La trépidation
II
La Représentation select.
Ce qui précède fut une incidente, ne l'oublions pas, et que nous étions dans le monde, duquel nous sommes sortis, un instant, comme il convenait, sur la convocation de cette belle dame, dont Ménard disait attendre la visite, et qui n'était autre que la Mort. Retournons dans le monde des mondains, qui ont encore quelques mots à nous dire; mais non sans nous être livrés à une dernière réflexion sur certains dangers posthumes.
Les épigraphes se réclament aujourd'hui de la tradition orale. C'est abusif. Baudelaire affirme que «les pauvres morts ont de grandes douleurs»; n'y joignons pas celle de se voir attribuer des propos qu'ils n'ont jamais tenus, et qui les compromettent. L'année dernière, un prospectus de spectacle faisait dire une bêtise à feu Mallarmé. Je ne sais plus quel autre citateur de paroles, désormais impuissantes à se justifier, cherche à compromettre Verlaine, sous couleur de le louer, naturellement. Il faudra beaucoup de circonspection dans ce nouveau jeu, tant que les phonographes d'outre-tombe ne seront pas entrés en fonctions, devant d'anciens amis capables de garantir le son de la voix. D'ici là, ne citons que l'imprimé, dont la vérification est possible. Celle-ci même doit s'exercer. Rochefort se plaignait qu'ayant écrit Clémenceau, on eût typographié clémence, qui n'est pas la même chose tout à fait. Il y a une nuance.
Nous voici dans une soirée à la mode.
—«N'est-ce pas que je suis un homme de goût?»—lance, non sans quelque incertitude, le maître de la maison, en même temps qu'il jette un coup d'œil inquiet dans la direction de sa cymaise.—«Ce qu'il y a d'embêtant—observe Timon—c'est que le Blanche soit authentique. Le Prud'hon est moins sûr. Le contraire vaudrait mieux». Puis il ajoute: «quel est ce monsieur aux lèvres duquel la Comtesse Rémy du Tarn paraît suspendue?» Quelqu'un répond: «c'est un grand animalier.»
Le concert commence. Mademoiselle Chialchia, dont la puissance et la pureté de son apparaissent remarquables, se fait entendre deux fois, et se montre à la hauteur de son nom. Un vieux dilettante rappela que de son temps, les musiciennes se nommaient tout simplement Viardot, Damoreau, Miolhan, ou même Conneau, sans plus de frais que ceux du génie ou du talent. C'était l'époque des bandeaux plats, que les programmes imitaient. Aujourd'hui, les noms comme les cheveux, sont devenus ondulés, bouclés, soufflés, calamistrés, tirebouchonnés! «La preuve—conclut le mélomane—c'est qu'après avoir entendu Madame Myoz Gmeiner—comment ça peut-il bien se prononcer?—nous allons écouter Mademoiselle Saknovskaïa, et applaudir Mademoiselle Hybolita Gyarfas. A celle-là le pompon!»
L'assemblée est élégante. Reconnu: le Rajah de Pudukota, la Duchesse de Roanne, la Vicomtesse de Laripoissarde, la Baronne Ishii, Madame Meyer et Madame de Meyer, Madame Lucien Muhlfat et la Princesse Lucien Mureld, Mesdames Beaunez et Jaunisse, Monsieur et Madame Fautil-Grognan, Monsieur et Madame Fautil-Delatreille, Monsieur et Madame Marcel Paquet, le Consul de Cuba, l'Archimandrite Petzalis, Madame des Saints-Affligés, la Bégum de Fyrce, Madame Bultard, le Chef Mirdite Bibdoda, Monsieur Voïculescu et quelques membres du Congrès Panépirote.
On se montrait encore, avec beaucoup de sympathie pour son heureux début dans les lettres, Mademoiselle Feydeau, l'auteur du «Retour de la Comtesse de Meaupore.» Quelqu'un demanda si la chose avait du rapport avec la théorie de Nietzsche, sur «l'Éternel Retour». On le fit taire.
Mademoiselle Chialchia ayant fini ses deux morceaux, vint l'heure de la diction. Une récitante fit valoir des fragments d'un joli volume, qui venait de paraître: la Danse de Sophocteau.
Un assistant bénévole demanda pourquoi l'auteur de ce «petit chef-d'œuvre» avait été méchamment pris comme sujet d'une caricature de proportions géantes, laquelle pullulait sur les murs de la ville, et le représentait habillé en femme, les yeux baissés, et les pieds joints, dans une pose de Vénus pudique, avec une crinoline et un chapeau à brides. Et ce qui rendait le procédé encore plus désobligeant, c'est que le nom du modèle était inscrit, en toutes lettres, au-dessous du barbouillage. Un second invité rectifia, en riant, qu'une telle objection ne pouvait venir que d'un provincial, vu que l'image ne représentait pas du tout une caricature du jeune homme, mais le portrait d'une danseuse Russe; alors ce que l'autre avait pris pour un intitulé devenait une signature. Mais cet autre, qui tenait bon, refusa de se rendre, exigeant de savoir, comment, dans ce cas, il pouvait se faire que le rimeur ressemblât aussi exactement à la ballerine. Comme cela ne s'expliqua pas et, du reste, n'intéressait personne, on changea de conversation.
Suivirent quelques numéros du genre dit imitations. Hello flétrit Cicéron pour les avoir autorisées. On sait en quoi l'exercice consiste: contrefaire une personne, en reproduisant, avec plus ou moins d'exactitude, d'hyperbole, ou d'hypertrophie, ses inflexions de voix, ses expressions de visage, sa mimique, ses tics. Ceux qui excellent dans cette manifestation inférieure, l'amplifient, ou la diminuent, en y associant des phrases plus ou moins conformes à ce que tel ou tel sujet de conversation semblerait devoir inspirer à la personne singée; ce mot en dit assez sur cette forme d'art. Nous avons entendu, comme cela, beaucoup de fausses Sarah Bernhardt (combien fausses!) moins pourtant que celles qui, sans l'avouer, cherchent à s'approprier ses moyens.
Les avis furent partagés. Quelques-uns se pâmèrent. On observa que ce n'était pas les plus distingués de la réunion. D'autres encore protestèrent; peut-être bien ceux qui soupçonnaient, qu'une fois partis, on entreprendrait leur parodie. Ce qu'il y eut d'assez curieux, c'est que, terminée cette séance de phonétique et de grimaces, ceux qui s'en étaient le plus divertis, se répandirent en invectives contre les artisans de leur gaîté, qu'ils traitèrent de perruches et de macaques.
Cette fois encore, Timon résuma: «il y a une vingtaine d'années, le maximum de la manière fut offert à mes yeux et à mes oreilles, par un jeune homme, devenu, depuis, célèbre polémiste. Aux plus expressives simulations de la glotte, il ajoutait des transcriptions géniales, des décalques saisissants de la mentalité particulière des individus. On eût dit un phonographe humain, mais critique et discernant, auquel ne manquait même point l'accent un peu nasillard; je ne crois pas que rien de si étonnant puisse être réalisé dans cette branche. J'admirai, sans me rallier.
«Depuis, j'ai fait la connaissance d'un autre jeune homme, dont l'art singulier et le talent curieux ont barre sur mon appréciation et ma louange. Il me fait de nouveau réfléchir au sujet des reproductions plastiques, sonores, verbales, approuvées par Cicéron, blâmées par Hello. Il porte, dans la poche de son veston gris, un appel des condamnés à voir reproduire leurs trilles et leurs couacs, avec une fidélité qui cesse de ressembler à une offense.
«Même sous cette forme, le jeu présente encore, à côté de certains avantages, de plus graves inconvénients; voici les uns et les autres.
«Le montreur fait se dresser devant nous, avec la réplique des sons imperturbablement exacts, la présence réelle de notre ami Alexandre de Gabriac, malheureusement en voyage. L'idée qu'il existe, de par le monde, deux spécimens, au lieu d'un, de ce mondain accompli, nous cause de la joie. Voilà pour le plaisir.
«Voici maintenant, pour la peine. A ce sympathique simulacre d'un compagnon de valeur morale, nous entendons, nous voyons succéder la physionomie nébuleuse d'un être à l'œil ensemble agrandi et diminué par la curiosité potinière, un œil de fond de vase, de dessous lequel s'échappent des bruits douceâtres sans grâce et malveillants sans grandeur. L'idée qu'un tel individu, dont un seul exemplaire faisait plus que de suffire, pourrait bien avoir un duplicata, nous paraît nauséeuse, et nous maudissons l'imitateur, de nous en donner, un moment, l'illusion falote, mais par bonheur, mensongère.»
—«Vous retardez, mon cher, et vous allez voir dans quelles proportions—riposta Madame Elphaige.—Le journal de ce matin annonce un spectacle, au cours duquel on fera vivre sur les planches, les personnages d'un livre, qui met en scène «les grandes vedettes de la littérature et du théâtre.» L'auteur les «pastichera», des acteurs les «imiteront». Ce seront des «commentaires vivants». Pour peu que les modèles consentent à occuper leur fauteuil, il ne manquera vraiment rien à ce «régal artistique», dont le goût «délicat» des auditeurs—vous entendez bien: délicat,—appréciera «la saveur et l'originalité». Les places s'enlèvent, on refuse du monde.»
On refusa d'y ajouter foi.
De jeunes demoiselles, qui dégoisèrent des strophes, l'une avait son histoire. Tout le monde sait, ou à peu près, que Madame Drouet, qui joua un long rôle dans l'existence de l'auteur d'Hernani, n'en jouait qu'un fort court, dans ce drame lui-même; c'était le rôle de cette invitée, qui patiente, dans sa loge, toute la durée de la pièce, pour dire seulement, masquée, au dernier acte, à un cavalier, qui lui propose une danse:
et rentre dans la coulisse, ainsi que dans le mutisme.
La jeune récitante de notre soirée avait été désignée, elle, par Monsieur d'Annunzio, pour tenir, dans la Pisanella, le rôle de cette religieuse qui, au second acte, dit, en présentant un faisceau de branchages: «et mon spikanard!…»
Tout le monde ignorait que le spikanard, qui signifie, en réalité, épi de nard (spika nardi, ne pas confondre avec épinards) est une sorte de baume végétal, le même qui fut répandu, par Madeleine, sur les pieds de Jésus.
Des camarades de la demoiselle la plaisantèrent. Comme elle était un peu bébête, pour ne pas dire légèrement grue, on se mit à la lutiner d'un calembour idiot, qui consistait à lui demander, chaque fois qu'on la rencontrait, des nouvelles de son petit canard. Elle se mit, elle, à pleurer et rendit le rôle, pour lequel on trouva, heureusement, une autre artiste, plus en possession de ses moyens, et mieux armée contre la blague. La première, qui, pour cacher son dépit d'avoir été brimée, croyait bien pouvoir se donner les gants de faire la dédaigneuse, et se vantait d'avoir «refusé un rôle de d'Annunzio», se dédommagea en débitant des vers de la Duchesse de Verluise.
Une invitée, que l'on ne reconnut pas tout d'abord, se montra indignée d'apprendre que des vers de cette dame avaient été récités chez Monsieur Paul Souday, le distingué critique littéraire du Temps. Elle affirma qu'une telle charge, exercée avec autorité, comme c'était le cas, donnait au choix des œuvres, présentées en liberté chez ce titulaire même, l'importance d'un mandement et l'autorité d'une bulle. C'était dire aux débutants naïfs, et aux étudiants fascinés, dont les yeux se tournent vers les cathèdres: «vous attendez d'orienter vos travaux sur ce que j'indique; eh bien! voici ma réponse: faites de mauvais vers». Il n'y avait pas à sortir de là. L'invitée inconnue mettait l'accusé au défi de se tirer du dilemme, qu'elle qualifia pédantesquement de «cornu», suivant l'expression consacrée. Quel étrange entêtement, quelle maldonne incroyable pouvait pousser celle qui en était le théâtre et l'objet, à s'obstiner la première, dans cette gageure d'imposer au monde un «bateau» de ce tonnage, et à d'autres, de le lancer? Aberration naturelle et, d'ailleurs, sans conséquence, de la part de prétentieux illettrés mondains; mais du fait d'aristarques!
Ce qui rendait ces circonstances encore plus inouïes, c'est ce raisonnement: certes, la vedette n'est pas nécessaire, dans le parcours de l'existence; tels et telles, qui volontairement la renient, sont parfois les vraies têtes de ligne et les véritables chefs de file. Mais enfin, si la châtelaine y tenait, d'accord avec ses amis, rien ne l'empêchait de la revendiquer sur d'autres points, et cette fois sans conteste, quand ces points se limitaient au terrain d'un accueil vif et d'une affabilité devenus légendaires. Le patriotisme et la philanthropie peuvent s'y ajouter et, alors, l'emportent sur tout le reste.
Entré en scène sur ce dernier mot, un pianiste joua certain «poisson» de Monsieur Debussy, qui parut moins agréable que la «Truite» de Schubert. Ce vertébré n'était certainement pas une carpe; il faisait beaucoup de bruit, et les carpes sont, chacun le sait, le symbole du mutisme. Timon affirma qu'il devait s'agir plutôt d'un poisson d'avril. Ce qu'il y avait de drôle, c'est que l'accès de la pièce étant interdit, au cours de l'exécution des œuvres, les retardataires, qui se groupaient derrière une porte vitrée, ressemblaient eux-mêmes à des poissons, déçus de ne pas s'être mis en route assez tôt, et de se voir ainsi privés d'arriver à temps pour débiner un confrère.
Les danses commencèrent. C'étaient de ces pas exotiques, récemment importés d'Amérique, par des trappeurs de sauts et des chasseurs de chorégraphies. Un voyageur grincheux affirma que ces cadences avaient été inventées, là-bas, pour, et par des milieux, qui seraient les premiers surpris, et même déçus de se voir distancés par les salons chics. Cela portait des noms d'animaux, pas choisis parmi les plus spirituels des cages et des fosses. Vint le tango fameux qui, lui, faisait fureur, avec plus de droits. Une mélopée, plutôt orientale, non sans charme, sorte de bourdonnement sourd et voluptueux, le rythmait et faisait mouvoir. Timon, à qui la chose avait été signalée comme indécente, la jugea plutôt religieuse, avec ses élévations de mains en offrandes, lesquelles aidaient à se représenter les couples sérieux et serrés, en marche vers une image sacrée, dont rien, sans doute, n'exigeait qu'elle fût celle des Saints Innocents.
C'est même, sans doute, pour cela, qu'un prélat venait de sévir, quitte à se voir traîner en justice par un maître à danser, au secours duquel daignait venir le Chef de l'Église, en personne, ce qui ramenait la danse, sinon à son point de départ (qui pourrait bien être le saut de la puce, jamais égalé) du moins sur son double terrain biblique de l'Arche de Noé, puis de l'Arche d'Alliance. Enfin, beaucoup de ces sauteries ayant lieu chez des restaurateurs, il s'y ajoute la Danse du Panier, qui reste la principale.
Telle fut, à peu près, la moralité de ces propos sur les saltarelles. Ce qui n'empêcha pas le «souper-tango de charité», inventé par la Duchesse d'Uzès douairière, de rallier tous les suffrages, avec sa façon de concilier l'aumône, le rigodon et la boustifaille.
Ce fut le tour du phonographe. Un appareil de Pathé fit s'épanouir sur la scène, le liseron géant décrit par Chantecler, et de ce calice, nous eûmes la surprise d'entendre sortir l'apologue suivant:
Hortus Conclusus.
PARABOLE
Il y avait une fois un petit jardin, qui était médiocre, et un grand jardin, qui était magnifique. Celui-ci communiquait avec celui-là, comme dans le livre de la Princesse Bibesco.
Dans le premier jardin, l'on ne voyait pas de fleurs, mais l'on reconnaissait beaucoup d'invités; dans le deuxième, on voyait les plus belles fleurs du monde, mais l'on ne distinguait personne.
Ceux qui se trouvaient dans le petit jardin auraient bien voulu pénétrer dans le grand; mais cela n'était pas permis, parce qu'il appartenait à un Génie, qui aimant beaucoup les fleurs, n'aimait pas beaucoup les hommes, lesquels n'aiment jamais beaucoup les fleurs, même quand ils font semblant. Ils les aiment pour eux, et non pas pour elles: ils les cueillent, ce n'est pas une façon de les aimer. Cependant, la grille qui séparait les deux jardins restait entr'ouverte, peut-être par négligence, peut-être par indulgence, on ne saurait préciser.
Alors quelques audacieux s'introduisirent d'un enclos dans l'autre, et cela réveilla le Génie, qui apparut furieux.
Il portait un énorme trousseau de clefs dont il se servit pour barricader, avec un terrible cric-crac, la grille redevenue inflexible; et ce faisant, il criait: «je ne veux pas que mes fleurs soient vues par Jacques Blanche, je ne veux pas que mes fleurs soient vues par Jacques Blanche, je ne veux pas que mes fleurs soient vues par Jacques Blanche!…»
Comme on le constate, c'est à trois reprises qu'il renouvela cette exclamation incompréhensible. Que voulait-elle dire, mon Dieu, que voulait-elle dire?…
Parmi le groupe qui l'entendit, quelques-uns risquèrent des interprétations, qui n'étaient pas toutes obligeantes. Et puis «chacun s'en fut coucher», comme dans la chanson de Malbrouck.
Plusieurs rêvèrent qu'ayant enfreint la triple interdiction du Génie, celui qu'elle visait, sans d'ailleurs l'atteindre, s'était empalé sur un des piquants de la grille. Certains en frémirent, d'autres en sourirent, ce qui prouve, une fois de plus, qu'il est difficile de se mettre d'accord, et que tout le monde n'est pas doux.»
Qui donc avait bien pu dicter à l'appareil le poème en prose plutôt saugrenue? La voix était, comme d'ordinaire, nasillarde; parfois nette, quelquefois confuse. Plusieurs prétendirent reconnaître le timbre de tel ou tel; mais les avis restèrent partagés.
Des dames s'étaient assises à contre-jour dans l'espoir de cacher qu'elles avaient cent ans; l'on s'en apercevait tout de même. Le spectacle paraissait les fasciner; et cependant, depuis des années déjà, le Seigneur Jésus lui-même, qui a guéri l'Aveugle de Jéricho, ne pouvait plus rien pour leur rayon visuel. Peut-être, à vrai dire, après tout, aurait-il jugé le miracle inutilement dépensé à remettre, selon l'expression biblique, ce vin nouveau dans ces vieilles outres. Quoi qu'il en soit, les centenaires humiliées de ne rien voir, tinrent à prouver qu'elles pouvaient du moins encore marcher. Elles se dressèrent, et comme tout le monde, se mirent à tanguer.
Une madame, jugée très jolie par les amateurs de cartes postales, ouvrait tout grands les yeux trop grands, qui font le soi-disant attrait des visages de femmes, généralement mis en scène par ces rectangles voyageurs, pour souhaiter une fête, présenter un bouquet, sous un chapeau vaste et des boucles folles. Même, sur le conseil d'amis mal inspirés, persuadés, à tort, qu'un œil ne saurait être assez vaste, la jolie dame aux yeux géants les avait encore agrandis de plusieurs traits de crayon et de touches de khôl. Il en résultait le faible espoir de les voir diminuer un peu, sous l'assaut d'un menu chagrin, légèrement larmoyant, ou la simple caresse d'une petite éponge bien imbibée.
Les yeux bénéficient plus souvent qu'on ne croit de jouer à qui perd gagne. Ils rendent aux belles joues la surface qui leur est due, au noble front l'espace qui lui est assigné, à tout un visage l'équilibre rompu par ces calots indiscrets, qui mangent toute la place. Ceci dit, la jolie dame, elle, se montra discrète; elle ne fit aucun embarras, ni aucune grimace, laissant cela pour d'autres, moins bien traitées par la nature injuste, qui ne les avait pas dotées, pour accaparer l'attention, de prunelles larges comme des hublots; elle écarta simplement et pudiquement son voile, d'un doigt léger comme lui, pour se laisser admirer complaisamment par les admirateurs de cartes postales.
Parut encore une autre dame trop jolie; c'était la «dame de Drian», le type de cette femme dont les journaux affirment que ce dessinateur de modes l'a créé avec les images qu'elle a inspirées et les coupes qu'elle a subies, au point de se changer en elles-mêmes comme une sorte de Galatée du chiffon.
Ça n'avait pas réussi à la dame qui, belle l'an d'avant, était devenue trop jolie. En dépit d'un air de parenté, c'est si peu la même chose, que c'est, au contraire, juste l'opposé. On ne pense pas assez à ce que les soi-disant grands faiseurs détruisent de beauté avec leurs manigances. Tout ce qui, chez cette nymphe, avait naturellement du style, tournait au fade, par l'apprêté, l'amoindri, l'ondulant et l'ondulé de la présentation Parisienne, dernier cri, dernier chic, select et nul.
Comme, bien que déjà vieille, la Marquise de l'Oie était restée la fille, pour toujours mineure, d'une mère ayant brillé, longtemps avant, dans les Ambassades, elle avait hérité des leçons et des exemples maternels (avec les restes d'un accent Viennois difficultueusement contrefait, avant 70) tout un catéchisme de mondanité médiocrement transcendante, pour toutes les situations de salons et les vicissitudes du décorum. Aussi, quand un premier sujet, (les mondains n'écoutent jamais que les premiers sujets de troupe Italienne) se mettait à chambarder l'atmosphère et à déranger les conversations, avec l'air fameux, trop fameux, des Paillasses, et l'achevait sur ce ridicule, ce fâcheux sanglot mécanique, avec lequel il pensait bien mimer la douleur humaine, se faisant jour à travers les paillettes, Madame de l'Oie pensait aussi devoir mimer la douleur. Elle s'interrompait de conter un potin; son visage, habituellement sans expression, se contractait gauchement, pour compatir, dirai-je pour collaborer, de son crû, à la souffrance de ceux qui doivent la dissimuler sous des paillettes; mais, ce faisant, rien ne l'empêchait pendant ce temps-là de songer au bon établissement de sa demoiselle.
On annonça Monsieur et Madame Fritz de Multipliet. Elle portait une robe à queue, et couleur de papyrus. Quelqu'un dit gracieusement: «est-ce pour recopier, là-dessus, les œuvres complètes de son mari?» Un autre répliqua, disgracieusement: «une fois l'opération terminée, la robe aura-t-elle, ou non, augmenté de valeur?»