La Hyène Enragée
VIII
TAHITI ET LES SAUVAGES
A COUENNE ROSE
Novembre 1914.
Après tant d'années révolues, et au milieu des angoisses indignées ou des belles exaltations de l'heure présente, j'avais tout à fait oublié l'existence de certaine île enchantée qui, très loin, sur l'autre face de la terre, au milieu du grand océan austral, dresse, dans les nuages attiédis de là-bas, ses montagnes tapissées de fougères et de fleurs. Sous notre ciel déjà froid d'octobre, dans cette région parisienne effeuillée et jaunie que j'habite depuis un mois, où, pour peu que l'on s'éloigne vers le nord, on entend le canon comme un incessant fracas d'orage et où d'innombrables fosses sont creusées chaque jour pour y ensevelir les enfants les plus précieux et les plus chéris de notre France,—ce nom de Tahiti me fait l'effet de désigner quelque éden chimérique; je n'arrive plus à croire que ce fut réel, mon séjour de jadis dans l'île lointaine; il me faut un effort d'attention pour un peu revoir en souvenir la mer bleue bordée de plages toutes blanches de corail, la voûte des palmes, et les Maoris au continuel rêve, le peuple enfant qui ne songe qu'à chanter et à se couronner de fleurs.
Tahiti, l'île à laquelle je ne pensais plus, vient de m'être brusquement rappelée par un article de journal, où il était dit que les Allemands y avaient passé, saccageant tout. Et les commandants des deux croiseurs qui ont commis, sans rien risquer, bien entendu, cette lâcheté ignoble contre une pauvre petite ville ouverte qui ne se méfiait même pas, ne peuvent alléguer qu'ils venaient d'en recevoir l'ordre de la part de l'horrible empereur, non, puisqu'ils étaient à l'autre bout du monde; ils avaient donc trouvé ça tout seuls, et c'est d'eux-mêmes qu'ils l'ont fait, par foncière sauvagerie teutonne…
J'ai rencontré hier, dans un des forts de Paris armé par nos matelots, un vieux sous-officier de la marine, qui, à deux ou trois reprises autrefois, avait navigué sous mes ordres. Il m'a paru avoir trouvé, pour les Prussiens, le nom qui pouvait mieux leur convenir et devrait leur rester.
«Eh bien, voyez-vous, commandant, m'a-t-il dit, nous avions fréquenté ensemble toutes les espèces de sauvages que j'aurais crues les plus vilaines, ceux à peau noire, ceux à peau jaune ou à peau rouge. Mais je vois bien à présent que c'est encore ceux-là, ces sales sauvages à couenne rose, qui sont les plus mauvais de tous!»
Donc, Tahiti-la-Délicieuse, où jamais le sang n'avait coulé, qui était, au milieu des immenses mers, un petit éden inoffensif et confiant, Tahiti vient de recevoir la visite des sauvages à couenne rose. Et, sans profit comme sans excuse, par sport, pour le seul plaisir allemand de causer le plus de mal possible, à n'importe qui et n'importe où, ces sauvages-là, «les plus mauvais de tous», en effet, se sont amusés à faire un amas de ruines dans cette baie de Papeete à l'éternel calme, sous les arbres toujours verts, parmi les roses toujours fleuries.
Il est vrai, cela s'est passé aux antipodes, et c'est si peu, si peu de chose, auprès des charniers fumants qui, en Belgique et en France, ont jalonné le passage de l'armée maudite. Mais cela vaut quand même d'être relevé, car c'est d'une férocité encore plus particulièrement inutile, et plus imbécile!