La Hyène Enragée
XV
SURTOUT, N'OUBLIONS JAMAIS!
1er août 1915.
Il y a un an aujourd'hui, commençait la violation éhontée du territoire belge! Au milieu des pires horreurs, le temps, semble-t-il, accélère encore sa fuite éperdue, et déjà nous voici à la date anniversaire de ce forfait, le plus abominable qui ait jamais sali l'histoire humaine. Un forfait accompli après une longue et hypocrite préméditation, sans même qu'un remords, ni seulement une pudeur, aient fait hésiter les myriades de mains complices; un forfait qui nous laisse, en plus des immenses deuils, une impression de tristesse et de découragement infinis, parce qu'il atteste, dans un des plus vastes pays de l'Europe, la banqueroute sans recours de ce que l'on est convenu d'appeler honneur, civilisation et progrès. Les ruées barbares des vieux temps étaient mille fois moins meurtrières, et surtout tellement moins écœurantes! Les hordes que jadis nous envoyait l'Asie hésitaient devant certaines lâchetés, certaines profanations, certains mensonges; un respect instinctif les retenait encore, et puis elles ne détruisaient pas avec cet impudent cynisme, en invoquant le Dieu des Chrétiens dans un burlesque pathos de prières!…
Ainsi, il s'est trouvé à notre époque un macabre empereur et une séquelle de princes—sa descendance, ses portées de loups dont le plus féroce, en même temps que le plus poltron, se coiffe d'une tête de mort—et des généraux, et des millions d'Allemands, pour s'unir, après une préparation réfléchie de presque un demi-siècle, dans ce même crime initial avant-coureur de tant d'autres, et écraser ignoblement sur le passage, en manière de prélude, un petit peuple jugé par eux sans défense! Mais voici que le petit peuple s'est levé, frémissant d'une indignation sainte, pour essayer d'arrêter la Grande Barbarie soudainement démasquée, de l'arrêter au moins quelques jours, même au prix d'un anéantissement qui s'annonçait inéluctable! Quelles couronnes assez étoilées l'histoire pourra-t-elle donc décerner à cette nation belge, et à son roi qui n'a pas craint de lui demander de se dresser là comme une barrière!
Le roi Albert de Belgique, aujourd'hui dépossédé de tout et relégué dans un hameau, quelles admirations pourrons-nous jamais lui offrir, quels hommages assez dignes et assez durables! Sur des marbres sans tache il nous faudra graver profondément son nom, pour le bien assurer contre les oublis de nos mémoires françaises,—qui se sont montrées parfois un peu légères, hélas! du moins en face des séculaires infamies de l'Allemagne. Puissions-nous indéfiniment nous rappeler, nous et nos descendants même lointains, que, pour sauver l'Europe civilisée et en particulier pour sauver notre France, le Roi Albert n'a pas hésité une minute devant ces absolus sacrifices qui semblaient au-dessus des forces humaines. Repoussant du pied les tentantes compromissions offertes par le monstrueux empereur, il a fait jusqu'au bout, avec un tranquille sourire, son devoir de héros loyal, comme si rien n'eût été plus naturel. Et sa modestie est si grande, qu'on l'étonne en lui disant qu'il a été sublime.
Quant à la Reine Elisabeth, que chacun de nous dans son âme lui élève aussi un autel. Un des lots les plus redoutables de l'existence des souveraines est d'être condamnées presque toujours à régner sur des pays d'adoption, en exil de leur propre patrie. Or, dans le cas spécial de cette jeune reine martyre, le lot de l'exil, échu à tant d'autres reines, doit être une plus intime torture, qui s'ajoute à tous les maux endurés, car la fatalité écrasante est venue la séparer de ceux qui jadis étaient les siens, même de cette noble femme toute de dévouement et de charité, qui fut sa mère. Ce surcroît de souffrance, elle le supporte avec son courage si haut et si calme, qui ne faiblit jamais. Auprès du roi, compagne attentive pendant les plus terribles heures, compagne dont rien n'a pu faire broncher l'énergie; auprès des pauvres dévalisés ou incendiés, auprès des blessés qui souffrent ou qui agonisent, compagne aussi, réconfortant les plus humbles avec sa simplicité adorable, multipliant auprès de tous ses pitiés exquises, oh! qu'elle soit bénie, admirée et glorifiée! Et pour son autel, consacré dans nos âmes, choisissons de très rares et très délicates fleurs, qui lui ressemblent!