La femme affranchie, vol. 1 of 2: Réponse à MM. Michelet, Proudhon, E. de Girardin, A. Comte et aux autres novateurs modernes
A MES LECTEURS, A MES ADVERSAIRES, A MES AMIS
A MES LECTEURS
Lectrices et lecteurs, le but de cet ouvrage et les motifs qui me l'ont fait entreprendre, je vais vous les dire, afin que vous ne perdiez pas votre temps à me lire, si ce que contient ce volume ne convient pas à votre tempérament intellectuel et moral.
Mon but est de prouver que la femme a les mêmes droits que l'homme.
De réclamer, en conséquence son émancipation;
Enfin d'indiquer aux femmes qui partagent ma manière de voir, les principales mesures qu'elles ont à prendre pour obtenir justice.
Le mot émancipation, prêtant à l'équivoque, fixons en d'abord le sens.
Émanciper la femme, ce n'est pas lui reconnaître le droit d'user et d'abuser de l'amour: cette émancipation-là n'est que l'esclavage des passions; l'exploitation de la beauté et de la jeunesse de la femme par l'homme; l'exploitation de l'homme par la femme pour sa fortune ou son crédit.
Émanciper la femme, c'est la reconnaître et la déclarer libre, l'égale de l'homme, devant la loi sociale et morale et devant le travail.
A l'heure qu'il est, sur toute la surface du globe, la femme, sous certains rapports, n'est pas soumise à la même loi morale que l'homme: sa chasteté est livrée presque sans défense aux passions brutales de l'autre sexe, et elle subit souvent seule les conséquences d'une faute commise à deux.
Dans le mariage, la femme est serve;
Devant l'instruction nationale, elle est sacrifiée;
Devant le travail, elle est infériorisée;
Civilement, elle est mineure;
Politiquement, elle n'existe pas;
Elle n'est l'égale de l'homme que quand il s'agit d'être punie et de payer les impôts.
Je revendique le droit de la femme, parce qu'il est temps de faire honte au XIXe siècle de son coupable déni de justice envers la moitié de l'espèce humaine;
Parce que l'état d'infériorité dans lequel nous sommes maintenues, corrompt les mœurs, dissout la société, enlaidit et affaiblit la race;
Parce que le progrès des lumières, auquel participe la femme, l'a transformée en force sociale, et que cette force nouvelle produit le mal, à défaut du bien qu'on ne lui laisse pas faire;
Parce que le temps d'accorder des réformes est arrivé, puisque les femmes protestent contre l'ordre qui les opprime, les unes par le dédain des lois, des préjugés; les autres en s'emparent des positions contestées, en s'organisant en sociétés pour revendiquer leur part de droit humain, comme cela se fait en Amérique.
Enfin parce qu'il me semble utile de répondre vertement, non plus avec de la sentimentalité, aux hommes qui, effrayés du mouvement émancipateur, appellent à leur aide je ne sais quelle fausse science pour prouver que la femme est hors du droit; et poussent l'inconvenance et..... le contraire du courage, jusqu'à l'insulte, jusqu'aux outrages les plus révoltants.
J'ai dit le but et les motifs de cet ouvrage qui sera divisé en quatre parties.
Dans la première, nous passerons en revue les doctrines des principaux novateurs en ce qui touche la femme, ses fonctions, ses droits, et nous réfuterons les contre-émancipateurs, P. J. Proudhon, J. Michelet et A. Comte.
Dans la deuxième, nous donnerons une théorie philosophique du droit; nous comparerons, d'après les principes établis dans cette théorie, ce qu'est la femme devant la loi, la moralité, le travail, avec ce qu'elle devrait être; enfin nous réfuterons les principales objections des adversaires de l'égalité des sexes.
Dans la troisième nous traiterons de l'amour et du mariage, et donnerons les principaux motifs de nos formules d'émancipation.
Enfin la quatrième partie, spécialement destinée aux femmes, effleurera les grandes questions théoriques et pratiques qui ont rapport à la période militante: profession de foi servant de drapeau, formation d'un apostolat, ébauche d'éducation rationnelle, formation d'une école normale, création d'un journal, organisation d'ateliers, etc.
Lectrices et lecteurs, plusieurs des adversaires de la cause que je défends, ont porté la discussion sur le terrain scientifique, et n'ont pas reculé devant la nudité des lois biologiques et des détails anatomiques: je les en loue: le corps étant respectable, il n'y point d'indécence à parler des lois qui le régissent; mais comme ce serait de ma part une inconséquence que de croire blâmable en moi ce que j'approuve en eux, vous voudrez bien ne pas vous étonner que je les suive sur le terrain qu'ils ont choisi, persuadée que la science, chaste fille de la pensée, ne saurait perdre sa chasteté sous la plume d'une honnête femme, pas plus que sous celle d'un honnête homme.
Lectrices et lecteurs, je n'ai qu'une prière à vous faire: c'est de me pardonner la simplicité de mon style. Il m'aurait fallu prendre trop de peine pour écrire comme tout le monde; encore est-il probable que je n'y eusse pas réussi. Je fais œuvre de conscience: si j'éclaire les uns, si je fais réfléchir les autres, si j'éveille dans le cœur des hommes le sentiment de la justice, dans celui des femmes le sentiment de leur dignité; si je suis claire pour tous, bien comprise de tous, utile à tous, même à mes adversaires, cela me suffira, et me consolera d'avoir déplu à ceux qui n'aiment les idées que comme ils aiment les femmes: en grande toilette.
A MES ADVERSAIRES.
Plusieurs d'entre vous, messieurs les adversaires de la grande et sainte cause que je défends, m'ont citée, très évidemment sans m'avoir lue, ne sachant même pas écrire mon nom. A ceux-là je n'ai rien à dire, sinon que leur opinion m'importe fort peu. D'autres, qui se sont donné la peine de lire mes précédents travaux dans la Revue philosophique et dans la Ragione, m'accusent de ne pas écrire comme une femme, d'être brutale, sans ménagement pour mes adversaires, de n'être qu'une machine à raisonnement et de manquer de cœur.
Messieurs, je ne puis pas écrire autrement qu'une femme, puisque j'ai l'honneur d'être femme.
Si je suis brutale et ne ménage pas mes adversaires, c'est parce qu'ils me paraissent ceux de la raison et de la justice; c'est parce qu'eux, les forts, les bien armés, attaquent brutalement, sans ménagement un sexe qu'ils ont eu le soin de rendre timide et de désarmer; c'est parce qu'enfin je crois très licite de défendre la faiblesse contre la tyrannie qui a l'audace et l'insolence de s'ériger en droit.
Si je vous apparais sous l'aspect peu récréatif d'une machine à raisonnement, c'est d'abord parce que la nature m'a faite ainsi, et que je ne vois aucune bonne raison pour modifier son œuvre; puis parce qu'il n'est pas mauvais qu'une femme majeure vous prouve que son sexe, quand il ne craint pas votre jugement, raisonne aussi bien et souvent mieux que le vôtre.
Je n'ai pas de cœur, dites-vous; j'en manque peut-être pour les tyrans, mais la lutte que j'entreprends, prouve au moins que je n'en manque pas pour les victimes: j'en ai donc une dose suffisante, d'autant plus que je ne désire pas du tout vous plaire ni ne me soucie d'être aimée d'aucun d'entre vous.
Croyez-moi, messieurs, déshabituez-vous de confondre le cœur avec les nerfs; ne créez plus un type imaginaire de femme pour en faire la mesure de vos jugements sur les femmes réelles: c'est ainsi que vous faussez votre raison et que, sans parti pris, vous devenez ce qu'il y a de plus haïssable et de moins estimable au monde: des tyrans.
A MES AMIS.
Maintenant à vous, mes amis connus et inconnus, quelques lignes de remercîments.
Vous avez tous compris que la femme étant une créature humaine, a le droit de se développer et de manifester, comme l'homme, sa spontanéité;
Qu'elle a le droit, comme l'homme, d'employer son activité; qu'elle a le droit, comme l'homme, d'être respectée dans sa dignité, et l'usage qu'elle croit devoir faire de son libre arbitre;
Que, de moitié dans l'ordre social, productrice, contribuable, justiciable des lois, elle a le droit de compter pour moitié dans la société.
Vous avez tous compris que c'est dans la jouissance de ces droits divers que consiste son émancipation; non dans la faculté d'user de l'amour en dehors d'une loi morale basée sur la justice et le respect de soi-même.
Merci d'abord à vous, Ausonio Franchi, représentant de la Philosophie Critique en Italie, homme aussi éminent par la profondeur de vos idées, que par l'impartialité et l'élévation de votre caractère, et qui avez prêté si généreusement et si longtemps les colonnes de votre Ragione à mes premiers travaux.
Merci à vous, mes chers collaborateurs de la Revue philosophique de Paris, Charles Lemonnier, Massol, Guépin, Brothier, etc., qui n'avez pas hésité à remettre à l'ordre du jour la question de l'émancipation de mon sexe; qui avez accueilli, dans vos colonnes, des travaux de femme avec tant d'impartialité, et m'avez en toute occasion, témoigné intérêt et sympathie.
Merci à vous en particulier, mon plus ancien ami, Charles Fauvety, infatigable chercheur de vérité, dont le style élégant, spirituel et limpide, si véritablement français, est seulement et toujours au service des idées de progrès et des aspirations généreuses, comme votre riche bibliothèque, vos conseils, sont au service de ceux qui veulent éclairer l'humanité. Pourquoi, hélas! joignez-vous à tant de talent et de qualités, le défaut de vous effacer toujours pour faire place aux autres!
Merci à vous, Charles Renouvier, le plus savant représentant de la Philosophie Critique en France, qui joignez à une doctrine si profonde, un esprit si fin, un jugement si sûr, j'ajouterais: tant de modestie et de vertu sans faste, si je ne savais que c'est vous mécontenter que d'occuper le public de vous.
C'est dans vos encouragements, dans votre approbation, mes amis et anciens collaborateurs, que j'ai puisé la force nécessaire à l'œuvre que j'entreprends; il est donc juste que je vous en remercie en présence de tous.
Il est juste également que je témoigne publiquement ma reconnaissance aux journaux italiens, anglais, hollandais, américains, allemands qui ont traduit plusieurs de mes articles; aux hommes et aux femmes de ces divers pays et à ceux de ma patrie qui ont bien voulu me témoigner de la sympathie et m'encourager dans la lutte que j'entreprends contre les adversaires du droit de mon sexe.
C'est à vous tous mes amis, Français et étrangers, que je dédie cet ouvrage. Puisse-t-il être utile partout au triomphe de la liberté de la femme et de l'égalité de tous devant la loi: c'est le seul souhait que puisse faire une Française qui croit à l'unité de la famille humaine, aussi bien qu'à la légitimité des autonomies nationales, et qui aime tous les peuples parce que tous sont les organes d'un seul grand corps: l'Humanité.
PREMIÈRE PARTIE
Examen des principales doctrines modernes concernant la Femme et ses Droits.