et la question des femmes:

Les femmes ont un faible pour les batailleurs, dit-on; c'est vrai, mais il ne faut pas le leur reprocher: elles aiment jusqu'à l'apparence du courage, qui est une belle et sainte chose. Je suis femme, M. Proudhon est un grand batailleur de la pensée, donc je ne puis m'empêcher d'éprouver pour lui estime et sympathie, sentiments auxquels il devra la modération de l'attaque que je dirige contre ses opinions sur le rôle de la femme dans l'humanité.

Dans son premier mémoire sur la propriété, édition de 1841, note de la page 265, on lit ce paradoxe dans le goût du Coran:

«Entre la femme et l'homme il peut exister amour, passion, lien d'habitude, et tout ce qu'on voudra, il n'y a pas véritablement société. L'homme et la femme ne vont pas de compagnie. La différence de sexe élève entre eux une séparation de même nature que celle que la différence des races met entre les animaux. Aussi, loin d'applaudir à ce qu'on appelle aujourd'hui émancipation de la femme, inclinerais-je bien plutôt, s'il fallait en venir à cette extrémité, à mettre la femme en réclusion

Dans le troisième mémoire sur la propriété, même édition, page 80:

«Cela signifie que la femme, par nature et par destination, n'est ni associée, ni citoyenne, ni fonctionnaire public.»

J'ouvre la Création de l'ordre dans l'humanité, édition de 1843, page 552, et je lis:

«C'est en traitant de l'éducation qu'on aura à déterminer le rôle de la femme dans la société. La femme, jusqu'à ce qu'elle soit épouse, est apprentie, tout au plus sous-maîtresse, à l'atelier comme dans la famille, elle reste mineure et ne fait point partie de la cité. La femme n'est pas, comme on le dit vulgairement, la moitié ni l'égale de l'homme, mais le complément vivant et sympathique qui achève de faire de lui une personne.»

Dans les Contradictions économiques, édition de 1846, p. 254, on lit:

«Pour moi, plus j'y pense et moins je puis me rendre compte, hors de la famille et du ménage, de la destinée de la femme: courtisane ou ménagère (ménagère, dis-je, et non pas servante), je n'y vois pas de milieu.»

J'avais toujours ri de ces paradoxes; ils n'avaient à mes yeux pas plus de valeur doctrinale que les mille autres boutades si familières au célèbre critique. Il y a quelques semaines, un petit journal prétendit que M. Proudhon avait, dans des entretiens particuliers, formulé tout un système basé sur l'omnipotence masculine, et il publiait ce système dans ses colonnes. De deux choses l'une, me dis-je: ou le journaliste ment, ou bien il dit vrai; s'il ment, son but évident est de ruiner M. Proudhon dans l'esprit des progressistes et de lui faire perdre sa légitime part d'influence, il faut qu'il en soit averti; s'il dit vrai pour le passé, il faut encore que M. Proudhon soit averti du fait, parce qu'il est impossible, étant père de plusieurs filles, que le sentiment paternel ne l'ai pas mis dans le chemin de la raison. Il faut que je le sache; et j'écrivis à M. Proudhon, qui, dès le lendemain, me fit la réponse que je vais transcrire textuellement:

«Madame,

«Je ne connais pas l'article publié par M. Charles Robin dans le Télégraphe d'hier, 7. Afin de m'édifier sur cette paraphrase, comme vous qualifiez l'article de M. Robin, j'ai cherché dans mon premier mémoire sur la propriété, page 265, édition Garnier frères (je n'en ai pas d'autres), et je n'y ai pas trouvé de note. J'ai cherché dans mes autres brochures à la page 265, et n'ai vu de note nulle part. Il m'est donc impossible de répondre à votre première question.

«Je ne sais trop ce que vous appelez mes opinions sur la femme, le mariage et la famille; car sur ce chapitre, pas plus que sur celui de la propriété, je ne crois avoir donné le droit à personne de parler de mes opinions.

«J'ai fait de la critique économique et sociale; en faisant cette critique (je prends le mot dans sa signification élevée), j'ai pu émettre bien des jugements d'une vérité plus ou moins relative, je n'ai nulle part, que je sache, formulé un dogmatisme, une théorie, un ensemble de principes, en un mot un système. Tout ce que je puis vous dire, c'est d'abord, en ce qui me concerne, que mes opinions se sont formées progressivement et dans une direction constante; qu'à l'heure où je vous écris, je n'ai pas dévié de cette direction; et que, sous cette réserve, mes opinions actuelles sont parfaitement d'accord avec ce qu'elles étaient il y a 17 ans, lorsque je publiai mon premier mémoire.

«En second lieu, et par rapport à vous, Madame, qui en m'interrogeant ne me laissez pas ignorer vos sentiments, je vous dirai, avec toute la franchise que votre lettre exige, et que vous attendez d'un compatriote, que je n'envisage pas la question du mariage, de la femme et de la famille comme vous, ni comme aucun des écrivains novateurs dont les idées sont venues à ma connaissance; que je n'admets pas, par exemple, que la femme ait le droit, aujourd'hui, de séparer sa cause de celle de l'homme, et de réclamer pour elle-même une justice spéciale, comme si son premier ennemi et tyran était l'homme; que je n'admets pas davantage, que, quelque réparation qui soit due à la femme, de compte à tiers avec son mari (ou père) et ses enfants, la justice la plus rigoureuse puisse jamais faire d'elle l'ÉGALE de l'homme; que je n'admets pas non plus que cette infériorité du sexe féminin constitue pour lui ni servage, ni humiliation, ni amoindrissement dans la dignité, la liberté et le bonheur: je soutiens que c'est le contraire qui est la vérité.

«Je considère donc l'espèce de croisade que font en ce moment quelques estimables dames de l'un et l'autre hémisphère, en faveur des prérogatives de leur sexe, comme un symptôme de la rénovation générale qui s'opère, mais comme un symptôme exagéré, un affolement qui tient précisément à l'infirmité du sexe, et à son incapacité de se connaître et de se régir lui-même.

«J'ai lu, Madame, quelques-uns de vos articles. J'ai trouvé que votre esprit, votre caractère, vos connaissances vous mettaient certainement hors de pair avec une infinité de mâles qui n'ont de leur sexe que la faculté prolétaire. A cet égard, s'il fallait décider de votre thèse par des comparaisons de cette espèce, nul doute que vous n'obteniez gain de cause.

«Mais vous avez trop de bon sens pour ne pas comprendre qu'il ne s'agit point ici de comparer individu à individu; c'est le sexe féminin tout entier, dans sa collectivité, qu'il faut comparer au masculin, afin de savoir si ces deux moitiés, complémentaires l'une de l'autre, de l'androgyne humanitaire sont ou ne sont pas égales.

«D'après ce principe, je ne crois pas que votre système, qui est, je crois, celui de l'égalité ou de l'équivalence, puisse se soutenir, et je le regarde comme une défaillance de notre époque.

«Vous m'avez interpellé, Madame, avec une brusquerie toute franc-comtoise. Je désire que vous preniez mes paroles en bonne part, et parce que je ne suis sans doute pas d'accord de tout avec vous, que vous ne voyiez pas en moi un ennemi de la femme, un détracteur de votre sexe, digne de l'animadversion des jeunes filles, des épouses et des mères. Les règles d'une discussion loyale vous obligent d'admettre au moins que vous pouvez vous tromper, que je puis avoir raison, qu'alors c'est moi qui suis véritablement le défenseur et l'ami de la femme; je ne vous demande pas autre chose.

«C'est une bien grande question que vous et vos compagnes vous avez soulevée; et je trouve que jusqu'ici vous l'avez traitée tout à fait à la légère. Mais la médiocrité de raison avec laquelle ce sujet a été traité ne doit pas être considérée comme une fin de non-recevoir: j'estime au contraire que c'est un motif pour que les tenants de l'égalité des deux sexes fassent de plus grands efforts. A cet égard, je ne doute pas, Madame, que vous ne vous signaliez de plus belle et j'attends avec impatience le volume que vous m'annoncez; je vous promets de le lire avec toute l'attention dont je suis capable.»

Après la lecture de cette lettre, je transcrivis la note que n'avait pas retrouvée M. Proudhon et je la lui envoyai avec l'article de M. Charles Robin. Comme il ne m'a pas répondu, son silence m'autorise à croire le journaliste.

Ah! vous persistez à soutenir que la femme est inférieure, mineure! vous croyez que les femmes s'inclineront pieusement devant l'arrêt tombé du haut de votre autocratie! Non pas, Monsieur, non pas; il n'en sera pas, il ne peut en être ainsi. A nous deux donc, monsieur Proudhon! Mais d'abord débarrassons le débat de ma personnalité.

Vous me considérez comme une exception en me disant que s'il fallait décider de ma thèse par des comparaisons entre une foule d'hommes et moi, nul doute que la décision ne fût en faveur de mes opinions. Écoutez bien ma réponse:

«Toute loi vraie est absolue. L'ignorance ou l'ineptie des grammairiens, moralistes, jurisconsultes et autres philosophes, a seule imaginé le proverbe: Point de règle sans exception. La manie d'imposer des règles à la nature au lieu d'étudier les siennes, a confirmé plus tard cet aphorisme de l'ignorance.» Qui a dit cela? Vous, dans la Création de l'ordre dans l'humanité, page 2. Pourquoi votre lettre est-elle en contradiction avec cette doctrine?

Avez-vous changé d'opinion? Alors, je vous prie de me dire si les hommes de valeur ne sont pas tout aussi exceptionnels dans leur sexe que les femmes de mérite dans le leur. Vous avez dit: «Quelles que soient les différences existant entre les hommes, ils sont égaux parce qu'ils sont des êtres humains.» Il faut, sous peine d'inconséquence, que vous ajoutiez: Quelles que soient les différences existant entre les sexes, ils sont égaux parce qu'ils font partie de l'espèce humaine..... à moins que vous ne prouviez que les femmes ne font pas partie de l'humanité. La valeur individuelle n'étant pas la base du droit entre les hommes, ne peut le devenir entre les sexes. Votre compliment est donc une contradiction.

J'ajoute enfin que je me sens liée d'une trop intime solidarité avec mon sexe, pour être jamais contente de m'en voir abstraire par un procédé illogique. Je suis femme, je m'en honore; je me réjouis que l'on fasse quelque cas de moi, non pour moi-même, qu'on l'entende bien, mais parce que cela contribue à modifier l'opinion des hommes à l'égard de mon sexe. Une femme qui se trouve heureuse de s'entendre dire: Vous êtes un homme, n'est à mes yeux qu'une sotte, une créature indigne avouant la supériorité du sexe masculin; et les hommes qui croient lui faire un compliment ne sont que d'impertinents vaniteux. Si j'acquiers quelque mérite, j'honorerai les femmes, j'en révélerai les aptitudes, je ne passerai pas plus dans l'autre sexe que M. Proudhon ne quitte le sien parce qu'il s'élève par son intelligence au dessus de la tourbe des hommes sots et ignorants; et si l'ignorance de la masse des hommes ne préjuge rien contre leur droit, l'ignorance de la masse des femmes ne préjuge rien non plus contre le leur.

Ceci dit, passons.

Vous affirmez que l'homme et la femme ne forment pas véritablement société.

Dites-nous alors ce que c'est que le mariage, ce que c'est qu'une société.

Vous affirmez que la différence de sexe met entre l'homme et la femme une séparation de même nature que celle que la différence des races met entre les animaux. Alors prouvez:

Que la race n'est pas essentiellement formée de deux sexes;

Que l'homme et la femme peuvent se reproduire séparément;

Que leur produit commun est un métis ou un mulet;

Qu'il y a entre eux des caractères dissemblables en dehors de la sexualité.

Et si vous vous tirez à votre gloire de ce magnifique tour de force, vous aurez encore à prouver:

Que la différence de race correspond à une différence de droit;

Que les noirs, les jaunes et les cuivrés appartenant à des races inférieures à la race caucasienne, ne peuvent véritablement s'associer avec elle; qu'elles sont mineures.

Allons, monsieur, étudiez l'anthropologie, la physiologie, la phrénologie, et servez-vous de votre dialectique sérielle pour nous prouver tout cela.

Vous inclinez à mettre la femme en réclusion, au lieu de l'émanciper?

Prouvez aux hommes qu'ils en ont le droit; aux femmes, qu'elles doivent se laisser mettre sous clef. Je déclare pour mon compte que je ne m'y laisserais pas mettre. M. Proudhon sait de quoi il menace le prêtre qui mettrait la main sur ses enfants? Eh bien! la majorité des femmes ne s'en tiendrait pas à la menace envers ceux qui auraient la musulmane inclination de M. Proudhon.

Vous affirmez que, par nature et par destination, la femme n'est ni associée, ni citoyenne, ni fonctionnaire. Dites-nous d'abord quelle nature il faut avoir pour être tout cela.

Révélez-nous la nature de la femme, puisque vous prétendez la connaître mieux qu'elle ne se connaît.

Révélez-nous sa destination, qui apparemment n'est pas celle que nous lui voyons ni qu'elle se croit.

Vous affirmez que la femme, jusqu'à son mariage, n'est dans l'atelier social qu'apprentie, tout au plus sous-maîtresse; qu'elle est mineure dans la famille et ne fait point partie de la cité.

Prouvez alors qu'elle n'accomplit pas dans l'atelier social, dans la famille, des œuvres équivalentes ou égales à celles de l'homme.

Prouvez qu'elle est moins utile que l'homme.

Prouvez que les qualités qui donnent à l'homme le droit de citoyen n'existent pas chez la femme.

Je serai sévère avec vous, monsieur, sur ce chapitre. Subalterniser la femme dans un ordre social où il faut qu'elle travaille pour vivre, c'est vouloir la prostitution: car le dédain du producteur s'étend à la valeur du produit; et quand une telle doctrine est contraire à la science, au bon sens, au progrès, la soutenir est une cruauté, une monstruosité morale. La femme qui ne peut vivre en travaillant ne peut le faire qu'en se prostituant: égale à l'homme ou courtisane, voilà l'alternative. Aveugle qui ne le voit pas.

Vous ne voyez d'autre sort pour la femme que d'être courtisane ou ménagère. Ouvrez donc les yeux et rêvez moins, monsieur, et dites-moi si elles sont uniquement ménagères ou si elles sont courtisanes toutes ces utiles et courageuses femmes qui vivent honorablement:

Par les arts, la littérature, l'enseignement;

Qui fondent des ateliers nombreux et prospères;

Qui dirigent des maisons de commerce;

Qui sont assez bonnes administratrices pour que beaucoup d'entre elles dissimulent ou réparent les fautes résultant de l'incurie ou des désordres de leurs maris.

Prouvez-nous donc que tout cela est mal;

Prouvez-nous que ce n'est pas le résultat du progrès humain;

Prouvez-nous que le travail, cachet de l'espèce humaine, que le travail que vous considérez comme le grand émancipateur, que le travail qui fait les hommes égaux et libres, n'a pas la vertu de faire les femmes égales et libres. Si vous nous prouvez cela, nous aurons à enregistrer une contradiction de plus.

Vous n'admettez pas que la femme ait le droit de réclamer pour elle une justice spéciale, comme si l'homme était son premier ennemi et tyran.

C'est vous, monsieur, qui faites une justice spéciale pour la femme; elle ne veut, elle, que le droit commun.

Oui, monsieur, jusqu'ici l'homme en subalternisant la femme, a été son tyran, son ennemi. Je suis de votre avis lorsqu'à la page 57 de votre premier mémoire sur la propriété, vous dites que tant que le fort et le faible ne sont pas égaux, ils sont étrangers, ils ne forment point une alliance, ils sont ennemis. Oui, trois fois oui, monsieur, tant que l'homme et la femme ne seront pas égaux, la femme est en droit de considérer l'homme comme son tyran et son ennemi.

«La justice la plus rigoureuse ne peut faire de la femme l'ÉGALE de l'homme!» Et c'est à une femme que vous placez dans votre opinion au dessus d'une foule d'hommes, que vous affirmez une pareille chose! Quelle contradiction!

«C'est un affolement, que les femmes réclamant leur droit!» Affolement semblable à celui des esclaves se prétendant créés pour la liberté; à celui des bourgeois de 89 prouvant que les hommes sont égaux devant la loi. Savez-vous qui était, qui est affolé? Ce sont les maîtres, les nobles, les blancs, les hommes qui ont nié, nient et nieront que les esclaves, les bourgeois, les noirs, les femmes sont nés pour la liberté et l'égalité.

«Le sexe auquel j'appartiens est incapable de se connaître et de se régir,» dites-vous!

Prouvez qu'il est dénué d'intelligence;

Prouvez que les grandes impératrices et les grandes reines n'ont pas gouverné aussi bien que les grands empereurs et les grands rois;

Prouvez contre tous les faits patents que les femmes ne sont pas en général bonnes observatrices et bonnes administratrices;

Puis prouvez encore que tous les hommes se connaissent parfaitement, se régissent admirablement, que le progrès marche comme sur des roulettes.

«La femme n'est ni la moitié, ni l'égale de l'homme, elle est son complément, elle achève de faire de lui une personne; les deux sexes forment l'androgyne humain!» Voyons, sérieusement, monsieur, qu'est-ce que signifie ce cliquetis de mots vides? Ce sont des métaphores indignes de figurer dans le langage scientifique, quand il s'agit de notre espèce et des autres espèces zoologiques supérieures. La lionne, la louve, la tigresse ne sont pas plus des moitiés ni des compléments de leurs mâles que la femme ne l'est de l'homme. Où la nature a mis deux extériorités, deux volontés, elle dit deux unités, deux entiers, non pas un, ni deux demies; l'arithmétique de la nature ne peut être détruite par les fantaisies de l'imagination.

Est-ce sur les qualités individuelles que se fonde l'égalité devant la loi? M. Proudhon nous répond dans la Création de l'ordre dans l'humanité, pages 209 et 210:

«Ni la naissance, ni la figure, ni les facultés, ni la fortune, ni le rang, ni la profession, ni le talent, ni rien de ce qui distingue les individus n'établit entre eux une différence d'espèce: étant tous hommes, et la loi ne réglant que des rapports humains, elle est la même pour tous; en sorte que, pour établir des exceptions, il faudrait prouver que les individus exceptés sont au dessus ou au dessous de l'espèce humaine.»

Prouvez-nous, Monsieur, que les femmes sont au dessus ou au dessous de l'espèce humaine, qu'elles n'en font pas partie, ou bien, sous peine de contradiction, subissez les conséquences de votre doctrine.

Vous dites dans la Révolution sociale, page 57:

«Ni la conscience, ni la raison, ni la liberté, ni le travail, forces pures, facultés premières et créatrices, ne peuvent, sans périr être mécanisées... C'est en elles-mêmes qu'est leur raison d'être; c'est dans leurs œuvres qu'elles doivent trouver leur raison d'agir. En cela consiste la personne humaine, personne sacrée, etc.»

Prouvez, Monsieur, que les femmes n'ont ni conscience, ni raison, ni liberté morale, qu'elles ne travaillent pas. S'il est démontré qu'elles ont les facultés premières et créatrices, respectez leur personne humaine, car elle est sacrée.

Dans la Création de l'ordre dans l'humanité, page 412, vous dites:

«Par la spécification, le travail satisfait au vœu de notre personnalité, qui tend invinciblement à se différencier, à se rendre indépendante, à conquérir sa liberté et son caractère.»

Prouvez donc que les femmes n'ont pas des travaux spécialisés, et si les faits vous démentent, reconnaissez que, fatalement, elles vont à l'indépendance, à la liberté.

Contestez-vous qu'elles soient vos égales parce qu'en masse elles sont moins intelligentes que les hommes? D'abord, je le conteste, mais je n'aurais nul besoin de le contester; c'est vous-même qui allez résoudre cette difficulté à la page 292 de la Création de l'ordre dans l'humanité:

«L'inégalité des capacités, quand elle n'a pas pour cause les vices de constitution, les mutilations ou la misère, résulte de l'ignorance générale, de l'insuffisance des méthodes, de la nullité ou de la fausseté de l'éducation, de la divergence de l'intuition par défaut de série, d'où naissent l'éparpillement et la confusion des idées. Or, tous ces faits producteurs d'inégalité sont essentiellement anormaux, donc l'inégalité des capacités est anormale.»

A moins que vous ne prouviez que les femmes sont mutilées de nature, je ne vois pas trop comment vous pouvez échapper à la conséquence de votre syllogisme: non seulement l'infériorité féminine a les mêmes sources que l'ignorance masculine, mais l'éducation publique leur est refusée, les grandes écoles professionnelles fermées; celles qui, par leur intelligence, égalent les plus intelligents d'entre vous ont eu vingt fois plus de difficultés et de préjugés à vaincre.

Voulez-vous subalterniser les femmes parce qu'en général elles ont moins de force musculaire que vous; mais à ce compte les hommes faibles ne devraient pas être les égaux des autres, et vous combattez cette conséquence vous-même en disant à la page 57 de votre premier mémoire sur la propriété:

«La balance sociale est l'égalisation du fort et du faible

Si je vous ai ménagé, M. Proudhon, c'est parce que vous êtes un homme intelligent et progressif, et qu'il est impossible que vous restiez sous l'influence des docteurs du moyen âge sur une question, tandis que vous êtes en avant de la majorité de vos contemporains sur tant d'autres. Vous renoncerez à soutenir une série logique sans fondement, vous rappelant, comme vous l'avez si bien dit à la page 201 de la Création de l'ordre dans l'humanité:

«Que la plupart des aberrations et chimères philosophiques sont venues de ce qu'on attribue aux séries logiques une réalité qu'elles n'ont pas, et que l'on s'est efforcé d'expliquer la nature de l'homme par des abstractions.»

Vous reconnaîtrez que toutes les espèces animales supérieures se composent de deux sexes;

Que dans aucune la femelle n'est l'inférieure du mâle, si ce n'est quelquefois par la force, qui ne peut être la base du droit humain;

Vous renoncerez à l'androgynie, qui n'est qu'un rêve.

La femme, individu distinct, doué de conscience, d'intelligence, de volonté, d'activité, comme l'homme, ne sera plus séparée de lui devant le droit.

Vous direz de toutes et de tous comme à la page 47 de votre premier mémoire sur la propriété: «La liberté est un droit absolu, parce qu'elle est à l'homme comme l'impénétrabilité est à la matière, une condition sine qua non d'existence. L'égalité est un droit absolu, parce que sans l'égalité il n'y a pas de société.»

Et vous monterez ainsi au second degré de la sociabilité, que vous définissez vous-même: «la reconnaissance en autrui d'une personnalité égale à la nôtre.»

J'en appelle donc de M. Proudhon grisé par le théologisme, à M. Proudhon éclairé par les faits et la science, ému par les douleurs et les désordres résultant de sa propre doctrine.

J'espère que je ne rencontrerai pas sa massue d'Hercule levée contre la sainte bannière de la vérité et du droit; contre la femme, cet être si faible physiquement, si fort moralement, qui, sanglante, abreuvée de fiel sous sa couronne de roses, achève de gravir la rude montagne où bientôt le progrès lui donnera sa légitime place à côté de l'homme. Mais si mon espoir était déçu, entendez-le bien, M. Proudhon, vous me trouveriez ferme sur la brèche, et, quelle que soit votre force, je vous jure que vous ne me renverseriez pas. Je défendrais courageusement le droit et la dignité de vos filles contre le despotisme et l'égarement logique de leur père, et la victoire me resterait, car, en définitive, elle est toujours à la vérité.

M. Proudhon répondit à cette mise en demeure par la lettre suivante, imprimée dans la Revue Philosophique de janvier 1857:

«Paris, 20 décembre 1856.

«A madame Jenny d'Héricourt.

«Eh bien! Madame, que vous disais-je dans ma lettre du 8 octobre?

«Je considère l'espèce de croisade que font, en ce moment, quelques estimables dames de l'un et de l'autre hémisphère, en faveur de leur sexe, comme un symptôme de la révolution générale qui s'opère, mais comme un symptôme exagéré, un affolement qui tient précisément à l'infirmité du sexe et à son incapacité de se connaître et de se régir lui-même.

«Je commence par retirer le mot d'affolement, qui a pu vous blesser, mais qui n'était pas, vous le savez, destiné à la publicité.

«Ce point réglé, je vous dirai, Madame, avec tous les égards que je dois à votre qualité de femme, que je ne m'attendais pas à vous voir confirmer si tôt, par votre pétulante interpellation, mon jugement.

«Je ne savais pas d'abord d'où venait le mécontentement féminin qui pousse les plus braves, les plus distinguées d'entre vous, à un assaut contre la suprématie paternelle et maritale. Je me disais, non sans inquiétude: Qu'y a-t-il donc? qu'est-ce qui les trouble? que nous reprochent-elles? A laquelle de nos facultés, de nos vertus, de nos prérogatives, ou bien de nos défaillances, de nos lâchetés, de nos misères, est-ce qu'elles en veulent? Est-ce le cri de leur nature outragée, ou une aberration de leur entendement?

«Votre attaque, jointe aux études que j'ai immédiatement commencées sur la matière, est venue enfin me tirer de peine.

«Non, Madame, vous ne connaissez rien à votre sexe; vous ne savez pas le premier mot de la question que vous et vos honorables ligueuses agitez avec tant de bruit et si peu de succès. Et si vous ne la comprenez point, cette question; si, dans les huit pages de réponse que vous avez faites à ma lettre, il y a quarante paralogismes, cela tient précisément, comme je vous l'ai dit, à votre infirmité sexuelle. J'entends par ce mot, dont l'exactitude n'est peut-être pas irréprochable, la qualité de votre entendement, qui ne vous permet de saisir le rapport des choses, qu'autant que nous, hommes, vous les faisons toucher du doigt. Il y a chez vous, au cerveau comme dans le ventre, certain organe incapable par lui-même de vaincre son inertie native, et que l'esprit mâle est seul capable de faire fonctionner, ce à quoi il ne réussit même pas toujours. Tel est, Madame, le résultat de mes observations directes et positives: je le livre à votre sagacité obstétricale, et vous laisse à en calculer, pour votre thèse, les conséquences incalculables.

«J'engagerai volontiers avec vous, Madame, dans la Revue Philosophique, une discussion à fond sur cette obscure matière. Mais, et ceci vous le comprendrez comme moi, plus la question est vaste, plus elle touche à nos intérêts sociaux et domestiques les plus sacrés, plus aussi elle exige que nous y apportions de gravité et de prudence.

«Voici donc ce qu'il me paraît indispensable de faire:

«D'abord, vous nous avez promis un livre, et je l'attends. J'ai besoin de cette pièce qui complétera mes documents et parachèvera ma démonstration. Depuis que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire et que j'ai eu celui de vous répondre, j'ai fait, sur la femme, de très sérieuses et très intéressantes études, que je ne demande qu'à rectifier si elles sont erronées; comme aussi je désire y mettre le sceau, si, comme j'ai tout lieu de le présumer, votre publication ne m'apporte qu'une confirmation de plus.

«J'ai constaté, sur faits et pièces, la vérité de toutes les assertions que vous me sommez de rétracter, à savoir:

«Que la différence de sexe élève entre l'homme et la femme une séparation ANALOGUE—je n'ai pas dit égale—à celle que la différence des races et des espèces met entre les animaux;

«Qu'en raison de cette séparation ou différence, l'homme et la femme ne sont point associés: je n'ai pas dit qu'ils ne pussent être autre chose;

«Que, par conséquent, la femme ne peut être dite citoyenne qu'en tant qu'elle est l'épouse du citoyen, comme on dit madame la présidente à l'épouse du président: ce qui n'implique pas qu'il n'existe point pour elle d'autre rôle.

«En deux mots, je suis en mesure d'établir, par l'observation et le raisonnement, les faits, que la femme, plus faible que l'homme quant à la force musculaire, vous-même le reconnaissez, ne lui est pas moins inférieure quant à LA PUISSANCE INDUSTRIELLE, ARTISTIQUE, PHILOSOPHIQUE ET MORALE; en sorte que si la condition de la femme dans la société doit être réglée, ainsi que vous le réclamez pour elle, par la même justice que la condition de l'homme, c'est fini d'elle: elle est esclave.

«A quoi j'ajoute aussitôt, que c'est précisément le système que je repousse: le principe du droit pur, rigoureux, de ce droit terrible que le Romain comparait à une épée dégainée, jus strictum, et qui régit entre eux les individus d'un même sexe, n'étant pas le même que celui qui gouverne les rapports entre individus de sexes différents.

«Quel est ce principe, différent de la justice, et qui cependant n'existerait pas sans la justice: que tous les hommes sentent au fond de l'âme et dont vous autres femmes ne vous doutez seulement pas? Est ce l'amour? pas davantage... Je vous le laisse à deviner. Et si votre pénétration réussit à débrouiller ce mystère, je consens, Madame, à vous signer un certificat de génie; Et eris mihi magnus Apollo. Mais alors vous m'aurez donné gain de cause.

«Voilà, Madame, en quelques lignes, à quelles conclusions je suis parvenu, et que la lecture de votre livre ne modifiera sûrement pas. Cependant, comme à toute force il est possible que vos observations personnelles vous aient menée à des résultats diamétralement contraires, la bonne foi du débat, le respect de nos lecteurs et de nous-mêmes exigent qu'avant d'entamer la controverse, communication réciproque soit faite entre nous de toutes les pièces recueillies. Vous pourrez prendre connaissance des miennes.

«Une autre condition, que je vous supplie, Madame, de prendre en bonne part, et dont, sous aucun prétexte, je ne saurais me départir, c'est que vous choisirez un parrain.

«Vous ne voulez pas, vous vous êtes à cet égard prononcée énergiquement, que dans une discussion aussi sérieuse votre adversaire fasse le moindre sacrifice à la galanterie; et vous avez raison. Mais moi, Madame, qui suis si loin d'admettre vos prétentions, je ne puis ainsi me donner quittance de ce que prescrit envers les dames la civilité virile et honnête; et comme je me propose, d'ailleurs, de vous faire servir de sujet d'expérience; comme, après avoir fait, pour l'instruction de mes lecteurs, l'autopsie intellectuelle et morale de cinq ou six femmes du plus grand mérite, je compte faire aussi la vôtre, vous concevez qu'il m'est de toute impossibilité d'argumenter sur vous, de vous, avec vous, sans m'exposer à chaque mot à violer toutes les bienséances.

«Je comprends, Madame, qu'une pareille condition vous chagrine: c'est un désavantage de votre position qu'il vous faut courageusement subir. Vous êtes demandeur, et, comme femme, vous vous prétendez tyrannisée. Paraissez donc devant le tribunal de l'incorruptible opinion avec cette chaîne de tyrannie qui vous indigne, et qui, selon moi, n'existe que dans le dérèglement de votre imagination. Vous n'en serez que plus intéressante. Aussi bien vous vous moqueriez de moi, si, tandis que je soutiens la prépotence de l'homme, je commençais, en disputant de pair à compagnon avec vous, par vous accorder l'égalité de la femme! Vous n'avez pas compté, j'imagine, que je tomberais dans cette inconséquence.

«Les champions, du reste, ne vous manqueront pas. Et je n'attends pas moins que ceci de votre courtoisie, madame: celui que vous me choisirez pour antagoniste, qui devra signer et affirmer tous vos articles, assumer la responsabilité de vos dits et contredits, sera digne de vous et de moi; tel, enfin, que je n'aurai pas le droit de me plaindre que vous m'avez jeté un homme de paille.

«Ce qui m'a le plus surpris, depuis que cette hypothèse de l'égalité des sexes, renouvelée des Grecs comme tant d'autres, s'est produite parmi nous, a été de voir qu'elle comptait parmi ses partisans presque autant d'hommes que de femmes. J'ai longtemps cherché la raison de cette bizarrerie, que j'attribuais d'abord au zèle chevaleresque: je crois, aujourd'hui, l'avoir trouvée. Elle n'est pas à l'avantage des chevaliers. Je serais heureux, Madame, pour eux et pour vous, qu'il ressortît de cet examen solennel que les nouveaux émancipateurs de la femme sont les génies les plus hauts, les plus larges, les plus progressifs, sinon, les plus mâles, du siècle.

«Vous dites, Madame, que les femmes ont un faible pour les batailleurs. C'est sans doute à cause de cela que vous m'avez fouaillé d'importance: Qui aime bien châtie bien.—J'avais trois ans et demi quand ma mère, pour se débarrasser de moi, m'envoya chez la maîtresse d'école du quartier, une excellente fille, qu'on appelait la Madelon. Un jour, pour quelque sottise, la Madelon me menaça de me donner le fouet. A ce mot, j'entrai en fureur, je lui arrachai son martinet et le lui jetai à la figure. J'ai toujours été un sujet désobéissant. J'aimerais autant, madame, ne pas vous voir prendre vis-à-vis de moi ces airs de fouette-coco, qui ne vont plus à un homme sur le retour; mais je laisse cela à votre discrétion. Frappez, redoublez, ne me ménagez pas; et s'il m'arrivait de regimber contre la férule, croyez, Madame, que je n'en suis pas moins votre affectionné serviteur et compatriote.

«P. J. PROUDHON.»

A mon tour, reprenant la parole dans le numéro de février de la même année, je répondis à M. Proudhon:

Il m'est interdit, monsieur, de répondre à votre lettre sur le ton peu convenable que vous avez cru pouvoir prendre envers moi:

Par respect pour la gravité de mon sujet;

Par respect pour nos lecteurs;

Par respect pour moi-même.

Vous vous trouvez mal à l'aise dans le cercle de Popilius qu'a tracé autour de vous la main d'une femme; tout le monde le comprend, moi comme les autres. Mal armé pour la défense, plus mal armé peut-être pour l'attaque, vous voudriez bien échapper, et je le conçois de reste; votre habileté de tacticien est en pure perte: vous ne sortirez du cercle fatal que vaincu, soit par moi, soit par vous, si vous avouez votre faiblesse sur le point en litige, en continuant de refuser une discussion sous des prétextes dérisoires; soit enfin par l'opinion publique, qui vous octroiera votre certificat d'inconséquence, le moins désirable de tous pour un dialecticien.

Ceci bien entendu, je dois vous dire que je suis personnellement satisfaite que vous attaquiez, dans le droit des femmes, la cause de la justice et du progrès. C'est pour cette cause un gage de succès: vous avez toujours été fatal à tout ce que vous avez voulu soutenir.

Il est vrai que votre attitude dans cette question fait de vous l'allié du dogmatisme moyen âge; il est vrai que les représentants officiels de ce dogmatisme s'emparent, à l'heure qu'il est, de vos arguments et de votre nom pour maintenir leur influence sur les femmes, et, par elles, sur les hommes et sur les enfants, et cela pour restaurer le passé, étouffer l'avenir. Est-ce votre intention? Je ne le crois pas. A mes yeux, vous êtes un démolisseur, un destructeur, chez lequel l'instinct emporte parfois l'intelligence et à qui il dérobe la vue nette des conséquences de ses écrits: nature de lutte, il vous faut des adversaires; et, faute d'ennemis, vous frappez cruellement sur ceux qui combattent dans les mêmes rangs que vous. Dans tous vos écrits on sent que la seconde éducation, celle que donnent le respect et l'amour de la femme, vous a complétement manqué.

Venons à votre lettre.

Vous me reprochez d'avoir fait quarante paralogismes: il fallait au moins en citer un. Cependant voyons.

Vous dites: entre l'homme et la femme il y a une séparation de même nature que celle que la différence de race met entre les animaux.

La femme, par nature et par destination, n'est ni associée, ni citoyenne, ni fonctionnaire.

Elle n'est, jusqu'à son mariage, qu'apprentie dans l'atelier social, tout au plus sous-maîtresse; elle est mineure dans la famille et ne fait point partie de la cité.

Vous ne concevez pas pour elle de destinée hors du ménage: elle ne peut être que ménagère ou courtisane.

Elle est incapable de se connaître et de se régir.

Faire un paralogisme, c'est être à côté de la question; or, étais-je à côté de la question en vous disant:

Pour que tous ces paradoxes deviennent vérités, vous avez à prouver:

Que l'homme et la femme ne sont pas de la même race;

Qu'ils peuvent se reproduire séparément;

Que leur produit commun est un métis ou un mulet;

Que la différence de races correspond à la différence de droits.

Vous avez à nous dire ce que c'est qu'une association, ce que c'est qu'une nature citoyenne ou fonctionnaire.

Vous avez à prouver que la femme est moins utile que l'homme dans la société;

Qu'à l'heure qu'il est, elle est nécessairement ménagère quand elle n'est pas courtisane;

Qu'elle est dénuée d'intelligence, qu'elle ne sait rien régir.

Vous prétendez que la femme n'a pas le droit de demander pour elle une justice spéciale.

Quel paralogisme ai-je commis, en vous faisant remarquer que ce n'est pas elle mais vous qui la demandez, puisque vous posez en principe l'inégalité des sexes devant le droit humain?

Tout ce que vous dites relativement à la prétendue infériorité de la femme et les conséquences que vous en tirez s'appliquant aux races humaines inférieures à la nôtre, il me serait bien facile de démontrer que les conséquences de vos principes sont le rétablissement de l'esclavage. Le plus parfait a le droit d'exploiter à son profit le plus faible, au lieu d'être son éducateur... Admirable doctrine, Monsieur, pleine d'intelligence du progrès, pleine de générosité! Je vous en fais mon très sincère compliment.

Vous dites que le travail spécialisé est le grand émancipateur de l'individualité humaine; que le travail, la conscience, la liberté, la raison ne trouvent qu'en eux leur raison d'être et d'agir; que ces forces pures constituent la personne humaine qui est sacrée.

Vous posez en principe que la loi est la même pour tous; en sorte que, pour établir des exceptions, il faudrait prouver que les individus exceptés sont au dessus ou au dessous de l'espèce humaine.

Vous dites que la balance sociale est l'égalisation du fort et du faible; que tous ont les mêmes droits, non par ce qui les différencie, mais par ce qui leur est commun, la qualité d'êtres humains.

Ai-je fait des paralogismes en vous disant:

Alors vous ne pouvez, en raison de sa faiblesse et même d'une infériorité supposée, exclure la femme de l'égalité de droit: vos principes vous l'interdisent, à moins que vous ne prouviez:

Qu'elle est au dessus ou au dessous de l'espèce humaine, qu'elle n'en fait pas partie;

Qu'elle est dépourvue de conscience, de justice, de raison; qu'elle ne travaille pas, qu'elle n'exécute pas des travaux spécialisés.

Il est évident, Monsieur, que votre doctrine sur le droit général est en contradiction avec votre doctrine sur le droit de la femme; il est évident que vous êtes très inconséquent et que, quelque habile que vous soyez, vous ne pouvez sortir de cet embarras.

Dans ce que vous appelez une réponse, il y a quelques passages qui valent la peine qu'on s'y arrête.

Vous vous demandez ce qui pousse les plus braves, les plus distinguées d'entre nous à un assaut contre la suprématie paternelle et maritale.

Vous ne comprenez pas le mouvement, car vous auriez dit la suprématie masculine.

A mon tour je vous demande:

Qu'est-ce qui aurait poussé M. Proudhon, esclave romain, à prendre le rôle de Spartacus?

Qu'est-ce qui aurait poussé M. Proudhon, serf féodal, à organiser une Jacquerie?

Qu'est-ce qui aurait poussé M. Proudhon, esclave noir, à devenir un Toussaint-Louverture?

Qu'est-ce qui aurait poussé M. Proudhon, serf russe, à prendre le rôle de Poutgachef?

Qu'est-ce qui aurait poussé M. Proudhon, bourgeois de 89, à renverser les priviléges de la noblesse et du clergé?

Qu'est-ce qui pousse M. Proudhon... mais je ne veux pas faire d'actualité.

Qu'aurait répondu M. Proudhon à tous les possesseurs de prérogatives, de suprématie, qui ne manquaient pas de s'adresser, eux aussi, cette naïve demande: Ah ça! que nous veut donc ce vil esclave, cet indigne serf, cet audacieux et stupide bourgeois? A laquelle de nos facultés, de nos vertus, de nos prérogatives en veut-il? Est-ce le cri de sa nature outragée ou une aberration de son entendement?

La réponse que se fera M. Proudhon est celle que lui feront toutes les femmes majeures.

Il y a dans le cerveau de la femme, dites-vous, un organe que l'esprit mâle est seul capable de faire fonctionner. Rendez donc à la science le service de le lui indiquer et de démontrer son mode de fonctionnement. Quant à l'autre organe dont vous parlez, c'est sans doute son inertie qui l'a fait définir par quelques-uns: parvum animal furibondum, octo ligamentis alligatum. Avant de choisir pour preuves de vos assertions des faits anatomiques et physiologiques, consultez un médecin instruit: voilà ce que vous conseille non seulement ma sagacité obstétricale, mais aussi ma sagacité médicale.

Vous m'offrez de me communiquer vos observations directes et positives. Quoi! Monsieur, en quelques semaines il vous a été possible de fouiller dans les profondeurs de l'organisation saine et malade! de parcourir tout le dédale des fonctions engagées dans la question! C'est plus qu'une merveille: malgré toute ma bonne volonté, je ne puis y croire, à moins que vous ne prouviez que vous êtes un révélateur en communication avec un Dieu quelconque. Voulez-vous que je vous dise toute ma pensée? C'est que vous n'avez étudié les choses ni directement ni indirectement, et que c'est à moi qu'il appartient de vous dire que vous ne connaissez pas la femme; que vous ne savez pas le premier mot de la question. Vos cinq ou six autopsies, purement intellectuelles et morales, ne prouvent qu'une chose: votre inexpérience en physiologie. Vous avez pris naïvement le scalpel de votre imagination pour celui de la science.

A propos d'autopsie, vous me dites que vous attendez l'ouvrage que j'ai promis, pour faire la mienne. Il serait sans doute fort honorable pour moi d'être étendue sur votre table de dissection, en aussi bonne compagnie que celle que vous me promettez, mais l'instruction de mes futurs lecteurs ne me permet pas de goûter cette satisfaction. Je ne mettrai sous presse que quand votre propre ouvrage aura paru, car, moi aussi, je me propose de faire votre autopsie: disséquez-moi donc maintenant; je vous promets de mon côté que je m'en acquitterai consciencieusement, proprement et délicatement.

«La femme, dites-vous, plus faible que l'homme quant à la force musculaire, ne lui est pas moins inférieure quant à la PUISSANCE INDUSTRIELLE, ARTISTIQUE, PHILOSOPHIQUE ET MORALE; en sorte que, si la condition de la femme dans la société doit être réglée, ainsi que je le réclame pour elle, par la même justice que la condition de l'homme, c'est fini d'elle: elle est esclave.»

Homme terrible, vous serez donc toujours inconséquent, toujours en contradiction avec vous-même et avec les faits!

Quelle est la base du droit pour vous? La simple qualité d'être humain: tout ce qui distingue les individus disparaît devant le droit. Eh bien! lors même qu'il serait vrai que les femmes fussent inférieures aux hommes, s'ensuivrait-il que leurs droits ne fussent pas les mêmes? D'après vous, pas le moins du monde si elles font partie de l'espèce humaine. Il n'y a pas deux justices, il n'y en a qu'une; il n'y pas deux droits, il n'y en a qu'un, dans le sens absolu. La reconnaissance et le respect de l'autonomie individuelle dans le plus infime des êtres humains, aussi bien que dans l'homme et la femme de génie, telle est la loi qui doit présider aux relations sociales; faut-il que ce soit une femme qui vous le dise!

Voyons maintenant ce que vaut votre série homme et femme.

Quant à la reproduction de l'espèce, ils forment série; ceci est hors de conteste.

Quant au reste, forment-ils série? Non.

Si c'était une loi que la femme fût musculairement plus faible que l'homme, la plus forte des femmes serait plus faible que l'homme le moins fort: or, les faits démontrent journellement le contraire.

Si c'était une loi que les femmes fussent inférieures aux hommes en puissance industrielle, la plus puissante des femmes en industrie serait inférieure à l'homme le moins fort: or les faits démontrent journellement qu'il y a des femmes très bonnes industrielles, très bonnes administratrices; des hommes très ineptes et inaptes dans ce mode d'activité.

Si c'était une loi que les femmes fussent inférieures aux hommes en puissance artistique, la meilleure artiste serait inférieure au moindre des artistes mâles: or les faits nous démontrent journellement le contraire; il y a plus de grandes tragédiennes que de grands tragédiens, beaucoup d'hommes sont des mazettes en musique et en peinture, beaucoup de femmes sont, au contraire, remarquables sous ces deux rapports, etc., etc.

Que résulte-t-il de tout cela? Que votre série est fausse, puisque les faits la détruisent. Comment l'avez-vous formée? Voilà ce qu'il est curieux d'étudier. Vous avez choisi quelques hommes remarquables; et, par un procédé d'abstraction commode, vous avez vu en eux tous les hommes, même les crétins; vous avez ensuite pris quelques femmes, sans tenir compte le moins du monde des différences de culture, d'instruction, de milieu, et vous les avez comparées aux hommes éminents, avec le soin d'oublier celles qui vous auraient gêné; puis, concluant du particulier au général, créant deux entités, vous avez conclu. Singulière manière de raisonner, en vérité. Vous êtes tombé dans la manie d'imposer des règles à la nature au lieu d'étudier les siennes, et vous avez mérité que je vous appliquasse vos propres paroles: «La plupart des aberrations et chimères philosophiques sont venues de ce qu'on attribue aux séries logiques une réalité qu'elles n'ont pas; et l'on s'est efforcé d'expliquer la nature de l'homme par des abstractions

Et encore si c'était au profit de vos doctrines sur les bases du droit, cela pourrait se comprendre; mais c'est pour les renverser!

Vous vous transformez en sphynx pour me proposer une énigme. Quel est le droit, dites-vous, qui n'est pas la justice, et qui cependant n'existerait pas sans elle, qui préside aux relations des deux sexes, le jus strictum ne régissant que les individus du même sexe? Si vous le devinez, vous m'aurez donné gain de cause.

Il n'est pas nécessaire d'être le grand Apollon pour deviner que c'est le droit de grâce, de miséricorde, envers un inférieur qui n'est pas armé du droit strict.

Si j'ai bien deviné, vous avez tout simplement fait une pétition de principe en supposant résolu précisément ce que je conteste.—Je soutiens qu'il n'y a qu'un droit, qu'un seul droit préside aux relations des individus et des sexes, et que le droit de miséricorde est du domaine du sentiment.

Vous désirez qu'il soit prouvé que les nouveaux émancipateurs de la femme sont les génies les plus hauts, les plus larges et les plus progressifs du siècle. Réjouissez-vous, Monsieur, votre souhait est accompli: une simple comparaison entre eux et leurs adversaires vous le prouvera.

Les émancipateurs, prenant la femme au berceau de l'humanité, la voient lentement marcher vers l'émancipation civile. Intelligents disciples du progrès, ils veulent, en lui tendant une main fraternelle, l'aider à remplir sa destinée.

Les non-émancipateurs, niant la loi historique, méconnaissant le mouvement progressif et parallèle du prolétariat, de la femme et de l'industrie vers l'affranchissement, veulent repousser la femme bien au delà du moyen âge, jusqu'à Romulus et aux patriarches bibliques.

Les émancipateurs, croyant à l'autonomie individuelle, la respectant, et reconnaissant que la femme en a une, veulent l'aider à la conquérir. Jugeant du besoin qu'un être libre a de la liberté, par le besoin qu'ils en ont eux-mêmes, ils sont conséquents.

Les non-émancipateurs, aveuglés par l'orgueil, pervertis par un amour aussi effréné qu'inintelligent de domination, ne veulent la liberté que pour eux. Ces égoïstes, si ombrageux contre ce qui menace la leur, veulent que la moitié de l'espèce humaine soit dans leurs fers.

Les émancipateurs ont assez de cœur et d'idéal pour désirer une compagne avec laquelle ils puissent faire échange de sentiments et de pensées; qui puisse les améliorer sous quelques rapports, et être améliorée par eux sous d'autres: ils aiment et respectent la femme.

Les non-émancipateurs, sans idéal, sans amour, asservis à leurs sens, à leur orgueil, méprisent la femme; ne veulent avoir en elle qu'une femelle, une servante, une machine à produire des petits. Ce sont des mâles, ce ne sont pas encore des hommes.

Les émancipateurs veulent le perfectionnement de l'espèce humaine sous le triple point de vue physique, intellectuel et moral: ils savent qu'on n'améliore pas les races sans choisir et rendre les mères plus parfaites.

Les non-émancipateurs ont bien autre chose en tête, ma foi, que l'amélioration de l'espèce: que leurs enfants soient inintelligents, méchants, laids, difformes; ils songent bien moins à cela qu'à être les maîtres. Sont-ils assez physiologistes pour avoir seulement songé que les facultés dépendent de l'organisation, que l'organisation est modifiable, que les modifications se transmettent, que la femme a une immense part dans cette transmission, une part peut-être plus grande que l'homme? Qu'il est donc essentiel de la mettre en état de remplir cette grande fonction de la manière la plus utile à l'humanité.

Les émancipateurs veulent que l'humanité marche en avant, qu'elle n'oscille plus entre le passé et l'avenir; ils savent quelle est l'influence des femmes d'abord sur les enfants, puis sur les hommes; ils savent que la femme ne peut servir le progrès que si elle y trouve son compte; qu'elle ne l'y trouvera que par la liberté; qu'elle ne l'aimera que si son intelligence s'élève par l'étude, que si son cœur se purifie des petits égoïsmes de famille par l'amour prédominant de la grande famille humaine. Comme ils veulent sincèrement le but, ils veulent sincèrement les moyens: tant que la moitié du genre humain travaillera comme elle le fait à détruire l'édifice construit par quelques membres de l'autre moitié; tant qu'une moitié du genre humain, celle qui gouverne occultement l'autre, aura la face tournée vers le passé, les jalons qui indiquent l'avenir seront menacés d'être arrachés. Faites-vous un crime aux émancipateurs de le comprendre, de vouloir conjurer le péril, et faites-vous une vertu aux non-émancipateurs du sot orgueil qui leur met une cataracte sur les yeux?

Encore quelques mots et j'aurai fini. Vous aimeriez autant, me dites-vous, que je ne prisse point avec vous des airs de Fouette-Coco. Je le crois sans peine. Mais, avez-vous bien le droit de vous en plaindre, vous qui vous êtes constitué le Père-Fouetteur des économistes et des socialistes? Je n'irai jamais envers vous jusqu'où vous êtes allé envers eux. Il faut que vous preniez votre parti de ma forme brusque, quelquefois dure. Je suis implacable à l'égard de ce qui me paraît faux et injuste; et, fussiez-vous mon frère, je ne vous combattrais par moins âprement: avant tout lien de cœur et de famille, doivent passer l'amour de la justice et celui de l'humanité.

Je dois maintenant à mes lecteurs et à vous, Monsieur, l'exposé de la thèse que j'entreprends de soutenir: car le mot Émancipation des femmes a été et est encore bien diversement interprété.

Devant le droit, l'homme et la femme sont égaux, soit qu'on admette l'égalité de facultés, soit qu'on la repousse.

Mais pour qu'une vérité soit utile, il faut qu'elle convienne au milieu dans lequel on veut l'introduire.

Le droit absolu étant reconnu, reste la pratique. Dans la pratique, je vois deux sortes de droits: la femme est mûre pour l'exercice de l'un d'eux; mais je reconnais que la pratique du second serait dangereuse actuellement par suite de l'éducation que la plupart d'entr'elles ont reçue. Vous me comprenez sans qu'il soit nécessaire que je m'explique plus clairement dans une Revue qui doit s'interdire les matières sociales et politiques.

Recevez, Monsieur, l'assurance de ma parfaite considération.

Les directeurs de la Revue m'ayant prévenue que mon adversaire refusait de continuer la polémique, je résumai ainsi son Credo sur les droits et la nature de la femme dans la Revue de mars 1857:

A MM. les directeurs de la Revue philosophique et religieuse.

Messieurs,

Vous me prévenez que M. Proudhon ne veut pas répondre aux questions que je lui ai posées; je n'ai ni les moyens ni la volonté de l'y contraindre. Je ne rechercherai pas les motifs de sa détermination; je n'ai pour le moment qu'à enregistrer son Credo, qui peut se résumer ainsi:

«Je crois qu'entre l'homme et la femme il y a une séparation de même nature que celle que la différence de race met entre les animaux;

«Je crois que, par nature et par destination, la femme n'est ni associée, ni fonctionnaire, ni citoyenne;

«Je crois que, dans l'atelier social, elle n'est, jusqu'à son mariage, qu'apprentie, tout au plus sous-maîtresse;

«Je crois qu'elle est mineure dans la famille, l'art, la science, l'industrie, la philosophie, et qu'elle n'est RIEN dans la cité;

«Je crois qu'elle ne peut être que ménagère ou courtisane;

«Je crois qu'elle est incapable de se connaître et de se régir;

«Je crois fermement que la base de l'égalité des droits est dans la simple qualité d'être humain; or, la femme ne pouvant avoir des droits égaux à ceux de l'homme, j'affirme qu'elle n'appartient pas à l'espèce humaine

M. Proudhon sent-il combien son Credo est en opposition avec la science, avec les faits, avec la loi du progrès, avec les tendances de notre siècle, et n'ose-t-il tenter de le justifier par des preuves?

Sent-il que ce Credo le classe parmi les fauteurs du dogmatisme du moyen âge, et recule-t-il devant une telle responsabilité?

S'il en était ainsi, je le louerais de son prudent silence, et mon plus vif désir serait qu'il le gardât toujours sur la question qui nous divise. Pour traiter un sujet il faut l'aimer et le comprendre; je n'oserais dire que M. Proudhon n'aime pas la femme, mais ce que j'affirme, c'est qu'il ne la comprend pas: il ne voit en elle que la femelle de l'homme; son organisation particulière paraît le rendre impropre à l'examen d'un tel sujet. M. Proudhon, dans l'ouvrage qu'il prépare, promet de traiter la question du rôle et des droits de la femme; si sa doctrine a pour base les affirmations paradoxales de son Credo, j'espère qu'il prendra, cette fois, la peine de les appuyer au moins sur des semblants de preuves que j'examinerai avec toute l'attention dont je suis capable. M. Proudhon, reculant devant la discussion, ne peut échapper à ma critique.

Agréez, Messieurs, etc.

Les deux Études de M. Proudhon ne sont que le développement de ce Credo.

J'ai promis de disséquer l'auteur, ainsi vais-je faire.

Qu'on ne me reproche pas d'être impitoyable; M. Proudhon l'a mérité;

Qu'on ne me reproche pas d'être une machine à raisonnement; avec un tel adversaire, on ne doit être que cela.

Qu'on ne me reproche pas d'être brutale; M. Proudhon s'est montré à l'égard des femmes, même des plus illustres, d'une brutalité et d'une injustice qui dépassent toutes les bornes. Si je suis brutale, je m'efforcerai, moi, de ne pas être injuste.

Pour la commodité des lecteurs et la plus facile compréhension de mon exposition et de ma critique, je diviserai ce travail en plusieurs paragraphes.

I

Eh bien! Monsieur Proudhon, vous avez voulu la guerre avec les femmes!... Guerre vous aurez.

Vous avez écrit, non sans raison, que les Comtois sont une race têtue: or je suis votre compatriote; et comme la femme pousse généralement plus loin que l'homme les qualités et les défauts, je vous dis: à têtu, têtue et demie.

J'ai levé le drapeau sous lequel s'abriteront un jour vos filles, si elles sont dignes du nom qu'elles portent; je le tiendrai d'une main ferme, et ne le laisserai jamais abattre; contre vos pareils, j'ai un cœur et des griffes de lionne.

Vous débutez par dire que vous ne vouliez point traiter de l'égalité des sexes, mais qu'une demi douzaine d'insurgées, aux doigts tachés d'encre, vous ayant mis un défi d'oser tirer la question au clair, vous établirez sur faits et pièces l'infériorité Physique, Intellectuelle et Morale de la femme; que vous prouverez que son émancipation est la même chose que sa prostitution; et prendrez en main sa défense contre les divagations de quelques impures que le péché a rendues folles (3e volume, p. 337).

Moi seule, vous enfermant dans un cercle de contradictions, ai osé vous défier de tirer la question au clair: je résume donc en moi les quelques impures que le péché a rendues folles.

De semblables outrages ne peuvent m'atteindre, Monsieur; l'estime, la considération, l'amitié précieuse d'hommes et de femmes éminemment recommandables, suffisent à réduire à néant d'indignes insinuations. Aussi ne les relèverais-je pas, tant elles m'inspirent de dédain, si je n'avais à vous dire que le temps est passé où l'on pouvait espérer étouffer la voix d'une femme en attaquant sa pureté.

Si, à l'homme qui réclame ses droits et veut en prouver la légitimité, vous ne demandez pas s'il est probe, chaste, etc.; à la femme qui fait la même revendication, vous n'avez pas à le demander davantage.

J'aurais donc le malheur d'être ce qu'il y a de pire au monde sous le rapport de la chasteté, que cela n'amoindrirait nullement la valeur de ma revendication.

Je répugne à toute justification; mais je dois à la sainte cause que je défends, je dois à mes amis de vous dire que l'éducation morale que m'a donnée ma sainte et regrettable mère, des études scientifiques et philosophiques sérieuses, des occupations continuelles m'ont maintenue dans ce qu'on appelle vulgairement la bonne voie, et ont affermi l'horreur que j'éprouve pour toute tyrannie, qu'elle s'appelle homme ou tempérament.

Vous accusez votre biographe d'avoir commis une indignité en dirigeant une insinuation contre une femme, parce que cette femme est la vôtre; quelle indignité ne commettez-vous pas vous-même en en outrageant plusieurs?

Et si vous blâmez ceux qui calomnient les mœurs de M. Proudhon, parce qu'il n'est pas de leur avis, de quel œil croyez-vous qu'on regarde vos insinuations calomnieuses contre des femmes parce qu'elles ne pensent pas comme vous?

Vous prétendez que nous n'avons plus de mœurs, parce que nous manquons de respect à la dignité d'autrui: qui donc plus que vous, Monsieur, a donné ce détestable exemple? Vous qui vous dites champion des principes de 89, quels hommes et quelles femmes attaquez-vous?

Ceux et celles qui sont à différents degrés, à divers points de vue dans le courant de ces principes.

Votre colère n'a point de bornes contre G. Sand, notre grand prosateur, l'auteur des bulletins de la république de 48. Vous dépréciez Mme de Staël, que vous n'avez pas lue, et qui était plus avancée que la plupart des écrivains mâles de son époque.

Deux échafauds se dressent, deux femmes y montent: Mme Roland et Marie-Antoinette. Ce n'est pas moi, femme, qui jetterai l'insulte à la reine décapitée, mourant avec dignité, avec courage; non, devant le billot je m'incline et j'essuie mes larmes, quelle que soit la tête qui vienne s'y poser. Mais enfin Marie-Antoinette mourait victime des fautes que lui avait fait commettre son éducation princière contre les principes nouveaux, tandis que Mme Roland, la chaste et noble femme, mourait pour la révolution et mourait en la bénissant.

D'où vient que vous saluez la reine de vos sympathies et que vous n'avez, pour la révolutionnaire, que des paroles de blâme et de dédain?

Et les hommes qui appartiennent au grand parti de l'avenir, comment les traitez-vous?

Les Girondins, femmelins;

Robespierre et ses adhérents, castrats;

Le doux Bernardin de Saint-Pierre, femmelin;

M. Legouvé et ceux qui pensent comme lui sur l'émancipation des femmes, femmelins;

M. de Girardin, absurde;

Béranger, pitoyable auteur et femmelin;

Jean-Jacques, non seulement le prince des femmelins, mais le plus grand ennemi du peuple et de la révolution, lui qui est évidemment le principal auteur de notre révolution française.

N'est-il pas permis de vous demander, Monsieur, si vous êtes pour ou contre la révolution.

M. Proudhon, vous avez perdu vos droits à tout ménagement, puisque vous ne ménagez pas ceux qui ne vous ont ni offensé, ni provoqué, ceux qui n'ont point prétendu vous asservir: les hommes ont manqué de courage; ils auraient dû vous arrêter lorsque vous vous engagiez sur la pente des personnalités blessantes; ce qu'ils n'ont pas fait, je le fais, moi femme, qui ne crains ni rien ni personne que ma conscience.

M. Proudhon, le plus grand ennemi du peuple, est l'écrivain qui, foulant aux pieds la raison et la conscience, la science et les faits, appelle à son aide toutes les ignorances, tous les despotismes du passé pour égarer l'esprit du peuple sur les droits de la moitié de l'espèce humaine.

M. Proudhon, le plus grand ennemi de la révolution, est celui qui la montre aux femmes comme un épouvantail; qui les détache de sa sainte cause en la confondant avec la négation de leurs droits; qui attaque et vilipende les gens de progrès; qui ose enfin, au nom des principes d'émancipation générale, proclamer l'annihilation sociale et la servitude conjugale de toute une moitié de l'humanité.

Voilà, Monsieur, l'ennemi du peuple et de la révolution.

II

J'en étais là de ma réponse lorsque, m'étant reposée pour reprendre haleine et réfléchir, je me calmai.

Ah ça! me dis-je, ai-je donc le sens commun de prendre au sérieux cette chose informe qu'honorent du nom de théorie, de braves gens que les coups de grosse caisse et de tam-tam de M. Proudhon étourdissent à tel point qu'ils en voient des étoiles en plein midi et le soleil en plein minuit? Voyons, calmons-nous; ne donnons pas à la chose plus d'importance qu'elle n'en a; et puisqu'il faut que j'expose cette chose à mes lecteurs, faisons-le du ton qui convient. Laissons M. Proudhon s'expliquer lui-même.

Aussitôt cette bonne résolution prise, j'évoquai M. Proudhon, et lui dis en toute humilité: Maître, je viens à vous pour que vous me disiez ce que c'est que la Femme et aussi un peu ce que c'est que l'homme.

M. PROUDHON. Vous faites bien; car moi seul suis capable de vous renseigner; écoutez-moi donc.

«L'être humain complet, adéquat à sa destinée, je parle du physique, c'est le mâle qui, par sa virilité, atteint le plus haut degré de tension musculaire et nerveuse que comporte sa nature et sa fin, et par là le maximum d'action dans le travail et le combat.

«La femme est un DIMINUTIF de l'homme à qui il manque un organe pour devenir autre chose qu'un éphèbe.

«Elle est un réceptacle pour les germes que seul l'homme produit, un lieu d'incubation comme la terre pour le grain de blé; organe inerte par lui-même et sans but par rapport à la femme. Une semblable organisation..... présuppose la subordination du sujet.

«En elle-même, je parle toujours du physique, la femme n'a pas de raison d'être: c'est un instrument de reproduction qu'il a plu à la nature de choisir de préférence à tout autre.

«La femme, de ce premier chef, est inférieure devant l'homme: une sorte de moyen terme entre lui et le reste du règne animal

(3e volume: La Justice, etc., p. 339.)

Et remarquez que je ne suis pas seul de mon avis: «La femme n'est pas seulement autre que l'homme, disait Paracelse; elle est autre parce qu'elle est moindre, parce que son sexe constitue pour elle une faculté de moins. Là où la virilité manque, le sujet est incomplet; là où elle est ôtée le sujet déchoit.

«Il ne lui manque (à la femme) au point de vue physique que de produire des germes.

«De même au point de vue de l'intelligence la femme a des perceptions, de la mémoire, de l'imagination; elle est capable d'attention, de réflexion, de jugement: que lui manque-t-il? De produire des germes, c'est à dire des idées. (Id. p. 354).

Or, suivez bien mon raisonnement: étant admis que la force compte pour quelque chose dans l'établissement du droit (Id. p. 442); étant admis, d'autre part, que la femme est un tiers moins forte que l'homme, elle sera donc à l'homme, sous le rapport physique, comme 2 est à 3. Conséquemment dans l'atelier social, la valeur des produits de la femme, sera d'un tiers au dessous de celle des produits de l'homme; donc dans la répartition des avantages sociaux, la proportion sera la même: voilà ce que dit la justice.

L'homme sera toujours le plus fort et toujours produira le plus, «ce qui veut dire que l'homme sera le maître et que la femme obéira: dura lex, sed lex.» (Id. p. 342.)

D'ailleurs, songez-y, la femme tombe à la charge de l'homme pendant la gésine; sa faiblesse physique, ses infirmités, sa maternité, l'excluent fatalement et juridiquement de toute direction politique, doctrinale, industrielle (Id. p. 243).

Passons maintenant au second point. Mais d'abord retenez bien ceci, c'est que la femme, comme toute chose, est antinomique; la femme considérée en dehors de l'influence de l'homme, c'est la thèse; la femme considérée sous l'influence de l'homme, c'est l'antithèse: or, c'est la thèse que nous examinons maintenant. Abordons donc la femme thétique sous le rapport intellectuel.

Nous admettrons d'abord comme principe, que la pensée est proportionnelle à la force (Id. p. 349); d'où nous sommes en droit de conclure que l'homme a l'intelligence plus forte que la femme. Aussi voyons-nous l'homme seul posséder le génie. Quant à la femme, elle n'est rien dans la science; on ne lui doit aucune invention, pas même sa quenouille et son fuseau. Elle ne généralise point, ne synthétise point; son esprit est anti-métaphysique; elle ne peut produire d'œuvre régulière, pas même un roman; elle ne compose que des macédoines, des monstres; «elle fait des épigrammes, de la satire, ne sait pas formuler un jugement, ni le motiver; ce n'est pas elle qui a créé les mots abstraits: cause, temps, espace, quantité, rapport..... la femme est une vraie table tournante.» (Id. p. 357.)

Je vous ai déjà dit que la femme ne produit pas plus de germes intellectuels que de germes physiques: son infériorité intellectuelle «porte sur la qualité du produit autant que sur l'intensité et la durée de l'action et, comme dans cette faible nature, la défectuosité de l'idée résulte du peu d'énergie de la pensée, on peut bien dire que la femme a l'esprit essentiellement faux, d'une fausseté irrémédiable. (Id. p. 349.)

«Des idées décousues, des raisonnements à contre-sens, des chimères prises pour des réalités, de vaines analogies érigées en principes, une direction d'esprit fatalement inclinée vers l'anéantissement: Voilà l'intelligence de la femme.» (Id. p. 348.)

Oui la femme «est un être passif, énervant, dont la conversation épuise comme les embrassements. Celui qui veut conserver entière la force de son esprit et de son corps, la fuira. (Id. p. 359.)

«Sans l'homme qui lui sert de révélateur et de verbe, elle ne sortirait pas de l'état bestial.»

MOI. Calmez-vous, Maître, et dites-moi s'il est vrai que vous ayez maltraité les femmes de lettres.

M. PROUDHON. Des femmes de lettres! Est-ce qu'il y en a? «La femme auteur n'existe pas; c'est une contradiction. Le rôle de la femme dans les lettres, est le même que dans la manufacture; elle sert là où le génie n'est plus de service, comme une broche, comme une bobine. (Id. p. 360.)

«En retranchant d'un livre de femme ce qui vient d'emprunt, imitation, lieu commun et grappillage, il se réduit à quelques gentillesses; comme philosophie à rien. A la commandite des idées, la femme n'apporte rien du sien, pas plus qu'à la génération.» (Id. p. 359.)

Moi. Ah! je comprends: vous voulez dire que, comme auteur, la femme de génie n'existe pas. Mais à ce compte, sur tant d'hommes qui écrivent, combien y en a-t-il parmi eux qui aient du génie et n'empruntent rien à personne?

M. PROUDHON. Je conviens qu'il y a beaucoup de femmelins; ce qui n'empêche pas que la femme ferait mieux d'aller repasser ses collerettes, que de se mêler d'écrire; car «on peut l'affirmer sans crainte de calomnie, la femme qui s'ingère de philosopher et d'écrire, tue sa progéniture par le travail de son cerveau et ses baisers qui sentent l'homme; le plus sûr pour elle et le plus honorable est de renoncer à la famille et à la maternité; la destinée l'a marquée au front; faite seulement pour l'amour, le titre de concubine lui suffit, sinon courtisane.» (Id. p. 359.)

Considérons maintenant la femme thétique sous le point de vue moral. Nous admettrons d'abord comme principe que la vertu est en raison de la force et de l'intelligence, d'où nous sommes en droit de conclure que l'homme est plus vertueux que la femme..... Ne riez pas: cela trouble mes idées. Je vais plus loin: l'homme seul est vertueux; l'homme seul a le sens de la justice; l'homme seul a la compréhension du droit. Dites-moi, je vous prie «qui produit chez l'homme cette énergie de volonté, cette confiance en lui-même, cette franchise, cette audace, toutes ces qualités puissantes que l'on est convenu de désigner par un seul mot, le Moral? Qui lui inspire avec le sentiment de sa dignité, le dégoût du mensonge, la haine de l'injustice, et l'horreur de toute domination? Rien autre chose que la conscience de sa force et de sa raison.»

MOI. Mais alors, Maître, si l'homme est tout cela, pourquoi donc reprochez-vous aux hommes de notre époque de manquer de courage, de dignité, de justice, de raison, de bonne foi? Quand je reprends par le menu les terribles réquisitoires que vous avez fulminés contre la gent masculine, je ne comprends pas du tout le sens de la tirade que vous venez de me débiter.

M. PROUDHON. Considérez ce que vous nommez irrévérencieusement une tirade, comme le repoussoir obligé de l'immoralité féminine.

Elle n'est que pour mettre en relief cette vérité: que «la conscience de la femme est plus débile de toute la différence qui sépare son esprit du nôtre; sa moralité est d'une autre nature; ce qu'elle conçoit comme bien et mal, n'est pas identiquement le même que ce que l'homme conçoit lui-même comme bien et mal, en sorte que, relativement à nous, la femme peut être qualifiée un être immoral.

«Par sa nature (elle) est dans un état de démoralisation constante, toujours en deçà ou au delà de la justice..... La justice lui est insupportable..... Sa conscience est antijuridique.» (Id. p. 364 et 365.)

Elle est aristocrate, aime les priviléges, les distinctions; «dans toutes les révolutions qui ont la liberté et l'égalité pour objet, ce sont les femmes qui résistent le plus. Elles ont fait plus de mal à la révolution de Février que toutes les forces conjurées de la réaction virile. (Id. p. 366.)

«Les femmes ont si peu le sens juridique, que le législateur qui a fixé l'âge de la responsabilité morale, pour les deux sexes, à seize ans, aurait pu la reculer pour les femmes jusqu'à quarante-cinq. La femme ne vaut décidément comme conscience qu'à cet âge.» (Id. p. 372.)

D'elle-même, la femme est impudique (Id. p. 372). C'est donc de l'homme qu'elle reçoit la pudeur «qui est le produit de la dignité virile, le corollaire de la justice. (Id. p. 371.)

«La femme n'a pas d'autre inclination, pas d'autre aptitude que l'amour.

«Aux œuvres de l'amour, l'initiative appartient vraiement à la femme.» (Id. p. 371.)

MOI. Que de gens vous allez surprendre, Maître, en leur révélant que la pudeur vient de l'homme; que conséquemment toutes les jeunes filles séduites, toutes les petites filles dont les tribunaux punissent les corrupteurs et les violateurs, ne sont que des coquines qui ont, par leur initiative, fait oublier aux hommes leur rôle d'inspirateur de chasteté!

Vous m'éclairez, illustre Maître; et je vais écrire un mémoire pour demander que toutes les femmes et filles séduites et violées soient punies comme elles le méritent; et que, pour consoler les séducteurs, suborneurs, corrupteurs et violateurs, pauvres victimes innocentes de la férocité féminine, d'avoir péché contre le corollaire de la justice et le produit de la dignité virile, on cultive force roses, afin que les maires des quarante mille communes de France et de celles de l'Algérie les couronnent rosiers.

M. PROUDHON. Raillez tant qu'il vous plaira; la femme n'en est pas moins si perverse de sa nature que, par inclination, elle recherche les mâles laids, vieux et méchants. (Id. p. 366.)

MOI. N'est-ce pas un peu exagéré, Maître?

M. PROUDHON. (oubliant ce qu'il vient de dire). «La femme préfère toujours un mannequin joli, gentil, à un honnête homme; un galantin, un fripon, en obtient tout ce qu'il veut: elle n'a que du dédain pour l'homme capable de sacrifier son amour à sa conscience.» (Id. p. 366.)

Vous voyez ce qu'est la femme: «Improductive par nature, inerte, sans industrie, ni entendement, sans justice et sans pudeur, elle a besoin qu'un père, un frère, un amant, un époux, un maître, un homme enfin, lui donne, si je puis ainsi dire, l'aimantation qui la rend capable des vertus viriles, des facultés sociales et intellectuelles.» (Id. p. 372.)

Et comme «toute sa philosophie, sa religion, sa politique, son économie, son industrie se résolvent en un mot: Amour. (Id. p. 373.)

«Irons-nous maintenant de cet être tout entier à l'amour faire un contre-maître, un ingénieur, un capitaine, un négociant, un financier, un économiste, un administrateur, un savant, un artiste, un professeur, un philosophe, un législateur, un juge, un orateur, un général d'armée, un chef d'État?

«La question porte en elle-même sa réponse.» (Id. p. 374.)

J'ai posé et prouvé ma thèse, je vais prendre mes conclusions.

«Puisque dans l'action économique, politique et sociale, la force du corps et celle de l'esprit concourent ensemble et se multiplient l'une par l'autre, la valeur physique et intellectuelle de l'homme sera à la valeur physique et intellectuelle de la femme comme 3 × 3 est à 2 × 2, soit 9 à 4. (Id. p. 360.)

«Au point de vue moral comme au point de vue physique et intellectuel, sa valeur, (celle de la femme) est encore comme 2 est à 3.

«Leur part d'influence comparée entre eux, sera comme 3 × 3 × 3 est à 2 × 2 × 2; soit 27 à 8.

«Dans ces conditions la femme ne peut prétendre à balancer la puissance virile; sa subordination est inévitable. De par la nature et devant la justice, elle ne pèse pas le tiers de l'homme.» (Id. p. 375.)

Avez-vous bien compris?

MOI. Fort bien. Votre théorie, si théorie il y a, n'est qu'un tissu de paradoxes; vos prétendus principes sont démentis par les faits, vos conséquences sont également démenties par les faits; vous affirmez comme un révélateur, mais vous ne prouvez jamais comme doit le faire un philosophe. Il y a tellement d'ignorance et de sotte métaphysique dans tout ce que vous dites, que j'aime mieux vous croire de mauvaise foi, que d'être obligée de vous prendre en dédain.

Je vous ai patiemment écoutée lorsque vous m'avez dit, en le disant de toutes les femmes:

Vous êtes inerte, passive, vous n'avez le germe de rien;

Vous êtes un intermédiaire entre l'homme et l'animal, vous n'avez pas de raison d'être;

Vous êtes immorale; impudique, imbécile, aristocrate, ennemie de la liberté, de l'égalité et de la justice;

A votre tour, tâchez de m'écouter tranquillement pendant que je réfuterai vos dires par des faits, par la science et par la raison.

III

Il n'y a, de votre propre aveu, qu'une bonne méthode de démonstration, c'est celle d'appuyer toute affirmation sur des faits bien établis, non contredits par d'autres, légitimement sériés.

Voyons comment vous avez suivi cette méthode.

Pour nous prouver que la femme thétique ou considérée en dehors de l'influence de l'homme, est telle que vous la dépeignez, il faut, d'après la méthode rationnelle, que vous nous mettiez en présence d'une ménagerie de ces femmes, puis d'une autre ménagerie composée d'hommes n'ayant jamais subi l'influence de la femme, afin que nous puissions vérifier par nous-mêmes l'activité native de ceux-ci et l'inertie native de celles-là. Avez-vous eu à votre disposition, avez-vous à la nôtre ces preuves de fait?

Non: et si vous ne les avez ni ne pouvez les avoir, qu'est-ce que votre thèse, sinon l'illusion d'un cerveau malade d'orgueil et de haine pour la femme?

1o Vous dites: l'homme seul produit les germes physiques, l'anatomie répond: C'est la femme qui produit le germe; l'organe qui, chez elle, comme chez les autres femelles, remplit cette fonction, est l'ovaire.

2o Vous dites: la femme est un diminutif de l'homme; c'est un mâle imparfait, l'anatomie dit: l'homme et la femme sont deux êtres distincts, chacun complets, munis chacun d'un appareil spécial, aussi nécessaires l'un que l'autre.

3o Vous dites avec Paracelse, dont ce n'est pas la seule sottise, où la virilité manque, l'être est incomplet; où elle est ôtée, il déchoit. Le simple bon sens répond: l'être ne peut être incomplet ou déchoir, que s'il s'éloigne de son type; or, le type de la femme est la féminité, non la masculinité... Si, comme vous, j'étais amoureuse du paradoxe, je dirais: l'homme est une femme incomplète, puisque c'est la femme qui produit le germe; son rôle est très douteux dans la reproduction, et la science pourra bien apprendre à s'en passer un jour. C'est le paradoxe d'Auguste Comte; il vaut le vôtre.

Pour prouver que la femme n'est qu'un mâle imparfait, il faudrait établir par des faits, que l'homme auquel on retranche la virilité, voit se développer en lui les organes propres à la femme; devient apte à la conception, à la gestation, à l'accouchement, à l'allaitement. Or je n'ai jamais appris qu'aucun gardien du sérail se fut transformé en odalisque; et vous, mon Maître?

4o Vous dites: les organes propres à la femme sont inertes et sans but pour elle; la Physiologie répond: le travail qu'accomplissent ces organes est immense; la grossesse et la crise qui la termine, en sont d'incontestables preuves. L'influence de ces organes se fait sentir non seulement sur la santé générale, mais dans l'ordre intellectuel et moral. La Pathologie, non moins éloquente, nous peint les désordres profonds qu'amène chez la femme la continence forcée, l'incontinence, l'excès ou la perversion de vitalité de ces organes que vous prétendez inertes.

5o Vous dites: la femme est une terre, un lieu d'incubation pour le germe. L'anatomie vous a répondu que la femme seule produit le germe. Lisez ce que j'ai répondu à votre ami Michelet au sujet de la ressemblance des enfants, et vous saurez ce que les faits ajoutent à la réponse de la science. Votre affirmation n'est pas moins absurde en présence de ces faits que celle d'un ignorant qui prétendrait que la terre à laquelle on confierait de la graine d'œillet ou de chêne, a la propriété d'en faire sortir des roses et des palmiers.

De cette supposition fausse que la femme n'a pas de germes au physique, vous concluez: donc elle n'a pas de germes intellectuels et moraux..... Est-ce bien vous qui osez accuser la femme de prendre de fausses analogies pour des principes?

Convenez que, quand un homme s'en permet d'aussi folichonnes, et les prend pour des principes, on doit avoir plus envie de rire que de se fâcher.

6o Vous dites qu'intellectuellement et moralement la femme est, par elle-même, un néant.

Or, si je ne m'abuse, vous admettez que nos fonctions ont pour base nos organes, et vous placez les fonctions de l'intelligence et de la moralité dans le cerveau, conçu selon Gall ou à peu près.

Eh bien! l'Anatomie vous dit: chez les deux sexes la masse cérébrale est semblable pour la composition et, ajoute la Phrénologie, pour le nombre des organes. La Biologie ajoute: la loi de développement de nos organes est l'exercice qui suppose l'action et la réaction, dont le résultat est d'augmenter le volume, la consistance et la vitalité de l'organe exercé.

Il s'agissait donc, pour convaincre vos lecteurs de la vérité de vos affirmations, d'établir que les deux sexes sont soumis aux mêmes exercices du cerveau, aux mêmes excitants, et que, malgré cette identité d'éducation, la femme reste constamment inférieure. Avez-vous fait cette preuve? Y avez-vous même songé? Non. Car si vous y aviez songé, votre thèse était coulée à fond, puisque vous auriez été obligé de vous avouer que l'homme et la femme ne peuvent se ressembler, car on dit à l'homme dès son enfance: résiste, lutte;

A la femme: cède, soumets-toi toujours.

A l'homme: sois toi-même, dis hardiment ta pensée; l'ambition est une vertu; tu peux prétendre à tout.

A la femme: dissimule, calcule ta moindre parole, respecte les préjugés; la modestie, l'abnégation: voilà ton lot; tu ne peux arriver à rien.

A l'homme: la science, le talent, le courage t'ouvriront toutes les carrières, te feront honorer de tous.

A la femme: la science t'est inutile: si tu en as, tu passeras pour une pédante; et si tu as du courage, tu seras dédaigneusement appelée Virago.

A l'homme: pour toi sont institués les lycées, les universités, les écoles spéciales, les grands prix; tous les établissements qui peuvent développer ton intelligence; toutes les bibliothèques où est accumulée la science du passé.

A la femme: pour toi l'histoire en madrigaux, la lecture des livres d'heures et des romans. Tu n'as que faire de lycées, d'écoles spéciales, de grands prix, de rien qui élève ton esprit et agrandisse tes vues: une femme savante est si ridicule!

Il faut que l'homme montre la science qu'il n'a souvent qu'en superficie, mais que la femme dissimule celle qu'elle possède réellement.

Il faut que l'homme paraisse courageux quand souvent il n'est qu'un lâche; mais que la femme feigne la poltronnerie, quand en réalité elle n'a pas peur.

Car où l'homme est réputé grand, sublime, on trouve la femme ridicule, quelquefois odieuse.

Si vous vous étiez constaté, comme vous deviez le faire, ces gymnastiques diamétralement opposées, l'une tendant à développer l'être, à l'ennoblir, l'autre à l'abaisser, à l'imbécilifier, au lieu d'écrire les sottises que vous avez écrites, vous vous seriez dit: il faut que la femme ait bien de l'initiative pour résister à l'inique système de compression qui pèse sur elle; il faut qu'elle ait bien du ressort pour se montrer si souvent supérieure à la plupart des hommes en intelligence, et toujours en moralité.

Je serais curieuse de savoir, Monsieur, ce que seraient vos mâles s'ils étaient soumis au même système que nous. Regardez donc ceux qui n'ont pas passé par vos études, et dites-moi s'ils ne sont pas généralement au dessous des femmes non cultivées. Regardez donc les hommes qui ont subi l'éducation féminine; est-ce qu'ils n'ont pas toutes les mièvreries, toute l'étroitesse d'esprit des femmelettes?

Voyez au contraire ces femmes qui, par la volonté de leurs éducateurs ou leur propre énergie, ont été soumises à la discipline masculine et, sur votre conscience, dites-moi si elles n'égalent pas les plus intelligents, les plus fermes d'entre vous?

7o Vous dites: la force intellectuelle est en raison de la force physique. Les faits répondent: les grandes pensées, les œuvres utiles datent de l'époque où les forces physiques commencent à décliner. Les faits disent encore: le tempérament athlétique, qui est le plus vigoureux, est le moins intellectuel: les statuaires l'ont bien compris, eux qui taillent Hercule avec un gros corps et une petite tête.

8o Vous dites que la moralité est en raison directe de la force physique et intellectuelle combinées: c'est une plaisanterie que nous ne réfuterons pas; tout le monde sait trop bien que ces choses n'ont aucun rapport, et que les faits démentent votre assertion.

9o Vous dites: la femme étant moins forte d'un tiers, aura dans l'atelier social un tiers de priviléges de moins que l'homme.

Sur quels éléments établissez-vous cette proportion? Pour l'établir, avez-vous promené un dynamomètre dans nos départements, et mesuré la force de chaque homme et de chaque femme?

Mais votre affirmation fût-elle vraie, est-ce qu'on n'emploie que la force dans l'atelier social? et l'adresse, qu'en faisons-nous, grand économiste? Quels muscles samsoniens faut-il pour tenir des écritures, administrer, mesurer des étoffes, couper et coudre des vêtements, etc., etc.?

Et quel est le but de la civilisation, si ce n'est de nous décharger de l'emploi de notre force sur les machines, afin de n'employer que notre intelligence et notre adresse?

10o Vous dites: les infirmités, la faiblesse, la maternité de la femme, son aptitude à l'amour l'excluent de toute fonction; elle est juridiquement et fatalement exclue de toute direction politique, industrielle et doctrinale.

Elle ne peut être chef politique..... Et l'histoire nous montre un grand nombre d'impératrices, de reines, de régentes, de princesses souveraines qui ont gouverné avec sagesse, avec gloire, et se sont montrées très supérieures à beaucoup de souverains... à moins que Marie-Thérèse, Catherine II, Isabelle et Blanche de Castille et beaucoup d'autres ne soient que des Mythes.

La femme ne peut être législateur..... toutes les femmes que je viens de citer, l'ont été et beaucoup d'autres encore.

Les femmes ne peuvent être ni philosophes ni professeurs...

Hypathie, massacrée par les chrétiens, professait la Philosophie avec éclat; dans le moyen âge et plus tard, des Italiennes ont rempli des chaires de Philosophie, de Droit, de Mathématiques, et ont excité l'admiration et l'enthousiasme; en France, à l'heure qu'il est, des polytechniciens font très grand cas de la géomètre Sophie Germain qui s'avisait de comprendre Kant.

La femme ne peut être négociante, administratrice..... Et une grande partie de la population féminine se livre au négoce, remplit les emplois du commerce. On avoue même que c'est au génie administratif des femmes qu'est presque toujours due la prospérité des maisons.

La femme ne peut être contre-maître, chef d'atelier.... Or une foule de femmes dirigent des ateliers, inventent, perfectionnent, tiennent seules des fabriques et contribuent par leur goût et leur activité à l'accroissement de la richesse nationale, et à la réputation industrielle de notre France.

La femme ne peut être artiste..... Et tout le monde sait que le plus grand artiste littéraire de notre époque est une femme, G. Sand; et tout le monde s'est incliné devant Duchesnois, Mars, Georges, Maxime, Ristori, Rachel, Dorval; et tout le monde s'est arrêté devant les belles toiles de Rosa Bonheur; et depuis le réveil des beaux-arts, chaque siècle a enregistré quelques femmes célèbres.

Nous rencontrons la femme partout, travaillant partout, rivalisant avec l'homme.... et M. Proudhon prétend qu'elle ne peut être nulle part, qu'elle en est exclue fatalement et juridiquement; que si elle gouverne et légifère comme Marie-Thérèse, c'est une contradiction.

Que si elle philosophe comme Hypathie, c'est une contradiction;

Que si elle commande une armée et remporte des victoires comme l'épouse du vainqueur de Calais, si elle se bat comme Jeanne d'Arc, Jeanne Hachette, madame Garibaldi et des milliers d'autres, c'est une contradiction.

Que si elle est négociante, administratrice, chef d'atelier comme des milliers de femmes, c'est une contradiction.

Que si elle est savante comme le docteur Boivin, Sophie Germain, et beaucoup d'autres, si elle est professeur comme beaucoup d'entre nous le sont, c'est une contradiction.

La thèse soutenue par M. Proudhon, est, comme nous venons de le voir, contredite par la science et par les faits. On se demande s'il est possible qu'il ignore les plus simples notions de l'Anatomie et de la Biologie; on se demande s'il est possible qu'il soit aveugle au point de ne pas voir que la femme est dans la réalité tout ce qu'il prétend qu'elle ne peut être fatalement et juridiquement, dans son absurde et injurieuse théorie; et nous croyons que l'auteur est atteint d'ignorance et d'aveuglement volontaires.

11o Vous nous accusez, M. Proudhon, d'avoir beaucoup nui à la République de Février. Qu'est-ce à dire? Est-ce nous qui l'avons renversée ou bien le vote des hommes? Si ce sont les hommes, que nous reprochez-vous? Et si vous croyez qu'ils ont cédé à notre influence, de quel droit prétendez-vous qu'ils aiment plus que nous la liberté et l'égalité, et qu'ils aient plus que nous le sens de la justice?

Vos reproches sont plaisants: depuis l'origine des sociétés c'est l'homme qui est le maître; or, le vieux monde s'est affaissé sous le poids de l'esclavage, de l'usure, des vices les plus éhontés; le monde moderne menace de périr par l'inégalité et ses tristes conséquences; vous avouez vous-même que l'injustice est partout dans ce monde fait par votre sexe, et vous dites que l'homme a le sens juridique!

Et en présence de l'inégalité, de l'oppression créées par les hommes, de leur amour des distinctions puériles, des bassesses qu'il font pour un bout de ruban, vous accusez les femmes d'aimer l'inégalité et les priviléges!

Elles peuvent les aimer, comme vous, mais elles sont meilleures que vous, si elles ne sont pas plus justes: elles prient pour le vaincu, vous, vous le tuez!

Je ne nie pas que les femmes n'aient fait beaucoup de mal à la Révolution de Février, car elles sont aussi intelligentes que les hommes et ont une grande influence sur eux. Mais qu'a fait pour elles cette Révolution, je vous prie?

Ceux qui gouvernaient alors l'opinion ont eu besoin d'elles: Les plus actives se sont mises à leur service, sans calcul, avec un entier dévouement. Quand vous vous êtes crus bien assis, par décision de la Chambre, vous leur avez fermé les portes des assemblées où elles élargissaient leur cœur pour y comprendre le grand intérêt national et la fraternité universelle. Ce que cette mesure, soutenue par un prêtre chrétien, le pasteur Athanase Coquerel, père, a produit de froissement dans le cœur des femmes, ne saurait se rendre: car nous ne sommes plus aux premiers siècles de l'Église ou au Moyen Age: ce n'est pas en vain que le sang des libres soldats de 89 coule dans nos veines.

Entendez-moi bien, M. Proudhon, vous et tous ceux qui sont assez aveugles, assez orgueilleux, assez despotes pour vous ressembler, et retenez bien ce que je vais vous dire.

La femme est comme le peuple: elle ne veut plus de vos révolutions qui nous déciment au profit de quelques ambitieux bavards.

Elle veut la liberté et l'égalité pour toutes et tous, ou elle saura bien empêcher qu'elles ne soient pour personne.

Nous, femmes de Progrès, nous nous déclarons hautement adversaires de quiconque niera le droit de la femme à la liberté.

Nos sœurs du peuple qui se sont indignées de leur exclusion des réunions populaires, vous disent: il y a bien assez longtemps que vous nous leurrez: il est temps que cela finisse. Nous ne nous laissons plus prendre à vos grands mots de Justice, de Liberté, d'Égalité, qui ne sont que de la fausse monnaie tant qu'ils ne s'appliquent qu'à la moitié de l'espèce humaine. Voulez-vous sauver le monde qui périt? appelez la femme à vos côtés. Si vous ne voulez pas le faire, laissez-nous en repos, phraseurs insipides; vous n'êtes que d'ambitieux hypocrites: nous ne voulons pas que nos hommes vous suivent, et ils ne vous suivront pas.

M. PROUDHON., s'éveillant en sursaut: Insurgée! Insurgée aux doigts tachés d'encre! Impure que le péché a rendue folle!

MOI. Il est inutile de vous emporter, Maître; vous frappez sur une tête de granit. Vous m'avez exposé votre femme thèse; je vous ai discuté comme c'était mon droit. Reprenez un peu de calme pour m'exposer votre femme antithèse.

M. Proudhon est longtemps à se rendre maître de son indignation: y étant enfin parvenu, nous renouons l'entretien.

IV

M. PROUDHON. J'ai dit que la femme, considérée en dehors de l'influence masculine, est un néant......

MOI. Oui, Maître; parce que c'est une pure création de votre pensée.

M. PROUDHON. Mais la femme, considérée sous l'influence de l'homme, est la moitié de l'être humain, et je chante des litanies en son honneur.

MOI. Vous faites donc rentrer la femme dans l'humanité par la porte de l'Androgynie, afin de lui rendre sa part de droits?... C'est drôlet, mais cela m'est égal.

M. PROUDHON. Non pas! non pas! La femme avoir des droits!... Jamais, tant que je serai P. J. Proudhon. Elle est bien le complément de l'homme qui, sans elle, ne serait qu'une brute.....

MOI. Ah! ça, mon docte Maître, comment tout cela s'arrange-t-il dans votre cerveau? Vous m'avez dit jusqu'ici que la femme doit tout à l'homme, puis vous me dites maintenant que, sans la femme, l'homme ne serait qu'une brute... Il n'est donc pas adéquat à sa destinée comme vous l'avez affirmé? Et si la femme n'est rien sans lui, et qu'il ne soit rien sans la femme, je ne vois plus du tout sur quoi vous vous appuyez pour faire de lui l'initiateur de cette pauvre malheureuse.

M. PROUDHON. Je n'ai point à m'expliquer là dessus: c'est mon idée. Je compare seulement les qualités respectives des sexes, et comme je trouve qu'elles sont incommutables.....

MOI. Ah! J'entrevois: alors vous ne les équilibrez pas, parce que vous pensez qu'elles ne se ressemblent pas; et, ne pouvant préjuger les droits de la femme, vous la laissez libre.

M. PROUDHON. Comment! Comment! La femme libre! Quelle horreur! Avez-vous donc résolu de me faire tomber en convulsion? La femme, quelqu'éminentes que soient ses qualités, doit servir l'homme en silence et en toute humilité.

MOI. Franchement, Maître, tout cela me semble un galimatias où, tout Satan que vous êtes, vous ne sauriez vous-même voir goutte.

M. PROUDHON. Écoutez-moi sans plus davantage m'interrompre, si vous voulez me comprendre.

«L'homme, sans la grâce féminine, ne serait pas sorti de la brutalité du premier âge; il violerait sa femelle, étoufferait ses petits, ferait la chasse à ses pareils pour les dévorer.

«La femme est la conscience de l'homme personnifiée, l'incarnation de sa jeunesse, de sa raison et de sa justice, de ce qu'il y a en lui de plus pur et de plus intime, de plus sublime (3e volume. Justice, etc., p. 446).

«Idéalité de son être, elle devient pour lui un principe d'animation, une grâce de force, de prudence, de justice, de patience, de courage, de sainteté, d'espérance, de consolation, sans laquelle il serait incapable de soutenir le fardeau de la vie, de garder sa dignité, de se supporter lui-même, de remplir sa destinée.

«C'est par elle, par la grâce de sa divine parole, que l'homme donne la vie et la réalité à ses idées, en les ramenant sans cesse de l'abstrait au concret.

«Auxiliaire du côté de la justice, elle est l'ange de patience, de résignation, de tolérance, la gardienne de sa foi, le miroir de sa conscience, la source de ses dévouements. Vaincu, coupable, c'est encore dans le sein de la femme qu'il trouve la consolation et le pardon.»

L'homme a la force, la femme la beauté. Par sa beauté, elle doit être l'expression de la Justice «et l'attrait qui nous y porte..... elle sera meilleure que l'homme..... elle sera le moteur de toute justice, de toute science, de toute industrie, de toute vertu» (Id., p. 438).»

Aussi «la beauté est la vraie destination du sexe; c'est sa condition naturelle, son état (Id., p. 439).»

La femme est l'âme de tout: «sans elle toute beauté s'évanouit; la nature est triste, les pierres précieuses sans éclat; tous nos arts, enfants de l'amour, insipides, la moitié de notre travail sans valeur.

«Si, sous le rapport de la vigueur, l'homme est à la femme comme 3 est à 2, la femme, sous le rapport de la beauté, est aussi à l'homme comme 3 est à 2 (Id., p. 340).

«Si du corps nous passons à l'esprit et à la conscience, la femme, par sa beauté, va se révéler avec de nouveaux avantages (Id., p. 344).»

L'esprit de la femme est plus intuitif, plus concret, plus beau que celui de l'homme; «il semble à l'homme, et il l'est en effet, plus circonspect, plus prudent, plus réservé, plus sage, plus égal; c'est Minerve, protectrice d'Achille et d'Ulysse, qui apaise la fougue de l'un, et fait honte à l'autre de ses paradoxes et de ses roueries; c'est la Vierge que la litanie chrétienne appelle siége de Sapience (Id., p. 412).

«La qualité de l'esprit féminin a pour effet de servir au génie de l'homme de contre-épreuve, en reflétant ses pensées sous un angle qui les lui fait paraître plus belles si elles sont justes, plus absurdes si elles sont fausses; en conséquence à simplifier notre savoir, à le condenser en des propositions simples, faciles à saisir comme de simples faits, et dont la compréhension intuitive, aphoristique, imagée, tout en mettant la femme en partage de la philosophie et des spéculations de l'homme, lui en rend à lui-même la mémoire plus nette, la digestion plus légère..... Il n'est pas un homme parmi les plus savants, les plus inventifs, les plus profonds qui n'éprouve, de ses communications avec les femmes, une sorte de rafraîchissement.....

«Les vulgarisateurs sont en général des esprits féminisés; mais l'homme n'aime pas à servir la gloire de l'homme, et la nature prévoyante a chargé la femme de ce rôle (Id., p. 442 et 441).

«Qu'elle parle donc, qu'elle écrive même, je l'y autorise et je l'y invite; mais qu'elle le fasse selon la mesure de son intelligence féminine, puisque c'est à cette condition qu'elle peut nous servir et nous plaire, sinon je lui ôte la parole (Id., p. 405).

«L'homme a la force; mais cette constance dont il se vante en sus, il la tient surtout de la femme..... Par elle (la femme) il dure et apprend le véritable héroïsme. A l'occasion elle saura lui donner l'exemple, alors elle sera plus sublime que lui (Id., p. 443).

«La femme rendra le droit aimable et, de ce glaive à double tranchant, fera un rameau de paix..... Point de justice sans tolérance; or, c'est à l'exercice de la tolérance que la femme excelle; par la sensibilité de son cœur, la délicatesse de ses impressions, par la tendresse de son âme, par son amour, enfin, elle arrondit les angles tranchants de la justice, détruit ses aspérités, d'une divinité de terreur, fait une divinité de miséricorde. La justice, mère de paix, ne serait pour l'humanité qu'une cause de désunion sans ce tempérament qu'elle reçoit surtout de la femme.» (Id., p. 443 et 444.)

Et quelle chasteté possède la femme! Avec quelle constance elle attend son fiancé! Quelle continence elle observe pendant l'absence ou la maladie de son mari! Ah! «la femme seule sait être pudique... Par cette pudeur qui est sa prérogative la plus précieuse, elle triomphe des emportements de l'homme et ravit son cœur.» (Id., p. 444.)

Et quelle sagesse dans le choix qu'elle fait du compagnon de sa vie!

«Elle veut l'homme fort, vaillant, ingénieux; elle le méconnaît s'il n'est que gentil et mignon.»

Maintenant, ma peu chère, peu docile, et fort peu révérencieuse disciple, résumons-nous.

La femme, sous le rapport de la beauté physique intellectuelle et morale, est à l'homme comme 3 est à deux; «ainsi l'on peut bien dire qu'entre l'homme et la femme il existe une certaine équivalence, provenant de leur comparaison respective, au double point de vue de la force et de la beauté; si par le travail, le génie et la justice l'homme est à la femme comme 27 est à 8, à son tour par les grâces de la figure et de l'esprit, par l'aménité du caractère et la tendresse du cœur, elle est à l'homme comme 27 est à 8..... Mais ces qualités respectives sont incommutables, ne peuvent être la matière d'aucun contrat...

«Or, comme toute question de prépondérance dans le gouvernement de la vie humaine, ressortit soit de l'ordre économique, soit de l'ordre philosophique ou juridique, il est évident que la supériorité de la beauté, même intellectuelle et morale, ne peut créer une compensation à la femme, dont la condition est ainsi fatalement subordonnée.» (Id., p. 445.) Me comprenez-vous maintenant?

MOI. Ce que je comprends, c'est que cela est pur sophisme, chose facile à démontrer; c'est que, si votre thèse est absurde, votre antithèse, quelque complimenteuse qu'elle soit, l'est tout autant; c'est que vous avez entassé contradictions sur contradictions, et c'est pour moi un triste spectacle que de voir une intelligence aussi forte et aussi belle que la vôtre se livrer à de tels exercices.

Vous allez juger vous-même si mes reproches et mes regrets sont fondés.

Dans la Thèse vous dites: l'homme seul est par lui-même intelligent et juste, seul il est adéquat à sa destinée; la femme n'a pas de raison d'être; sans l'homme elle ne sortirait pas de l'état bestial.

Dans l'antithèse: sans la femme, qui est le principe d'animation de l'homme, le moteur de toute science, de tout art, de toute industrie, de toute vertu; sans la femme, qui rend la justice possible, la pensée compréhensible et applicable, l'homme, bien loin d'être par lui-même juste, intelligent, travailleur, ne serait qu'une brute qui violerait sa femelle, étranglerait ses petits et ferait la chasse à ses pareils pour les dévorer.

Que résulte-t-il de ces affirmations divergentes? Que si la femme seule est inadéquate à sa destinée, l'homme seul est inadéquat à la sienne, et que l'adéquation de l'un et de l'autre se fait par la synthèse de leurs qualités respectives.

Il en résulte encore que, de votre propre aveu, l'homme reçoit autant de la femme que celle-ci reçoit de lui, puisque, s'il la tire de l'état bestial, elle le tire de l'état de brute féroce.

Il en résulte enfin que, toujours de votre propre aveu, il y a équivalence entre les qualités respectives des deux sexes. Seulement vous prétendez que ces qualités ne peuvent se mesurer, ne peuvent être pour cela matière à contrat, et que les qualités de l'homme, important plus à l'état social que celles de la femme, celle-ci doit être subordonnée au premier.

Dites-moi, Monsieur, y a-t-il commutabilité entre les qualités qui différencient les hommes?

Entre l'homme de génie et le modeste chiffonnier?

Entre le philosophe qui renouvelle l'esprit humain et le portefaix qui ne sait même pas lire?

Entre le cerveau qui découvre une grande loi naturelle et celui qui ne pense à rien?

Répondre affirmativement est impossible: car on ne compare que des choses de même nature.

Or, s'il ne peut y avoir commutabilité entre des individus si différents, il n'y a donc pas, d'après votre système, matière entre eux à contrat social?

Pourquoi donc alors prétendez-vous que ces hommes doivent être égaux socialement?

Pourquoi donc acceptez-vous qu'ils puissent associer, dans un contrat particulier, des choses qui ne peuvent être soumises à une commune mesure?

Il n'est pas besoin d'être bien fort en philosophie, en économie, Monsieur, pour savoir qu'un contrat quelconque est un aveu d'insuffisance personnelle; que l'on ne s'associerait pas si l'on pouvait se passer des autres; et qu'en général les contractants ont pour motif de se compléter, sous un certain point de vue, en mettant la commutabilité où la nature des choses ne l'a pas mise.

Dans une œuvre commune, l'un apporte son idée, un autre ses bras, un troisième son argent, un quatrième la clientèle: si chacun d'eux avait eu tout cela ensemble, aucun n'aurait songé à s'associer: une heureuse insuffisance les a rapprochés, et leur a fait établir l'équivalence entre chacun des apports qui ne pouvaient être soumis à une commune mesure.

Donc il serait vrai que les qualités respectives des sexes diffèrent comme vous le prétendez, que, par cela même qu'elles sont également nécessaires à l'œuvre collective, elles sont essentiellement matière à contrat et équivalentes.

Mais diffèrent-elles comme vous le dites? Vous savez ce que répondent et la science et les faits. Nous n'y reviendrons pas. Toutes vos distinctions de beauté et de force ne sont que des classements de fantaisie. Nous savons tous que sur dix-huit millions de mâles français, à l'heure qu'il est, nous avons quelques hommes de génie, très spécialistes, un peu plus d'hommes de talent, peut-être pas quatre philosophes, énormément de médiocrités et une foule immense de nullités. C'est donc une dérision d'établir le droit de prépotence d'un sexe d'après des qualités qui, d'une part, ne sont pas chez chacun de ses membres, et de l'autre se trouvent souvent à un plus haut degré dans le sexe qu'on prétend soumettre.

D'ailleurs votre sexe possédât-il les qualités que vous lui attribuez, à l'exclusion du mien, puisque, de votre aveu, il n'y aurait ni civilisation, ni science, ni art, ni justice, sans les qualités que vous dites spéciales à la femme; que sans ces qualités l'homme ne serait qu'une brute et un anthropophage, il en résulterait que la femme est au moins l'équivalente de l'homme, si ce n'est sa supérieure.

Relevons maintenant quelques-unes de vos contradictions.

1re Thèse. La femme est une sorte de moyen terme entre l'homme et le reste des animaux.

Antithèse. Non; la femme est l'idéalisation de l'homme, dans ce qu'il a de plus sublime et de plus pur.

2e Thèse. La femme est une créature inerte, sans entendement, qui n'a pas de raison d'être.

Antithèse. Non; la femme est le principe d'animation de l'homme; sans elle, il ne pourrait remplir sa destinée; elle est le mobile de toute justice, de toute science, de toute industrie, de toute civilisation, de toute vertu.

3e Thèse. La femme ne sait ni formuler un jugement, ni le motiver; elle n'a que des idées décousues, des raisonnements à contre sens; elle prend des chimères pour des réalités, ne compose que des macédoines, des monstres.

Antithèse. Non; l'intelligence de la femme est plus belle que celle de l'homme; elle a l'esprit plus sage, plus prudent, plus réservé; elle fait la contre-épreuve des idées masculines. C'est Minerve faisant honte à Ulysse de ses paradoxes et de ses roueries; c'est un siége de Sapience.

4e Thèse. Sans l'aimantation de l'homme, la femme ne sortirait pas de l'état bestial.

Antithèse. Sans l'aimantation de la femme, l'homme ne serait qu'une bête féroce.

5e Thèse. La femme qui philosophe et écrit tue sa progéniture; elle ferait mieux d'aller repasser ses collerettes; elle n'est bonne qu'à être concubine et courtisane.

Antithèse. La femme doit entrer en participation de la philosophie et des spéculations de l'homme, et les vulgariser par ses écrits.

6e Thèse. La conversation de la femme épuise, énerve; celui qui voudra conserver intacte la force de son esprit et de son corps fuira la femme.

Antithèse. La conversation de la femme rafraîchit les hommes les plus éminents.

7e Thèse. La femme a la conscience débile; elle est immorale, anti-juridique; elle ne vaut comme responsabilité morale qu'à quarante-cinq ans.

Antithèse. La femme est le miroir de la conscience de l'homme, l'incarnation de cette conscience; par elle seule la justice devient possible; elle est la gardienne des mœurs; elle est supérieure à l'homme en beauté morale.

8e Thèse. La femme est sans vertu.

Antithèse. La femme excelle dans la tolérance; c'est par elle que l'homme apprend la constance et le véritable héroïsme.

9e Thèse. La femme est impudique: c'est elle qui a l'initiative aux œuvres de l'amour.

Antithèse. La femme seule sait être pudique; en principe, il n'y a pas de femmes impures; c'est la femme qui calme les emportements sensuels de l'homme.

10e Thèse. La femme préfère un mâle laid, vieux et méchant;

Non, la femme préfère un mannequin joli, gentil, un galantin, un fripon.

Antithèse. Non; la femme veut l'homme fort, vaillant, ingénieux; elle le méconnaît quand il n'est qu'un mannequin joli, gentil, un galantin.

J'irais ainsi jusqu'à cent, et je ferais une croix pour recommencer une autre centaine. Est-il bien possible, Monsieur, que vous vous moquiez ainsi de vos lecteurs!

M. PROUDHON. La contradiction n'est pas dans ma pensée, mais seulement dans les termes. La femme de ma thèse est celle qui n'a pas subi l'aimantation masculine, tandis qu'au contraire, celle de l'antithèse l'a subie.

MOI. Vous ririez bien de nous, si nous prenions au sérieux une telle réponse. Quoi, vous avez vu des femmes hors de la société, et qui auraient pu prendre les hommes pour des oies de frère Philippe?

Vous avez constaté que, dans cette ménagerie, on pensait faux, on écrivait mal, on ne valait comme conscience qu'à quarante-cinq ans?

Que là, en l'absence des hommes, les femmes ont l'initiative aux œuvres de l'amour?

Que la conversation de ces femmes épuise, énerve les hommes qui n'y sont pas?

Que ces femmes préfèrent les hommes vieux, laids, méchants, ou les mannequins jolis, gentils, qui ne sont pas à leur disposition?

Si la femme de votre thèse est celle qui n'a pas subi l'influence masculine, pourquoi prenez-vous les femmes que vous attaquez parmi celles qui l'ont subie?

Vos contradictions, mon Maître, sont de vraies et bonnes contradictions. Pour vous comme pour nous, il n'y a qu'une femme: celle qui vit dans la société de l'homme, qui a comme lui des défauts et des vices, et l'influence autant qu'elle en est influencée: l'autre n'a jamais existé que dans le cerveau des mystiques et des hallucinés.

Mais laissons cela.

On m'a dit que vous aviez parlé de l'amour: cela me semblerait impossible, si je ne vous savais pas tant d'audace.

M. PROUDHON. J'en ai parlé, ainsi que du Mariage.

MOI. Eh bien! faisons une petite excursion sur ces deux territoires. Parlons de l'Amour d'abord.

VI

M. PROUDHON., secouant la tête: l'Amour!... Il m'ennuie et m'embarrasse beaucoup. Je n'ai pu parvenir encore à me mettre d'accord avec moi là-dessus.

J'ai d'abord défini l'amour: «l'attrait des deux sexes l'un vers l'autre en vue de la reproduction», ajoutant que cet attrait se purifie par l'adjonction de l'Idéal. J'ai même, à ce sujet, trouvé une fort jolie chose: c'est qu'il y a une division sexuelle parce qu'on ne peut idéaliser que l'objectif (3e vol. p. 192).

MOI. Peste! Comme vous y allez! Alors toutes les espèces animales et végétales où les sexes sont séparés ont un idéal en amour? Un idéal dans le cerveau d'un cheval et d'une jument, passe, puisqu'il y a cerveau; mais où se logera celui de la fleur mâle et de la fleur femelle?

M. PROUDHON. Je n'ai, ma foi, pas songé à me faire cette question. Revenons, s'il vous plaît, à la définition de l'amour humain. Je dis donc que l'amour est un attrait donné en vue de la reproduction; cependant je pense aussi qu'à l'amour proprement dit, la progéniture est odieuse (p. 208).

MOI. Mais il y a contradiction...

M. PROUDHON. Que voulez-vous que j'y fasse? Vous saurez, qu'à mes yeux, l'homme et la femme forment l'organe de la justice, l'Androgyne humanitaire. Or j'affirme que l'amour est le mobile de la justice, parce que c'est lui qui attire l'une vers l'autre, les deux moitiés du couple. C'est donc par l'amour que la conscience de l'homme et de la femme s'ouvre à la justice; ce qui n'empêche pas qu'il ne soit «la plus puissante fatalité au moyen de laquelle la nature ait trouvé le secret d'obscurcir en nous la raison, d'affliger la conscience et d'enchaîner le libre-arbitre.» (Id., p. 207.)

MOI. Le mobile de la justice, le sentiment qui ouvre la conscience des sexes à la justice, qui forme l'organe juridique, troubler la raison et affliger la conscience! Mais il y a contradiction.

M. PROUDHON. Encore une fois, que voulez-vous que j'y fasse? L'amour, recherché pour lui-même, rend l'homme indigne et la femme vile (pag. 419), et tenez, «l'amour, même sanctionné par la justice, je ne l'aime pas.» (Id., p. 450.)

MOI. N'avez-vous pas dit que, sans l'amour inspiré à l'homme par la beauté de la femme, il n'y aurait ni art, ni science, ni industrie, ni justice, que l'homme ne serait qu'une brute?

M. PROUDHON. Ah! j'en ai dit bien d'autres!... Cet amour, moteur de justice, père de la civilisation, est cependant l'abolition de la justice (Id., p. 465), ce qui exige qu'on l'écarte aussitôt son office de moteur rempli. L'élan, le mouvement donné, il faut se passer de lui. Dans le mariage, il doit avoir la plus petite part possible; «toute conversation amoureuse, même entre fiancés, même entre époux, est messéante, destructive du respect domestique, de l'amour du travail et de la pratique du devoir social.» (Id., p. 473.) Un mariage de pure inclination est près de la honte et «le père qui y donne son consentement mérite le blâme.» (Id., p. 483.)

MOI. Un père mériter le blâme parce qu'il unit ceux qui cèdent au mobile de la justice!

M. PROUDHON. «Que les jeunes gens s'épousent sans répugnance, à la bonne heure...» Mais «quand un fils, une fille, pour satisfaire son inclination, foule aux pieds le vœu de son père, l'exhérédation est pour celui-ci le premier des droits et le plus saint des devoirs.» (Id., p. 483.)

MOI. Ainsi l'amour, moteur de justice, cause de civilisation, nécessaire à la reproduction, est en même temps une chose honteuse, qu'on doit craindre et bannir du mariage et qui, en certains cas, mérite l'exhérédation... Que les Dieux bénissent vos contradictions, et que la postérité leur soit légère!

M. PROUDHON., soucieux: Je ne puis rien vous dire de plus satisfaisant sur la matière; mais, en revanche, parlons du mariage; je suis véritablement de première force sur ce sujet.

Toute fonction suppose un organe; l'homme est l'organe de la liberté; mais la justice exige un organe composé de deux termes, c'est le couple. Il faut que les deux personnes qui le composent soient dissemblables et inégales «parce que, si elles étaient pareilles, elles ne se complèteraient pas l'une l'autre; ce seraient deux touts indépendants, sans action réciproque, incapables pour cette raison de produire de la justice... En principe, il n'y a de différence entre l'homme et la femme qu'une simple diminution d'énergie dans les facultés.

«L'homme est plus fort, la femme est plus faible, voilà tout... L'homme est la puissance de ce que la femme est l'idéal, et réciproquement la femme est l'idéal de ce que l'homme est la puissance.» (Id., p. 474.)

L'Androgyne posé, je définis le Mariage, «le sacrement de la justice, le mystère vivant de l'harmonie universelle; la forme donnée par la nature même à la religion du genre humain. Dans une sphère moins haute, le mariage est l'acte par lequel l'homme et la femme, s'élevant au dessus de l'amour et des sens, déclarent leur volonté de s'unir selon le Droit, et de poursuivre, autant qu'il est en eux, la destinée sociale, en travaillant au Progrès de la Justice.

«Dans cette religion de la famille, on peut dire que l'époux ou le père est le prêtre, la femme l'idole, les enfants, le peuple..... Tous sont dans la main du père, nourris de son travail, protégés de son épée, soumis à son gouvernement, ressortissant de son tribunal, héritiers et continuateurs de sa pensée...... La femme reste subordonnée à l'homme, parce qu'elle est un objet de culte, et qu'il n'y a pas de commune mesure entre la force et l'idéal..... L'homme mourra pour elle, comme il meurt pour sa foi et ses dieux, mais il gardera le commandement et la responsabilité.» (Id. p. 474 et 475.)

En résultat les époux sont égaux, puisqu'il y a communauté de fortune, d'honneur, de dévouement absolu; «en principe et dans la pratique..... cette égalité n'existe pas, ne peut pas exister..... L'égalité des droits supposant une balance des avantages dont la nature a doué la femme avec les facultés plus puissantes de l'homme, il en résulterait que la femme, au lieu de s'élever par cette balance, serait dénaturée, avilie. Par l'idéalité de son être, la femme est pour ainsi dire hors prix..... Pour qu'elle conserve cette grâce inestimable, qui n'est pas en elle une faculté positive, mais une qualité, un mode, un état, il faut qu'elle accepte la loi de la puissance maritale: l'égalité la rendrait odieuse, serait la dissolution du mariage, la mort de l'amour, la perte du genre humain. (Id., p. 454.)

«Et la gloire de l'homme est de régner sur cette merveilleuse créature, de pouvoir se dire: c'est moi-même idéalisé, c'est plus que moi, et pourtant ce ne serait rien sans moi..... Malgré cela ou à cause de cela, je suis et je dois rester le chef de la communauté: que je lui cède le commandement, elle s'avilit et nous périssons.» (Id., p. 472.)

Le mariage doit être monogame «parce que la conscience est commune entre les époux, et qu'elle ne peut pas, sans se dissoudre, admettre un tiers participant.» (Id., p. 475.)

Il doit être indissoluble, parce que la conscience est immuable, et que les époux ne sauraient se donner un rechange sans commettre un sacrilége. S'ils sont obligés de se séparer «le digne n'a besoin que de guérir les plaies faites à sa conscience et à son cœur, l'autre n'a plus le droit d'aspirer au mariage: ce qu'il lui faut, c'est le concubinage.» (Id., p. 476.)

Hein! Que dites-vous de cette théorie là?

MOI. Jusqu'ici j'avais refusé de croire au dieu Protée; mais en vous contemplant, j'abjure mon incrédulité, Maître.

Vous nous apparaissez d'abord sous l'habit et la forme de Manou, et nous débitez sa physiologie;

Vous nous apparaissez ensuite, et successivement, sous la forme et les vêtements de Moïse, de saint Thomas d'Aquin, de saint Bonaventure; vous vous incarnez un moment dans Paracelse;

Enfin vous prenez la toge romaine, par dessus laquelle vous endossez le frac disgracieux d'Auguste Comte.

Tout cela est bien vieux, bien laid pour notre époque..... Est-ce que, vraiment, vous n'avez pas mieux à nous donner que la résurrection du droit romain au beau temps où Cincinnatus mangeait tout nu son plat de lentilles?

M. PROUDHON. Quoi! contesteriez-vous que le mariage par confarreation n'est pas le chef-d'œuvre de la conscience humaine?

MOI. Si je vous le conteste? Par dieu, oui; et bien d'autres choses encore. Mais, dites-moi, quel sens donnez-vous aux mots sacrement, mystère, qui sonnent si creux et si faux dans votre bouche?

M. PROUDHON. Malgré toutes mes explications sur le mariage, il n'en reste pas moins un mystère (Id., p. 457). Voilà tout ce que je puis vous dire de plus clair. Il faut que vous compreniez que «le mariage est une institution sui generis, formée tout à la fois au for extérieur par le contrat, au for intérieur par le sacrement, et qui périt aussitôt que l'un ou l'autre de ces deux éléments disparaît.» (Id., p. 211.) Il faut que vous compreniez encore que «le mariage est une fonction de l'humanité, hors de laquelle l'amour devient un fléau, la distinction des sexes n'a plus de sens, la perpétuation de l'espèce constitue pour les vivants un dommage réel, la justice est contre nature et le plan de la création absurde.» (Id., p. 231.)

MOI. Le plan de la création absurde et la justice contre nature sans le mariage! Qu'est-ce que cela veut dire en bon français, Maître?

M. PROUDHON. Quoi! Votre intelligence est si débile qu'elle ne comprend pas que, sans le mariage, il n'y a pas, il ne peut pas y avoir de justice?

MOI. Alors le mariage est nécessaire à tous?

M. PROUDHON. Non; mais «tous y participent et en reçoivent l'influence par la filiation, la consanguinité, l'adoption, l'amour qui, universel par essence, n'a pas besoin pour agir, de cohabitation..... Au point de vue animique ou spirituel, le mariage est pour chacun de nous une condition de félicité... Tout adulte, sain d'esprit et de corps, que la solitude ou l'abstraction n'a pas séquestré du reste des vivants, aime, et, en vertu de cet amour, se fait un mariage en son cœur... La justice qui est la fin du mariage, et que l'on peut obtenir soit par l'initiation domestique, soit par la communion civique, soit enfin par l'amour mystique» suffit «au bonheur dans toutes les conditions d'âge et de fortune.» (Id., p. 481.)

Et ne confondez pas le mariage avec tout autre union, avec le concubinage, par exemple, «qui est la marque d'une conscience faible.» Je ne condamne cependant pas le concubinat car «la société n'est pas l'œuvre d'un jour, la vertu est d'une pratique difficile, sans parler de ceux à qui le mariage est inaccessible

A mon avis, il est dans l'intérêt des femmes, des enfants et des mœurs que le législateur réglemente le concubinage. Tout enfant devrait porter le nom du père concubin qui pourvoierait à sa subsistance et aux frais de son éducation; «la concubine délaissée aurait droit aussi à une indemnité, à moins qu'elle n'ait la première convolé en un autre concubinage.» (Id., p. 477.)

Mais ce n'est pas du concubinage, c'est du mariage que ressort toute justice, tout droit. Ceci est tellement vrai, que si vous «ôtez le mariage, la mère reste avec sa tendresse, mais sans autorité, sans droits: d'elle à son fils il n'y a plus de justice; il y a bâtardise, un premier pas en arrière, un retour à l'immoralité.» (Id., p. 357.)

MOI. Tout ce que vous venez de me dire sur l'amour, le mariage, la justice et le droit, renferme tant d'équivoques, d'erreurs, de sophismes, et une si haute dose de pathos, mon Maître, que, pour vous réfuter après vous avoir préalablement éclairci, il ne faudrait rien moins qu'un gros volume. Nous allons donc nous contenter d'insister sur les points principaux.

VII

1o L'Androgyne, par définition, est un être réunissant les deux sexes. Or, le mariage ne fait point de l'homme et de la femme un seul être; chacun d'eux conserve son individualité; donc votre Androgyne humanitaire ne vaut pas la peine d'être discuté: ce n'est qu'une fantaisie.

2o Toute fonction suppose un organe, c'est vrai, mais quels faits vous autorisent à dire que le couple marié est l'organe de la justice? Surtout lorsque vous prenez vous-même la peine de vous contredire, en avouant que l'on produit de la justice hors du mariage; qu'on n'a pas besoin d'être marié pour être juste?

L'organe de la justice est en chacun de nous, comme tous les autres; c'est le sens moral qui entre en action lorsqu'il s'agit d'apprécier la valeur morale d'un acte, ou d'appliquer à notre propre conduite la science morale acceptée par la raison du siècle.

3o D'après vous, la balance, c'est l'égalité; l'égalité c'est la justice: il y a donc, de votre part, contradiction d'exiger de deux créatures douées chacune de liberté, de volonté, d'intelligence, qu'elles se reconnaissent inégales pour produire de l'égalité.

4o Affirmer, comme vous l'avez fait, que le progrès est la réalisation de l'idéal par le libre arbitre; que, conséquemment, l'idéal est supérieur à la réalité, et que l'homme progresse parce qu'il se laisse guider par lui; puis affirmer que la femme est l'idéal de l'homme et que, cependant, elle est moindre et doit obéir, c'est une double contradiction. Si l'on admettait votre point de départ, la logique exigerait que l'homme se laissât guider par la femme. Mais à quoi bon discuter une chose qui n'offre aucun sens à l'intelligence? Si l'homme, d'après vous, représente en réalité la force, la raison, la justice, la femme étant l'idéalisation de l'homme, serait donc la plus grande force, la plus haute raison, la plus sublime justice..... Avez-vous prétendu dire cela, vous qui affirmez le contraire?

5o Dire que le mariage est une institution sui generis, un sacrement, un mystère, c'est affirmer quoi? Et quelles lumières pensez-vous nous avoir données? Êtes-vous bien sûr de vous être compris plus que nous ne vous avons compris? J'en doute.

6o Pourriez-vous nous démontrer pourquoi dans une association entre des hommes forts, intelligents et des hommes faibles et bornés, la justice exige l'égalité, le respect de la dignité de tous, et déclare avili l'esclave qui se soumet, tandis que dans l'association de l'homme et de la femme, identiques d'espèce selon vous, la femme qui, toujours selon vous, est l'être faible et borné, serait avilie et deviendrait odieuse par l'égalité?

Pourriez-vous nous expliquer aussi comment dans un couple producteur de justice ou d'égalité, cette égalité serait la mort de l'amour et la perte du genre humain?

Convenez qu'un tel tohu-bohu de non sens et de contradictions offre autant de mystères insondables que votre mariage.

7o Nous ne parlerons point ensemble du divorce: nous nous en référerons à la raison et à la conscience modernes que la dissolution des mœurs et de la famille, dues en grande partie à l'indissolubilité du mariage, mettent à même de se prononcer. Quelles raisons d'ailleurs donnez-vous pour soutenir votre opinion? Une plaisanterie; que la rupture du mariage est un sacrilége; une affirmation démentie par les faits: que la conscience est immuable.

8o Entre le bâtard et sa mère, il n'y a pas de justice, dites-vous. Votre conscience est plus jeune de deux mille et quelques cents ans que la conscience moderne, Monsieur. Dans l'œuvre de la reproduction, la tâche à remplir envers le nouvel être se partage entre les parents. A la femme plus vivante, plus élastique, plus résistante, est dévolue la partie la plus périlleuse de cette tâche. Tu risqueras ta vie pour former l'humanité de ta propre substance, lui a dit la nature. A l'homme de payer sa dette envers ses enfants, en bâtissant le toit où ils s'abritent, d'apporter la nourriture que tu élabores ou prépares pour eux. A lui d'accomplir ses devoirs envers ses fils par l'emploi de ses forces, comme tu l'accomplis, toi, en fournissant ton sang et ton lait.

Vos droits sur l'enfant ressortent, ajoute la conscience, de son incapacité de se guider lui-même, des devoirs que vous remplissez envers lui, de l'obligation où vous êtes de former sa raison, sa conscience, d'en faire un citoyen utile et moral.

Eh bien! Monsieur, qu'arrive-t-il, la plupart du temps, dans les cas de bâtardise? C'est que le père, ayant lâchement, cruellement, contre toute justice, déserté sa tâche, la mère seule a rempli le double devoir envers ses enfants: elle a été à la fois père et mère.

Et c'est quand cette mère a un double droit que vous osez dire qu'elle n'en a aucun! qu'entre elle et son fils il n'y a pas de justice! En vérité, j'aimerais mieux vivre au milieu des sauvages que dans une société qui penserait et sentirait comme vous.

Une mère, Monsieur, a sur son enfant un droit incontestable, car elle a risqué sa propre vie pour lui donner le jour: le père n'acquiert des droits sur lui que quand il remplit son devoir: lorsqu'il ne le remplit pas, il n'a pas de droit; ainsi le veut la raison. Dans cette question, le mariage ne signifie rien. Si j'étais bâtarde, et que mon père m'eût lâchement abandonnée, je l'aurais méprisé et haï comme le bourreau de ma mère, comme un homme sans cœur et sans conscience, un vil égoïste: et j'aurais doublement aimé et respecté celle qui eût été à la fois ma mère et mon père: Voilà ce que disent, Monsieur, ma conscience, ma raison et mon cœur.

9o Qu'est-ce que votre mariage, première forme donnée par la nature à la religion du genre humain, où la femme est une idole qui fait la cuisine et raccommode les chausses de son prêtre?

Qu'est-ce que cette institution où l'homme est censé défendre, de son épée, sa femme et ses enfants que la loi défend, même contre lui?

Où l'homme est censé nourrir de son travail celle qui travaille souvent plus que lui ou lui apporte une dot?

La femme et les enfants ressortir du tribunal de l'homme! Que les dieux nous préservent de cet affreux retour aux mœurs patriarcales et romaines! Femmes et enfants ressortent du tribunal social, et c'est plus sûr pour eux: au moins la femme française n'a pas à craindre que son Abraham sacrifie son petit Isaac, ni que son despote domestique, laissant l'enfant à terre, comme le vieux Romain, le condamne ainsi à la mort. La société a un cœur et des procureurs généraux qui, heureusement, ne comprennent plus le tribunal de famille comme M. P. J. Proudhon. Il est vrai que notre auteur est un Épiménide qui s'éveille après un sommeil de plus de deux mille ans.

J'ai fini, Maître; avez-vous quelque chose à me dire encore?

M. PROUDHON. Certainement. J'ai à vous parler du rôle de la femme. Ce rôle est «le soin du ménage, l'éducation de l'enfance, l'instruction des jeunes filles sous la surveillance des magistrats, le service de la charité publique. Nous n'oserions ajouter les fêtes nationales et les spectacles qu'on pourrait définir les semailles de l'amour (3e vol. p. 480).

«L'homme est travailleur, la femme ménagère.

«Le ménage est la pleine manifestation de la femme.

«Pour la femme le ménage est une nécessité d'honneur, disons même de toilette.

«De même que toute sa production littéraire se réduit toujours à un roman intime dont toute la valeur est de servir, par l'amour et le sentiment, à la vulgarisation de la justice; de même sa production industrielle se ramène en dernière analyse à des travaux de ménage; elle ne sortira jamais de ce cercle.» (Id., p. 482.)

MOI. Vous me permettrez de m'étonner, Maître, que la femme, qui a l'esprit d'une fausseté irrémédiable, qui est immorale, qui ne compose que des macédoines, des monstres, qui prend des chimères pour des réalités, qui ne sait pas même faire un roman, sache cependant, de votre aveu, faire un roman pour vulgariser la justice par le sentiment et l'amour. Elle comprend donc, sent donc et aime donc la justice?

Je vous ferai remarquer ensuite que les soins du ménage sont un travail;

Que l'éducation est un travail;

Que le service de la charité publique est un travail;

Que l'organisation et l'intendance des fêtes et des spectacles supposent des travaux variés.

Que vulgariser la justice par un roman intime est un travail;

D'où il résulte que la femme est une travailleuse, c'est à dire une productrice d'utilité; elle ne différerait donc de l'homme que par le genre de production; et il n'y aurait plus qu'à examiner si le travail de la femme est aussi utile à la société que celui de l'homme. Je me charge, quand vous voudrez, d'établir par les faits cette équivalence.

Je vous ferai remarquer, en second lieu, que l'éducation de l'enfance, celle des jeunes filles, le service de la charité publique, l'organisation des fêtes et spectacles, la vulgarisation de la justice par la littérature ne font pas partie des travaux du ménage; qu'alors la femme n'est pas uniquement ménagère.

Je vous ferai remarquer troisièmement que nos contre-maîtresses, nos commerçantes, nos artistes, nos comptables, nos commises, nos professeurs ne sont pas plus ménagères que vos contre-maîtres, vos commerçants, vos artistes, vos teneurs de livres, vos commis et vos professeurs; que nos cuisinières, nos femmes de chambre ne le sont pas plus que vos cuisiniers, pâtissiers, confiseurs, valets de chambre; que, dans toutes ces fonctions et dans bien d'autres, les femmes égalent les hommes, ce qui prouve qu'elles ne sont pas moins faites que vous pour les emplois qui ne tiennent point au ménage, et que vous n'êtes pas moins faits qu'elles pour ceux qui y tiennent. Ainsi les faits brutaux étranglent vos affirmations, et nous montrent que la femme peut n'être ni ménagère ni courtisane.

Dites-moi enfin, Maître, quelle est la situation de toutes les femmes relativement à tous les hommes?

M. PROUDHON. L'infériorité; car le sexe féminin tout entier remplit à l'égard de l'autre sexe, sous certains rapports, le rôle de l'épouse à l'égard de l'époux: cela ressort de l'ensemble des facultés respectives.

MOI. Ainsi donc il n'y a ni liberté ni égalité pour la femme même qui n'a pas un père ou un mari?

M. PROUDHON. «La femme vraiment libre est la femme chaste; est chaste celle qui n'éprouve aucune émotion amoureuse pour personne, pas même pour son mari.» (Id., p. 483.)

MOI. Une telle femme n'est pas chaste: c'est une statue. La chasteté étant une vertu, suppose la domination de la raison et du sens moral sur un instinct: donc la femme chaste est celle qui domine certain instinct, non pas celle qui en est dépourvue. J'ajoute que la femme qui se livre à son mari sans attrait joue le rôle d'une prostituée. Je savais bien que vous n'entendiez rien à l'amour ni à la femme!

Voulez-vous que, pour terminer, nous comparions votre doctrine sur le droit de la femme à celle que vous professez sur le droit en général?

M. PROUDHON. Volontiers... puisque je ne puis faire autrement.

MOI. Vous admettez que la femme est d'espèce identique à l'homme?

M. PROUDHON. Oui, seulement ses facultés sont moins énergiques.

Moi. Je vous accorde cela pour les besoins de la discussion.

Exposez-moi votre doctrine générale sur le droit, j'en ferai l'application à la femme, et vous tirerez la conclusion.

VIII

M. PROUDHON. «La loi ne réglant que des rapports humains, elle est la même pour tous; en sorte que, pour établir des exceptions, il faudrait prouver que les individus exceptés sont au dessus ou au dessous de l'espèce humaine.» (Créat. de l'ordre, etc., p. 210.)

MOI. Or, vous avouez que la femme n'est ni au dessus ni au dessous de l'espèce humaine, mais est d'espèce identique à l'homme; donc la loi est la même pour elle que pour l'homme.

M. PROUDHON. Je conclus le contraire, parce que l'homme est le plus fort.

MOI. Contradiction, mon Maître.

M. PROUDHON. «Ni la figure, ni la naissance, ni les facultés, ni la fortune, ni le rang, ni la profession, ni le talent, ni rien de ce qui distingue les individus n'établit entre eux une différence d'espèce: étant tous hommes, et la loi ne réglant que des rapports humains, elle est la même pour tous.» (Ordre dans l'humanité, p. 209.)

MOI. Or, la femme est d'essence identique à l'homme; elle n'en diffère que par des modes et qualités qui, selon vous, ne la font point différer d'essence; donc encore la loi est la même pour elle que pour l'homme.

M. PROUDHON. C'est logique; mais je conclus le contraire, parce que l'homme est le plus fort.

MOI. Contradiction, mon Maître.

M. PROUDHON. «La balance sociale est l'égalisation du fort et du faible. Tant que le fort et le faible ne sont pas égaux, ils sont étrangers, ils ne forment point une alliance, ils sont ennemis.» (1er Mémoire sur la propriété, p. 57.)

MOI. Or, d'après vous, l'homme est le fort et la femme le faible d'une espèce identique; donc la balance sociale doit les égaliser, pour qu'ils ne soient ni étrangers ni ennemis.

M. PROUDHON. C'est logique; mais je prétends, moi, qu'ils doivent être inégalisés dans la société et dans le mariage. L'homme doit avoir la prépotence, parce qu'il est le plus fort.

MOI. Contradiction, mon Maître.

M. PROUDHON. «De l'identité de la raison chez tous les hommes, et du sentiment de respect qui les porte à maintenir à tout prix leur dignité mutuelle, résulte l'égalité devant la justice.» (1er volume De la justice, etc., p. 183.) Chacun est né libre: entre les libertés individuelles il n'y a d'autre juge que la balance, qui est l'égalité; l'identité d'essence ne permet pas de créer une hiérarchie. (2e vol. toute la 8e Étude.)

MOI. Or, la femme est d'essence identique à l'homme. Elle est née libre: entre elle et l'homme il n'y a donc d'autre juge que l'égalité; il n'est donc pas permis d'établir entre eux une hiérarchie.

M. PROUDHON. C'est logique. Mais je conclus au contraire qu'il faut hiérarchiser les sexes et donner la prépotence à l'homme, parce qu'il est le plus fort.

MOI. Contradiction, mon Maître.

M. PROUDHON. «C'est la dignité de l'âme humaine de ne vouloir souffrir qu'aucune de ses puissances subalternise les autres, de vouloir que toutes soient au service de l'ensemble; là est la morale, là est la vertu. Qui dit harmonie ou accord, en effet, suppose nécessairement des termes en opposition. Essayez une hiérarchie, une prépotence, vous pensiez faire de l'ordre, vous ne faites que de l'absolutisme.» (2e vol. de la Justice, p. 381 et 382.)

MOI. La femme, selon vous, forme avec l'homme un organisme, celui de la justice. Or les deux moitiés de l'androgyne ont, toujours d'après vous, des qualités diverses, appelées à s'harmoniser dans l'égalité sous peine de faire de l'absolutisme au lieu de faire de l'ordre; donc la faculté féminine est appelée à s'équilibrer avec la faculté masculine dans l'égalité.

M. PROUDHON. C'est logique: mais je conclus que la dignité de l'androgyne humanitaire est d'asservir la faculté féminine et de faire du despotisme, parce que l'homme est le plus fort.

MOI. Contradiction, mon Maître.

M. PROUDHON. «La justice est le respect spontanément éprouvé et réciproquement garanti de la dignité humaine, en quelque personne et en quelque circonstance qu'elle se trouve compromise.» (1er vol. de la Justice, p. 182.)

MOI. Or la femme est une personne humaine, ayant une dignité qu'on doit respecter et garantir par la loi de réciprocité; donc on ne peut manquer de respect envers la dignité féminine sans manquer à la justice.

M. PROUDHON. C'est logique; mais quoique la femme soit une personne humaine, identique d'espèce avec l'homme et que je croie qu'il n'y a pas d'autre base du droit que l'égalité, je n'en affirme pas moins que la dignité de la femme est inférieure à celle de l'homme, parce qu'il est le plus fort.

MOI. Contradiction, mon Maître.

M. PROUDHON. «Le droit est pour chacun la faculté d'exiger des autres le respect de la dignité humaine dans sa personne,» le devoir «est l'obligation pour chacun de respecter cette dignité en autrui.» (1er vol. de la Justice, p. 183.)

MOI. Or la femme étant d'espèce identique, l'homme a une dignité égale à la sienne; donc elle doit être respectée dans sa dignité, c'est à dire dans sa personne, sa liberté, sa propriété, ses affections; c'est son droit comme personne humaine, et l'homme ne peut le méconnaître sans manquer à la justice et à son devoir.

M. PROUDHON. C'est logique. Mais moi, je prétends que la femme n'a pas le droit que mes principes lui attribuent; que l'homme seul a des droits, parce que l'homme est le plus fort.

MOI. Contradiction, mon Maître.

M. PROUDHON. «La liberté est un droit absolu, parce qu'elle est à l'homme comme l'impénétrabilité est à la matière, une condition sine quâ non d'existence.» (1er mémoire sur la Propriété, p. 47.)

MOI. Or la femme est un être humain, elle a donc un droit absolu à la liberté, qui est sa condition sine quâ non d'existence.

M. PROUDHON. C'est logique. Mais je conclus au contraire que la femme n'a pas besoin de liberté, que cette condition sine qua non d'existence pour notre espèce, ne regarde pas la moitié de l'espèce, qu'il n'y a que l'homme qui ne puisse exister sans liberté, parce qu'il est le plus fort.

MOI. Contradiction, mon Maître.

M. PROUDHON. «L'égalité est un droit absolu, parce que sans l'égalité, il n'y a pas de société.» (Id.)

MOI. Or la femme est un être humain et social; elle a donc un droit absolu à cette égalité sans laquelle, dans la société, elle ne serait qu'une paria.

M. PROUDHON. C'est logique. Mais je n'en conclus pas moins que la femme n'a pas plus de droit à l'égalité qu'à la liberté. Que quoique de même espèce que l'homme, conséquemment devant relever de la loi d'égalité, cependant elle n'en relève pas, et doit être inégale et soumise à l'homme, parce qu'il est le plus fort.

MOI. Fi! mon Maître. Vous contredire de la sorte est honteux pour votre réputation. Il aurait mieux valu soutenir que la femme n'a pas les mêmes droits que l'homme, parce qu'elle est d'une autre espèce.

M. PROUDHON. La femme est tenue de sentir qu'elle n'a pas une dignité égale à celle de l'homme; dans leur association formée pour produire de la justice, les notions de droit et de devoir ne seront plus corrélatives. L'homme aura tous les droits et n'acceptera de devoirs que ceux qu'il voudra bien se reconnaître.

MOI. Songez-vous que l'homme, après avoir nié la dignité et le droit de la femme, travaillera de plus en plus à l'abêtir dans l'intérêt de son despotisme?

M. PROUDHON. Cela ne me regarde pas: la famille doit être murée: le mari y est prêtre et roi. Si, comme toute liberté opprimée, la femme regimbe, nous lui dirons quelle ne se connaît pas elle-même, qu'elle est incapable de se juger et de se régir; qu'elle est un néant; nous l'outragerons dans sa valeur morale, nous la nierons dans son intelligence et son activité: et à force de l'intimider, nous parviendrons à la faire taire: car mordieu! il faut que l'homme reste le maître, puisqu'il est le plus fort!

MOI. Niez et outragez; cela ne nous fait rien, Maître: les seigneurs usaient de cette méthode contre vos pères leurs serfs... aujourd'hui on s'indigne contre eux. Les possesseurs d'esclaves usaient et usent de cette méthode contre les noirs, et le monde civilisé s'indigne contre eux, l'esclavage est restreint et tend à disparaître.

En attendant je signale à mes lecteurs vos contradictions: votre autorité sur les esprits en sera, j'espère, amoindrie.

Ceux qui prétendront, d'après la majeure des syllogismes précédents, que vous fondez le droit sur l'identité d'espèce, abstraction faite des qualités individuelles; que vous croyez le droit et le devoir corrélatifs, que vous voulez l'égalité, la liberté, auront tout aussi raison que ceux qui prétendront, d'après la conclusion des mêmes syllogismes, que vous basez le droit sur la force, la supériorité des facultés; que vous acceptez l'inégalité, le despotisme, niez la liberté individuelle et l'égalité sociale, et ne croyez point à la corrélation du droit et du devoir.

S'il est triste pour vous d'être tombé dans des contradictions aussi monstrueuses, croyez qu'il ne l'est pas moins pour moi, dans l'intérêt de ma cause, de les signaler devant tous.

Prenant en main la cause de mon sexe, j'étais dans l'obligation de riposter à vos attaques, en retournant contre vous toutes vos allégations contre nous.

Il fallait le faire, non par des dénégations et des déclamations qui ne prouvent rien, ou par des affirmations sans preuves selon votre procédé; mais en vous opposant la science et les faits; en ne me servant que de la méthode rationnelle que vous préconisez sans vous en servir, en vous chargeant souvent de vous contredire quand les preuves de fait eussent demandé trop de détail et de temps.

Vous accusiez les femmes de prendre des chimères pour des réalités... Je vous ai prouvé que vous méritez ce reproche, puisque votre théorie est en contradiction avec la science et les faits.

Vous accusiez les femmes d'ériger en principes de vaines analogies... Je vous ai prouvé que vous en avez fait autant, en induisant de la prétendue absence de germes physiques chez la femme, l'absence de germes intellectuels et moraux.

Vous accusiez la femme de raisonner à contre sens.... je vous ai mis en présence de vos propres principes, pour en tirer des conséquences contradictoires.

Vous accusiez la femme de ne faire que des Macédoines, des Monstres... L'anatomie de votre théorie prouve que vous en savez faire tout autant.

Vous accusiez la femme d'inintelligence, de défaut de justice, de vertu, de chasteté... J'en appelle à vous même, et vous dites positivement le contraire.

Où vous êtes fantasque, contradictoire, j'en appelle moi, femme, à la logique.

Où vous manquez de méthode, moi, femme, j'emploie la méthode scientifique et rationnelle.

Où vous démentez vos propres principes, j'en appelle à ces mêmes principes pour vous juger et vous condamner.

Lequel de nous deux, Monsieur, est le plus raisonnable et le plus rationnel?

Ma modestie souffre, je vous l'avoue, de penser que j'ai joué le rôle de Minerve faisant honte à Ulysse de ses paradoxes et de ses roueries. Enfin, cet ennuyeux rôle est fini!

Je vous ai adressé tant de duretés, et d'un ton si ferme et si résolu, que j'aurais regret de vous quitter sans vous dire quelques bonnes paroles partant du fond de mon cœur. Vous devez être bien convaincu de ma sincérité, car vous voyez que vous avez affaire à une femme qui ne recule devant personne; qu'on n'intimide pas, quelque grand qu'on soit et quelque nom qu'on porte. Vous pouvez être mon adversaire: je ne serai jamais votre ennemie, car je vous estime comme un honnête homme, un vigoureux penseur, une des gloires de la France, une des illustrations de notre Comté, toujours si chère au cœur de ses enfants, enfin comme une des admirations de ma jeunesse. Vous et moi, M. Proudhon, nous appartenons à la grande armée qui donne l'assaut à la citadelle des abus et y porte la mine et la sape: je ne fuis pas cette solidarité. Est-il donc si nécessaire que nous nous battions? Vivons en paix; je puis vous en prier sans m'abaisser, puisque je ne vous crains pas. Comprenez une chose que je vous dis sans fiel: c'est que vous êtes incapable de comprendre la femme, et qu'en continuant la lutte, vous la rangerez immanquablement sous la bannière de la Contre-Révolution.

Votre orgueil a mis inimitié entre vous et la femme, et vous lui avez mordu le talon: personne ne serait plus affligé que moi de la voir vous écraser la tête.

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