La femme affranchie, vol. 1 of 2: Réponse à MM. Michelet, Proudhon, E. de Girardin, A. Comte et aux autres novateurs modernes
Comparaissez tous, novateurs modernes, devant le public votre juge, et venez vous résumer vous-mêmes.
LE COMMUNISTE. Les deux sexes diffèrent, ne remplissent pas les mêmes fonctions; mais ils sont égaux devant la loi.
Pour que la femme soit réellement émancipée, il faut faire subir à la société une refonte économique et supprimer le mariage.
LE PHILADELPHE ET l'ICARIEN. Nous sommes de votre avis, excepté en ce qui touche le mariage, frère.
LE SAINT-SIMONIEN ORTHODOXE. Si le Christianisme a méprisé la femme, s'il l'a opprimée, c'est, qu'à ses yeux, elle représentait la matière, le monde, le mal. Nous qui venons donner le véritable sens de la Trinité, nous réhabilitons ou expliquons ce que nos prédécesseurs ont condamné. La femme est l'égale de l'homme, parce qu'en Dieu, qui est tout, la matière est égale à l'esprit. Avec l'homme, la femme forme le couple qui est l'individu social, le fonctionnaire. Comme la femme est très différente de l'homme, nous ne nous permettons pas de la juger; nous nous contentons de l'appeler pour qu'elle se révèle. Cependant nous pensons qu'elle ne peut s'affranchir qu'en s'émancipant dans l'amour.
PIERRE LEROUX, s'agitant. Prenez garde! Ce n'est pas en tant que sexe que la femme doit être affranchie; ce n'est qu'en qualité d'épouse et de personne humaine. Elle n'a de sexe que pour celui qu'elle aime; pour tous les autres hommes elle est ce qu'ils sont eux-mêmes: sensation—sentiment—connaissance. Il faut qu'elle soit libre dans le mariage et la cité, comme le doit être l'homme lui-même.
LE FUSIONIEN, interrompant. Vous avez raison, Pierre Leroux; mais le préopinant n'a pas tout à fait tort non plus; la femme est libre et l'égale de l'homme en tout, parce que l'esprit et la matière sont égaux en Dieu, parce que l'homme et la femme forment ensemble l'androgyne humain, dérivation de l'androgyne divin. N'est-ce pas, ma chère sœur?
MOI.Permettez-moi, mes frères, de ne point entrer dans vos débats théologiques: je n'ai pas les ailes assez fortes pour vous suivre dans le sein de Dieu, afin de m'assurer s'il est esprit et matière, androgyne ou non, binaire, trinaire, quaternaire ou rien du tout de cela. Il me suffit que vous conveniez tous que la femme doit être libre et l'égale de l'homme.
Je ne me permettrai qu'une seule observation: c'est que votre notion du couple ou de l'androgyne, au fond une seule et même chose, tend fatalement à l'asservissement de mon sexe: quand, par une métaphore, une fiction l'on fait de deux êtres doués chacun d'une volonté, d'un libre arbitre et d'une intelligence à part, une seule unité: dans la pratique sociale, cette unité se manifeste par une seule intelligence, une seule volonté, un seul libre arbitre; et l'individualité qui prévaut dans notre monde, est celle qui est douée de la force du poignet: l'autre est annihilée, et le droit donné au couple n'est en réalité que le droit du plus fort. L'usage que fait M. Proudhon de l'androgynie devrait vous guérir de cette fantaisie-là; comme l'usage que vos prédécesseurs ont fait du ternaire devrait vous avoir garantis de la métaphysique trinitaire. Ceci soit dit sans vous offenser, Messieurs, j'ai une antipathie prononcée pour les trinités et les androgynies quelconques; je suis ennemie jurée de toute métaphysique, qu'elle soit profane ou sacrée; c'est un vice de constitution aggravé chez moi par Kant et son école.
UN PHALANSTÉRIEN. Pour Dieu! Messieurs, laissons là ce mysticisme. L'homme et la femme diffèrent, mais ils sont aussi nécessaires l'un que l'autre à la grande œuvre que doit accomplir l'humanité: donc ils sont égaux. Comme chaque individu a droit de se développer intégralement, de se manifester complétement pour remplir la tâche parcellaire que lui attribuent ses attractions, l'on ne peut pas plus mettre en question la liberté d'un sexe que de l'autre. L'homme module en majeur, la femme en mineur, avec un huitième d'exception; mais, comme dans toutes les fonctions générales, la combinaison des deux modes est nécessaire, il est clair que chacune d'elles doit être double, et que la femme doit être partout de moitié avec l'homme.
M.DE GIRARDIN, avec un peu de brusquerie. Messieurs, je conviens avec vous que la femme doit être libre et l'égale de l'homme; seulement je soutiens que sa fonction est d'administrer, d'épargner, d'élever ses enfants, tandis que l'homme travaille et apporte dans le ménage le produit de ses labeurs.
Comme je veux que la femme soit délivrée du servage, et que je veux rendre tous les enfants légitimes, je supprime le mariage civil et j'institue le douaire universel.
M. LEGOUVÉ, souriant. Vous allez bien vite et bien loin mon cher Monsieur; vous effarouchez tout le monde. Au fond du cœur, je crois bien comme vous à l'égalité des sexes par l'équivalence des fonctions, mais je me garde bien d'en souffler mot. Je me contente de réclamer pour les femmes l'instruction, une diminution de servage conjugal et des emplois de charité: comptant bien, entre nous, que, ces conquêtes obtenues, les femmes seront en mesure, par leur instruction et leur utilité constatée, de s'affranchir tout à fait. Eh bien! malgré ma réserve et ma modération, vous verrez que les uns me traiteront de femmelin, les autres de sans-culotte!
M. MICHELET, se levant les larmes aux yeux. Hélas! Messieurs, tous vous faites fausse route; et j'ai grande douleur, mon cher académicien Legouvé, de vous voir employer votre plume élégante à mettre les femmes dans une voie aussi périlleuse et aussi déraisonnable.
Quant à vous, Messieurs, qui réclamez pour la femme la liberté et l'égalité de droits, vous n'y êtes point autorisés par elle; elle ne demande aucun droit; qu'en ferait-elle, cet être faible, toujours malade, toujours blessé! La Pauvre..... Quel peut être son rôle ici bas, si ce n'est d'être adorée de son mari, qui doit se constituer son instituteur, son médecin, son confesseur, sa garde malade, sa femme de chambre; la tenir en serre chaude, et, avec tous ces soins si multipliés, gagner encore le pain quotidien; car la femme ne peut, ni ne doit travailler; elle est l'amour et l'autel du cœur de l'homme.
Quelques uns d'entre vous ont osé prononcer le vilain mot: Divorce.
Pas de Divorce! La femme qui s'est donnée, a reçu l'empreinte de l'homme. Vous ne devez pas la quitter, quelque coupable qu'elle puisse être. J'ai pensé d'abord qu'à votre mort elle devait prendre le deuil jusqu'à la tombe, au delà de laquelle il y aura fusion d'elle et de son mari dans l'unité de l'Amour. Mais je me suis ravisé: vous pouvez vous nommer un successeur.
Tandis que M. Michelet se rassied en s'essuyant les yeux, on voit se lever le couvercle d'un cercueil.
M. COMTE. Dignement et admirablement parlé! illustre professeur, prononce une voix sépulcrale.
Comment! Vous, ici!... s'écrie l'assemblée. On ne meurt donc pas tout entier comme vous l'enseigniez à vos disciples?
M. COMTE. Non, Messieurs; et j'ai été fort agréablement surpris de voir que je m'étais trompé. Mais ce n'est pas pour vous instruire de la vie d'outre tombe que je reviens; cela n'aurait pas valu la peine d'un dérangement. C'est pour témoigner au grand professeur Michelet toute la satisfaction que j'éprouve, à le voir si richement poétiser l'idéal que je me suis fait de la femme, et jeter tant de fleurs sur l'admirable maxime d'Aristote et le commandement du grand saint Paul.
Oui, Maître trois fois illustre, vous avez bien dit: la femme est faite pour l'homme, doit lui obéir, se dévouer; n'est qu'une dole dans la vie privée, absolument rien dans la vie publique. Oui, l'homme doit travailler pour elle; oui le mariage est indissoluble; tout cela est d'un Auguste-Comtisme irréprochable. Je n'ai qu'un regret: c'est que vous n'ayez pas conservé les oraisons jaculatoires de la femme à son mari et de celui-ci à sa femme: il eut été d'un bon exemple et d'un bel effet, de les voir chaque matin, agenouillés l'un en face de l'autre, les mains jointes et les yeux fermés. J'espère que ce n'est qu'un oubli, et que vous rétablirez ce détail dans la prochaine édition. Je vous félicite hautement de l'heureuse idée que vous avez eue de justifier l'absorption de la femme par l'homme, à l'aide d'une blessure et des mystères de l'imprégnation: cela fera grand effet sur les ignorants.
Les femmes révoltées, et les insensés au cœur corrompu qui les soutiennent, diront que vous êtes un égoïste poétique et naïf; notre cher Proudhon, un égoïste brutal; moi, un égoïste par A plus B. Laissons les dire: je vous approuve et vous bénis.
L'apparition se disposait à se recoucher dans son cercueil; moi qui coudoie volontiers les fantômes, je la tirai par un coin de son suaire et, quoiqu'elle me fit un geste de Vade retro non équivoque, j'eus le courage de représenter humblement au défunt Grand-Prêtre, que le front de M. Proudhon méritait tout autant d'être béni que celui de M. Michelet. Le défunt leva dignement l'index et le medium de sa dextre décharnée sur la tête altière et peu vénérante du grand critique, qui ne se courba point et ne parut pas infiniment flatté.
Comme c'était son tour de parler, M. Proudhon se leva et dit: Messieurs les Communistes, les Philadelphes, les Fusioniens, les Phalanstériens, les Saint-Simoniens, et vous, Messieurs de Girardin et Legouvé ainsi que tous vos adhérents, vous êtes tous des femmelins, et des gens hardis dans l'absurde.
Si mon ami Michelet vous a doré, parfumé et sucré la pilulle, je ne puis avoir son adresse et sa modération, car vous savez que, par tempérament, moi, P. J. Proudhon, je ne suis ni tendre, ni poète. Permettez-moi donc de vous dire tout brutalement la vérité sur une question où vous n'entendez pas le premier mot.
L'Église, saint Thomas d'Aquin, saint Bonaventure, saint Paul, Auguste Comte, aussi bien que les Romains, les Grecs, Manou et Mahomet, enseignent que la femme est faite pour le plaisir et l'utilité de l'homme, et qu'elle lui doit être soumise; or j'ai suffisamment établi ces grandes vérités par des affirmations sans réplique. Il est donc aujourd'hui démontré pour quiconque croit en moi, que la femme est un être passif, n'ayant germe de rien, qui doit tout à l'homme, que, conséquemment, elle lui appartient comme l'œuvre à l'ouvrier. Ma solution devant paraître un peu brutale, ou trop antique ou moyen âge, j'ai pris aux novateurs modernes leur petite drôlerie d'Androgynie; j'ai fait du Couple l'organe de la Justice: dans ce couple la femme, transformée par l'homme, devient une triple beauté, une idole domestique, soumise en tout à son prêtre. Je l'enferme dans le ménage, et permets qu'elle ait l'intendance des fêtes et spectacles, l'éducation des enfants et des jeunes filles, etc. N'est-il pas évident, Messieurs, que la femme, parce qu'elle est plus faible que nous, est, de par la justice, condamnée à nous obéir? Et que sa liberté consiste à n'éprouver aucune émotion amoureuse, même pour son mari? N'est-il pas évident, en conséquence, que vous, qui ne pensez pas comme moi, êtes des femmelins, des gens absurdes, et que les femmes qui ne veulent pas plus être esclaves que nous autres ne consentions à l'être en 89, sont des insurgées, des impures que le péché a rendues folles?
La majorité de l'assemblée rit; M. de Girardin hausse les épaules; M. Legouvé se mord les lèvres pour ne pas sourire; M. Michelet paraît inquiet de cette sortie qui peut tout gâter. Comme, en prononçant le mot insurgée, l'orateur m'a regardée de travers avec une intention très marquée, je ne puis m'empêcher de lui dire: Oui, je mérite le nom d'insurgée comme nos pères de 89. Quant à vous, si vous ne vous amendez, je crains bien de vous voir mourir dûment confessé et extrême-onctionné... et vous l'aurez bien mérité!
Maintenant, dépouillons le vote de votre honorable assemblée, Messieurs.
Quatre Écoles: les Communistes, les Saint-Simoniens, les Fusioniens, les Phalanstériens et un publiciste, M. de Girardin, qui fait autant de bruit à lui tout seul qu'une école, sont pour la liberté de la femme et l'égalité des sexes.
MM. Comte, Proudhon, Michelet sont contre la liberté de la femme et l'égalité des sexes.
M. Legouvé et ses innombrables adhérents veulent la liberté de la femme, et désirent qu'elle travaille à devenir l'égale de l'homme par l'équivalence des fonctions.
Ce qui veut dire que l'immense majorité de ceux qui pensent sont, à différents degrés, pour notre Émancipation.
Maintenant que mes lecteurs sont au fait de vos opinions diverses, Messieurs, à moi, femme, de parler, de moi-même pour mon droit, sans m'appuyer sur autre chose que sur la Justice et la Raison.
FIN DU PREMIER VOLUME.
TABLE DU PREMIER VOLUME.
| Pages | |
| A mes lecteurs, à mes adversaires, à mes amis. | |
|---|---|
| A mes lecteurs | 5 |
| A mes adversaires | 9 |
| A mes amis | 11 |
| PREMIÈRE PARTIE. | |
| Communistes modernes | 17 |
| Saint-Simoniens | 24 |
| Fusioniens | 37 |
| Phalanstériens | 44 |
| M. Ernest Legouvé | 56 |
| M. É. de Girardin | 78 |
| M. Michelet | 91 |
| M. A. Comte | 110 |
| M. Proudhon | 126 |
| Résumé | 221 |