La Hyène Enragée
IX
UN PETIT HUSSARD
Décembre 1914.
Il s'appelait Max Barthou; il était un de ces fils uniques, tant chéris, dont la mort brise deux ou trois existences, pour le moins,—et on a déjà trop oublié chez nous tout ce que son père avait dépensé d'habile courage pour nous rendre cette loi de trois ans, sans laquelle la France entière serait aujourd'hui sous la botte du Monstre…
Certes il n'avait pas fait davantage, le petit Max, que ces milliers d'autres qui ont donné leur vie si magnifiquement; ce n'est donc pas pour cela que je parle de lui d'une manière spéciale. Non, c'est beaucoup sans doute parce que ses parents sont pour moi des amis très chers. Mais c'est aussi à cause de lui que j'aimais bien, et j'éprouve une mélancolique joie à dire le petit être charmant qu'il était. D'abord il avait su rester enfant, comme autrefois ceux de ma génération, et c'est si rare chez les jeunes Parisiens d'aujourd'hui qui, pour la plupart, bien qu'on ait commencé d'y mettre ordre, sont à dix-huit ans des petits docteurs insupportables! Rester enfant, tout ce que cela dénote, non seulement de fraîcheur, mais de modestie, de discernement, de sens juste et clair! Bien que très érudit, presque trop pour son âge, il avait su se garder simple, naturel, au foyer familial qu'il quittait à peine quelques heures dans la journée pour aller suivre ses cours. Lors de mes brefs passages à Paris, quand il m'arrivait de m'asseoir à la table de ses parents, à des jours choisis où j'étais le seul invité, je causais avec lui, malgré la timidité si gentille qu'il y apportait, et chaque fois j'appréciais mieux sa douce et profonde petite âme. Je le vois encore, après dîner, dans le salon intime où il s'attardait un moment avec nous avant d'aller finir ses devoirs; à cette heure-là il lui arrivait souvent, malgré l'incorrection de la chose, de s'accroupir contre les genoux de sa mère pour être plus près d'elle, même de se coucher à ses pieds sur le tapis et de faire encore un peu l'enfant câlin, tout en taquinant—oh! très doucement, bien entendu—un vieux chat de Siam qui avait été compagnon de ses plus jeunes années et qui, maintenant, grognait à tout le monde, excepté à lui… Mon Dieu, c'était hier tout cela! Au printemps dernier cela se passait encore ainsi, le petit héros que vient de tuer la mitraille allemande se roulait volontiers par terre, pour jouer avec son ami le vieux chat grognon.
Mais, en ces trois derniers mois, quelle métamorphose! Dans un couloir du quartier général, j'avais rencontré, il y a huit jours à peine, un élégant et décidé hussard bleu qui, après m'avoir fait correctement le salut militaire, restait là planté à me regarder, n'osant rien me dire, mais étonné de ce que je ne lui disais rien… Ah! le petit Max, que, dans la première seconde, je n'avais pas reconnu sous ce costume nouveau! Un petit Max de dix-huit ans, très changé au coup de baguette magique de la guerre, et devenu soudain un homme dont les yeux rayonnaient d'une joie maintenant grave. Il venait d'obtenir enfin ce qu'il avait tant désiré: partir le lendemain pour l'Alsace, aller au feu!—«Alors vous avez ce que vous vouliez, mon petit ami, lui dis-je; vous êtes content?—Oh! oui, je suis content!» Cela se voyait du reste dans son regard… Et je lui dis adieu, après lui avoir souhaité en riant la belle médaille, la plus belle de toutes, celle qui s'attache avec un ruban jaune bordé de vert. En moi-même, aucun pressentiment que je venais de lui serrer la main pour la dernière fois.
S'en aller vers la bataille, combien il avait déployé pour cela d'insinuante persévérance, car son père, qui bien entendu n'aurait rien fait pour le retenir, s'épouvantait de forcer un peu sa destinée et ne cédait que pas à pas, joyeux, mais angoissé en même temps, de voir s'éveiller si vite sa belle volonté ardente.
D'abord il avait fallu le laisser s'engager; ensuite, comme il s'énervait d'impatience dans ces dépôts où l'on prépare nos enfants pour le feu, il avait fallu le faire partir avant son tour. Le généralissime, qui l'avait vu arriver avec plaisir, eût souhaité le garder à ses côtés. Mais lui, doucement et fermement, protesta, lors d'une visite de son père au Grand Quartier Général: «Ici, je me sens trop abrité; avec le nom que je porte, ce n'est pas possible; ne devrais-je pas au contraire donner l'exemple?» Et, retrouvant tout à coup cet enfantillage, qu'il avait la grâce exquise de conserver, caché sous son uniforme de soldat, il ajoutait avec son sourire d'autrefois: «D'ailleurs, papa, être le fils du service de trois ans, cela me met dans l'obligation, tu comprends bien, d'en faire au moins trois fois plus que les autres!» Son père, il va sans dire, avait compris et compris avec tout son cœur, tellement compris que, partagé entre la fierté et la détresse, il demandait aussitôt qu'on l'envoyât en Alsace.
Et, à peine était-il arrivé là-bas—à Thann où c'était jour de bombardement—un imbécile paquet de mitraille allemande, lancé on ne sait d'où, sans aucune utilité militaire et pour le seul plaisir du mal, le brisait comme une chose quelconque. Il n'avait pas eu le temps «d'en faire trois fois plus que les autres», non. En moins d'une minute, sa jeune existence, précieuse et choyée, était éteinte à jamais!…
Quatre autres, de ses compagnons de glorieux rêve, étaient du même coup tombés à ses côtés. Et on les confia tous, le lendemain, à cette terre d'Alsace redevenue française.
Pour lui, le pauvre petit hussard bleu, les gens de Thann, qui, depuis hier, n'étaient plus Allemands, voulurent, d'eux-mêmes, faire quelque chose d'un peu spécial, parce qu'il était «le fils du service de trois ans»; sur son cercueil ils avaient mis de belles dorures naïves, ces Alsaciens délivrés, comme pour un petit prince de conte de fées, et ils le portèrent à bras, lui seul, tandis que ses compagnons s'acheminaient derrière lui, ensemble sur un char. Après le service dans la vieille église, on avertit toute cette foule, au moins trois mille personnes, qu'il était extrêmement dangereux d'aller plus loin; le cimetière étant dans un lieu découvert, épié par les lunettes allemandes, ce long cortège risquait fort d'attirer la mitraille des barbares, qui ne perdraient pas une si belle occasion de tuer. Mais personne n'eut peur, personne ne s'arrêta, et, jusqu'au bout, le petit hussard fut reconduit par tout le monde.
Et ils sont des milliers et des milliers de nos enfants, qui auront été fauchés ainsi! Enfants des villages ou des châteaux, qui représentaient tout l'espoir, toute la raison de vivre pour des mères, pour des pères, pour des grands-pères ou des aïeules; pendant dix-huit ans, vingt ans, des sollicitudes les avaient entourés nuit et jour, des tendresses les avaient couvés; on avait suivi, avec des regards anxieux et continuels, leur croissance physique et morale; pour quelques-uns même, c'étaient de lourds sacrifices, des privations que l'on avait dû s'imposer dans les familles plus humbles, afin que leur santé pût s'affermir, que leur esprit pût s'ouvrir et bien s'orienter, et s'orner de belles images,—et puis, tout à coup, les voilà, les chers petits si laborieusement et amoureusement préparés pour la vie, les voilà, les chers petits héros, la poitrine crevée, ou la cervelle jaillie au dehors,—par ordre de certain pître infernal qui règne à Berlin!…
Oh! exécration! Malédiction au monstre de férocité et de fourberie, qui a déchaîné tout cela! Puisse se prolonger beaucoup sa vie, pour qu'au moins il ait le temps de beaucoup souffrir! Et après, puisse-t-il vivre encore et rester bien conscient et lucide, à l'heure de franchir ce seuil éternel, où, sur la porte qui ne se rouvrira jamais plus, se lit et flamboie dans le noir la sentence de suprême horreur: Ceux qui entrent ici doivent abandonner l'espérance…