La Hyène Enragée
XIX
LES GAZ DE MORT
Novembre 1915.
Un lieu d'effroi, que l'on croirait imaginé par le Dante. Il y fait lourd, étouffant; deux ou trois petites veilleuses, qui ont l'air d'avoir peur d'éclairer trop, y percent à peine une obscurité embrumée, très chaude, qui sent la sueur et la fièvre. Des gens affairés y chuchotent avec anxiété. Mais ce qu'on y entend le plus, ce sont des halètements d'agonie… Ces halètements, ils s'échappent d'une quantité de petits lits, alignés à se toucher, sur lesquels on distingue des formes humaines, des poitrines qui battent trop fort, trop vite, et soulèvent les linges comme si l'heure du dernier râle était venue…
Et c'est ici une de nos ambulances du front, improvisée comme on a pu, au lendemain d'une des plus infernales abominations allemandes; tous ces enfants de France, qui ont l'air de râler sans espoir, leur genre de lésion ne permettait pas de les transporter plus loin. Cette grande salle, aux parois délabrées, était hier un chai pour les tonneaux de champagne, ces petits lits—environ une cinquantaine—ont été fabriqués, en hâte fébrile, avec des branches qui ont gardé leur écorce, et ils ressemblent à ce qu'on appelle dans nos jardins des meubles en style rustique. Mais pourquoi cette chaleur, presque irrespirable, que des poêles dégagent?—C'est qu'il ne fait jamais assez chaud pour des poumons d'asphyxiés.—Et cette obscurité, pourquoi cette obscurité, qui donne un aspect dantesque à ce lieu de martyre et qui doit tant gêner les douces et blanches infirmières?—C'est que les barbares, dans leurs trous, sont là, tout près de ce village dont ils se sont amusés plus d'une fois à crever les maisons et le clocher, et si, avec leurs lunettes toujours au guet, ils voyaient, à cette tombée triste d'une nuit de novembre, s'éclairer la rangée de fenêtres d'une longue salle, tout de suite ils flaireraient une ambulance, et les obus pleuvraient sur les humbles lits: on sait leur prédilection pour mitrailler les hôpitaux, les convois de Croix-Rouge, les églises!…
Donc on y voit à peine, ici, dans une sorte de brume dégagée par de l'eau qui bout sur des réchauds. A toute minute, des infirmières apportent d'énormes ballons noirs, et ceux qui suffoquent le plus tendent leurs pauvres mains pour les demander: c'est de l'oxygène, qui les fait mieux respirer et moins souffrir. Beaucoup d'entre eux ont de ces ballons noirs, posés sur leur poitrine haletante et, dans leur bouche, ils tiennent avidement le tuyau par où s'échappe le gaz sauveur; on dirait de grands enfants au biberon; cela jette une sorte de bouffonnerie macabre sur ces tableaux d'horreur. L'asphyxie, suivant les constitutions, a des effets divers qui exigent des formes diverses de traitement. Quelques-uns, presque nus sur leur lit, sont couverts de ventouses, ou bien tout badigeonnés de teinture d'iode. Il en est d'autres même—oh! bien gravement atteints, ceux-là, hélas!—il en est de tout gonflés, poitrine, bras et visage, et qui ressemblent à des bonshommes en baudruche soufflée… Bonshommes de baudruche, enfants au biberon, bien que ces images soient les seules vraies, cela paraît presque sacrilège de les employer quand l'angoisse vous serre le cœur et qu'on a envie de pleurer, pleurer de pitié et pleurer de rage!… Mais puissent-elles, ces comparaisons brutales, se graver mieux dans les esprits, par leur inconvenance même, pour y entretenir plus longtemps la haine indignée et la soif des saintes représailles!
Car il y a un homme qui nous a longuement préparé tout cela, et cet homme continue de vivre; il vit, et, comme le remords est sans doute inconnu à son âme de vautour, il ne souffre même pas, si ce n'est de la fureur d'avoir manqué son coup, au moins pour cette fois. Avant de déchaîner ainsi la mort sur le monde, il avait froidement tout combiné, tout prévu: «Si cependant, s'était-il dit, mes grandes ruées à la rhinocéros et mon énorme attirail de tuerie allaient, par impossible, se heurter à quelque résistance par trop magnifique?… Alors j'oserais peut-être, confiant dans la veulerie des Neutres, j'oserais peut-être braver toutes les lois de la civilisation, et employer d'autres moyens… A tout hasard, préparons-nous.» En effet, la ruée n'a pas réussi, et, avec timidité pour commencer, craintif tout de même du dégoût universel, il a essayé de l'asphyxie, après s'être évertué, bien entendu, à égarer l'opinion par ses habituels mensonges, en accusant la France d'avoir commencé. Comme il en avait le cynique espoir, il n'y a pas eu, hélas! un sursaut général de la conscience humaine. Pas plus que devant les précédents crimes—organisation de pillage, destruction de cathédrales, viols, massacres d'enfants et de femmes—les Neutres n'ont bougé; il semble vraiment que le regard fourbe, féroce et mort de sa tête de Gorgone ou de Méduse les ait tous glacés sur place. Et, à l'heure où j'écris, le dernier médusé par ce regard du monstre est ce pauvre roi de Grèce, inconsistant et maladroit, qui tremble au bord du précipice des pires félonies. Qu'il y ait des neutres par terreur, mon Dieu! on se l'explique encore; mais que des peuples, hautement estimables pourtant, aient pu rester germanophiles, cela dépasse notre compréhension; par quelles manœuvres les a-t-on aveuglés, ceux-là, par quelles calomnies, ou par quel argent?…
Nos chers soldats aux poumons brûlés, haletants sur leurs petits lits «rustiques», ont l'air reconnaissant quand, à la suite du major, on s'approche, et ils lèvent sur vous de bons yeux quand on leur prend la main. En voici un tout ballonné, méconnaissable sans doute pour ceux qui ne l'auraient vu qu'avant cette enflure affreuse, et si l'on touche, même le plus légèrement possible, ses pauvres joues distendues, on sent sous les doigts le crépitement des gaz infiltrés entre peau et chair. «Allons, cela va mieux depuis ce matin», dit le major. Et il continue à voix basse, pour l'infirmière: «Celui-là, madame, je commence à croire que nous le sauverons aussi; mais il ne faut pas le lâcher une minute, par exemple.» Oh! recommandation inutile, car elle n'a pas la moindre intention de le lâcher, l'infirmière blanche dont les yeux sont déjà cernés par quarante-huit heures d'une veille sans trêve. Aucun ne sera «lâché», non; il suffit, pour en avoir l'assurance, de regarder tous ces jeunes médecins, tous ces gardes-malades, un peu épuisés, c'est vrai, mais si attentifs et vaillants, qui ne les perdent pas de vue.
Et, Dieu merci, on les sauvera presque tous[1]! Dès qu'ils seront transportables, on les emmènera loin de cette géhenne du front, où les obus du Kaiser s'acharnent volontiers sur les mourants; on les couchera mieux, dans des ambulances tranquilles, où ils souffriront encore beaucoup certes, pendant huit jours, quinze jours, un mois, mais d'où ils ne tarderont pas trop à repartir, mieux avertis, plus prudents, et pressés de retourner se battre. On peut dire que le coup de l'asphyxie a manqué, comme celui des grandes ruées sauvages; il n'a pas donné ce que la tête de Gorgone en avait attendu. Et cependant, avec quels habiles calculs, ce coup-là, chaque fois, a été tenté, toujours aux moments les plus propices! On sait que les Allemands, maîtres en espionnage et sans cesse informés de tout, ne manquent jamais de choisir, pour leurs attaques, quelles qu'elles soient, les jours de «relève», les heures où de nouveaux venus, devant eux, sont encore dans le désarroi de l'arrivée. Le soir donc où s'est accompli ce dernier forfait, six cents de nos hommes prenaient tout juste leur poste avancé, après une longue et fatigante marche; tout à coup, au milieu d'une salve d'obus qui les surprenait dans leur premier sommeil, ils ont distingué, çà et là, des petits sifflements discrets, comme poussés par de sournoises sirènes à vapeur,—et c'était le gaz de mort qui fusait autour d'eux, épandant ses épaisses, ses lugubres nuées grises. En même temps, leurs fanaux, tout de suite, ne jetaient plus dans ce brouillard que de petites lueurs troubles. Affolés alors, suffoquant déjà, ils songèrent trop tard à ces masques qu'on leur avait donnés et auxquels du reste ils ne croyaient guère; c'est trop gauchement qu'ils s'en couvrirent; quelques-uns même, par un irrésistible instinct de conservation, devant la brûlure des bronches, cédèrent à l'envie de courir, et ceux-là furent les plus terriblement atteints, à cause de l'excès de chlore inhalé, dans les grandes aspirations de la course. Mais une autre fois ils ne s'y prendront plus, ni eux ni personne des nôtres; masqués bien hermétiquement, ils se rangeront immobiles autour des bûchers préparés d'avance, dont les flammes soudaines neutralisent les poisons de l'air,—et ce ne sera presque rien, qu'une heure de malaise, pénible à passer mais presque toujours sans suite mortelle. Il est vrai, dans les antres maudits que sont leurs laboratoires, les intellectuels de l'Allemagne, convaincus maintenant que les Neutres accepteront tout, s'évertuent à nous chercher d'autres poisons pires encore; mais jusqu'à ce qu'ils les aient trouvés, la tête de Gorgone aura manqué là son coup, comme elle en a manqué tant d'autres, c'est incontestable. Nous, hélas! nous n'avons pas encore su découvrir un moyen de leur rendre assez cruellement la pareille; pour nous défendre, nous n'avons donc que le masque protecteur, qui se perfectionne, il est vrai, chaque jour;—et après tout, aux yeux des Neutres, s'ils ont encore des yeux pour voir, c'est peut-être plus digne de n'employer que cela. Toutefois, combien notre cas serait différent si nous en venions à les asphyxier aussi, eux les pillards et les assassins, les agresseurs entrés par effraction, et qui, en désespoir d'enfoncer nos lignes, tentent de nous enfumer ignoblement chez nous, dans notre cher pays de France, comme on enfumerait des lapins dans leurs terriers, des rats dans leurs trous. Les langues humaines n'avaient pas prévu ces transcendantes ignominies, dont seraient écœurés les derniers des cannibales, aussi n'ont-elles pas de mot pour les nommer… Nos pauvres asphyxiés, haletants sur leurs petits lits, combien j'aurais voulu les montrer à tous, à leurs pères, à leurs fils, à leurs frères, pour porter au paroxysme les indignations sacrées et les soifs de vengeance; oui, les montrer partout et faire entendre leurs râles, même aux si impassibles Neutres, pour convaincre d'inintelligence ou de crime tant d'obstinés Pacifistes, pour semer partout l'alarme contre la Grande Barbarie, en éruption sur l'Europe!…
[1] Sur six cents asphyxiés de cette nuit-là, plus de cinq cents sont hors de danger.