La Hyène Enragée
XVI
L'AUBERGE
DU «BON SAMARITAIN»
8 août 1915.
Malgré l'aimable accueil que l'on y trouve et la saine gaieté qui ne cesse d'y régner, c'est une auberge que je ne puis vraiment recommander que sous toutes réserves.
D'abord, l'accès en est plutôt difficile, à tel point que les dames n'y sont jamais admises; pour y monter—car elle est très haut perchée—il faut cheminer pendant des heures à travers des forêts séculaires où la cognée n'a été mise que depuis très peu de mois, et ce sont des routes étranges, en lacets très raides, parmi des arbres géants, sapins ou mélèzes, abattus d'hier, qui gisent encore en tous sens; des routes qui se dissimulent, sous la verdure serrée, avec un soin si jaloux que, dans les rares petites clairières, on a fiché en plein sol des arbres, arrachés ailleurs et qui ne sont là que pour vous cacher, derrière leurs branches mourantes; c'est à croire que, sur les montagnes voisines, veillent des yeux perçants et mal intentionnés, contre lesquels tant de précautions s'imposent.
Mais il y a beaucoup de monde sur le chemin, dans ces forêts qui, à première vue, semblaient des forêts vierges! D'un peu loin, quand on apercevait toutes ces montagnes, couvertes d'une même verdure si puissante, si touffue, partout si pareille, comment imaginer qu'elles abritaient des peuplades! Et de si singulières peuplades, qui sont évidemment des restes d'humanités tout à fait préhistoriques, et qui présentent cette anomalie de n'avoir point de femmes! Rien que des hommes, qui, par une bizarre fantaisie d'uniformité, sont tous vêtus de vieilles houppelandes en laine défraîchie d'un bleu de ciel pâle; pas très soignés de cheveux ni de barbe, et plutôt faits comme des brigands, ils ont toutefois de si bonnes figures et de si bons sourires quand on passe, qu'ils n'inspirent aucune frayeur; au contraire, on serait plutôt tenté de s'arrêter pour leur serrer la main. Mais quelles drôles de petites demeures ils ont construites, les unes isolées, les autres groupées en village! Il y en a de toutes légères, faites de planches et couvertes de branchettes de sapin, avec des matelas en feuillage, à l'intérieur, pour dormir; il y en a de souterraines, farouches comme des antres de troglodytes, et d'énormes quartiers de rocher en gardent les abords, pour les défendre sans doute contre des redoutables bêtes féroces d'alentour. Et c'est toujours auprès de l'un des innombrables ruisseaux clairs, qui dégringolent bruyamment d'en haut, parmi les fleurs roses et des mousses,—car il y en a profusion, de ces minuscules cascades, et toutes ces montagnes sont remplies de gentilles musiques d'eaux vives… Il est vrai, on y entend aussi, de temps à autre, de mauvais bruits caverneux, des détonations, de droite ou de gauche, que les échos prolongent… Est-ce que par hasard il y aurait de l'artillerie, dissimulée un peu partout dans la forêt?… Quel manque de goût, troubler ainsi la symphonie des sources!
Elles viennent d'arriver probablement, ces sauvages peuplades vêtues de gris bleu, elles sont d'immigration récente, car tout est neuf, improvisé dans leur installation, ainsi du reste que dans l'interminable route en lacets qu'elles ont tracée et par laquelle aujourd'hui nos autos, avec un peu de bon vouloir, réussissent à monter si vite…
L'une des particularités de ces villages clandestins, qui se sont tapis sous les hautes futaies ombreuses, c'est que chacun a son cimetière, entretenu avec des sollicitudes tendres, là tout près, à toucher les demeures, comme si les vivants tenaient à ne pas s'éloigner de leurs morts. Mais comment se fait-il que l'on meure tant que cela, au milieu de ces sources limpides, dans une région où l'air est si vivifiant et si pur?… Les tombes, inquiétantes d'être trop nombreuses, alignent leurs humbles croix de bois toutes pareilles; elles ont des bordures en fougères soigneusement arrosées, ou bien en petits cailloux très choisis; certaines fleurs d'ombre, répandues dans cette région, font jaillir alentour leurs jolies quenouilles roses, et, sur le tout, descend la transparente nuit verte qui enveloppe la montagne entière, la nuit de ces arbres toujours les mêmes, sapins et mélèzes, multipliés à l'infini, serrés les uns aux autres comme des épis dans un champ, élancés et droits comme de gigantesques mâts de navire.
Nous hâtant vers cette Auberge du Bon Samaritain, qui est le but de notre course, nous montons toujours à vive allure, bien qu'il y ait des tournants brusques, où il faut s'y reprendre à deux fois pour passer, et des endroits encore difficiles, où, sur le sol humide, nos autos glissent, «patinent» et n'avancent plus.
Les peuplades, d'aspect si primitif, au milieu desquelles nous voyageons depuis le matin, semblent surtout préoccupées de faire ces routes dont vraiment on ne s'explique pas qu'elles aient tant besoin, pour leur genre de vie si simple. Sur notre parcours, nous rencontrons presque tous ces hommes acharnés à l'ouvrage, travaillant, travaillant avec des haches, des pelles, des pieux et des pioches, se dépêchant comme s'il y avait urgence. Ils se redressent une minute pour nous faire le salut militaire, qu'ils accompagnent parfois d'un demi-sourire de touchante familiarité respectueuse, et puis ils se courbent à nouveau sur leur dur ouvrage, pour niveler, élargir, étayer, ou pour trancher les racines qui gênent encore, les roches qui débordent. Et, quand on nous dit que, depuis dix mois à peine, ils ont commencé cette œuvre épuisante, en pleine forêt jusque-là inviolée, c'est à croire que tous les Génies de la montagne se sont réveillés pour leur prêter de magiques concours…
Oh! quelle admiration émue nous leur devons à ceux-là aussi, les faiseurs de routes—nos braves territoriaux—qui ont l'air de jouer aux hommes sauvages! Ils ont renouvelé pour nous les miracles des Légions romaines, qui à travers les forêts de la Gaule ouvraient si vite des voies pour les armées. Grâce à leur prodigieux travail, sans arrêt et sans murmure, les conditions de la lutte, dans cette région hier encore inaccessible, vont être radicalement changées pour nos chers soldats; tout va leur parvenir dix fois plus vite sur les sommets, des armes, de la mitraille vengeresse, des vivres; et en quelques heures leurs grands blessés seront doucement redescendus en voiture dans les bonnes ambulances de la plaine.
Brusquement, vers quatorze ou quinze cents mètres d'altitude, la voûte séculaire de la forêt se déchire, un profond ciel bleu apparaît sur nos têtes, et des horizons infinis déploient autour de nous leurs fantasmagories à grand spectacle. L'atmosphère s'est mise aujourd'hui en frais de pureté pour nous recevoir, et, tant elle est merveilleusement diaphane, nous ne perdons pas un détail des lointains les plus extrêmes.
Nous avons atteint, nous dit-on, le plateau où gît l'aimable auberge, du reste invisible encore. Mais, ce plateau lui-même, où donc est-il situé, en quel pays du monde? Autour et au-dessous de nous, les premiers plans ne nous montrent que des cimes uniformément boisées d'arbres de même essence; cela nous ramène l'esprit à ces grandes monotonies vertes qui devaient couvrir la terre au début de notre période géologique, mais cela ne dénote ni un pays particulier, ni une époque de l'histoire. Il est vrai, des choses plus indicatrices se dessinent au loin: ainsi là-bas, aux confins de l'horizon, ces montagnes qui se succèdent, tapissées toutes d'une même verdure si sombre, ressemblent beaucoup à la Forêt Noire; ailleurs, cette chaîne de glaciers qui découpe si nettement sur le ciel ses arêtes de cristal rose, on dirait bien les Alpes,—et même certain pic rappelle trop la Jungfrau pour laisser place au doute… Mais je n'ai pas le droit de préciser davantage; je dirai seulement que ces plaines bleuâtres, à l'Est, déroulées sous nos pieds comme la vaste mer, étaient naguère françaises et sont en passe de le redevenir…
Comme il est spacieux, ce plateau, et comme il est dénudé, parmi tant d'autres sommets tout feutrés d'arbres! Pas même de broussailles, les vents des hivers y soufflent probablement trop fort; rien qu'une herbe courte et drue, avec des petites plantes rases aux humbles fleurs. On respire ici avec ivresse, on se grise délicieusement d'air pur, en même temps que d'espace et de lumière; mais le lieu cependant a je ne sais quoi de tragique, à cause peut-être de ces grands trous ronds, fraîchement creusés n'importe où, à cause de ces déchirures cruelles, dont le sol, par places, est labouré. Qu'est-ce donc qui peut tomber ici du ciel, pour laisser dans cette plaine tant de cicatrices?… Nous sommes avertis d'ailleurs que de monstrueux oiseaux, d'une espèce très dangereuse, aux muscles de fer, viennent souvent rôder dans ce beau bleu d'en haut. De temps à autre aussi, un coup de canon, parti de quelque batterie que l'on ne voit pas, et répercuté dans les vallées d'en dessous, vient troubler l'imposant silence, et ensuite le bruissement d'un obus se prolonge, comme si un vol de perdrix passait…
Nous apercevons quelques soldats de France, Alpins ou cavaliers sur leurs chevaux, disséminés par groupes dans cette sorte de plaine, si haut suspendue. En ce moment, tous regardent au même point, la tête levée: c'est qu'un des grands oiseaux dangereux vient d'être signalé; il vole orgueilleusement, éperdu en plein ciel, en plein vide bleu. Mais aussitôt des nuages blancs lui courent après, des nuages tout à fait en miniature qui ont l'air de se créer là soudain et de s'évanouir—des petits éclatements de ouate blanche, dirait-on,—et jamais on n'imaginerait qu'ils portent la mort. Cependant, il a compris, le vilain oiseau, il sent qu'il est visé par de bons chasseurs, et il rebrousse chemin à tire-d'aile, tandis que nos soldats se mettent gaiement à rire.
Et l'auberge? Elle est devant nous, à quelques centaines de pas; elle est cette cabane grisâtre dont le beau drapeau tricolore flotte au vent léger des altitudes, mais près de laquelle une très haute croix en sapin, un calvaire de quatre ou cinq mètres, se dresse et tend les bras, comme pour un avertissement solennel…
C'est que, je suis forcé d'en convenir, on y meurt beaucoup, à l'Auberge du Bon Samaritain, ou dans ses entours, et voilà pourquoi j'ai fait au début mes réserves avant de la recommander. Cela étonne, n'est-ce pas? quand il y souffle un air si salubre, mais c'est incontestable, et on s'est vu obligé d'y adjoindre en hâte un cimetière, que cette grande croix de sapin tout neuf dénonce de loin aux voyageurs.
Oui, on y meurt beaucoup, mais on y meurt si bien, et de la plus adorable façon de mourir! Chacun suivant son caractère, bien entendu, suivant son tempérament d'âme, ceux-ci dans la calme sérénité du devoir accompli, ceux-là dans l'exaltation magnifique,—mais tous, dans la gloire!…
La fameuse auberge—autrement dit la demeure des officiers qui commandent ce poste avancé, et où leurs rares amis de passage, officiers de liaison, courriers, etc., sont sûrs de trouver une hospitalité si cordiale et si joyeuse—est-ce possible que ce soit ce modeste baraquement de planches? Mais oui, et, pour que nul n'en ignore, il y a une belle enseigne, à la mode d'autrefois, en forme d'écusson, qui se balance à une tige de fer: «Auberge du Bon Samaritain». C'est peint en lettres décoratives, et la drôlerie en est irrésistible, en un tel dénuement de Robinson. Quelque officier, un jour de plus belle humeur, aura imaginé cette plaisanterie pour accueillir les camarades en mission, et naturellement il aura trouvé aussitôt, parmi ses soldats, un qui dans la vie civile était menuisier, un autre peintre décorateur, tous deux très amusés d'avoir à réaliser séance tenante cette idée imprévue.
L'ameublement de l'auberge est très sommaire, doit-on le dire, et la muraille en planches vous abrite tout juste de la neige ou de la pluie, à peine du vent, jamais des obus. Mais, par les petites fenêtres, on respire à pleins poumons, et, dès le pas de la porte, on est émerveillé par une vue à vol d'oiseau sur les grandes forêts, sur la chaîne infinie des glaciers en cristal, sur des lointains sans bornes et même sur des nuages…
Eh! bien, le long du front de bataille, il y en a partout, de ces «Auberges du Bon Samaritain»; elles sont moins haut perchées que celle-ci évidemment, elles n'ont pas d'enseigne, elles ne s'appellent pas comme cela et souvent ne s'appellent pas du tout; mais il y règne le même esprit d'hospitalité aimable, de solide confiance, d'endurance souriante et de joyeux sacrifice. Comme ici, on est capable, entre deux averses d'obus, de s'y amuser à des enfantillages, tant on a le cœur d'aplomb, et, si les abords n'en étaient militairement interdits, j'engagerais tous les moroses de l'arrière-plan, qui doutent de la France et de ses lendemains, à venir y tenter une cure.
Et maintenant, après l'auberge, visitons pieusement l'ANNEXE,—l'annexe obligatoire, hélas! Autour du calvaire de bois qui le domine, c'est un terrain enclos d'une barrière à jours, en branches de mélèze artistement entre-croisées. Là dedans les tombes, déjà trop nombreuses, gardent quelque chose de militaire, par leur façon de s'aligner si correctement et d'avoir toutes si pareilles leurs petites croix ornées d'une couronne de feuillage.—La croix!… Malgré les incrédulités, les dénégations, les dédains, elle est toujours le signe auquel de doux atavismes nous ramènent, dès qu'apparaît la mort.—Pas un arbre, pas un arbuste, puisqu'ils ne croissent pas ici; sur le sol, rien que l'herbe courte de ce plateau balayé par le vent; on a bien tenté de faire des bordures, avec certaines plantes rabougries d'alentour, mais ce sont les rangées de cailloux qui tiennent le mieux. Et, dans quelque cinq semaines, d'épais suaires de neige vont commencer à tout ensevelir,—jusqu'à ce que leur succède un autre printemps, où l'herbe reverdira, au milieu de plus d'oubli.
Cependant ne les plaignons pas, car ils ont eu la belle part, ces jeunes morts qui sont là couchés, sur ce sommet glorieux destiné à redevenir, après la guerre, une solitude ineffablement calme, au-dessus des forêts, des vallées et des plaines…