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La trépidation

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IV
Les Propos ultra-violets.

Nombre de sujets furent abordés, effleurés, traités, creusés, délaissés, sinon avec toutes les lumières qu'il eût fallu, pas, du moins, sans étincelles.

Les fastes de notre réunion ne prêtent aucun propos saillant aux personnes mentionnées par Madame Estradère. N'ont-elles rien dit? C'est possible. Les figurants de marque se contentent de promener leur présence et de donner leur nom, plutôt que leur avis.

Mais il y avait encore là[11], outre les invités précités, Anastase Gallo, Pétrus Loth, Marcel Le Lorrain, le sculpteur Barde, le peintre Libra, le professeur Ghezo, le professeur Albin, Marcel Lévèque, le docteur Josquin, le portraitiste Bologne, Madame Elphaige, Madame Stryge, Lady Helen, Lady Lilith, Madame Edouard Delphin, la Duchesse Gracieuse, Madame Gyspa, la Comtesse Ziska, la Comtesse Mathilde, la Princesse Rosesco, Madame Delavoie-Méduse, Ernest Cyrille, Paul Centule, Harry Pugnax, Albert Charmant, Myrtil Trust, Abel Bellard, Edmond Russell, Benoît de Castelnaudary, Martin de Rheingold, Duplex de Cyrnos, Raymond d'Hyères, Georges Le Voiturier, Armel de Syringe, Alfred Ardent, Cœcilia Frater, Blanche Baden, et cætera.

[11] Il me serait facile d'établir la liste des noms, assez transparents, sous lesquels j'ai groupé mes personnages. Mais je n'ai pas cru devoir le faire, parce que leur mission est de composer une conversation d'ensemble plutôt que de faire ressortir telle ou telle figure. Ce que j'ai voulu surtout assembler, animer, faire fonctionner et vivre, c'est le groupe indépendant des «quarante têtes incorruptibles», dont parle Rivarol, qui ne sont nullement les quarante académiciens, mais les quarante esprits qui ne s'inclinent pas devant le faux mérite et l'empêchent de dormir.

Lady Helen s'éleva d'abord contre les magazines, qu'elle accusa de tous les maux. C'est inévitable. Chaque jour voit naître plusieurs de ces recueils, et la concurrence les induit d'abord à se partager les sujets, puis à se les disputer, enfin à ne plus laisser subsister rien de simple et de gentil qui s'abandonne à être tel.

Les concours de chapeaux d'enfants marquèrent le départ de ces inconvenances: une fillette photographiée pour, et par un illustré, avec deux bouquets de cerises sur les oreilles, est en grand danger de passer pécore. Mais cela n'était rien, ou plutôt, voyez où cela nous mène, à ce concours de baisers enfantins, qui menace de détruire, jusque chez les marmots, les tendres caresses spontanées, les élans du cœur. Quand la petite Monna dira bonjour à la petite Vanna (car les bébés s'appellent comme ça maintenant) elle se règlera sur le souvenir du portrait qui a valu, à sa cousine, un abonnement ou une poupée, et pas une mère ne pourra plus compter sur un de ces bons bécots bruyants qu'on appelait baisers de nourrice.

Ces concurrences d'imprimerie poussent aux pires extrémités. Le premier qui inventa le livre d'adresses fut un grand criminel. Non seulement il ne permit plus aux gens de vivre heureux en vivant cachés, mais il les exposa au déboire de voir imprimer leurs alliances, qui ne sont pas toujours décoratives, sans compter le reste, et ce qui menace. L'Anglaise fit observer que, si les prédicateurs avisés interdisent les marques d'approbation dans le temple, c'est qu'elles forceraient d'admettre les signes de blâme: l'un ne va pas sans l'autre. De même les distinctions et les privilèges, signalés dans les Bottins de Salon, finiront par avoir pour contre-partie, d'y faire, quelque jour, figurer plus ou moins discrètement le discrédit ou la tare. Il est peu probable que les titres d'amants et de maîtresses, avec des signes correspondants, s'y voient désignés aussi clairement qu'ils le sont par les places à table; mais une nomenclature plus maligne saura bien inventer quelque euphémisme pour renseigner l'étranger sur le fin du fin de ces mystères. Le Musée de Saint-Quentin fait inscrire, au revers du portrait de Mademoiselle Fel: «préférée de La Tour». Espérons que ce vocable prévaudra.

Cette conversation amena sur le sujet d'une Revue que venait de fonder Monsieur Lapauze, et qui avait pris pour devise: défendre tout ce qui unit. Quelqu'un affirma que ce périodique ne manquerait pas de publier des vers de la Duchesse. Timon répondit avec beaucoup de grâce qu'ils correspondraient au signalement, puisqu'ils unissaient des syllabes qui n'étaient pas faites pour se rencontrer (sic).

C'était reprendre, par le mauvais bout, la sempiternelle question des amateurs. Le même affirma: «elle présente deux aspects, tous deux réglés. Le premier, c'est qu'il n'existe rien, dans l'échelle humaine, animale, végétale, et même zoologique, rien qui soit au-dessous du bousilleur d'art, qu'il se donne pour littérateur, sculpteur ou peintre. Ça c'est entendu. Mais l'autre point de vue n'est pas moins enregistré, à savoir qu'il n'y a de grands artistes que les grands amateurs, ceux qui travaillent à leur heure, à leur gré, à leur guise, selon leur inspiration et leur bon plaisir. La preuve, entre autres, c'est que des écrivains qui avaient produit de bonnes choses, de cette façon, depuis le moment où des périodiques les ont enrôlés, pour livrer le travail à des dates fixes, n'ont donné que des œuvres secondaires, même insignifiantes, parce que l'opération du Saint-Esprit, en matière de création esthétique, refuse de répondre à cette forme d'interrogation plus que délétère, annihilante: «sur quoi vais-je faire mon article, cette semaine?» Quel que soit le sujet choisi, dans ces circonstances, il ne saurait représenter que la deuxième, dixième, centième mouture d'une veine et d'une pensée.»

Les caricaturistes sont les hôtes des magazines; on en reparla; non de ceux qui dramatisent l'actualité ou la ridiculisent, mais des autres, qui réforment la ressemblance humaine et déforment la ressemblance divine. Leur art prête à l'interprétation; par suite, à l'incertitude. Y a-t-il lieu de considérer, ou non, comme une faveur, pour certaines personnalités, leur retour fréquent, dans les albums de charges? Que Becquières souffre de n'y pas être représenté, n'en fournit pas une preuve suffisante; mais que Forain y reparaisse continuellement, en apporte un témoignage presque probant. Mais alors, s'il y a vraiment de la prédilection dans ce choix, et de la consécration dans cette insistance, pourquoi ne pas faire tangoter certains gros bonnets de presse, avec leurs principales abonnées, et même avec leurs plus puissantes actionnaires? C'est ici que l'énigme commence. En voici une explication modestement proposée. Peut-être ladite faveur—si faveur il y a—hésite à se manifester à l'égard de ceux et de celles dont un froncement de sourcils diminuerait le beurre dans les épinards.

*
*  *

Les discours s'élevèrent.

—«C'est une erreur de croire—dit Anastase Gallo—que ceux qui vivotent dans la gloriole se contentent de ce diminutif de la gloire, parce que celle-ci leur est inaccessible. Qu'une circonstance fortuite la mette à leur portée, par raccroc, les y installe, presque malgré eux, ils s'y sentiront mal à l'aise et feront la grimace, comme un homme à qui l'on offrirait un aliment fort et qui ne voudrait qu'une croquignole.

«J'en ai vu un exemple étonnant. La gloire est d'un goût âpre, d'un port douloureux, dont ne s'accommodent aucunement ceux qui se gargarisent de riens. Il ne leur faut qu'une irrigation de louanges ordinaires, assez pareilles à ces lavements portatifs, employés par les caillettes du Dix-Huitième Siècle, sortes de poires souples, et toutes placées, avec lesquelles ces folles entraient dans le bal. Le moment venu, en feignant de pouffer, elles tombaient brusquement sur un siège de rencontre, qui se trouvait ainsi, à point nommé, leur administrer la chose. A ceux qui ne veulent que des éloges ordinaires, tout est bon, sauf la grandeur. Un chrème sur un front n'a rien de commun avec ceux qui ne demandent qu'un chatouillement sotto il culo, comme dit Léonard.»

—«Le tort des jeunes hommes qui donnent dans l'écriture—dit Marcel Le Lorrain—c'est de se croire permis d'aborder, tout de go, le plus inaccessible des sujets, la rencontre des sexes, et de faire proférer des paroles éternelles, par un couple mis en présence, dans la solennité poignante de la Nature, et la tristesse de l'Humanité, touchée par l'amour; en un mot, de vouloir donner un pendant à Daphnis et Chloé, à Paul et Virginie, à René, Adolphe et Dominique, en même temps qu'un rival à Longus, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, Benjamin Constant et Fromentin. Que ces jeunes hommes renoncent à cette visée téméraire, qui ne saurait représenter que prétention, en dehors de l'expérience et du génie. Qu'ils écrivent des livres où il y aura beaucoup de choses, et au-dessus desquels pourra peut-être, un jour, si Dieu leur prête vie, et Saint Orphée, son assistance, s'élever un duo passionné, dont les accents bénéficieront du talent gagné, et des acquisitions du cœur.»

—«L'amitié n'est pas plus aisée à mettre en scène—dit Le Voiturier—bien au contraire, je ne vois que d'Annunzio qui s'y soit essayé, appliqué, avec étendue et force, non sans, d'ailleurs, y exceller.»

—«L'amitié—dit Timon—tout dépend de ce que vous entendez par ce mot énorme. Voulez-vous parler de ce merle blanc des sentiments, duquel Montaigne affirma qu'il ne se rencontre qu'une fois en trois siècles? Qui peut se vanter d'être digne d'une telle exception dans l'ordre des choses cordiales? Vous voulez donc seulement dire ce degré supérieur des relations, qui va jusqu'à donner l'aspect de l'attachement aux manifestations de la bonne grâce. A deux reprises, j'ai connu cela. Les deux fois, je l'ai perdu. Est-ce par ma faute? Je n'en sais rien.

«Le premier de ces deux amis était un homme de science, très distingué, au caractère droit, presque rigide, qui semblait, de prime abord, un peu aride et rude, mais dont, à le fréquenter, on s'apercevait vite que sa sévérité n'avait d'égale que sa douceur. C'était un stoïcien et un Spartiate; mais aussi un Lotophage, à savoir un de ces personnages homériques, habitants du pays des lotus, et qui tendaient aux voyageurs fatigués, la plante de l'oubli. Certes, je trouvais de cela, dans son accueil fier, son hospitalité simple, d'où l'on rapportait toujours ce contentement de soi, par l'autre, qui rend désirables les rencontres. Il y avait, en ce savant, du sage et du juste, deux mérites qui, pour être égaux, ne sont pas, cependant, toujours compatibles.

«Sa délicatesse à obliger était exquise et extrême, il y mettait des raffinements, que je n'ai vus qu'à lui. J'en conserve vingt témoignages, les uns matériels, d'autres spirituels; ces derniers, les plus précieux, se prolongent dans ma mémoire, qui les emportera.

«J'ai reçu beaucoup de lettres, dans ma vie, de nobles et de belles, des plus hauts esprits, des plus grands cœurs; aucune, jamais, je crois, n'atteignit au degré d'émotion qui me vint d'une courte page de cet homme amer. Elle m'arrivait d'un pays lointain, et m'apportait, au nom de nos deuils respectifs, des paroles profondes. Mes larmes m'empêchaient de lire, et je me demandais comment quelques mots, assemblés si simplement, pouvaient produire un tel effet sur une âme. Cette minute, jamais je ne l'oublierai.

«Un jour, je me trouvai, malgré moi, infliger à ce personnage, que je révérais, une légère blessure d'amour-propre, que son émotivité transforma probablement en peine morale; mais les circonstances mettaient, par ailleurs, en pleine lumière, ce que mon caractère peut offrir de meilleur. Hélas! une telle exaltation de notre moi, par-dessus ses manifestations directes, c'est trop demander, même aux plus parfaits. Tout n'en était pas moins brisé, entre mon destin, et celui de cet homme admirable. Quand je le croise, il détourne la tête, et je sens que nos deux regards, pas plus que nos deux mains, ne se rencontreront plus, désormais, en ce monde.

«L'autre n'apparaissait pas de si forte trempe; c'était un mondain surélevé, par l'élégance des dehors, le charme des façons, la culture quotidienne de l'individu, avec des habitudes d'art et des goûts de beauté. Ces manières polies et policées faisaient trouver, à celui-ci, qui m'appréciait, sur plusieurs points, une sorte de malaise dans l'exercice de mes facultés réfractaires. J'aurais pu, même dû, selon lui, en les réfrénant, attirer au lieu d'aliéner, captiver au lieu de combattre. En un mot, ce sympathique n'avait pas compris ma conformité avec le propos Baudelairien: «plaisir aristocratique de déplaire.» Un beau matin, il copia ce distique, dans l'œuvre d'un poète qui m'était cher, et me l'envoya.

«Et pourtant j'eusse aimé que l'on m'aimât, peut-être
L'avais-je mérité…»

«J'en fus touché, je lui répondis que rien ne me manquait, puisque j'avais son amitié.

«Je ne l'ai jamais revu.»

—«Moi aussi, j'ai eu mes étonnements d'amitié—dit Bellard.—Lié avec un homme dont j'appréciais le commerce, je fus peiné d'un manquement qui me portait tort et, venant de lui, me trouvait susceptible, je me refroidis. Mon ami ne me fit pas de représentations directes, mais se plaignit à des tiers, sans amertume, avec éloquence, pathétiquement. Je reçus, de personnes que je connaissais à peine, des convocations urgentes. Peu habituées à l'expression de sentiments si nobles, elles croyaient devoir attirer mon attention sur ceux-là, dont elles jugeaient presque impie de dédaigner la sincérité, de délaisser la ferveur. Ces manifestations me frappèrent. Je me dis que ces missionnaires avait peut-être raison; et les préjudices, desquels j'avais eu à me plaindre, ayant en partie cessé, je montrai à mon ami, sinon le visage d'autrefois, du moins une expression, je veux croire touchante, de confiance reparue et reconnaissable. Je trouvai un homme sans émotion, sans élan, sans grâce, dirai-je, sans politesse? Jugez-en: à l'occasion d'un deuil de famille, je lui ai écrit deux lettres, toutes deux demeurées sans réponse. C'est sans doute, que nous n'attachons de prix, qu'aux choses qui semblent nous abandonner. Quoi qu'il en soit, voici la leçon que j'en ai extraite: méfions-nous des personnes qui, ayant perdu notre amitié, font tout pour la reconquérir. Ce que cette manœuvre cache, c'est le désir de nous rattraper pour, ensuite, nous rendre la pareille et, à leur tour, nous planter là.»

—«J'ai—dit Timon—le regret de ne pas pouvoir vous donner tort. Une personne considérable avec qui je n'étais plus en relations depuis des années, est revenue à moi de la façon la plus émouvante. Il en résulta que j'en fus ému et revins moi-même. Hélas! le tour était joué. Quelques semaines après, je me suis aperçu que ce touchant retour obéissait surtout au mobile de me casser la tête (ou si vous préférez, la gueule, comme on dit aujourd'hui), et de me percer le cœur. L'une et l'autre se portent bien.»

—«Selon le plus ou moins de désir que vous pouvez avoir d'être renseigné sur la valeur des personnes que vous favorisez de votre connaissance—dit Lévèque—laissez s'approcher de vos relations, ceux qui souhaitent de les fréquenter pour les éloigner de vous. Certains se font une spécialité de ces manigances. Ils représentent une branche plus vivante, du groupe de ceux qui tâchent de se faire inviter à dîner, pour emporter les couverts. Vous me direz que les couverts qui se laissent emporter prouvent, par cela même, qu'ils étaient en ruolz. Il y a des relations en ruolz.»

—«Vous avez raison—dit Libra—les personnes de qui les sentiments pour nous peuvent varier sous des influences étrangères, ne doivent pas être tenues pour des personnes, mais pour des choses, et des choses de peu de valeur.»

—«Les hommes à qui ces accidents adviennent—reprit Lévèque—ne restent ni sans consolation, ni sans vengeance. Quand nous voyons ceux que nous préfèrent des personnes que nous avions favorisées, nous comprenons qu'elles n'étaient pas difficiles, qu'il leur fallait peu de chose, et que, pour cela, nous ne les avons pas satisfaites

—«C'est affaire à elles—dit Le Lorrain—autant dire affaire de goûts. Elles n'en restent pas moins celles qui, ayant mangé en haut, avec le maître, se contentent d'être descendues, et de partager des reliefs, à l'étage inférieur, avec ceux que l'antiquité appelait mendaci, mimæ, balatrones

—«Mais—interrompit Lady Lilith—il y a des gens qui aiment ça.»

—«Tout de même—continua Lévèque—les personnes qui agissent ainsi, prouvent, de cette façon, qu'elles se satisfont de nos restes. C'est flatteur pour elles, et pas malhonnête pour nous. Il existe une rubrique commerciale fort connue, qui dit: «habillez-vous avec les laissés-pour-compte des grands tailleurs.» Elle peut se transposer de la sorte: «faites-vous des amis, avec les laissés-pour-compte des grands cœurs.»

—Madame Gyspa compléta: «Ce sont des types qui ont le goût de jouer à Ote-toi de là que je m'y mette

—Lévèque reprit: «ces personnes sont comme des mites désireuses de ronger une fourrure ou de s'approprier les palmes d'un châle de cachemire. Mais il faut pour cela que le préservateur cède la place. Aussi tous les moyens sont-ils bons pour le déloger. On peut pareillement comparer ceux qui en usent de la sorte à ces joueurs du jeu de jonchets, qui doivent écarter d'un faisceau de bâtonnets d'ivoire, jetés pêle-mêle sur une table, tel ou tel d'entre eux, sans faire remuer le reste. La plus considérable de ces pièces est, bien entendu, celle qu'on nomme le Roi

—«Quand plusieurs personnes s'unissent pour faire fonction de Judas—dit Madame Stryge—c'est curieux qu'il ne s'en trouve pas au moins une pour rappeler les autres à l'ordre et à la décence, faire appel aux consciences, dénoncer la bassesse d'un procédé, l'iniquité d'un acte. Il ne s'en trouve pas. Tout le monde se met tout de suite d'accord dans la trahison, et se sent à l'aise dans la perfidie. Cela va de soi, coule de source, ne rencontre ni opposition ni résistance.»

—«Lesquels sont le plus à blâmer, par suite, plus à plaindre—dit Raoul d'Hyères—ceux qui détournent de nous nos amis, ou ceux qui se laissent détourner? Ces derniers, sans nul doute. Mais le raid ne va pas loin; les nouveaux alliés ne tardent pas à se prendre en grippe, et les uns à droite, les autres à gauche, nous glissent dans l'oreille, qu'ils n'ont jamais aimé que nous.»

—«Il en résulte—conclut la Comtesse Mathilde—que ce serait une erreur de donner le grand nom de brouille à des expirations de délai, dans le genre relations. Il faut tout de même bien s'essayer, avant de se connaître. Ce qu'on appelle fiançailles, sur le terrain matrimonial, existe aussi sur le terrain amical. Les promis assez sages pour ne pas insister, après avoir constaté l'incompatibilité d'humeur, sont d'un excellent exemple pour les amis qui renoncent à poursuivre, pour la même raison. Les observateurs qui appellent cela des brouilles, sont superficiels. La brouille est plus grave, elle désunit des cœurs associés, elle est imposante, vraiment plus forte que la Mort, puisque l'on voit mourir sans regrets, ceux dont la séparation n'avait cessé d'affliger.

«Pourquoi, dans ces conditions, si peu de ces séparés reviennent-ils? Ce serait si touchant, presque toujours si bien accueilli! C'est que l'amour-propre les arrête. Il a tort, ils ont tort de ne pas comprendre que la répudiation n'était souvent qu'une épreuve, destinée à mesurer l'étendue de leurs sentiments, qui n'ont pas su vaincre. Vraiment la dignité de tels retours me semble seule capable de déterminer, ou non, le regret auquel ont droit ceux que nous avons cessé de connaître. «Ceux qui ne reviennent pas, ne méritent pas…»—affirme quelqu'un de mon entourage.—Il a raison, non moins que le vers de Musset, qui écrit avec justesse, avec délicatesse:

On s'approche, on sourit, la main touche la main…

«Comme nous devons aussi nous méfier de nos caprices, il est bon de nous garantir contre nous-même, et ne cesser d'avoir présente à l'esprit, la bague d'Essex. Je me souviens d'avoir donné, un jour, à quelqu'un que je me préparais à aimer, je ne sais plus quelle babiole, en lui disant: «renvoyez-la moi, le jour que je commencerai d'être injuste.» Je le suis devenue, l'ami ne m'a pas renvoyé l'objet. C'est sans doute qu'il ne m'aimait pas. Il ne saura jamais ce qu'il a perdu!»

—«Votre de amicitiâ me paraît tirer à sa fin—dit Timon—voulez-vous me permettre de vous fournir le cul-de-lampe? Le voici! Je vais vous dire les deux choses les plus curieuses qu'il m'ait été donné d'observer dans des regards affectueux.

«Une personne amie me demanda, un jour, ce que je voulais qu'elle me laissât par testament; et pour lui être agréable, je choisis un objet d'art qui me plaisait. A quelque temps de là, j'appris à cette personne, dans le désir de lui témoigner ma reconnaissance anticipée, qu'une œuvre du même artiste venait d'atteindre un grand prix, au cours d'une vente publique. A l'instant même, je lus dans ses yeux, comme j'aurais fait dans un livre, qu'elle rentrait chez elle immédiatement, pour me reprendre le don posthume, par une seule rature. Elle voulait bien me léguer quelque chose; mais pas tant que ça.

«Une autre fois, je crus devoir mettre en garde un soi-disant ami contre un homme dont les procédés envers moi n'avaient pas été corrects. Mon soi-disant ami parut acquiescer. J'ajoutai que le même personnage était quelqu'un de cauteleux et d'habile, exerçant une influence réelle sur des personnes elles-mêmes influentes. Séance tenante, je vis poindre dans l'œil de mon interlocuteur, une considération naissante pour l'individu. Huit jours après, ils étaient liés et collaborateurs.»

—Lévèque répondit avec son air épiscopal et sa voix posée: «vos exécrations sont moins judicieuses qu'elles ne paraissent, parce qu'elles accusent des sujets de ne pas se comporter comme vous leur en faites le crédit, dans des circonstances sentimentales auxquelles la nature ne les destine pas, au lieu de vous accuser vous-même de les avoir exposées à ce manque d'adaptation qui vous choque et les déshonore. Autrement dit, mon cher ami, vous avez voulu apprivoiser des crocodiles, et vous vous plaignez d'avoir un bras de moins. Pourquoi ne pas vous être tout d'abord rendu compte du nombre de leurs dents et de la forme de leur mâchoire? Ces sauriens sont innocents. C'était peut-être un baiser que pensaient vous donner de tels animaux, quand ils vous ont privé d'un membre. Du reste, si vous continuez de leur en vouloir, surveillez-les d'un peu plus près pour votre dédommagement et votre vengeance. Ils se traitent entre eux comme ils ont fait de vous, et vous ne tarderez pas à voir une de leurs propres pattes joncher le terrain ou flotter sur l'onde.

«Croyez-moi, mon cher Timon, ce n'est pas avec ces personnages voyants que se fabriquent les amis de tout repos. Les amis, ça se fait avec des bonnes gens un peu ennuyeux, à vertus bourgeoises, des bonnes gens qui ne s'attendrissent pas sur nos malheurs, comme des caïmans, mais qui ne menacent pas nos anatomies. Parfaitement, des bonnes gens comme nous.»

*
*  *

On changea de ton.

Comme il se trouve des gens qui veulent en savoir plus long que les autres, un monsieur demanda si l'usage nouveau, de la part des auteurs, d'envoyer des volumes sans dédicace, représentait une amabilité, ou le contraire. L'opinion fut unanime: mieux valait ne rien envoyer que de le faire dans ces conditions. Le monsieur voulut encore savoir si un auteur qui avait offert un livre, dont on l'avait remercié par une lettre étendue, devait une réponse à cette lettre. Quelqu'un, qui semblait qualifié, répondit: «il m'est, une fois, venu un volume broché, d'aspect vraiment pitoyable; c'était un de ceux que les éditeurs peu scrupuleux refont avec de mauvaises feuilles tachées, entamées. Comme l'ouvrage, lui, n'était pas mauvais, j'ai écrit une lettre qui, d'abord étant manuscrite, sans macules et sans déchirures, valait mieux que le livre, mais en retour de laquelle je n'ai rien reçu. Je me tiens pour volé.»

—«Ah! vous croyez en avoir fini avec les bons procédés littéraires—dit Alfred Ardent—eh bien! que dites-vous des catalogues de librairie, qui vous apprennent que vos meilleurs amis se font un petit (bien petit!) revenu, en vendant ceux de vos livres que vous leur avez envoyés avec des dédicaces tendres?»

—«Ceux-là sont les plus gentils—dit Robert de Montesquiou—ils vous apprennent ainsi indirectement, et sans y mettre de malice, qu'ils ont eu l'esprit de substituer à l'ennuyeuse lecture de nos œuvres, le plaisir qu'ils nous doivent, d'avoir humecté leur mouchoir d'un parfum nouveau, ou d'avoir fumé, grâce à nous, un bon paquet de cigarettes.»

—«Vous oubliez—dit Myrtil Trust—le groupe (heureusement restreint!) de ceux qui vous écrivent pour vous demander vos livres, mais qui ne vous donnent pas signe de vie, après les avoir reçus. Cela veut-il dire que le livre est mauvais, ou que le lecteur est mufle?»

—Delphin répondit: «peut-être les deux».

—«Il y a cependant des exceptions à la règle—dit Timon.—Je veux dire que l'on peut quelquefois paraître dans son tort, sans l'être tout à fait. En voici un exemple.

«Il m'est arrivé une histoire assez délicate avec une aimable dame, peut-être victime des raisons sociales, ou peut-être sincèrement abusée, je n'ai pas encore bien démêlé lequel. Ce qui est certain, c'est que, lors de son arrivée à Paris, (c'était une étrangère de marque) elle avait paru digne d'appeler dans sa demeure, et d'y réunir, ce qui en valait la peine; au lieu de cela, le compte rendu de ses réceptions ne tarda pas à révéler qu'elle ne recevait que des sots et des snobs. Quelqu'un qui avait, avec elle, son franc-parler, lui dit, un jour, avec une drôlerie réelle, mêlée de feinte niaiserie: «pourquoi donc, Madame, ne recevez-vous que des bonnes?»

«Moi qui ne me jugeais pas autorité à lui adresser une critique si directe, je me trouvai un peu embarrassé, le jour, que je reçus de la dame un petit volume, qu'elle avait cru devoir publier pour faire comme tout le monde. Selon ma coutume de franchise, je répondis ce qui me vint à l'esprit, dont je m'aperçus, avant de le mettre à la poste, qu'il valait peut-être mieux ne rien écrire du tout, parti auquel je me rangeai, et que des gens de goût, je veux le croire, approuveront, quand il sauront que mon premier jet m'avait inspiré ce qui suit:

Madame,

«En lisant, dans les feuilles, le nom des personnes qui se vantent de vous voir les accueillir, j'ai compris que ce qui vous en donnait le courage, c'était la pensée des heures que vous employez si bien, lorsque vous les passez loin d'elles.»

Un de nos solistes continua:

—«J'ai encore reçu, d'un Monsieur Bonté, un livre sur la beauté. L'association me semblait heureuse. Il y manquait cependant quelque chose, la dédicace à laquelle j'avais droit. Mais ce n'est pas tout, l'auteur s'était encore privé d'une autre forme de beauté, même de bonté, en faisant honneur à Monsieur Bourget, de l'épigraphe qu'il avait choisie pour son volume. Attribuer à l'auteur de Cruelle Énigme ce qui est de l'auteur de Salammbô, ce n'est pas du tout rendre à César, ce qui appartient à César, c'est plutôt donner à la flûte ce qui vient du tambour.

«Pour être, heureusement, assez rare, une telle erreur n'est pas sans précédent. J'en connais une autre, celui-là, de Monsieur Duret, qui signe Whistler, sur la couverture du joli volume, consacré, par lui, à ce Maître, un texte célèbre, lequel est de Keats, «a thing of beauty is a joy for ever». Il est vrai que ce mot, le grand artiste de Chelsea le répétait souvent, mais il ne s'en attribuait aucunement la paternité. Ses mots lui suffisaient. Ils lui suffisent toujours.

«C'est encore Whistler qui disait de certains jeunes peintres: «ils rentrent chez eux pour faire un Whistler avant leur dîner». Les jeunes gens d'aujourd'hui rentrent chez eux pour faire, avant leur dîner, un Blake, un Beardsley ou un Bakst. Je n'en vois pas qui s'en tirent. Entre les décors de Saint Sébastien et ceux de Pénélope, je vois, au contraire, toute la distance qui se creuse entre un dessin de Maître et une image d'Épinal. La mise en scène de Nocturnes de Monsieur Debussy n'est qu'un maladroit enfantillage, qui a fait grand tort au théâtre Astruc; et quand ce que j'appellerais volontiers l'«École du Chiffon» secoue là-dedans tout le rayon de la mousseline de soie, je songe que l'on peut admirer cela, les jours d'exposition, dans les Grands Magasins, sans payer de place.

«Costumes et accessoires n'ont pas plus de chance dans leur naïveté prétentieuse. Les premiers sont aussi poncifs, aussi pompiers que le furent les toilettes des dames des Huguenots, dans la salle de la Rue Le Peletier. Les demoiselles en vert billard, qui se trémoussent, on ne sait pourquoi, sur le côté droit de la scène, pendant que la Reine tisse le linceul, sont aussi laides que ridicules, et pas le moins du monde Homériques. Tout cela est frappé de stérilité, de comique et de mort, comme tout ce qui, pour avoir vu, sans la comprendre, une construction grande et belle, s'imagine la reproduire, en mieux, avec des cartes et des allumettes. A peine Mademoiselle Duncan a-t-elle dansé le pas de la Joueuse d'Osselets, ou Madame Pavlova, «le Cygne», de Saint-Saëns, que d'innombrables jeunes personnes vous proposent, de bonne foi, de venir, pour un cachet raisonnable, gâter un après-dîner, en jonglant avec des cerises en celluloïd, ou en simulant des poses de volatiles, qui n'ont plus rien de l'oiseau de Léda, mais tout de l'oie du Frère Philippe.

«Quant à l'arc d'Ulysse, il me fait penser à ce pistolet d'enfant, dont le projectile, sous forme d'un liège attaché d'une ficelle, partait avec un bruit de goulot qu'on débouche. Souvenez-vous de l'arc de Saint Sébastien. Il était beaucoup plus grand que Madame Rubinstein, elle-même combien de fois plus grande que l'arc d'Ulysse!

*
*  *

Ces propos amenèrent à parler du «Genre Martine». Madame Boose parut croire qu'il s'agissait d'un genre créé par la Comtesse René de Béarn et tout de suite voulut l'adopter. On la détrompa. C'est d'un magasin décoratif outrancier qu'il était question; quelque chose en barbare, de ce que Liberty représentait, à Londres, en suave, il y a une trentaine d'années.

—«Assez d'art décoratif comme ça!—cria Burin—ce qu'il faudrait inventer, c'est un art dépuratif, qui commencerait par nous purger de cette esthétique pour nègres.»

—«Votre comparaison, qui peut sembler désobligeante—dit Timon—est seulement exacte; il ne s'agit que de la prendre en bonne part. Je suis allé une fois dans cette boutique, avec Aromesti, qui m'y amena; j'y ai aperçu la Princesse de Léon, qui est belle, mais d'une beauté sans relation avec ce décor, et que je me serais bien plutôt représentée dans la galerie de Georges Sortais, entre des Largillières authentiques. Si, au contraire, j'avais rencontré, parmi ces comptoirs de coquillages, de verroteries, de fleurs aveuglantes et d'étoffes criardes, des personnages de Gauguin mangeant des fruits de Cézanne, il y aurait eu accord entre les figures et les fonds. La prédilection de certains amateurs pour des toiles brutales, des couleurs choquantes, des formes simplifiées, devait conduire à transposer cet art dans l'ornementation domestique.

«J'ai encore visité deux de ces shops, l'ensemble m'a paru plutôt précaire, et je l'avoue, surtout Suisse. Je me croyais dans un hôtel de Zurich, ou de Pontresina: mêmes stuquages nus, mêmes parois terre-cuite, aux festons tête-de-nègre; mêmes ornements de cuivre, encastrés dans les boiseries, sans omettre le retour du noir, parmi la palette fraîche, du noir banni par Boucher, ramené par Whistler, porté sur la scène par Benois, et sur les murailles, par Romaine. En somme, supprimez Guillaume Tell et Madame Brooks, l'art surdécoratif contemporain n'en mènera pas large, et même «s'écroulera misérablement», comme fit la divinité d'Henri Heine, quand expira la mensualité, que lui servait le Roi Louis-Philippe.

«Maintenant, je ne sais pourquoi le pays de Freudeberg et de Mind, de Bœcklin et de Segantini, fait encore sourire, lorsqu'on parle d'art, et continue de représenter, aux yeux de la plupart, une pépinière de sculpteurs d'ours, de chalets et d'edelweiss; le fait est que mon guide me prit à part, sur la fin de notre visite aux galeries précitées: «une autre fois—me dit-il gentiment—ne parlez plus de la Suisse.»

—«Vous m'étonnez avec vos doléances sur l'art décoratif—dit Raoul d'Hyères—je croyais pourtant que le messie du genre était venu; ne serait-ce donc par hasard que son Antechrist? Voilà pourtant ce que j'ai lu, ces jours derniers, dans une feuille infaillible, à propos d'une pièce en vogue: «de l'art, si humainement utile, et si noblement beau, des costumes, que pourrais-je bien vous écrire? Ils sont l'œuvre de l'artiste inimitable qui a pris à la gorge le mauvais goût, et l'a étranglé, grâce aux dieux! Ce créateur inlassable de merveilles savantes, j'en parlerai certes, un jour, bientôt, et longuement, et avec joie. J'aurais trop de choses à dire ici, et vous verrez!»

Qui ça peut-il bien être?
Je voudrais le connaître
Pour le voir et savoir
Si l'on peut conserver encore un peu d'espoir.»

—«Vous parliez tout à l'heure de Madame Brooks,—dit Madame Edouard Delphin—vous savez que son portrait de d'Annunzio vient d'être acquis par le Musée du Luxembourg; comment le trouvez-vous?»

—«C'est toujours la même façon de soulever les voiles que l'expression jette sur les troubles intérieurs. Jamais à une telle façon de comprendre la peinture, les circonstances n'avaient offert un pareil champ d'expériences. L'homme qui a le plus exalté l'allégresse vitale et dominatrice, devait contenir le plus de douleur secrète. Son image, non pas artificielle, comme la plupart des images, mais véridique, devait révéler cela. Elle le révèle. Sa bouche est la propre bouche du de Profondis clamavi ad te, Domine! mais ce Dominus-là, c'est le Seigneur Amour. Et cette ambiance, contenant autant de gris que celle de la Joconde renferme d'azur, démontre que l'atmosphère même est démasquée. Puis, dans le fond, cette vague qui se brise contre une estacade, que veut-elle signifier? Les glaciers de la Florentine allégorisaient sa froideur; les embruns du Florentin traduisent la fatigue de l'assaut, la rupture de l'élan, la tristesse de l'effort; autant dire: la misère humaine.

«Et ce n'est pas sans dessein que j'ai rapproché ces deux œuvres, si dissemblables, en apparence; Joconde, vous le savez, est un nom des deux sexes, comme celui de l'Automne. Or, voyez cette petite main, n'est-ce pas une main de femme? Il faut une main de femme, pour caresser, et pour briser, aussi bien les cordes des lyres, que les cordes des cœurs.»

*
*  *

Cette parenthèse lyrique, une fois close sur ce point d'orgue impressionnant, nos bergers en revinrent à leurs moutons qui, on le voit, étaient des moutons enragés.

—«Je ne sais qui montrait un jour, à Whistler—reprit Lady Lilith—une tapisserie destinée à un siège. Elle représentait un vase de fleurs. Un logicien argumenta: «pour que ces fleurs coupées restent fraîches, il doit y avoir de l'eau dans ce vase, donc ceux qui useront de ce fauteuil, éprouveront la sensation de s'asseoir dans l'eau.» Le malin Jimmie répondit: «laissez-les s'asseoir dans l'eau.»

«Ce mot s'applique à beaucoup de manifestations actuelles. J'ai vu, chez Mademoiselle Sorel, toujours si intelligemment éprise d'associer aux acquêts du passé, les acquisitions de l'avenir, j'ai vu un vase lumineux, dans lequel il y avait dis-je, trois lis. Cela me fit souffrir; il me parut que ces lis en faisaient autant. Des lis dans du feu, pourquoi? Ils me faisaient penser à Ananias, Mizaël et Azarias, les trois enfants dans la fournaise. Je ne goûte pas davantage ces fruits de verre multicoloré qui servent maintenant à tamiser la lumière: les fruits ne sont pas faits pour éclairer, ils sont faits pour être mangés.

«Philibert de Clermont-Tonnerre et Monsieur Corpechot sont des hommes d'esprit. Or, ils prétendent renouveler l'art des jardins, et commencent par infliger à de belles pelouses, la présence d'objets qui ne rendraient envieux, ni l'ombre de Tuby, ni celle de Regnaudin. M'est avis qu'ils auront affaire à Monsieur de Souza, qui viendra les rappeler à l'ordre, au nom de la «Société pour la protection des paysages.»

Madame Gyspa répondit:

—«Les contemporains jouent de l'existence comme ces téméraires pianistes qui changent les mouvements des morceaux, ils déplacent l'expression. Une dame que Dieu avait créée pour être une hôtesse, veut être une poétesse. Une mauvaise muse de plus, et une bonne amphitryonne de moins, car l'une compromet l'autre. Et cela dans toutes les branches.

«L'esprit qu'on veut avoir gâte celui qu'on a» est un vers connu et une vérité vraie. Et pourtant, quelqu'un me le faisait observer, nul ne veut plus être loué pour les qualités qu'il possède; cela lui semblerait aussi désobligeant et aussi niais que de s'entendre féliciter parce qu'il a pris son tub. Ce que l'on brûle de voir exalter, c'est son vilain chapeau, sa robe horrible, ou son affreux complet, sans doute à cause de l'espace qui se creuse entre l'idée de louange, et ces objets innommables, et que de combler un espace est toujours flatteur.

«J'ai connu un monsieur qui venait de construire sa maison. (Il aurait écrit son home.) Ayant fait fortune dans l'hôtellerie et la nouveauté, une double logique semblait lui conseiller de donner, à son logis, le nom de «Château Pot-au-Feu» ou «Villa Madapolam». Il la dénomma Sea-cottage. Où l'anglais va-t-il se nicher? Après tout, pour être comiques, ces anomalies sont explicables. Quand on quitte ses habits de travail, ce n'est pas pour en mettre qui leur ressemblent. Un autre homme de ma connaissance, grand financier, celui-là, s'entendait reprocher de ne réunir, dans ses galas, que des invités d'un groupe différent du sien. Il en donna cette raison, peut-être judicieuse: «nos parents n'ont pas assemblé de telles richesses, dans le but de nous voir, pour toute récompense, régaler les fils de leurs employés.»

«Je connais deux Israélites, qui devraient s'appeler Moïse et Aaron; ils s'appellent Pierre et Paul, deux noms de saints. Pourquoi? car ce sont précisément deux de ces noms que nous appelons noms de baptême. Toujours pour les mêmes motifs: goût de la contradiction, plaisir de l'anomalie. Une fiancée m'écrit qu'elle épouse un Monsieur Abraham, qui—ajoute-t-elle—«n'est pas Juif». Il est dans son tort. Je sais, de même, une demoiselle Jacobs (n'oubliez pas l's!) qui joue, dans le catholicisme militant, un rôle appréciable.»

—«Pourquoi voulez-vous empêcher les gens de se payer votre tête, ou de vous en donner à garder, si ça les amuse?—dit Castelnaudary.—J'ai l'honneur d'être quelquefois reçu par une demoiselle, qui reçoit elle-même tous les jours, dans les environs de cinq heures, un homme différent. Ce qui ne l'empêche pas de vous répondre, chaque fois que vous lui demandez une chose qui l'ennuie: «j'aimerais mieux me faire cocotte.» Je l'approuve de dire cela, si elle se met dans l'esprit de passer pour vertueuse. Quand ces mots ne persuaderaient qu'une personne, ce serait autant de gagné. Celle-là veut bien donner dans le paradoxe; mais elle exige aussi de donner dans le mille.»

—«Ne dites pas de mal des cocottes—clama Pugnax—elles restent sentimentales et, par suite, capables de se laisser suborner in extremis. J'en ai connu qui se sont fait arracher de jolis petits testaments (dirai-je des testamenticules?) dont les termes éloquents sont malheureusement voués à l'oubli, parce que, je ne dis pas les locataires, mais les légataires à la nuit ne les portent pas au jour, les timorés et les ingrats! J'en sais même un qui envoyait une vieille dans des maisons où il n'y avait pas d'ascenseur pour réclamer des objets qu'elle avait jadis donnés, et qu'il prenait à cet homme délicat la fantaisie de ravoir.»

—«Ces cocottes ont d'autant plus de mérite qu'elles sont souvent à plaindre—dit Timon.—Quelqu'un me parlait, l'autre jour, de l'une d'elles, qui reçoit deux mille francs mensuels d'un jeune homme destiné à jouir d'un demi-million de rentes. Mon secrétaire, à qui je contais la chose, conclut assez comiquement: «il ne se ruinera pas.»

«Ce secrétaire est un garçon bizarre de qui je noterais quelques singularités si, par hasard, il venait à mourir. Je l'ai entendu proférer des paroles surprenantes. Une fois que je pénétrais, avec lui, sous les voûtes d'une abside, je le vis plonger sa main dans le bénitier, mais sans accomplir le signe correspondant et pieux qui devait en résulter. Comme je lui faisais observer l'inutilité de son acte, ainsi réduit aux prémices, il s'en excusa dans ces termes: «c'est—dit-il—tout ce que je sais faire dans les églises.» Il ignorait que l'on pouvait encore y donner des rendez-vous d'amour et dormir au prône.»

—«L'état de choses qui vous afflige—dit l'abbé Lorgner—tient tout entier dans la parole des Saints Livres, sur le danger de mettre du vin nouveau dans les vieilles outres. Les peuples neufs créent, naturellement, des manières d'être, des usages, des façons de sentir, de penser, d'agir qui, venant d'eux, leur conviennent. L'échange en est-il favorable? Il en résulte que le monde perd son aspect de livre d'images variées, que le voyage aimait à feuilleter; et que le voyageur arrive à Tokio pour retrouver le chapeau-melon, qu'il porte lui-même.

«Cet inconvénient n'est pas le pire. Les pièges que notre cher Vieux-Paris, rajeuni dangereusement, tend à nos pas, depuis quinze années, font regretter les promenades sans circuits, sans cahots, sans fondrières. Encore si ces transformations entraînaient une prospérité! Je ne l'entends pas dire. Notre ville et ses progrès ressemblent à ces vieilles coquettes (passez-moi la comparaison) dont les corsets déplacent les organes, qui s'en trouvent mal; et toutes fières d'avoir abaissé leur taille, ou relevé leur croupe, elles partent pour une fête, où la Mort les attend, sous forme de péritonite ou d'embolie.»

Ces deux mots entraînèrent nos gens sur le terrain d'Hippocrate.

On parla de la greffe humaine, et des applications, que les «physiologistes réveillés»—selon l'expression même de Wells—se décidaient à donner au célèbre roman de ce maître. Un mioche américain, né borgne, venait de recevoir en cadeau, pour ses étrennes, un œil de porcelet, qui reprenait à merveille. Tout de même, la chose abondait en rêveries. Supposez que cet enfant ait été Saint Antoine; sa prédisposition à un campagnonnage qui répondait à ses vues, pouvait s'accommoder de l'opération; mais que ce fût l'autre, celui de Padoue, une telle métamorphose ne l'exposait-elle pas à ne plus faire retrouver que des objets malpropres? «Il aime ce qui sent mauvais…» aurait-on dit de lui, comme de Dingo, de célèbre mémoire. Cela n'empêche pas ce quadrupède peu dégoûté de nous avoir donné bien des leçons de morale. Celle qui couronne le livre, la leçon sur l'ingratitude, qui aurait dû avoir tant de retentissement si l'on avait soulevé les masques, est admirable de mesure dans la flagellation et de dignité dans la semonce. Personne ne broncha; le monitoire passa inaperçu, sauf de quelques yeux clairvoyants. Ils suffisent aux vrais redresseurs, qui n'opèrent réellement que pour ceux qu'ils visent. Le public, lui, aime les masques, et les rattache au besoin; il tient aux marques, lesquelles, seules, le guident; il n'aime pas qu'on les lui change, et n'admet pas qu'on lui prouve qu'une liqueur, une fois lancée, n'associe pas toutes les vertus du «double zéro» à toutes les forces de la «fine».

Quant au nez fabriqué avec un sternum—pour en revenir à la Greffe—je laisse à juger du flair de celui-ci.

—«A ces sautes de notre thérapeutique—dit Ghezo—j'attribue une part de l'hésitation du public, devant la dernière pièce de Bataille. Un scrupule de délicatesse très compréhensible, bien marqué chez l'auteur, par sa tendre visite au cimetière de Passy, indique son naturel désir de donner satisfaction à une mère plaintive, mais ne donne pas le change sur sa véritable visée, qui est de porter au théâtre un cas fameux, entre tous, dramatique, et si spécialement du ressort de sa notation incisive! Ce fut, de tout temps, le droit, disons le devoir des écrivains, que cet échange entre l'art et la vie. Seulement, tout de même, ce scrupule paraît, cette fois, gêner l'artiste, qui s'en tire en postdatant les scènes. Mais le procédé creuse des vides, en même temps qu'il fait surgir des obstacles.

«D'abord, afin de démarquer le sujet, en le rajeunissant, le voilà situé dans un décor aigu de la progéniture Beardsleyenne. C'est difficile, pour un personnage de Julian, de se reconnaître sur ces tentures-là. On peut le regretter, car le dramaturge lui-même, en dépit de son acuité, ignore à quel point les circonstances lui avaient préparé, dans son interprète, un presque-sosie de son modèle. Il résultait de tout cela, de l'anachronisme, d'où naissait un malaise.

«Le rapin arrivé, même consacré, qui fait des plaisanteries sur Jésus-Christ, datait de Gavarni, déjà, et florissait en 78. Il jure sur les fonds d'or qui servirent à l'Angelico, et parmi les coupes, dont le Nazaréen aurait changé les fruits de cristal en louables abricots crottés, ou en pommes de reinette.

«Mais ces desiderata ne sont rien, à côté de ceux qu'entraîne le «progrès de la science»; où les autres forent quelques trous, celui-là creuse des abîmes. La pauvre jeune peintresse, qui se livrait furieusement à la vie, par horreur de mourir, aujourd'hui ferait sourire le Docteur Moreau; elle en prendrait à son aise, comme une asthmatique de ma connaissance, qui se laisse ouvrir le thorax, quand sa respiration la gêne. Je connais telle autre patiente qui, pour une otite, enlève son oreille, la pose sur un guéridon, et désireuse de ne rien perdre d'une conversation, prête aux propos, non l'organe manquant, mais le tympan qui subsiste, et charme les assistants par ses répliques variées.

«Miss Phalène, afin de gagner du temps pour faire un mariage de raison, et mourir centenaire, donnerait l'ordre d'extraire ses poumons, de les aérer, de les épousseter, une heure, pas davantage; ayant du monde à dîner, elle ne saurait faire attendre le coiffeur, qui viendra pour lui mettre sa perruque bleue.»

—«Je connais le type—dit Albert Charmant—c'est la loufoque du lancement, celle qui porte sa montre à son orteil et se fait peindre un oiseau des Iles sur la joue gauche; mais il existe d'autres femmes, d'autres dames; il y a la marquise de Juigné, la marquise de Moustiers, qui fondent une ligue contre l'intempérance des atours. Seulement, ce sont des modèles de Cabanel, du temps où triomphait le décolletage en carré, lequel se porte maintenant… sur les chevilles.»

—«J'approuve les perruques de couleur—dit Ardent—parce qu'elles insistent sur le côté artificiel du postiche. Il peut y avoir de très jolies choses factices, à la condition de se donner pour telles. Voyez les fausses fleurs japonaises, ce sont des bibelots charmants, qui ne prétendent à rien d'autre; tandis que, dans cette branche, une servile imitation de la nature ne donne, chez nous, que des résultats trop ambitieux, jamais complètement atteints, qui déçoivent et déplaisent.»

—«Je vous attendais là, Messieurs—dit Madame Elphaige.—Exclure de vos charges et de vos plaidoyers, notre sacro-sainte toilette, serait, il me semble, nous manquer de respect. Vous ne le voudrez pas. Donnez donc libre cours à vos dithyrambes, ou à vos réprimandes. Par exemple, je vous avertis que celles-ci, pas plus que ceux-là, n'obtiendront d'effet. Les dimensions de nos aigrettes et de nos panaches ne sont pas plus soumises au désir des spectateurs de ne rien perdre des pièces qui meurent faute d'assistants, qu'elles ne sont subordonnées à notre désir de ne pas épousseter les plafonds. Seules, les omnipotentes volontés des tout-puissants fournisseurs qui veulent, en élaguant ou en élargissant, faire réformer la commande de la précédente année, ont voix au chapitre. Ajoutez donc, ou retranchez à ce fameux chapitre des chapeaux qui manque, dans Aristote, toutes les additions qu'il vous plaira, nous n'en avons cure; mais il nous divertira de vous entendre divaguer, sur le sujet, comme les vagues au pied des dunes.»

—«J'ai reçu dernièrement—dit Abel Bellard—un questionnaire sur le sujet. Or, cet interrogatoire ne demandait pas: «comment la Femme doit-elle se vêtir?» Il formulait, ou peu s'en faut: «de quelle mascarade doit-elle s'inspirer?» Là réside le mal, et c'est un grand malheur.

«Quand la mode devient folle, ainsi qu'elle a fait depuis des années (car, on a beau dire, elle ne l'a pas toujours été) les points sur lesquels elle se manifeste, deviennent pareillement fous; et comme ce sont tous les points, le monde, la ville, le salon, la rue, les endroits privés, le lieu public, et jusqu'à l'église, vous conviendrez que l'œil peut s'en plaindre, non moins que cet œil intérieur qui s'appelle le goût.

«Voir (l'occasion n'en manque pas) une pleureuse, en Roxane de crêpe anglais, suivre une dépouille chérie, me cause un étonnement aussi pénible que de lire, comme je le fais, chaque jour, indignement rapprochés dans la même rubrique d'un quotidien, sous le titre de la journée: «Obsèques, basilique Sainte-Clotilde, dix heures, inhumation au cimetière Montparnasse. Thé dansant, Washington Palace, orchestre Boldi.» Voilà vraiment une journée bien employée!

«Ce que j'appellerais volontiers l'indécence par juxtaposition de mots, qui ne peuvent se rencontrer sans se choquer, n'est, hélas! pas rare. Mais ce qui dépasse la surprise, même la colère, de toutes les proportions du sourire, c'est l'étonnante inconscience avec laquelle le reportage associe ces noms «Marie-Madeleine» avec les termes «Casino municipal de Nice.» Comment ne pas croire rêver, en lisant des choses dans le goût de ceci: «Marie-Madeleine, en dépit (pourquoi pas plutôt: au dépit?) des divins personnages qui s'y meuvent, et de l'atmosphère d'Évangile (!) qui l'enveloppe, est une œuvre dramatique.»—Qu'est-ce que cela peut bien signifier? quels personnages pourraient, à ce point, créer une atmosphère de drame?

«C'est en dramaturge que Mæterlinck s'est penché (pourquoi pas plutôt: a levé les yeux?) vers le drame du Golgotha… c'est en constructeur de théâtre (est-ce suffisant?) qu'il a appelé Lazare hors de son tombeau.»—Lazare a entendu certaine voix, qui lui permet, sans manquer de politesse, de ne plus répondre à l'appel des «constructeurs de théâtre».

«Je pensais à tout cela, l'autre jour, en écoutant l'admirable et charmant discours de Barrès, à propos du Maître des Jardins Français, page ordonnée comme un parterre, phrases savantes comme des boulingrins, périodes claires et ombreuses comme des xystes. Quand il en vint à ce passage réconfortant: «nous avons épuisé les égarements de la folie et les attraits du désordre», je songeais à bien des choses, notamment à la Mode. Je me disais qu'elle aussi, qui avait été un jardin, un noble et charmant jardin Français, était devenue, sous le fâcheux et inconscient ascendant des agitateurs irréfléchis, ou mal inspirés (parmi lesquels les pâles et pauvres imitateurs de Beardsley ne sont pas les moins déplorables) était devenue, dis-je, un jardin turc, chinois, cosmopolite et carnavalesque, un jardin de Courtille, où l'indécence le dispute à la laideur.»

—«C'est exact—continua Paul Centule—de jeunes demoiselles, dont la maman, la dernière, porte encore une jupe bouffante, en soie gris-fer, apparaissent dans une soirée, vêtues en Circassiennes, et dansent le pas de l'Ours, devant leur mère qui ne pense pas à mal, mais seulement à Berne.

«Ce malheur des toilettes date du jour où les dames ne sont plus allées chez le marchand d'étoffes, pour choisir le tissu et les garnitures, et examiner les patrons, décider la coupe. Au lieu de cela, les vendeurs d'atours sont devenus des maîtres de ballet, chez lesquels vous voyez des ouvrières en modes s'avancer du pas de Mademoiselle Duncan, pour faire valoir les gazes.

«Il devait en résulter ce qui est advenu des livres d'adresses, dont vous parliez tout à l'heure: les premiers se contentèrent d'indiquer les domiciles; mais les autres ont dû renchérir.

«De même il a fallu encore surpasser les habilleuses dansantes. Aujourd'hui on leur adjoint une musique dans le goût de la façon, dans le ton de l'étoffe, et Arthémise choisit son deuil aux accords de la Marche funèbre de Chopin, tandis que la phrase, ensemble voluptueuse et pure, composée pour l'oiseau de Léda, par le Maître de la Splendeur vide, apparaît d'un grand secours, pour Iphigénie, dans le choix de son voile nuptial et les blanches combinaisons de sa toilette de mariée.»

—«C'est une illusion—dit la Princesse Rosesco—d'imaginer que la Mode, non seulement doive, mais puisse même être créée par les peintres. Le contraire serait plus juste. Ils sont là pour la reproduire, non pour l'engendrer. Les vrais, les seuls créateurs de la Mode sont les modistes, auxquels il est parfaitement permis de se montrer des artistes, et de talent, et de génie, mais dans leur genre, et aussi incapables de produire un tableau, que les peintres, une toilette. Deux exemples encore.

«Monsieur de La Gandara, sollicité pour une combinaison de cet ordre, s'en tire en envoyant un croquis, dans lequel je défie bien de dénicher la moindre indication pour un ajustement. L'artiste prouve ainsi qu'il est de mon avis, ce qui ne m'étonne pas, et ne me fâche ni pour lui ni pour moi; il envoie ce qu'il sait faire, un joli dessin.

«Monsieur Bakst, dont l'art agit si fortement, du moins sur les coloris actuels de la Mode, envoie, lui, un modèle bien trop circonstancié, puisque cette fantaisie géométrique rencontrera certainement une adepte convaincue pour le réaliser, et que la mode n'en est rien moins que belle.»

—«Je ne sors plus guère—dit Anastase Gallo—cela m'expose, quand je fais une exception, à commettre d'étranges gaffes. Dernièrement, je suis allé chez la Comtesse d'Alcarazas, assister à l'une de ces émoustillantes réceptions, dont elle a le monopole. A peine avais-je pénétré dans la salle de bal, que mes regards furent attirés par la jambe de Madame Betsy-Clarmont, ce qui me fût agréable, mais, en même temps, me scandalisa un peu. Je me penchai vers une demoiselle de ma connaissance, bien connue pour sa piété exemplaire, et lui dis à mi-voix: «il me semblerait urgent d'avertir Madame Clarmont qu'elle montre sa jambe; admettez-vous de vous charger d'une commission, à ce point, délicate?—La jeune dévote me répondit très haut, en riant beaucoup: «c'est la seule de nous, qui n'en montre qu'une.»

«Cette réponse me fit ouvrir l'œil, un œil que j'employai tout de suite à m'apercevoir que ma voisine portait une robe, dont le corsage était ouvert, dans le dos, jusqu'à la ceinture; on aurait pu lui enlever un rein, sans qu'elle s'en aperçut. Tout le monde l'aurait vu; mais elle ne s'en serait pas doutée.

«Et comme cette demoiselle, si bien renseignée, mais si peu vêtue, n'était plus de la toute première jeunesse, j'en conclus que c'est dans ce costume-là que les pucelles assistent désormais au Catéchisme de persévérance. Je plains les abbés vertueux, qui ne me paraissent le céder en rien au fameux Robert d'Arbrisselles; mais je n'en pense pas moins que la chose pourrait bien ramener quelques égarés dans le giron de Notre Sainte Mère l'Église.»

—«J'assistais à la soirée dont vous parlez—dit le Prince de Belval—les Grands Ducs y foisonnaient, et l'on voyait de jeunes arrivistes (pas du tout, d'ailleurs, si jeunes que ça!) entrer dans la danse, en entraînant une Altesse, comme un toutou détale en s'adjugeant un lardon, ou un chat qui chipe un morceau de mou.»

—Cyrille intervint: «j'ai lu, dit-il, récemment, dans une lettre rendue publique, une ligne qui m'a paru pleine d'enseignement, non moins que de malice. Elle parlait du salon de Madame S… et le déclarait «l'un des plus corrects de Paris

«Qui était Madame S…, nul ne le savait; mais ce qu'il y a de plus étonnant, nul ne désirait le savoir. Pourquoi? Est-ce que la correction n'attire pas? Peut-être. Le certain, c'est que ce qui attire, c'est le maximum des genres. Or, il résultait, de la phrase de l'épistolier, qu'il pouvait, qu'il devait y avoir un, ou plusieurs salons plus corrects encore; et c'est, d'abord, de ceux-là qu'on aurait voulu analyser l'atmosphère de cant, de gêne et de gourme. Mais ce n'était pas tout. Ce qui résultait de la mention (et de bien plus important), c'est que tous les salons n'étaient pas corrects, et pour le coup, cela renversait toutes les idées des personnes qui, jusqu'alors, s'étaient imaginées que le substantif en question impliquait l'adjectif en cause, à savoir: que le vocable salon signifiait précisément endroit correct.

«Il y avait les offices et les cuisines, où des Frontins effrontés pouvaient aborder sans correction des Cataus éhontées, mais le salon, n'était-ce pas le lieu où Dorimène se voit présenter Monsieur Jourdain, gonflé de se sentir là, et bredouillant, après trois révérences, qui font se rompre quelques mailles de plus à chacun de ses bas: «belle Dame, vos beaux yeux me font mourir d'amour»?

«Eh bien! non, pas du tout, un salon pouvait très bien ne pas être cela; et le pire, c'est que, sur cette découverte, un désir de fréquenter à nouveau les salons, s'emparait de ceux qui les avaient désertés depuis longtemps, à la condition qu'on leur indiquât tout de suite celui d'entre eux que pas un autre ne pourrait surpasser en incorrection, et cela, sans conteste. Il y eut des ex æquo

—«Vous me faites souvenir d'un soir mémorable—dit Timon—le seul qui m'ait donné de rencontrer Toulouse-Lautrec. L'un d'entre nous eut la curiosité de connaître l'opinion de ce grand artiste, sur une de ces soirées mondaines qu'il fréquentait peu. Celle qui nous réunissait chez un ami commun, groupait de respectables ménages d'artistes, les maris causant et fumant, les femmes assises dans de beaux fauteuils. Le curieux qui avait pris l'avis du maître, revint plus que penaud, à peine certain de n'avoir pas, en époux outragé, à lui demander une réparation par les armes: «savez-vous—nous dit-il—ce que cet étonnant personnage a eu le toupet de me répondre, en témoignant de son contentement, et comme il aurait donné un approbatur: «c'est très bien, ici, on se croirait…»—Je ne veux pas dire où il se croyait. Il a voulu revenir le lendemain.»

«Ce n'est du tout aussi commode que vous paraissez le croire—continua Timon—de savoir si l'on a un salon correct ou incorrect. Cela peut dépendre des jours, ou du caprice, à moins que ce ne soit de l'inadvertance ou de l'émancipation d'un des conjoints.

«J'accepte, la semaine passée, l'invitation d'un charmant ménage… que je trouve se disputant, dès le début de la soirée. Madame en veut à Monsieur d'avoir—dit-elle—invité «trente chameaux, dont elle n'avait que faire.»

«Je compte les arrivants, nous sommes juste trente et un, déjà. Inutile de dire que je me tiens pour le trente et unième, doué de toutes les grâces et de toutes les vertus, que le monde se dispute, sans les épuiser. Je regarde les autres. Ils répondent au signalement donné par Madame, à qui je dois, en dépit de mon désir de la contredire par politesse, donner, hélas! raison.

«Elle m'écrit, le lendemain, pour me parler de sa déconvenue. Je la rassure. Trente c'était trop dire. Trois suffisaient. Et encore, l'un ne représentait que la moitié d'un invité, le second que la moitié d'une dame, le troisième que la moitié d'un dromadaire. Il n'y a que demi-mal.»

—«Pour amusante qu'elle soit—dit Albin—votre interprétation manque d'exactitude. En effet, la correction d'un lieu résulte beaucoup moins des figurants qui s'y faufilent, que des amphitryons, même trop indulgents, qui ferment les yeux sur ces arrivages. Donc le jeune ménage dont vous parlez, Timon (si c'est celui que je crois), peut se consoler: son salon est resté correct, en dépit des intrusions hétérogènes. Admettez que des revers de fortune, ou des velléités de socialisme, lui suggèrent le désir de recevoir, chez un bistro, divers apaches, comme les aimait le frère de Lord Hertford, le célèbre milord l'Arsouille, ce bistro deviendra immédiatement correct, parce que ce monsieur et cette dame seront là, qui sont pleins de grâce. Je n'en dirai pas autant du salon de Madame Boose; même les jours que toutes les couronnes ouvertes ou fermées, comme la porte de Catulle et celle de Musset, s'y donnent rendez-vous, ce salon n'en reste pas moins, ce jour-là, tout comme la veille, l'antichambre de la majesté et le vestibule de l'importance.

«Et puis, tout cela, c'est affaire de goûts, et quelquefois de rancune. Un beau matin, je suis entré chez notre ami Martin de Rheingold, qui jugeait avoir à se plaindre d'un compte rendu de soirée. Il criait à sa femme, avant de monter en auto: «et surtout, ma chère, n'oubliez pas de ne pas inviter Madame Estradère!…»—Elle l'avait fâché en mentionnant un de ses dîners de deux cents couverts, et desquels les plats sont minutés comme des morceaux de musique, dans les concerts bien organisés. Il était dans son droit. C'est ennuyeux, quand on excelle à de semblables réussites, de les voir relater dans le même article qui vante les repas, où le principal rôle a été joué par une volaille au foie gras venue de chez le traiteur.»

La Faculté, qui avait, un moment, tenu le corbillon, brûlait de le reprendre. Le docteur Josquin y jeta encore:

—«Admirez la résistance des mondains. Ce qu'on a justement nommé «la rage des bougies» (les bougies sont devenues électriques, aussi bien que les cataplasmes) ne représente rien moins qu'une garantie de longévité. Les vedettes invétérées du dîner en ville ne sont pas, seulement un groupe, mais bien une troupe toujours sur la brèche…»

—Vous pourriez même dire: sur la brèche-dent…» risqua Edmond Russell.

L'affreux mot passa inaperçu.

—Une troupe—continua Josquin—une troupe quotidiennement occupée à enchaîner et à déchaîner les cinq actes du pot et du rôt, du sorbet, de la poire et du fromage. Or, lequel de ces Alexandres de la mastication voyez-vous jamais se faire remplacer, demander grâce ou relâche? Aucun. Bien que les vedettes du théâtre soient résistantes, rien n'empêche de prévoir, sur l'affiche du jour, une bande annonçant que le rôle habituellement tenu par Mademoiselle du Minil sera doublé par Mademoiselle de Laparcerie; mais, je vous le dis, en vérité, aucune bande ne vous signifiera jamais que la Comtesse de Vère a été remplacée, au pied levé (il faudrait: à la fourchette levée) par Madame Legrand, née Fournès, qui a surpassé son modèle en mangeant un plat de plus, ou que le rôle de S. A. La Princesse Cédrat a été tenu par Madame Delisle (de Chio) qui n'a pas menti à ses origines.»

—«La seule manifestation raisonnable qu'ait, depuis longtemps, inspiré la toilette—articula Claude Lebleu, qui n'avait pas pris garde à l'incidente—c'est la malédiction publique d'Antoine, contre les couturiers du théâtre, qui se substituent aux auteurs, les gênent, au lieu de les servir, embarrassent les mouvements, au lieu de les libérer, et donnent à une mère pathétique mais entravée, l'allure de Salammbô jouant la scène des chaînettes.

«Les rédactrices, inconsidérément accréditées par certains journaux, dont elles déshonorent les colonnes par un charabia qu'elles croient exquis, aggravent ce danger, de toute leur cacographie: «On ne saurait assez louer la psychologie fine et tendre de cette toilette», ose bien écrire une de ces cathos du décrochez-moi-ça. Une autre parle des jambes bien «gantées» de je ne sais plus quelle danseuse. Si les jambes se mettent à être gantées, ce sont les mains qui seront bâtées, surtout les mains qui écrivent comme ça».

—«A l'invasion de la scène, par les modes—dit Martin de Rheingold—il faut attribuer une invasion corrélative, celle de la salle, par les robes de théâtre. Des spectatrices inconsolables de ne pas figurer sur le plateau, s'assortissent à ce qui s'y passe, et attendent l'entr'acte avec impatience, pour exhiber, dans les couloirs, leur coiffure à la Pétrouchka, ou leur robe Putiphar. Ces dames qui se résignaient difficilement à déposer leurs chapeaux dans les vestiaires, y laissent maintenant leurs chaussures, sans plus de manières, et sans même étonner les gens, qui passent près d'elles, comme à côté de l'homme-nature ou de pensionnaires de Kneipp.»

—«Excusez—dit Russell—un propos assez semblable à ces éclats de rire de Monsieur de Bargeton desquels Balzac affirme qu'ils ressemblaient eux-mêmes à «des boulets enterrés qui se réveillent». Ce qui me décide à risquer ce beau reproche, c'est l'espoir que vous prendrez peut-être un affreux plaisir à m'entendre vous conter la plus curieuse manifestation qu'il m'ait été donné d'enregistrer, par rapport à ce prestige des choses artificielles, dont vous parliez tout à l'heure.

«Cette preuve m'en a été fournie, dans l'ordre oculaire, par une jeune personne que des revers de fortune contraignaient de donner des leçons à un aveugle un peu plus âgé. Je ne sais ce qu'elle lui apprenait, mais je crois savoir ce qu'il aurait voulu lui enseigner, lorsqu'il s'approchait un peu trop près d'elle, au cours d'une démonstration. Comme elle était vertueuse, et qu'il était sans audace, elle feignait de ne pas comprendre, mais ne pouvait s'empêcher de souffrir, sous le regard fixe des deux yeux de verre de son élève, lequel les avait, avant la leçon, déposés sur une corniche, et qui paraissaient blâmer cette institutrice-Lucrèce, de se refuser à donner un semblant de lumière, en accordant un peu de bonheur».

*
*  *

Nos raseurs paraissaient à bout. Il était temps. On ne parle pas non plus comme ça. Ils dégoisaient des paroles, quelquefois intelligentes, mais qui semblaient destinées à servir les rancunes d'un auteur un peu hargneux, et désireux de dire leur fait aux gens, comme aux choses; sortes de chrysostomes abusifs que la maîtresse de maison décida de ne plus inviter.

La conversation devint ainsi que Madame Aubernon ne l'aimait pas, elle devint, comme on dit, «générale»; ce fut encore plus affreux.

Naturellement le silencieux film ne fut pas oublié par nos claquettes. Quelqu'un fit observer qu'autrefois (il n'y a pas encore longtemps) c'était un rehaut, pour une affiche de spectacle, que de voir y figurer le titre de doyen, en regard du nom d'un acteur célèbre. L'humanité perd de son prestige en matière théâtrale. Aujourd'hui, c'est pareillement un titre à l'attention et à la gloriole, que ce titre de doyen des cinémas, non moins honorable pour une mécanique.

—Vous savez—dit Aromesti—comment l'on procède pour obtenir ces drames exorbitants et muets, qui font se rencontrer, en quelques minutes, les quatre points cardinaux, les quatre vents de l'esprit, les trois vertus théologales, les sept péchés capitaux et les sept merveilles du Monde. L'organisateur, à qui la chose coûte un million, mais en rapporte des milliasses, fait reproduire des sites impressionnants, des portraits sensationnels, des événements considérables, le tout, de préférence, disparate, pour assurer l'antithèse, en même temps que la recette, grâce à cette «petite mort» agréable que procurent à des spectateurs blasés, la réconciliation de l'inattendu et la suppression des distances. Puis il porte la collection à des spécialistes de l'imbroglio, qu'il charge de mettre l'accord. Évidemment cette sauce n'est pas toujours commode à lier; mais elle n'en concentre que plus de saveur, pour les attentions fatiguées de rechercher si la chanoinesse, sur le retour, se donnera au marquis de contrebande, ou lui préfèrera le croupier, à moins que ce ne soit son notaire ou son confesseur. La réceptivité humaine, fouettée par le commerce des aigles, mis à sa portée avec l'aviation, ne se contente plus de ces ressorts du vieux théâtre; elle exige des coups de foudre apprivoisés, de la chair de poule en rouleaux, tout cela sans tambour ni trompette, même en écoutant voler une mouche».

—«Oui—compléta Pétrus Loth, de sa voix câline, qui fit encore paraître plus étonnamment saccadé le résultat de son enquête—j'ai entendu parler d'une de ces collections heurtées, desquelles vous avez raison d'avancer que la mise en place exige non seulement de l'entregent, mais de la stratégie. Elle comportait: une éruption du Vésuve; une vue panoramique d'Arthur Meyer; un Pie X expliquant la supériorité de la furlana, sur le tango, à l'Abbesse de Jouarre; un vaudevilliste flamingant désigné par la poésie Française, pour la représenter aux obsèques de Mistral; la plume de mouette malouine, ayant servi à la Duchesse de Verluise, pour écrire les «Dévoilées du Cocasse», et vendue trente-deux mille francs, par l'éditeur, à un collectionneur de Cuba; un bal de crinolines dans la chapelle de la Comtesse de Chambrun; Becquières, enseignant la syntaxe et la scottish à la Reine de Foula; l'élection de la Reine du Félibrige et l'abdication de la Reine des Blanchisseuses, l'érection d'une statue de Nijinsky, dans la basilique de Saint Satyre; la fécondation artificielle des ornithorynques; la récolte du cacao dans les plantations de Madame Boose; la joue de la Marquise de Saint-Fiel, qui souffre d'un eczéma, réparée, à s'y méprendre, avec un fragment de peau de lapin; un duel aux aiguilles à tricoter, entre Madame Brisson, et Mademoiselle Thomson, en désaccord sur la valeur littéraire de Victor du Bled et de Stephen Liégeard; la restauration de la Vénus de Milo, enfin confiée à Monsieur de Saint-Marceaux, et celle du Cenacolo de la Brera, aux efforts unis de Monsieur Flameng et de Monsieur Blanche. Etc, etc.

—«N'empêche—dit Cœcilia Frater—que son portrait de feu Madame Germain pourrait bien être «une manière de chef-d'œuvre», suivant une expression courante; j'entends: un de ces chefs-d'œuvre de transposition, desquels ce peintre est coutumier. C'est un Goya de la dernière manière, et pas moins bien. De même, son portrait de sa mère, entre le carlin et les pivoines, est un excellent Manet. De telles réussites, j'allais dire de telles récidives, représentent vraiment un cas. Ce qui est déjà respectable.

«On m'affirme que l'artiste apprécie et favorise ces imitations phonétiques, lesquelles sont venues à notre barre, eh bien! je n'en serais pas surprise; il leur donne la réplique, avec ses tableaux, et se charge du rayon des Grands Maîtres.

«Un tel don est-il enviable? Gicler un Gainsborough, le matin, et pondre, le soir, un Whistler, ce serait n'être qu'un Frégoli de la peinture, c'est-à-dire peu de chose. Boire dans un godet, qui ne serait pas «grand», mais qui serait son godet, vaudrait évidemment mieux; mais ce n'est pas à la portée de tout le monde. Quand notre peintre s'essaie à boire dans ce godet-là, son ivresse est faible, il en résulte le portrait de Madame de Noailles, qui n'est pas bon: une «désenchantée» en deuil de belle-mère, une orientale qui a mangé des dattes dans l'obscurité d'une cave, pour devenir aussi grosse que Judith Gautier. Jamais toile ne fut moins dans les dimensions, par suite, dans la nature du modèle. C'est Titania changée en ogresse. Or, ce qu'il y a de charmant, dans l'aspect extérieur de la Comtesse Anna, c'est précisément qu'elle tiendrait tout entière dans la main de Goliath.»

—«Bah!—dit Bologne—est-ce que Cocteau ne tiendrait pas tout entier dans la main du Curé d'Offrenville?»

—«Le Curé d'Offrenville?—dit la Comtesse Ziska—mais le laïque aussi

—«L'autre jour—dit Madame Delphin—je feuilletais dans un lieu de passage, un journal qui contenait un compte rendu d'exposition, où fleurissait ce propos: «le labeur littéraire et artistique de Monsieur Blanche est énorme.» Le mot énorme avait été raturé et remplacé par le mot petit.—Qui pouvait avoir ainsi attenté au caractère de l'article? Quelque mauvais plaisant, sans doute; de gustibus et coloribus non est disputandum

—«Demandez à Eloa—continua Cécile—de vous raconter l'histoire d'un jeune peintre de ses amis, dont la tante inquiète et sévère, face aux tableaux de son neveu, en mesurait nuitamment les proportions, avec un parapluie. Si (ce qui, bien entendu, n'est pas!) cette matrone avait donné le jour au traducteur pictural de cette Muse balkanique, m'est avis que la maman n'aurait pas été contente. Elle aurait ouvert son parapluie, pour ne pas regarder, ou qui sait? peut-être aurait osé davantage. Le dessin est mieux.

«Comparez ces insuffisantes images, à l'impressionnant portrait, par Forain, de la même authoress. Quelle saisissante allégorie, digne d'illustrer les Vivants et les Morts. Son chapeau large et bas amasse au-dessus de son front, comme un essaim d'oiseaux funéraires; il répand de l'ombre sur la plaine, sur les coteaux, sur son visage, sur sa vie…»

Un grincheux n'admit pas de lâcher le sujet du cinéma, sans avoir prétendu que les alinéas interpolés entre les tableaux, dans le but de les expliquer, n'étaient pas inférieurs à la prose de Prévost (rien de l'abbé!) ni à celle de Croisset (rien de Flaubert!)

Tout le monde le conspua.

Ce tolle monta le ton de l'entretien, qui perdit un peu de décence. On parla d'un séducteur, de belle allure, qui passait pour avoir battu le record de l'infidélité conjugale, et dont, néanmoins, la séparation religieuse allait—disait-on—être prononcée par la Cour de Rome.

Un monsieur sévère se récria, proclamant que, si cette consécration ecclésiastique se voyait accordée à de tels coups de canif dans le contrat, une sanction, à ce point illogique, remettrait en question l'ordre de toutes choses, et il ajouta: «rien ne restera plus debout

Une dame dit: «ce n'est pas exact.»

—«Jacques est très gentil—dit, parlant d'un autre, la vieille Marquise de Saluver—c'est un vrai petit amant de voyage. Il me fait penser à ces couteaux de poche bien astiqués, et qui contiennent, sous une enveloppe mince, des tas d'affaires, utiles dans les déplacements. Quand une fois toutes les lames tirées, on croit que c'est fini, pas du tout, vous vous apercevez qu'il y a encore des choses qui vous avaient échappé, et qui vous rendront service en cours de route.»

—«Bravo! Marquise; le portrait, signé de vous, est digne de vous—dit Timon.—Je suis de votre avis, ces jeunes cheveux-plats du jour, ces «nu-têtistes», comme je les appelle, ne sont pas tous aussi détestables que le prétendent les censeurs. Il s'agit seulement de choisir. Rien de plus fâcheux (surtout pour lui!) qu'un jeune mufle, c'est entendu; mais je sais un moyen de s'en garer; voici le préservatif, faites-en votre profit. Le mufle à craindre, c'est le mufle agréable, parce qu'on le laisse approcher; et quand vous êtes à sa portée, il vous assène un de ces horribles manquements auxquels il doit son titre. Pendant ce temps-là, le bon gros mufle, à air de mufle, vous le tenez à distance, sur la foi de son signalement, peut-être, du reste, trompeur, et qui vous prive de fréquenter un délicat déguisé, un sensible refoulé, aussi tendre que Poliche, le plus émouvant des personnages de Bataille.

«Malgré cela, il y a de jolies enveloppes, qui renferment de jolies âmes. Mais cet assemblage reste une combinaison rare, dont la rencontre n'en est que plus appréciable et gracieuse. On m'a présenté, cet hiver, au cours d'une fête de glace, par je ne sais combien de degrés de froid, un jeune homme qui, malgré ma protestation, n'a voulu me parler que le front découvert. J'en fus aussi touché que le fut Stendhal, de l'excuse d'un passant, qui l'avait heurté devant une boutique. Rien de plus émouvant que de se voir accorder ce que l'on croit mériter. Pour récompenser ce beau patineur, qui ne le saura jamais, je l'ai désigné d'un nom charmant, je l'appelle «l'Ange de la Politesse.» Quelqu'un, qui m'en a parlé depuis, m'a dit, de lui, qu'il représente «le parfait gentleman.» Évidemment, c'est ce que j'avais voulu dire; mais ce que j'ai trouvé est plus joli.

«Je vous vois venir, Marquise, vous allez me dire que le jeune homme tenait son chapeau bas, parce qu'il a de brillants cheveux blonds, qu'il était content de montrer. Je vous répondrai que ce fut son droit et son devoir. Vous ajouterez qu'il devait descendre de l'Engadine où ces formes sont en usage. Précisément, il en arrivait.»

On parla d'un peintre, de qui la production, aussi nombreuse qu'insignifiante, s'est vue décerner, par un humoriste, cette définition ad hoc: le Film du Néant. Quelqu'un dit: «Vous vous souvenez de ce baromètre du père Grandet, sur lequel les mouches avaient déposé des souvenirs en si grande quantité, qu'au dire de Balzac, il y en avait de quoi «ponctuer l'Encyclopédie méthodique». Si l'on employait les touches de Jean Georges du Niger à ponctuer des ouvrages, lesquels choisirait-on?»—Une voix répondit: «le Moyen de Parvenir et l'Art de Péter».

—«Vous savez—reprit un autre—Monique Leprêtre vient de lui interdire son seuil, pour une crasse qu'il lui a faite.»—«Pardon!—clama la Comtesse Ziska—je revendique l'honneur d'avoir été la première à le mettre à la porte

—«C'est donc pour cela—dit Blanche Baden—qu'il m'a paru si brumeux, même si brutal, l'autre soir, quand je l'ai croisé, à une sortie de théâtre. Le malheureux avait vraiment assez de ses disgrâces naturelles; je n'aurais jamais cru que le dieu de la déveine ajouterait, à tout cela, de le faire finir sous la peau d'un vieux homme qui bouscule, dans les vestiaires, les gens comme il faut, pour cacher qu'il a volé un parapluie.»

—«Le rapport du parapluie avec la peinture est bien moins distant qu'on ne croit,—dit Eloa—je vais vous en fournir une preuve. Aussi bien, Lévèque vous l'a-t-il promise en mon nom, je ne veux pas le faire mentir. La respectable dame, qui va servir à ma démonstration, se relevait, en effet, la nuit, pour vérifier les proportions des anatomies, dans les portraits peints par son neveu, et les mesurait avec un riflard. Il en résultait, dans ces images, un air pluvieux, qu'elles n'auraient peut-être pas revêtu, si la mensuration s'était exercée, avec une ombrelle.

«Cette dame était mariée: ce neveu était hospitalisé par le ménage. Le mari philanthrope, s'adonnait au traitement des maladies nerveuses. Le rapin produisait beaucoup et, sans doute, vendait de même, car ses tableaux disparaissaient incontinent, à l'étonnement, un peu envieux, de ses camarades, et à l'admiration de la galerie. La mèche s'éventa, voici comment: désireux d'accréditer un bruit qui le flattait, le jeune barbouilleur suspendait, dans la maison de santé, ses toiles incohérentes. Il en résulta, d'abord, des inconvénients, puis des ravages: les fous ne guérissaient plus

—«Si l'on se mettait à énumérer les emplois supplémentaires du parapluie, on n'en finirait plus—dit Madame Méduse.—J'ai connu, dans mon enfance, une vieille demoiselle qui avait fondé un orphelinat religieux. Afin de rendre plus édifiant le petit oratoire dans lequel se réunissaient les jeunes ouailles (je n'ai pas dit les jeunes oies!) la fondatrice fit venir, de Rome, un de ces corps saints, que l'on y fabrique avec de la cire, mélangée d'un peu de cette pâte dite «des martyrs», qui n'est autre, je pense bien, qu'une pincée de la terre du Colisée, jadis humectée par le sang généreux.

«Quand le temps fut venu d'aller chercher à la gare le précieux colis, notre abbesse pour rire se comporta comme, plus tard, certaine fillette de Flaubert, elle décida de chiper des fleurs, dans un but divin. Que dis-je, des fleurs? des panaches. Ceux d'un ginerium qu'elle avait admiré dans un jardin public, lui revinrent en mémoire, et elle résolut de se les approprier, pour les teindre, avant de les élever au rôle d'oriflammes. Puis le petit troupeau, vêtu de longues pèlerines bleues, se dirigea vers la pelouse verte, muni de parapluies empruntés, et destinés à dissimuler ces plumes végétales. Inutile d'ajouter que le pieux larcin en resta au projet. Un policier intervint, qui, je veux l'espérer, se montra débonnaire. Il fallut se rendre à la gare, sans cérémonie, même avec un peu de confusion, et remplacer les balayettes interdites, en leur substituant le chant des cantiques et l'innocence des cœurs.

«Je me souviens d'avoir admiré, dans la cavité pourpre de l'autel vitré, le corps bénit de Saint Fulgence.»

—«Je vous vois si bienveillants pour le parapluie, mes bons apôtres—dit Syringe—que vous ne me refuserez pas vos éclaircissements au sujet d'un autre accessoire. Où commence, où finit, selon vous, le droit à l'usage de la lorgnette dans une habitation particulière?»

—«Sans nul doute, à l'entrée libre, ou non libre, du lieu où s'exercent de tels verres grossissants, cela va de soi—répliqua Vitellesi.—J'avais emporté de ces jumelles à une fête de charité, où elles m'avaient servi à examiner de bien vilaines architectures, et à évaluer de bien relatifs chefs-d'œuvre. De ces amis qui se donnent pour arbitres, sans que rien les y convie, ni les y autorise, m'en firent des reproches tendres. C'est qu'ils prévoyaient que mes lentilles seraient sans indulgence pour l'organisatrice, laquelle les priait à dîner, ce qui la leur rendait sacrée. Je répondis, en m'expliquant: «j'ai tenu à montrer ainsi, que je consentais à fermer les yeux sur les origines de sa fortune».

On parla d'une «petite horreur», élevée au-dessus de ses mérites (pas bien haut!) par l'imprudente faveur d'une «sommité.»—Et là-dessus, des chuchotages, auxquels une bonne âme coupa court, en faisant observer que petite horreur et sommité étant des deux genres, la recherche risquerait, d'abord, de se prolonger, ensuite, de trouver plusieurs solutions.

Et puis on parla de la téméraire Madame Foutriquet, dont les proportions physiques sont bien loin d'être en rapport avec l'élan de ses ambitions et le jet de ses visées. Benoît argumenta: «notez, dit-il, que son nom, en même temps qu'il caractérise le rabougrissement de son anatomie, présente aussi un ratatinement du nom de Fouquet, dont il est, en somme, le diminutif. J'y vois un augure. Elle a droit à la devise de l'imprudent châtelain de Vaux, à un quo non ascendam, non plus formulé par un écureuil grignotant une noisette, mais par un homme-tronc, savourant un hommage. Qu'est-ce, en effet, que Madame Foutriquet? Un cul-de-jatte qui monte, et qui, après avoir porté sur des hauteurs ce siège et ce récipient, fait saluer l'un, et boit du lait dans l'autre».

—«Ne vous moquez pas de Madame Foutriquet—dit Gem—si vous ne voyez, en elle, qu'une manifestation de la locomotion assise et du snobisme à ressorts, je la tiens, moi, pour une forme de la démonialité inférieure. Elle occupe le centre d'un cercle de larves buveuses de thé, qui lui doivent bien quelque chose pour son Pé-Ko à pointes blanches. C'est alors qu'elle leur donne à baiser son ergot de chez Charrière».

C'est alors aussi que Russell, qui n'avait plus desserré les dents, depuis son jeu de mots terrible, crut devoir en hasarder un nouveau (que je vous laisse juger). Il dit: «sa devise est donc toute trouvée, ce sera la célèbre affirmation de Descartes: cogito, ergo sum.

*
*  *

Les propos ne se détachaient plus, mais se distinguaient encore.

Une châtelaine provinciale, maigre comme un clou, parfumée comme un clou de girofle, aigre comme une épine-vinette, parcheminée comme une peau d'âne, grinça fièrement: «je me suis toujours refusée à élargir le cercle de mes relations».

On sentait (ne fût-ce qu'à son haleine) qu'elle aurait refusé de connaître la Duse, les Frères Wright, Monsieur Bergson, et que cette résolution lui donnait, de sa valeur propre, une certitude absolue, une incommensurable satisfaction, en même temps que le sentiment de sa dignité et une joie sans mélange.

Sans doute pour humilier la Province dans ce représentant détestable, un mauvais plaisant se prit à mystifier la dame exclusive: il lui fit croire que le buste de Madame Beaunier, par Saint-Marceaux, avait été sculpté dans un pain de sucre: «c'est ce qui en fait la rareté—disait-il—nous appelons ça un tour de force; avec cet avantage que, si, par hasard, le modèle n'est pas content de sa ressemblance, ni du bizarre socle que lui inflige la fantaisie de notre Scopas, il pourra tirer un excellent parti de l'objet d'art, à la saison des confitures.»

Quelques snobs s'apprêtaient à se gausser, quand ils virent Timon s'approcher de la dame régionale, et lui témoigner une considération qui les fit réfléchir.

—«C'est, je crois bien—leur dit notre ami—la personne à laquelle j'ai ouï proférer le mot le plus étonnant qu'il m'ait été donné d'entendre. Vous savez que je les aime. Un jour que nous l'avions rencontrée dans une gare du midi, quelqu'un des nôtres crut devoir l'inviter aimablement à faire route avec nous, pour un trajet de courte durée. Elle toisa la portière de notre voiture, comme elle aurait fait de la porte de Dante, supputa les écarts et les formalités du supplément, puis répondit sans se prononcer: «nous avons été créées par Dieu pour aller en secondes.» Elle disait nous, en parlant de soi, ni plus ni moins que Louis Quatorze et Théophile Gautier, ce qui, pour des auditeurs légers, aurait paru fixer la mesure de son orgueil. Il était plus grand encore. Elle ressemblait à cette cuisinière, mise en scène par Banville, laquelle veut bien consentir à manger le repas de son maître, parce que lui, malin, a dévoré le fricot de sa servante. Cependant elle ajoute, avec sévérité: «passe pour une fois. Qu'on ne vous y reprenne pas!»

«De même, notre voyageuse n'éprouvait que dédain pour ces banquettes capitonnées de drap mastic, et suspectes, à ses yeux, de favoriser des rapts. La seconde classe, plus bourgeoise, ne pouvait qu'être plus honorable.

«Mais là ne s'arrêtait pas sa logique serrée. Elle se représentait Dieu comme un vaste mitron, s'arrêtant de boulanger ces négligeables pains de fantaisie que figurent les voyageurs de premières, et faisant choix d'une farine moins futile, plus nutritive, pour la fabriquer, elle, ainsi qu'une miche, sur laquelle se devraient de faire une croix, ceux qui seraient admis à l'austère dignité de rompre sa croûte sans apprêt.

«Avec le naïf désir d'arranger les choses, ou peut-être le coupable dessein d'aggraver nos crimes, nous décidâmes d'accompagner la récalcitrante dans son compartiment voué au bleu. Sans clémence, elle nous y regarda monter; ses pensées restaient fortes, mais devenaient amères. Qu'un de nous se fût permis de lui faire observer que si nous allions «nous désaltérant, dans le courant» plus de vingt pas au-dessus d'elle, nous le faisions avec assez de délicatesse pour ne pas troubler sa quiétude secondaire, le «tu la troubles!» du bon La Fontaine aurait certainement servi de réponse à cette louve de chef-lieu de canton.

«Mais son blâme intérieur ne lui suffisait pas; elle aurait souhaité qu'un châtiment public, intraitable comme la dent d'un rouage, apprît à des téméraires le respect des lois et le maintien des distances. Elle se disait que le changement d'attribution d'un billet numéroté représentait un audacieux et dangereux manquement à l'usage, un attentat aux plus imprescriptibles des droits, les droits inférieurs, et que se devrait de réprimer, tout au moins de réprimander sévèrement un chef de gare au courant de ses devoirs et soucieux des catégories. A quoi bon distinguer d'une couleur différente un rectangle si jalousement réclamé aux issues, pour n'en pas tenir compte ensuite dans la répartition des voyageurs, et le maintien des cloisons étanches? La tolérance contenue dans l'impudent et dangereux aphorisme: qui peut le plus peut le moins, révoltait son respect de la règle. Pour un rien, elle aurait tiré la sonnette d'alarme.

«Le gaspillage la scandalisait encore; elle pensait à ce que de plus raisonnables auraient acquis avec la différence des deux coupons, une chose qu'elle se refusait. Et cela lui semblait, de notre part, une impertinence de plus, ajoutée à tant d'autres.»

—«Ai-je tort, ou raison?»—disait, à un homme arrivé, une sorte de Diogène, de qui tous les propos et tous les actes le mettaient en posture d'hostilité, de révolte et d'antagonisme.—«Parfaitement,—répondit l'autre,—mais, dans la vie pratique, ce n'est pas d'un bon rendement

Ils rompirent les chiens; que dis-je? Ils cassèrent les vitres.

—«J'ai reçu—commença Syringe—une invitation de la Maison Royale de France.»

—Le Diogène répondit une parole inconvenante, il répondit: «ce ne peut être que pour une Fête de Charité.»—«C'est le cas—dit Gallo—de répéter l'étonnant mot de Lady Helen: «la Charité a fait beaucoup de mal au monde.»—Que prétendait, en effet, signifier, avec une si surprenante affirmation, cette mondaine d'élite et cette excellente chrétienne? Elle voulait dire que la fatigue ressentie par les respectables vendeuses des bazars bienfaisants, de se taper entre elles, et leur impuissance à plus rien faire jaillir qui vaille, des bourses coréligionnaires, les avaient induites à se comporter comme notre châtelaine ne l'admet pas, à élargir leur cercle. Ce cercle, qui était d'abord étroit comme l'écharpe d'Iris, a fini par devenir aussi grand que le pont du Walhalla qui, vous le savez, n'était autre que l'arc-en-ciel. Seulement, dans l'intervalle, on s'est aperçu que les couleurs en étaient changées; de délicates, qu'on les avait admirées, elles étaient devenues barbouillées, barbares, et l'on y voyait poindre, parmi les sept nuances du prisme, l'olive du mulâtre, le bronze du métis et l'ambre inquiétant de la Race Jaune.

«Saisissez bien mon allégorie. J'espère qu'elle s'exprime congrûment. Elle n'en veut pas moins dire qu'ayant sollicité pour les pauvres, des Cafres et des Hurons, des Esquimaux et des Kurdes, qui s'étaient laissé persuader, on s'est vu dans la nécessité de les remercier d'un bristol, lequel leur a servi d'introduction, de passeport, et même de coupe-file. Je ne dis pas que pareille nécessité, à l'heure de rédiger le signalement de l'invité, ne se soit point parfois imposée, de spécifier nez camus, et de notifier oreille fendue; mais les scribes s'en sont tirés en dénonçant une «roxelane» un peu accentuée ou quelque mise à la retraite. Il n'en est pas moins résulté que le monde qui, tel qu'il est devenu, ne plaît plus à Lady Helen, s'est transformé en un rassemblement, sinon de Toucouleurs, du moins de toutes les couleurs, auprès de quoi la Tour de Babel représentait une intimité, quelque chose comme un Institut Berlitz, en forme de pagode.»

—«Ce qui a fait encore plus de mal au monde, que cette sorte de Charité, peut-être pas mal entendue, mais mal ordonnée—dit Centule—c'est ce contre quoi réagit l'arrêt, bien simple, en apparence, mais en réalité, profond, renfermé dans ce mot d'une plébéienne. Comme je lui demandais je ne sais plus quel renseignement sur une dame de son «patelin», elle me répondit, avec une modestie, qui n'avait d'égale que sa fierté: «je ne sais pas, Monsieur, je ne suis pas de son rang.»

«Cette courte phrase me sembla contenir le secret des sociologies, comme celle qui la prononçait me parut être la fille d'une autre Minerve de village, laquelle naguère, avait articulé ce propos typique: «j'aime mieux être le premier bonnet que le dernier chapeau.» Je dis Minerve, car vraiment, un bonnet si sage ne fut pas indigne de se voir apparenté au casque de Pallas.

«L'autre, dont je viens de parler, qui lui succède dans la délibération saine et le quant-à-soi mesuré, n'aurait pas changé de place, pas même de religion, quand on lui aurait proposé de la faire asseoir sur un trône, ou tenir sur les fonts, par une duchesse. Cette femme avait déjoué le plus puissant et le plus médiocre des ennemis du monde, elle avait déjoué le snobisme. Gloire à elle, au plus haut des cieux, où n'ont encore fait faillite, ni la justice distributive, ni le génie des proportions, ni l'instinct des catégories!»

—«Ces plébéiennes—dit Lévèque—tirent parfois de leur esprit, d'excellentes répliques. Et, lorsqu'elles les sortent de leur giron, c'est plus éloquent encore. Je connais une concierge, qui a des enfants bien élevés. Ce n'est pas rare, la fréquentation des étages et le maniement du cordon, disposent à respecter les degrés et à recevoir les ordres. Ces gamins furent admis à partager les jeux de la postérité d'un prince, laquelle avait quelquefois des balles à ramasser, à renvoyer même, par quoi l'intimité s'établit entre ces jeunes représentants de classes différentes. Un jour, je crus pouvoir me permettre, à l'égard de cette brave pipelette, une innocente plaisanterie: «c'est comme ça—lui dis-je—que vous permettez à vos gosses de fréquenter des altesses.»

—«Soyez tranquille—me répondit-elle, avec un bon regard et un fin sourire—j'ai pris mes renseignements

Une autre imprudence de la Charité, ce fut encore la collision du ballet russe et des amateurs. Cette grande vague chorégraphique venue du Nord, se mit à irriguer les salons, après avoir arrosé la scène. Des princesses avaient déçu Érato, de non moindres défièrent Terpsichore. La bienfaisance était le prétexte; des altesses acceptaient la présidence; on les installait sur des fauteuils spéciaux, qui jouaient les trônes. Mais cette fois encore, l'ironie intervenait, qui remettait tout en place, en faisant sourire. Deux de ces têtes semi couronnées s'étaient partagé un spectacle, au lendemain duquel l'une d'elles disait à son visiteur, et toujours au nom de la Charité: «je ne vous donne aujourd'hui que la moitié d'un doigt, parce qu'hier, vous avez serré la main de ma plus mortelle ennemie.»

—«Il n'y a pas à se le dissimuler, l'aristocratie a perdu de son prestige—dit Albert Charmant.—Depuis la mésaventure advenue à la Duchesse de Ruys, je vois une différence entre la boîte de Pandore et une couronne fermée. C'était quelques années avant l'apparition de l'automobile, et la grande dame voyageait en landau découvert, avec des amis. Se jugeant incommodée par un voiturier qui roulait bon train, sur la même route, à quelques mètres en avant, elle le fit héler, par un de ses élégants compagnons. Le bonhomme, probablement sollicité par des obligations impérieuses, ne s'arrêta pas sans maugréer, et le jeune gommeux lui lâcha son placet: la personne qu'il avait l'honneur d'accompagner ne souhaitait rien moins que de voir notre homme lui céder le pas, se mettre à la remorque, à cause du nuage qu'il soulevait, et qui gênait l'auguste voyageuse, laquelle n'était autre que Madame la Duchesse de Ruys.

«Pour l'émission de ces derniers mots, l'ambassadeur revêtit le sérieux et employa le timbre ondoyant, dont Monsieur Waldemar avait usé pour annoncer qu'il était mort.

«Le bonhomme écouta sans trop de patience, toisa l'envoyé, puis se contenta de répondre: «vous pouvez dire, de ma part, à Madame la Duchesse de Ruys… que je l'emmielle.»

«Puis ayant fouetté Cocotte, il se remit à poursuivre sa carrière, comme le dieu du poète, en versant, lui, des torrents, non plus de lumière, mais de poussière, sur ses obscurs blasphémateurs.»

—«Je vous préviens, mes maîtres—dit Raoul d'Hyères—que vous n'en avez pas fini, si vous laissez Albert Charmant s'égarer sur le terrain des histoires blasonnées. Arrêtez-le en route; ce n'est pas malédifiant, mais ce n'est pas non plus très gai. Enfin et surtout, gardez-vous bien de le croire sur parole, il est très capable d'inventer.»

—Charmant fit semblant de ne pas entendre et continua: «quand la Duchesse de Saint-Rémi commença d'avoir des doutes sur la vertu de sa belle-fille, elle se rendit seule à la chapelle du château, s'agenouilla devant l'autel, et dit: «mon Dieu, si ma bru n'est pas coupable, faites un signe.» Le signe ne s'étant pas produit, la belle-mère en conclut qu'il fallait sévir.»

—«Notre chère Marquise, n'est pas loin de ressembler à la Duchesse de Saint-Rémi—dit avec grâce, le Prince de Belval, en regardant Madame de Saluver.—Figurez-vous que, tous les soirs, en se couchant, elle demande à Dieu l'abaissement de deux personnages, dont l'élévation ne repose pas sur des assises sérieuses. C'est mettre Dieu dans l'embarras. Outre qu'il aurait trop à faire s'il lui fallait entrer dans de pareils détails et redresser des torts de ce genre, comment accorder ce qui n'est pas possible? Or, il n'est pas possible d'abaisser ce qui n'est élevé que sur un mensonge. Dieu s'en tire (il s'en tire toujours!) en se souvenant qu'il est le Dieu de Malebranche, et que ce philosophe lui permet de se retrancher derrière l'alibi de ce raisonnement: «Dieu n'agit pas par des volontés particulières.»

«Mais il ne faut pas, pour cela, désespérer, Marquise. Rien n'empêche le Dieu du philosophe, d'être aussi le Dieu du bon goût, et par suite, de se ranger naturellement à votre avis, sur le compte de ces deux «grosses légumes», auxquelles il destine, je veux le croire, non point hélas! pour vous faire plaisir, puisque ce n'est pas dans sa nature, mais de sa propre impulsion, à l'un, le fouet d'Héliodore, à l'autre, la mort de Sennachérib

—«Celle de la Duchesse du Var fut pathétique—reprit Charmant.—Jamais lit «à la duchesse» ne mérita mieux son nom. Cette presque-reine y agonisait, surprise d'obéir pour la première fois, et que la mort se permît de franchir son seuil, sans y avoir été invitée.

«Les «frisons» étaient alors à la mode, pour la coiffure, et cette grande coquette en avait porté de postiches. Ils n'étaient plus là, mais leur place restait, sur ce front livide, et baigné d'une sueur d'angoisse. Elle feignait de les remonter, d'un geste habituel, machinal, devenu inutile, puisqu'on les lui avait retirés, et dardait un coup d'œil angoissé, qui hésitait entre le miroir de la toilette et l'ivoire du Crucifix.

«Ses enfants, muets, debout, projetés par l'horreur et, je veux croire, par le chagrin, contre les murs rehaussés de la chambre d'apparat, regardaient mourir une duchesse

—«Pourquoi ne racontez-vous jamais que des histoires de duchesses, Charmant—dit Myrtil Trust—et jamais des histoires de Princesses?»

—«Parce que les premières occupent un tout autre rang dans l'ordre nobiliaire, mon bon ami. Il y a autant de différence entre les unes et les autres, qu'entre une canonisée et une bienheureuse, et même davantage. Vous me direz qu'il y a aussi princesses et princesses, vous avez raison; mais le public n'y voit pas plus de différence qu'entre un vers de la Duchesse de Verluise et un vers de Madame de Noailles. Regardez un peu autour de vous. Le célèbre mot «c'est nous qui sons les princesses», quelle fille d'Ève ne pourrait le dire, aujourd'hui, pour peu que lui en vînt la fantaisie? Au pays des lautars, par exemple, s'il se trouvait par hasard (ce qui est peu probable) un mâle sans couronne, il se rencontrerait peut-être une fille amoureuse pour le prendre sans vergogne; mais si le cuisinier n'était pas prince, on ne le prendrait pas.»

—«L'avarice de la Duchesse du Mont était célèbre—dit Belval—elle invitait, le Vendredi, pour économiser la viande. Quand l'invité faisait la grimace, le Duc disait: «ma chère, vous auriez bien pu commander une côtelette». Et l'amphitryonne de répondre: «le tout est de savoir, mon ami, si on a la dispense

«Quand mon tour vint, je répliquai allègrement: «j'étais en règle, Madame; j'ai justement retrouvé, dans mes papiers de famille, deux parchemins, dont l'un me reconnaît le droit de faire dire la messe sur des autels portatifs, et l'autre, non seulement de manger gras, les jours maigres, mais de faire participer à cette faveur toute la compagnie de ceux avec qui je me trouve. Ce n'est donc pas seulement une côtelette que vous auriez pu faire faire pour moi, mais encore une pour chacun de vous, et je regrette que ma négligence à vous renseigner vous ait privés de cet avantage.»

—«Et voilà—gémit Armel de Syringe—comme vous vous exprimez sur le compte de nos coryphées!»

—«Dites choryphées—cria Madame Gyspa—si je m'en rapporte à l'orthographe innovée, en première ligne d'un article de tête, par un portraitiste cher à Monsieur de Diaghilew. Ce qui me fait me convaincre, une fois de plus, que les peintres qui donnent dans les lettres, se montrent d'une grande générosité alphabétique. Ils font pleuvoir voyelles et consonnes, comme si elles ne leur coûtaient rien, et traitent les grammaires comme des vessies.

«Musset a parlé d'un dessinateur qui «avait un gentil brin de plume à son crayon.» J'en sais qui ont toutes les plumes du geai, à leurs brosses de soies.»

—«Quoique je n'approuve pas toujours toutes vos jérémiades au picrate—dit Madame Stryge—il me faut bien, cette fois, me ranger à votre avis. Quelques-uns de ces malheureux qui ne peuvent laisser ni les tableaux tranquilles, ni les cités en repos, organisent une petite exposition consacrée à la «Reine des Lagunes». D'Annunzio et Barrès sont mis en avant. Quelques lignes tombées de la plume de l'un ou de l'autre de ces nobles célébrants, consacreraient l'office. Pas du tout, c'est Blanche qui jase, et je vous assure, d'un ton qui ferait envie à une trompe-marine! Après s'être exprimé sur «la joie des adolescents qui sentent leurs muscles saillir», il ose bien écrire «notre génie» en parlant de la corporation des Tintoret contemporains. On regrette de ne pas être peintre, pour se sentir en droit de lui répondre; «parlez pour vous!» Ce que l'on peut, du moins, faire, c'est répéter le mot de Veuillot, s'exprimant sur le compte d'un cacographe: «compère Jourdan, vous donnez un parfait exemple de mal écrire». Compère Jourdan vit encore.»

—«Ces amphibies de la plume et de l'huile—dit Timon—obéissent à l'émulation de Vasari, de Fromentin, de Rossetti et d'Albert Besnard, pour ne citer que ceux-là, qui les invitent à cumuler deux arts. Le jeu ne va pas sans danger. C'est comme écrivain que le second a produit son chef-d'œuvre. Quand au troisième, Whistler disait que les peintres le tenaient pour bon écrivain et réciproquement. Il est naturel que le désir de donner une forme à ses conceptions hésite entre la ligne et l'écriture; cela se voit fréquemment chez les littérateurs; Gautier et Musset en fournissent deux exemples, et chez nous, aujourd'hui, Bataille. Un beau jour, l'une de ces deux vocations l'emporte et, comme je viens de le prouver avec Fromentin, ce n'est pas toujours celle qui mène à l'œuvre maîtresse. Les professeurs n'y sont pour rien, heureux quand ils ne gâtent pas tout; mais par bonheur leur faible force ne saurait même aller jusque là. Ce ne sont presque jamais des maîtres, surtout en peinture. Quand j'entends de jeunes naïfs m'énoncer avec une espèce de fierté, le nom de ceux qui se permettent de leur donner des conseils, dans des ateliers à la mode, j'ai envie de leur dire: «cachez ça; ou bouchez-vous les oreilles.» Mais si je n'écoutais que mon intérêt pour ces néophytes, j'irais, jusqu'à leur dire: «passez au fil de vos appuis-main, ces solennels barbouilleurs, non sans avoir passé à tabac les croûtes de leur boulange. Évidemment un jeune homme qui apprend à écrire sous la direction de l'auteur des Lettres à Françoise, ne pourrait pas prétendre à donner un pendant aux Pléiades

—«Pour en revenir aux Grands—dit la comtesse Ziska—Arthur Meyer va faire jouer une pièce, destinée naturellement à purifier l'hermine, à blanchir l'albâtre et la neige. Qu'attendre d'autre, d'un pareil auteur? Ce qui me chiffonne, c'est que l'ouvrage sera joué aux Bouffes; un mot qui retire du sérieux à la chose. Elle est intitulée: «Ce qu'il faut taire».

—«Mais, ce qu'il faut taire—proposa la même voix aigre, plusieurs fois entendue, sans attribution de personne—est-ce que ce ne serait pas tout bonnement le texte

—«C'est un grand tort—dit Giuseppe Armide, un combattant célèbre par sa douceur—que de toujours plaisanter sur les sujets graves; je n'y reconnais pas un bon moyen de réagir contre des maux, que l'on n'a plus ensuite assez de larmes pour pleurer. J'ai vu l'image représentant une répétition de l'ouvrage dont j'entends parler. Elle est éloquente. L'auteur de Ce qu'on doit taire se voile la face, en songeant à Ce qu'on pourrait dire. Évidemment il fait appel à l'Agneau de Dieu, qui efface les péchés du Monde. L'Agneau répondra-t-il, ou se contentera-t-il, pour cette fois, de députer le Bouc Émissaire

Un journal traînait sur une table. Il contenait un article sur le souverain de Monaco, une page se terminant sur «la sollicitude d'un Prince qui, une fois de plus, aura mérité le beau titre de protecteur des Arts.»—Une griffe inconnue avait ajouté ces mots, à l'encre rouge: «mais pas des pendus

Qui avait écrit cette inconvenance? La maîtresse de la maison fit disparaître la feuille; mais pas assez tôt pour que celle-ci n'eût scandalisé déjà beaucoup de visiteurs.

Un imbécile risqua un parallèle entre Louise Collet et Marguerite de Pierrebourg. Robert de Montesquiou, désagréable, à son ordinaire, et qui était présent, s'insurgea, sans, d'ailleurs, bien savoir pourquoi, puisqu'il n'avait rien lu, ni de l'une, ni de l'autre. L'imbécile insista: mêmes prénoms anodins, même fécondité, mêmes faveurs académiques, etc. Restaient les styles. Ici la lutte devenait difficile, avec l'antagoniste, qui était ferré et qui, à vaincre sans péril, triompha sans gloire.

Monsieur Arsène Alexandre formula, de nouveau, cette fois vivâ voce, le jugement qu'il avait exprimé dans une de ses critiques écrites, sur le portrait de Monsieur Jean Cocteau par Monsieur Jacques Blanche, à savoir qu'il tenait cet ouvrage pour «un morceau très poussé». Les uns opinèrent, les autres ricanèrent, sans queue ni tête, sans rime ni raison.

A la fin le tumulte se déchaîna, des répliques fusaient. Quelques-uns se mirent à faire de l'esprit comme les diplomates, dans les pièces à succès d'il y a trente ans. D'autres se contentèrent d'éjaculer des bêtises abracadabrantes.

—«Madame Tourte se demande si elle va se faire peindre par Laszlô, ou par certain imagier, qui ne brille pas par la vigueur des touches.»—«Parfaitement, elle hésite entre la peinture hongre et la peinture hongroise.»

—«On annonce un bal de Pierrettes et un bal de Pierreries

—«Le premier fera travailler les couturières; le second va donner de l'ouvrage au Mont-de-Piété.»

—«Il paraît que Lavedan a écrit une préface pour Madame Stern».—«Ça n'est que justice, Becquières avait eu la sienne. Il ne faut pas faire de jaloux.»

—«La Marquise de Saint-Paul se dispose à faire le tour du Monde.»—«Ça, c'est injuste. Pourquoi le Monde ne ferait-il pas plutôt le tour de la Marquise?»—«Ce serait plus long!»

Quelqu'un posa une question, que le tumulte empêcha d'entendre. L'Auteur du Retour de la Comtesse fit une réponse charmante, qui, malheureusement, se perdit dans le brouhaha.

Ici se place un épisode singulier, plutôt regrettable. Dans une serre voisine, on avait installé une volière, laquelle contenait certain bird laughing, étrange oiseau rieur, rapporté de voyage, par un ami. Des Savoyards s'entretenaient d'un Prix littéraire, récemment fondé, par une Revue, au nom de l'auteur de la Chartreuse et décerné à Monsieur Boulenger; à ce propos, ils lurent ce passage d'un article consacré au bienfait, par un quotidien à portée du groupe: «par là, le Prix Stendhal, qui rattache l'effort des jeunes auteurs à tant d'immortels chefs-d'œuvre de tradition Française, de la Princesse de Clèves à Cruelle Énigme…»

A ces mots, on ne sait pourquoi, l'oiseau partit de cet éclat de rire machinal et strident, qui retentit avec une si frappante sonorité, dans quelques jardins zoologiques. La lecture en fut irrespectueusement interrompue. On voulut la reprendre. L'oiseau recommençait; ainsi à plusieurs reprises. Il fallut y renoncer. Le sarcastique volatile eut enfin le dernier; la victoire lui resta.

*
*  *

—«Timon dit alors à Lévèque: «Huysmans a écrit une belle chose, il a écrit que l'espace supplémentaire, demeuré vide, sur la croix, autour du corps de Jésus, était destiné à se voir rempli par nos sacrifices personnels. Je discerne quelque chose de similaire dans le rire de cet oiseau, qui rit pour les forfaits médiocres, auxquels le rire humain fait trop d'honneur.

«De ceux-là je pourrais vous étiqueter quelques échantillons, entre tous, curieux, que je préfère garder pour mon musée secret, en égoïste de l'iniquité et en collectionneur de l'exécrable.

«Ce que ces exemples offrent, par-dessus tout, de surprenant, c'est l'association du criminel et de l'ordinaire. Cela seul a de quoi surprendre un logicien et, selon moi, de le désobliger. Il y a des types auxquels s'assortit le maléfice, comme un ruban soufre à une chevelure sombre; mais quand cette parure et cette toison se retrouvent dans de petits complots, sous de petits complets, pour ne pas dire derrière de petits comptoirs, comme s'ils appartenaient à Madame la Ressource, à Jenny l'ouvrière ou à Birotteau junior, cela tout d'abord apparaît fâcheux, parce que c'est diminuer l'Esprit du Mal que de le prendre pour un courtier marron ou un courtaud de boutique.

«Pourquoi des figures faites pour poser devant Machiavel (ce qui serait joliment chic!) se comportent-elles comme si elles étaient des modèles de Pierre Grassou? Cela aussi, c'est peut-être bien un effet de l'influence américaine qui, là encore, trouve le moyen de prouver que tout peut se convertir en trust, comme se mettre en cuisine, et que le fiel, la jusquiame et l'acide prussique peuvent prétendre au titre de denrées et à la désignation de «plats du jour», non moins que la moutarde, les cornichons et le macaroni à l'Italienne.

«J'entends bien que vous me direz, de mes sujets (qui sont des premiers sujets, je vous prie de le croire!) qu'ils représentent proprement ce que l'on est convenu d'appeler des «natures ingrates», dans toutes les acceptions de ce mot terrible, parce qu'il reste banal dans son usage, tout en demeurant féroce dans ses significations. Ce n'est pas tout à fait juste. L'ingratitude est un simple réflexe laid, dont le fonctionnement est connu et presque immanquable. C'est le compteur des bons offices, qui s'insurge, manque à son devoir et pince au lieu de marquer. Aux spécimens que je veux dire, moi, s'ajoute quelque chose de risible dans le minable, qui en fait des variétés, non tributaires de dents mordantes, ni de lèvres franches; il y faut un bec, chargé de moudre de l'ironie impersonnelle, non correspondante à des sentiments, qu'il sied de réserver, qui ne doivent pas se commettre. Ah! l'humanité n'est pas belle quand elle s'y met, elle rend des points aux cobayes. Si l'on composait des sérums avec la viande de ce monde-là, ils feraient éclater les ampoules, non pas de vindicte et de colère, mais de dédain et d'ennui.

«L'oiseau fait donc très bien de rire pour cela, et certainement il le fait. Écoutez son ricanement qui n'est pas mélancolique, mais bien plutôt mécanique, il se déclenche comme par un clapet. C'est l'automate de l'expiation; il ne lave pas les péchés du monde, avec des larmes, il les balaye avec de l'hilarité. Le moulin à prières des Hindous implore à vide et à sec; ce moulin à ricanements venge à froid des ingrats amorphes, qui ne savent pas s'élever jusqu'au forfait ayant de l'allure et qui, insuffisamment organisés pour la trahison, la déshonorent elle-même et confondent un crime avec une crotte.

«Les réflexions sur l'ingratitude pèchent, comme on dit, par la base. Notre façon à nous, c'est la pitié que nous inspirent les individus forcés de rentrer en eux-mêmes, quand leurs âmes sont méphitiques. Erreur! Ils s'y sentent aussi à l'aise que certains revendeurs, en des cambuses dont les relents nous prennent à la gorge dès l'entrée. Leurs confrères, qui viennent les visiter, sont, eux, par contre, si charmés par l'odeur de l'acétylène, associée au souvenir d'un passage de chat, qu'ils se croient chez le parfumeur. Les gens qui mangent de l'ail échangent impunément des haleines viciées.

«Ceux qui installent des épiceries dans nos Églises désaffectées, n'ont pas de regards pour une relique oubliée, ou une Piéta qui subsiste. Ils supputent le nombre de pots de cassonade que peuvent contenir les spacieuses et glorieuses armoires d'une sacristie heureusement épargnée, et se demandent combien le tabernacle, habitué aux azymes, peut renfermer de gros sous, qui valent bien les hosties.»

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Une compagnie juvénile, dédaigneuse de parlottes transcendantalistes, s'était installée dans un retrait pour s'amuser d'un jeu nouveau: si vous n'étiez pas vous, qui voudriez-vous être?

C'était un groupe aimable, vif et intelligent qui, sans souci de l'angine de poitrine, usait, abusait de la cigarette, incessamment collée aux lèvres et humiliait, en les désespérant, des maisons mal pourvues de cendriers. Timon avait trouvé un gentil surnom pour les dignitaires de cette association sympathique, il les avait surnommés «les bouts dorés». Deux agréables sœurs, que j'entendis appeler Elaine et Nicaise, paraissaient en diriger les spirales avec grâce et autorité. L'une d'elles était coiffée d'une bandelette en étoffe turquoise qui ressemblait à un bandeau de colin-maillard, relevé, passé au bleu et passé diadème.

—«Ce n'est pas malin—cria Duplex—je suis comme tout le monde, parbleu! je voudrais être Madame Boursin ou Mademoiselle Colonna Romano.»

—«Vous avez raison, Duplex—dit Timon, affectueusement—vous avez mille fois raison. Etre l'une ou l'autre de ces bienveillantes dispensatrices du quibus de deux millionnaires, apparaît comme un sort d'autant plus enviable, que la première s'en acquitte avec beaucoup de munificence, et que la seconde y associe grâce et jeunesse. Mais enfin tout le monde ne saurait prétendre à de si fastueuses destinées. Il existe des légataires plus modestes. Celui de Chancellar Crafts, de Boston, n'est-il pas, lui aussi, digne d'envie? Témoigner bruyamment sa reconnaissance, n'est-ce pas une façon de la ressentir mieux? Or, il peut, lui, l'aboyer, puisque c'est un caniche, et qu'il y ajoute de s'appeler Pété

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