La Hyène Enragée
X
UN SOIR D'YPRES
«En prévision de ma mort, je fais cette confession, que je méprise la nation allemande, à cause de sa bêtise infinie, et que je rougis de lui appartenir.»
(Schopenhauer.)
«Le caractère des Germains offre un terrible mélange de férocité et de fourberie. C'est un peuple né pour le mensonge; il faut l'avoir éprouvé pour y croire.»
(Velleius Paterculus, l'an 10 de l'ère chrétienne.)
Mars 1915.
Des ruines, sous une lumière triste qui a l'air de vouloir s'éteindre avant l'heure. De vastes ruines, et si délicates! Un déploiement de ces fines colonnades élancées et de ces ogives mystérieusement charmantes qui, dès le premier coup d'œil, évoquent pour l'esprit le moyen âge, l'art gothique et sa belle floraison bientôt évanouie. Mais les vestiges de cet art-là, on avait l'habitude de ne les voir qu'isolés, sous forme de quelque vieille église ou de quelque vieux cloître surgissant parmi des choses de nos jours. Tandis qu'il y a ici un ensemble: d'abord une cathédrale, que prolongent des dépendances compliquées, et puis des espèces de palais, dont les longues façades à clochetons alignent en séries leurs fenêtres ogivales. C'est un groupe, à peu près unique au monde, c'est un véritable quartier, tout en colonnettes, en arceaux, en archaïques dentelles de pierre.
Le ciel est bas, sombre, angoissant comme dans les rêves. Cependant la vraie nuit n'a pas commencé de tomber; mais ce sont les épais nuages des hivers du Nord qui jettent sur la terre cette sorte d'obscurité jaunâtre.
Autour des hautes ruines, les places sont remplies de soldats qui stationnent, ou qui circulent lentement, en petites compagnies silencieuses, l'air un peu grave comme au souvenir ou dans l'attente de quelque chose que chacun sait, mais dont on ne parle pas. Il y a bien aussi des femmes, pauvrement habillées, au visage inquiet, et des petits enfants; mais cette humble population civile est noyée dans la masse des rudes uniformes, presque tous défraîchis et terreux, qui visiblement reviennent des longues batailles. Les tenues jaune-kaki des Anglais et les tenues belges presque noires se mêlent aux capotes «bleu-horizon» de nos soldats de France, qui sont en majorité; tout cela se fond en des nuances presque neutres, et deux ou trois burnous rouges de chefs arabes viennent trancher, imprévus et déconcertants, sur cette foule couleur de soirée brumeuse et d'hiver.
Des ruines, oui, mais, à mieux regarder, d'inexplicables ruines, car les éboulements semblent d'hier, les lézardes, les déchirures sont trop blanches parmi les grisailles des façades ou des tours; et çà et là, par les fenêtres aux vitraux brisés, on aperçoit, sur les parois intérieures, des ors qui brillent… En effet, ce n'est pas le temps qui fut le destructeur; il avait épargné ces merveilles, et, jusqu'à nos jours, les hommes non plus, même au milieu des pires bouleversements et des plus sanglantes conquêtes, n'avaient encore jamais tenté de les anéantir. Pour oser, il a fallu ces sauvages, qui sont encore là tout proches, tapis dans leurs trous de terre boueuse, parachevant chaque jour leur œuvre imbécile, et multipliant leurs jets de ferraille, pour se venger sur ces choses sacrées, chaque fois qu'un accès de rage les reprend à la suite d'un échec nouveau.
Près de la cathédrale mutilée, ce palais aux cent fenêtres, qui tient encore à peu près debout, est la fameuse Halle aux drapiers, construite à l'époque du grand faste des Flandres, et dont l'imagerie a vulgarisé tous les aspects depuis que l'acharnement des barbares l'a rendue plus célèbre encore. Une nuit de novembre, on s'en souvient, elle a flambé avec une sinistre magnificence, en compagnie de l'église et des précieux entours, éclairant toutes les plaines en rouge; les Allemands avaient amené en son honneur ce qu'ils possédaient de mieux comme matériel incendiaire; leurs bombes à la benzine ont fait rage contre elle, et alors tout ce qu'elle contenait, tout ce qui s'y était perpétué depuis des siècles, ses salles d'apparat, ses boiseries, ses peintures, ses livres, ont brûlé comme paille. Maintenant qu'elle a perdu sa haute toiture, elle a pris quelque chose d'un peu vénitien qui étonne, avec ses longues façades percées de files ininterrompues d'ogives à fleurons; dans son désarroi sans recours, elle est singulière et charmante. Les tourelles symétriques, sveltes comme des minarets, posées aux angles des murailles, ont échappé jusqu'ici à la stupidité des bombes et se dressent, encore plus hardies, depuis que les charpentes des toitures pointues ne les suivent plus dans l'air. Mais le beffroi central, celui qui depuis le moyen âge surveillait les plaines, odieusement décapité aujourd'hui, crevé, fendu de haut en bas, résiste à peine; encore quelques obus, et il s'abattra d'une seule masse; à l'un de ses flancs, très haut, reste accroché le monumental cadran d'une horloge détruite, dont l'aiguille dorée s'obstine à marquer quatre heures vingt-cinq,—sans doute l'heure tragique où ce géant des beffrois de Flandre reçut le coup de mort.
Autour de la grand'place d'Ypres, où ces splendeurs du passé nous avaient été si longtemps conservées intactes, plusieurs maisons, pour la plupart d'ancienne architecture flamande, ont été de même éventrées, sans utilité, comme sans excuse, et montrent à présent leurs entrailles par de grands trous béants. Mais cela, les barbares, ne l'ont pas fait exprès; non, tout simplement elles étaient trop rapprochées, ces maisons-là, trop voisines des points visés par eux: la cathédrale et le vieux palais. On sait que partout ici comme à Louvain, à Arras, à Soissons, à Reims, c'est sur les monuments qu'ils tirent avec le plus de joie, c'est toujours et toujours sur ce qui est beauté, art ou souvenirs. Donc, en dehors de sa place historique, la ville d'Ypres n'a pas énormément souffert… Ah! si pourtant! J'oubliais l'hôpital, là-bas, qui également a servi de cible; d'ailleurs on connaît aussi les préférences allemandes pour bombarder les asiles de blessés ou de malades, ambulances, postes de secours et voitures à croix rouge…
Avoir commis ces destructions, avoir transformé en un champ de décombres cette tranquille Belgique, qui était surtout un incomparable musée, c'est un crime ignoble et bas, chacun en tombe d'accord; mais c'est en outre un chef-d'œuvre de la plus balourde sottise,—de cette sottise que Schopenhauer lui-même ne peut se tenir de célébrer, pendant l'accès de franchise de ses derniers moments. Car enfin cela revient à signer et parapher sa propre ignominie, pour l'édification des neutres et des générations à venir. Les torturés, les pendus, les femmes et les enfants fusillés ou mutilés achèveront bientôt de pourrir dans leurs pauvres fosses anonymes, et alors le monde ne s'en souviendra plus. Mais ces ruines par terre, ces innombrables ruines de musées ou d'églises, quelles pièces à conviction accablantes, et qui vont durer!
Après avoir fait tout cela, le nier est peut-être plus bête encore, le nier contre l'évidence même, avec un aplomb qui nous stupéfie, nous autres Français, ou bien essayer d'inventer des prétextes, dont la niaiserie enfantine nous fait hausser les épaules!—«Peuple né pour le mensonge»,—avait dit l'écrivain latin; oui, et peuple qui ne dépouillera jamais ses tares originelles; peuple qui a bien osé aussi, contre les plus irréfutables pièces écrites, nier la préméditation de ses crimes et la traîtrise de son attaque. Que d'absurde naïveté dans l'imposture, et quels sont les pauvres d'esprit qu'il s'imaginait tromper!…
Sur les ruines désolées d'Ypres, la lumière baisse toujours, mais avec une telle lenteur aujourd'hui! C'est qu'on y voyait à peine plus clair à midi, par cette terne journée de mars; il y a seulement à cette heure un peu plus d'imprécision et de tristesse sur les lointains, et c'est ce qui donne à entendre que la nuit va venir.
Ils regardent instinctivement ces ruines, les milliers de soldats qui font alentour leur mélancolique promenade du soir; mais en général ils s'en tiennent à distance, les laissant à leur isolement superbe. Cependant voici trois d'entre eux, des Français (des nouveaux venus probablement) qui s'approchent avec hésitation, puis s'avancent jusque sous les arceaux de la cathédrale pantelante, l'air recueilli comme pour une visite à des tombes. Après qu'ils ont d'abord contemplé sans paroles, l'un d'eux soudain profère—on devine à l'adresse de qui!—cette injure qui est sans doute ce qu'il connaît de plus insultant dans la langue de France, mot imprévu pour moi, qui commence par me faire sourire et qui, la minute suivante, m'apparaît au contraire comme une trouvaille: «Oh! les voyous!»—Il y manque ici l'intonation, que je suis impuissant à rendre, mais en vérité ce compliment, ainsi prononcé, me semble quelque chose de nouveau, pour ajouter à tant d'autres épithètes pour Allemands, toujours au-dessous de la note et d'ailleurs trop ressassées. Et il répète encore, le petit soldat indigné, en frappant du pied avec colère: «Oh! les voyous!… Les voyous de voyous!»
La nuit est enfin près de tomber, la vraie nuit qui fera cesser ici toute apparence de vie. La foule des soldats peu à peu se retire, par des rues déjà sombres que bien entendu l'on n'éclairera pas; au loin, des sonneries de clairon les appellent à la soupe, dans des maisons ou dans des baraquements où ils se coucheront sans sécurité, certains d'être réveillés d'un moment à l'autre par les obus ou par les «marmites» au fracas d'orage. Pauvres braves enfants de France, roulés dans leurs manteaux bleuâtres, impossible de prévoir à quelle heure la mort leur sera lancée, de loin, à l'aveuglette, à travers l'obscurité brumeuse;—car la plus aimable fantaisie préside à ce bombardement: tantôt c'est une pluie de feu qui n'en finit plus, tantôt ce n'est qu'un obus isolé qui vient tuer comme par hasard. Et, en attendant la suite du grand drame, les ruines s'enveloppent de silence. Çà et là une petite lumière craintive s'allume, dans quelque maison encore habitée où les vitres ont du papier collé pour maintenir les éclats des prochaines brisures, où les soupiraux des caves de refuge sont protégés par des sacs en terre: le croirait-on, des gens têtus, ou bien des gens trop pauvres, ou trop vieux, sont restés à Ypres, et d'autres même commencent à y revenir, avec une sorte de fataliste résignation.
La cathédrale, le grand beffroi ne dessinent plus sur le ciel que leurs silhouettes, qui ont l'air d'avoir été figées dans des gestes à bras cassé. A mesure que la nuit vous enferme davantage sous l'épaisseur de ses nuages, on se rappelle mieux les ambiances funèbres au milieu desquelles Ypres est maintenant perdue, les profondes plaines dépeuplées et bientôt toutes noires, les chemins défoncés par où l'on ne saurait fuir, les champs noyés ou feutrés de neige, les réseaux de tranchées où nos soldats, hélas! ont froid et souffrent,—et si près, à une portée de canon à peine, ces autres trous, plus féroces et plus sordides, où veillent les indéracinables sauvages, toujours prêts à bondir en masses compactes, avec des cris de Peau-Rouge, ou à ramper sournoisement pour verser du liquide enflammé sur les nôtres…
Mais, comme ils s'allongent, les crépuscules, depuis quelques jours! Sans regarder l'heure, on devine qu'il est tard, et, d'y voir encore, cela apporte malgré tout un vague présage d'avril; on a le sentiment que le cauchemar de l'hiver touche à sa fin, que le soleil reparaîtra, le soleil de la délivrance, que des souffles plus doux vont, comme si de rien n'était, ramener des fleurs, des chants d'oiseaux, sur tant de désolations, sur tant de milliers de jeunes tombes. Et, autre indice de printemps, sur la place maintenant déserte, trois ou quatre petites filles se précipitent comme des folles, des toutes petites qui peuvent bien avoir six ans au plus; évadées en courant d'une cave à dormir, elles se prennent par la main pour essayer de danser une ronde, comme un soir de mai, sur une vieille chanson de Flandre. Mais une autre, une grandette d'une dizaine d'années, vient les faire taire d'autorité, les grondant comme d'une inconvenance, et les chasse vers les souterrains au fond desquels, après avoir dit une prière, d'humbles mamans vont les coucher.
Indicible tristesse de cette ronde enfantine, qui s'était ébauchée là, solitaire, à la tombée d'une froide nuit de mars, sur une place que domine le fantôme d'un beffroi, dans une ville martyre, au milieu de lugubres campagnes inondées, remplies de noir, d'embûches et de deuil…
Depuis que ceci a été écrit, le bombardement n'ayant pas cessé, Ypres n'est plus qu'un informe amas de pierres calcinées.