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La Hyène Enragée

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XXI
LA CROIX D'HONNEUR POUR LE DRAPEAU DES MARINS-FUSILIERS!

Paris, qui est par excellence la ville des généreux élans, fêtait, il y a quelques jours, nos marins-fusiliers de l'Yser,—ou du moins les derniers débris de la brigade héroïque, les rares qui ont pu revenir. C'était très bien, de les fêter ainsi; mais, hélas! combien promptement cela va s'oublier!

Aujourd'hui, notre cher et éminent ministre de la marine, l'amiral Lacaze, pour la glorification de la brigade aux trois quarts anéantie, fait afficher à bord de nos navires de guerre le bel ordre du jour d'adieu du généralissime, qui se termine par ces mots: «La vaillante conduite de la brigade des marins-fusiliers dans les plaines de l'Yser, à Nieuport et à Dixmude, restera aux armées comme un exemple d'ardeur guerrière et de dévouement à la patrie. Les marins-fusiliers et leurs chefs peuvent être fiers de la nouvelle page glorieuse qu'ils ont inscrite à leur histoire.» Certes, cet affichage sera plus durable que les réceptions de Paris; mais, hélas! il s'oubliera aussi, il s'oubliera trop vite.

Puisque, après la dislocation de cette brigade d'élite, on a décidé de maintenir à l'armée son drapeau, pour en perpétuer la mémoire, ne pourrait-on pas, à ce drapeau si exceptionnel, attacher la croix d'honneur? On y a bien songé, paraît-il; mais peut-être,—je n'en sais rien,—peut-être s'est-on arrêté devant quelque article du règlement, car il me semble y avoir lu qu'il faut, pour accorder la croix, que le drapeau ait été «déployé» à l'occasion d'une grande offensive, d'un grand fait d'armes. Or, le cas de nos marins-fusiliers est tellement spécial qu'aucun règlement n'aurait su le prévoir. Comment donc l'auraient-ils déployé leur drapeau, pendant la lutte inouïe, puisqu'en ces jours-là ils ne l'avaient pas encore? Brigade improvisée en hâte, on les avait lancés au feu sans l'incomparable emblème tricolore que toutes les autres brigades possédaient avant de partir. Ce n'est que plus tard, bien après leurs grands exploits du début, qu'on le leur a donné, alors que leur rôle était déjà un peu moins terrible. Dans ces conditions-là, je veux espérer qu'il sera possible de faire fléchir le règlement en leur faveur. S'il était décoré, ce drapeau, tous les marins qui le reçurent avec tant de joie là-bas, un jour où ses trois couleurs étaient encore toutes neuves et éclatantes, se sentiraient récompensés en même temps que lui, et plus tard, dans l'avenir, quand leurs descendants viendraient le regarder, pauvre haillon sacré défraîchi par la poussière, cette croix, qu'on lui aurait donnée, leur parlerait mieux des actes sublimes accomplis sur le front de Belgique.

On ne saurait trop l'honorer, la brigade des marins, de laquelle on a écrit officiellement: Aucune troupe, à aucune époque, n'a fait ce qu'ils ont fait. Et voici un passage de la lettre que, le jour de sa dislocation, le général Hély d'Oissel, après en avoir passé la revue suprême, écrivait au capitaine de vaisseau Paillet, qui la commandait alors,—lettre qui fut lue à tous les matelots sur les rangs et leur mit aux yeux de bonnes larmes:

«…Je serais heureux de conserver cet état (la liste effroyable des morts, officiers, sous-officiers et marins) comme un témoignage éloquent et éclatant des services immenses qu'a rendus au pays cette admirable brigade, que l'armée de terre est si fière d'avoir eue dans ses rangs, et que je suis si fier, moi, d'avoir eue sous mes ordres pendant plus d'une année de guerre.

»Ce matin, quand j'ai vu défiler si allègrement et si correctement vos magnifiques marins, je n'ai pu me défendre d'une émotion poignante, en me disant que c'était la dernière fois.»

En effet, c'est bien là, dans les marécages sanglants de l'Yser, qu'est venue se briser pour la seconde fois, et définitivement, la ruée des barbares. Les deux grands échecs décisifs du misérable Empereur aux mains rouges furent, comme on sait, la retraite de la Marne, et puis cet arrêt en Belgique devant une toute petite poignée de marins aux ténacités surhumaines.

Et on ne les avait pas choisis, ces sublimes entêtés, non, ils étaient les premiers venus, désignés en hâte dans nos ports. Ils n'étaient même pas partis pour se battre, mais pour faire tranquillement la police dans les rues de Paris. Et de Paris, un beau jour, comme le péril était extrême, on les avait expédiés vers l'Yser, sans préparation, à peine équipés, ayant tout juste des vivres, en leur disant seulement: «Faites-vous tuer, mais que la Bête allemande ne passe pas! A n'importe quel prix, tenez tête au moins une semaine, jusqu'à ce qu'on ait le temps d'arriver à la rescousse.» Or, ils ont tenu, on s'en souvient, presque indéfiniment, au milieu d'un véritable enfer de feu, de mitraille, de fracas, de décombres croulants, de froid, de pluie, d'enlisement dans la boue. Et c'est du jour où le choc de la Bête a été amorti par eux, que la France s'est sentie vraiment sauvée.

La plupart du temps, d'ailleurs, il semble qu'il suffise de prendre des braves garçons quelconques et de leur mettre un col bleu pour en faire des héros. Pendant la guerre de Chine, entre autres exemples, n'ai-je pas vu de tout près la même chose: une petite poignée d'hommes pris au hasard à bord de nos navires, commandés par de très jeunes officiers à peine galonnés, et ce hâtif assemblage, devenu soudain un tout admirable, uni, discipliné, ardent et sans peur, capable de réaliser, du jour au lendemain, des prodiges d'endurance et d'audace.

Oh! cette brigade de l'Yser, avec laquelle j'ai failli partir! J'avais beaucoup intrigué, je l'avoue, pour m'y faire attacher, et je touchais au but quand un obstacle, que je n'aurais jamais su prévoir, m'en a écarté si inexorablement. Avoir dû y renoncer, quand je m'en étais vu si près, restera pour moi, jusqu'à la fin de ma vie, un regret cuisant et cruel… Au moins, que je m'en console un peu en payant mon tribut d'admiration à ceux qui y étaient; au moins que j'aie cette petite joie de travailler à glorifier leur mémoire. Je demande donc ici pour eux,—et ce n'est pas en mon nom seul, car plusieurs de mes camarades de la marine s'associent à ma prière, des camarades qui n'en étaient pas non plus et dont le désintéressement ne saurait par suite être suspecté,—je demande ici pour eux, et presque avec confiance, bien que le règlement peut-être me donne tort, cette consécration dix fois méritée, qui ne peut porter ombrage à personne: que l'on attache un bout de ruban rouge à leur drapeau!

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