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La trépidation

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VIII
Le Manuscrit anonyme.

Le lendemain, l'hôtesse me fit demander. Je la trouvai à la fois atterrée et exaspérée, deux états pourtant contradictoires. L'oiseau n'avait cessé de ricaner, depuis le départ des invités; ce n'était plus seulement insupportable, c'était affolant, il fallait en finir. Que l'accident fût imputable à Bourget, donnait certes, du lustre au déboire, qui n'en demeurait pas moins assommant. Désordres et désastres se succédaient dans la rue, où la malveillance ne manquerait pas de les attribuer à la cascade sonore et déchaînée, qui tenait du claquoir de récréation, de la pile de soucoupes renversées et de la crécelle du marchand de plaisirs. Les voisins se plaignaient. Une locataire d'en face, récemment guérie du mal de Bright, laissait reparaître des symptômes alarmants; une autre, il est vrai, atteinte de surdité, à la suite d'une communication téléphonique avec Mademoiselle Vacaresco, venait de récupérer l'ouïe, et n'était pas loin de considérer comme une réincarnation de la Colombe Mystique, l'énorme martin-pêcheur, pour d'autres assourdissant, auquel semblait dû ce miracle. Mais cet avantage particulier d'une inconnue touchait peu; ce que la patronne prétendait bien reconquérir pour son propre compte, c'est sa tranquillité; elle y était résolue.

Cependant, occire l'animal paraissait impossible. Cadeau exotique d'un parent ombrageux, mais opulent, parrain de l'aîné des fils, un tel présent, dédaigné, risquerait de compromettre une succession non négligeable.

On avait pensé à la Marquise Casati, amateur d'oiseaux rares, rivale de Byron, sur ce point, et transformant, comme lui, les chaises en perchoirs, en niches, les canapés, et en box, les corridors. Peut-être bien aurait-elle, avec sa bonne grâce, accoutumée, accepté de donner asile au pensionnaire scandaleux, dans sa ménagerie ambulante; mais elle était en voyage, occupée à chasser l'alligator, pour composer une cape en peau de serpent, destinée à sa villégiature d'hiver.

Restaient les Zoologiques. Sollicitée, l'Acclimatation refusait le bird, ne trouvant rien d'utile à la propagation d'une espèce, sans autre emploi possible que de donner, dans les théâtres, où des cages pourraient être ingénieusement dissimulées, raison aux entrefilets tendancieux annonçant un succès de fou-rire. «On rit, on rit, on rit.» font imprimer des directeurs en larmes, devant une caisse vide. «On bâille…» serait plus exact. Consentirais-je à me charger d'une démarche dans la direction du Jardin des Plantes? Mon amie me le demandait comme une faveur.

Ce fut mon tour d'être embarrassé. Du vivant de Chevreul, domicilié là, outre qu'un centenaire peut sembler plus facile à persuader, j'aurais plus volontiers risqué le paquet. Puis, un homme demeuré assez abstème, au bout d'un siècle, pour démêler l'ozone dans l'air du matin, devait avoir une âme délicate. Mais Chevreul n'était plus.

Du reste, le souci de notre maîtresse de maison ne se bornait pas à ce tintouin, elle avait encore des chats à fouetter, des chats hydrophobes. Un domestique, chargé de mettre de l'ordre dans l'appartement, y avait trouvé un rouleau, tout de suite remis à Madame. Elle me le tendait, aussi incertaine sur le parti à prendre, vis-à-vis de ce papyrus, qu'à l'égard du retentissant aligère.

Désireuse de me voir examiner, avec soin, la pièce, avant de me prononcer définitivement, mon interlocutrice, d'ailleurs requise, à la minute même, pour son traitement de pulsoconn, me pria de m'installer, et m'abandonna pour une heure, au bout de laquelle je la verrais (elle en prenait l'engagement) revenir, décidée à suivre mon conseil.

La dame partie, j'abordai le manuscrit: des feuilles séparées, couvertes d'une écriture aux lettres aiguës, irrégulières et dentelées, comme des tessons de grès, ou des fragments de verre, vulgairement dénommés culs de bouteilles, destinés à la protection d'un vieux mur.

Voici ce que je lus.

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Je suis pour la réversibilité absolue des actes; autant dire pour le talion des échanges, et le maximum des responsabilités. L'abîme appelle l'abîme, et les bons procédés en suscitent de tels. Les mauvais n'en évoquent pas de mauvais, parce que les mauvais procédés répugnent aux cœurs droits et aux esprits libres; mais ils entraînent de sévères réprimandes, du fait de ceux que mettent en mesure de les infliger les deux titres qui, seuls, donnent ce droit, à savoir: le dégoût de l'injustice et le dédain de la récompense.

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C'est très risible d'entendre une personne clamer, avec un faux-semblant de témérité, et un fac-simile de bravade (au fond avec un dosage de naïveté, de cécité et de calcul): «je sais que je vais me faire accuser d'hérésie!» Et tout cela, parce que, tout simplement, elle a dit une inconvenance et une bêtise. Erreur, on n'accuse pas d'hérésie, on pense seulement que la personne a dit une inconvenance et une bêtise. Un point, c'est tout.

Cela vient de ce qu'il y a des hommes que la vraie grandeur offusque, parce qu'ils la soupçonnent vaguement, la voudraient pour eux, et savent qu'ils ne l'atteindront jamais. Sa rencontre devient, à leur endroit, comme une atteinte personnelle; ils lèvent leur petite patte (dirai-je leur petite plume?) et lancent un jet, qui n'atteint qu'eux-mêmes, en rejaillissant.

Fiers de cette éclaboussure, ils mendient çà et là des applaudissements de leurs œuvres, dont les titres, que l'on ne dépasse point, reviennent à toute page, comme un nom de produit. Alors, on les voit pris, je ne dis pas de délirium tremens, mais de ce que j'appellerais volontiers le délire-trémolo de la croisade risible. Casqués de zinc, bardés de carton, ils sont les foudres de la guerre où des balles en moelle de sureau s'en prennent à des bronzes.

D'un, qui s'était signalé dans ce genre peu enviable, notamment, par un article scandaleux, à force d'aveuglement et d'irrévérence, un sage disait: «ne le blâmez pas trop vite d'avoir pondu ça; il tient peut-être à se survivre, et c'est le seul moyen qu'il en aura trouvé.»

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En littérature, en art, l'obstination à bien faire, et à laisser dire, ou plutôt se taire, peut-elle réagir et, finalement, l'emporter sur la proclamation des médiocres, par des organes complaisants?—Certainement, un jour, plus tard; mais pas toujours du vivant de ceux que vise cette loi, qui les honore.

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Il y a ceux qui ont décidé d'occuper le monde, quotidiennement, de leur personnalité sans importance, et ceux qui, dégoûtés de ces entreprises, lui dérobent, avec fierté, de sérieuses raisons d'attirer les regards, et de les retenir. C'est une nouvelle expression des ironies du destin. Elle fait penser à cette dame qui habitait un château rival de Versailles. Une fois, qu'un visiteur l'en complimentait, elle lui répondit désespérément: «moi qui ai toujours rêvé d'habiter une maison de chef de gare!»

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Pourquoi les personnes de mérite sont-elles presque toujours sacrifiées aux personnes qui n'en ont pas, même par des gens de valeur? (Réflexion dédiée à une aimable dame de ma connaissance, sans omettre quelques messieurs.)

Cela semble, d'abord, extraordinaire; au fond, c'est fort naturel. Les secondes occupent une grande place dans l'ordre social. Les troisièmes en ont besoin. Quant aux premières, elles visent plus haut que les procédés de ceux qui déshonorent l'ingratitude, en la faisant cousiner avec le muflisme.

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Je me suis toujours étonné de ce que, parmi tant de beaux défauts à choisir, tant de gens se prononcent pour l'ingratitude, entre toutes, sans grâce et sans gloire. Cela vient, sans doute, de ce qu'elle se traduit par une abstention, au lieu de nécessiter un effort, et qu'il est toujours plus facile de ne pas accomplir un acte, que de l'exécuter.

Maintenant, il y a une réserve: qui n'entend qu'une cloche, n'entend qu'un son. Interrogez l'ingrat, il répondra souvent, s'il est sincère, que la reconnaissance lui pesait, que la démarche l'ennuya, parfois aussi invoquera la fatigue, la désuétude, l'oubli. D'autres se défendront, éclairant les débats d'un jour nouveau qui en modifiera l'aspect, les montrant fidèles aux bons offices, mais arrêtés dans leur élan par des événements survenus, des détails omis à la procédure.

Je leur souhaite de faire leurs preuves. En attendant, ce que l'on peut affirmer, sans crainte d'être contredit par les gens d'esprit et de cœur, c'est que d'avoir accepté, même fomenté, les longs efforts entrepris par quelqu'un de méritant, pour vous faciliter des combinaisons ou des connaissances qui devaient vous servir, et une fois la réussite obtenue, se laisser détourner pauvrement de la personne à qui elle est due, il n'y a rien de si ridicule en même temps que de si misérable au monde.

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Ceux qui prennent parti contre nous, pour des personnes avec lesquelles nous les avons mises en relations, commettent une inconvenance, et se donnent un ridicule. Elles se servent de ce qu'elles tiennent de nous, pour nous désobliger et nous déplaire. Elles sont comme quelqu'un qui nous verserait du poison, dans une tasse que nous lui aurions donnée, ou qui userait d'une arme due à notre générosité, pour lui porter un coup.

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Nous trahir, c'est, sinon nous atteindre, du moins nous approcher; nous ne devons pas le permettre à beaucoup. Quand nous voyons, je ne dis pas fléchir, ce n'est pas de leur ressort, mais «flancher» des âmes indigentes, prenons les devants, et commençons par nous dérober à leur déplorable étreinte.

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Le genre, je ne dirai pas protection, mot prétentieux que je remplace par cette tournure plus agréable: mise en lumière et en valeur des individus—ce genre, dis-je, assez noble, mais fécond en déboires pour ceux qui s'y adonnent, présente bon nombre d'applications de la fable des marrons du feu. A peine pourvus des premiers éléments de succès, que nous leur avons fournis en les préconisant, et leur procurant l'occasion de se manifester par nos soins, le pianiste, le peintre ne nous destine plus que ses grimaces, et porte ailleurs toutes ses risettes (dirai-je ses rosettes?). Une vieille fille genevoise, un mécène rasta, des demi-mondains font leurs choux-gras de ces vaches maigres. L'une aura les marches funèbres, pour ses funérailles au bord du Léman, l'autre, le portrait après décès, et les troisièmes, les menus dans le goût de Beardsley, pour leurs popotes esthétiques. Cela s'appelle pompeusement ingratitude; ce n'est peut-être que débarras. Tapins et rapins et Scapins opèrent ailleurs; et leurs premières lettres remplissent nos tiroirs, de pattes de mouches, qu'ils dirigeaient vers nous en tremblant, quand ils sont «venus, nus, de leurs provinces.»

Quelqu'un m'écrivait, récemment, à ce propos: «vos intentions sont excellentes, mais ne servent qu'à paver l'enfer. Autant dire, je m'empresse de l'ajouter, qu'elles remplissent de demi-gemmes, des demi-salons qui vous doivent leur moitié de lueur, et ne vous en savent aucun gré.

«Lorsque des débutants viennent vous trouver, vous en concluez qu'ils rêvent d'être fiers, et voilà le malentendu créé, mais pas pour longtemps. Votre éclat les attire, beaucoup plus que votre valeur. Par rapport à vos vues sur le monde, ils sont comme des enfants que leur mentor met en garde contre un buffet suspect. Il leur dit: «ne touchez pas à ces hors-d'œuvre douteux, à ce beurre sans garantie, ces fruits sont en bois, et ces truffes fabriquées avec les échantillons d'une maison de deuil. J'ai, dans ma cantine, des œufs du jour, du pain de ménage, du jambon de Prague, des pêches de Montreuil, du chasselas de Fontainebleau, vous n'allez pas vous gâter l'estomac.» Les pauvrets feignent de vous écouter, mais guettent votre départ pour se précipiter sur les fruits ligneux et les tubercules de drap, qu'ils trouvent succulents.

«Vous dites de même: «n'allez pas chez Madame Foutriquet, ne posez pas pour Niger, ne croyez pas plus au génie de Crétin du Valais, qu'au mysticisme d'Arthur Iscariote. Vos protégés font semblant de vous croire, mais vos index orientés n'ont servi qu'à leur désigner ce qui leur convenait, car, en réalité, ils ne veulent qu'élégance sans arbitre, peinture sans poison, fumée sans flamme et foi sans loi, en un mot, tout ce que l'étiquette d'un produit révèle de sa falsification, quand l'analyse de ses éléments constitutifs, dénués de tout rapport avec ce dont ils se réclament, mérite qu'un bureau vérificateur, conscient de ses droits, et soucieux de ses devoirs, lui inflige, sous peine d'amende, d'ajouter au nom d'une fleur ou d'un fruit, qu'il invoque sans titres, le mot «fantaisie».

«Rien d'étonnant à cela. Les milieux clairvoyants, dont vous assuriez l'entrée à ces néophytes, les auraient traités selon leurs mérites, avec discrétion et distinction, parce qu'ils étaient sûrs de faire déjà quelque chose pour eux, rien qu'en les accueillant. Les autres, qui ne s'illusionnent pas du tout sur le néant de leurs prétentions, cherchent à faire oublier leur non-valeur sociale, en administrant à tour de bras, aux proies faciles, de mielleux lavements d'éloges, qui leur tournent la tête, si j'ose m'exprimer de la sorte, sans manquer à ma métaphore.

«Il en résulte que ces malheureux, l'optique désorbitée par la suffisance, dans le salon de Madame Foutriquet, se croient chez Madame Récamier, posant pour Niger, pensent obtenir une séance de Ricard, lisant du Valais, ne doutent pas de feuilleter un volume de Loti, et, dînant auprès de Madame Iscariote, s'imaginent partager le repas de Jeanne d'Arc!

«Il en résulte aussi que leur faible cœur si, par miracle, ils se souviennent de vous, flotte entre la reconnaissance et l'ingratitude, quand ils s'entendent traiter de Velasquez ou de Chopin, et qu'ils jugent assez justement vous devoir tout cela, puisque c'est, d'une part, chez ces hôtes de rencontre, le désir de s'approprier vos créatures, et de l'autre, chez celles-là mêmes, le besoin d'échapper à votre joug tutélaire, mais impérieux, qui les a versés dans ces fondrières.»

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Je ne sais, si redouter les dons est un signe de fierté, mais ce n'est certainement pas un signe d'orgueil. Les vrais orgueilleux (je ne parle pas des vaniteux) ceux qui ont conscience de leur mérite, savent ce qui leur est dû, par suite, jugent que, de leur part, accepter n'est pas le contraire de donner. Ils laissent donc faire. Que le cadeau soit comestible facilite encore l'acceptation; la reconnaissance de l'estomac n'a pas droit aux mêmes exigences.

J'ai connu certaine dame que l'envoi d'une bourriche à elle adressée, mettait en colère: «je n'ai pas besoin de leurs faisans!» criait-elle. Et elle envoyait le gibier à des religieuses qui, par sa faute, enfreignaient la règle, et bravaient les anathèmes de l'Église, en même temps que l'indigestion. Cette dame était donc deux fois dans l'erreur.

J'ai vu un jeune homme rougir devant l'offre délicate d'un objet sans beaucoup de prix. J'ai même pensé, depuis, que cette rougeur venait peut-être précisément de cela.

Dans ce cas, elle était pour moi.

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Quand une personne témoigne un étonnement exagéré de vous voir dans un lieu brillant, où votre présence n'est pas moins motivée que la sienne (et souvent bien davantage…) cela prouve que cette personne préférait ne pas vous y voir.

S'il y a une chose évidente, c'est que la liste des noms cités, dans les insipides comptes rendus des réunions soi-disant mondaines, n'intéresse vraiment que les sots et les snobs. Par conséquent, si je cite l'exemple qui suit, c'est uniquement comme corollaire de la remarque précédente. Un titulaire de cette rubrique, avec lequel je n'avais aucune attache, ne manquait jamais de signaler ma présence en de telles occasions, même l'accompagnait de paroles louangeuses. Depuis que cette rubrique fut confiée à un de mes amis, il me faut, non seulement renoncer aux propos flatteurs, mais prendre mon parti de voir nommer le diable plutôt que moi. Il est vrai que ce ne serait peut-être pas le contraire.

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Lorsque nous parlons à de jeunes, même à de mûrs vaniteux, de l'estime que nous témoignent des gens de mérite, ils feignent d'éprouver quelque dédain pour ces voix autorisées, mais n'en pensent pas moins: «que serait-ce alors, s'il s'agissait de moi?» Puis, tout de suite, ils multiplient des démarches dans le but de se concilier ces hautes faveurs.» Quand ils croient que c'est fait, ils cherchent à nous les aliéner, puis les prônent.

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J'appelle reptation, cette manière que certaines gens ont de s'opposer à vous, sans se montrer, par d'autres personnes. On croit avoir devant soi quelqu'un de précis; pas du tout, ce n'est pas celui-là, c'est tel ou telle qui, du fond de l'ombre (latet anguis) «monte le coup», use d'une amitié puissante ou d'un intérêt partagé, pour susciter un mandant plus ou moins abusé, dans une direction opposée à celle de vos projets, loyaux toujours, quelquefois royaux.

Je sais des personnes qui excellent à cette action dissimulée, laquelle, évidemment, n'est pas belle, mais qu'il ne faudrait pas, après tout, juger sans indulgence historique. Les démissionnaires de la responsabilité, comme il faudrait les appeler, s'acquittent d'une fonction, qui est de manœuvrer secrètement, comme on s'y prenait dans les cours de la Renaissance, et généralement encore, dans toute haute ou basse cour, d'éluder les possibilités de représailles, et de jouer à cache-cache avec ceux qui pourraient demander raison ou compte. De tels invisibles appartiennent au groupe animé de ce que Fourier nomme l'esprit cabaliste, mais sans beauté de bravoure. Ce sont encore des cryptogames, mais sans les avantages de la champignonnière.

Il existe une pièce que je ne connais pas, mais dont j'ai lu le titre. Elle s'appelle: la peur des coups. Ce titre pourrait s'inscrire sur la pièce que ces faux ingénus ont jouée toute leur vie. Ce n'est rien moins qu'une belle pièce; le théâtre où elle se déroule n'a pas de frises, rien que des trappes. Elle pourrait aussi s'intituler: l'action des taupes. Ses personnages ne sont pas des éminences grises, plutôt des réticences grises. Elles choisissent, autant que possible, pour l'opération extérieure, des prête-noms en vue, dont l'éclat concentre l'attention, et qui, par suite, abritent mieux. On peut même dire que, dans le voisinage de presque toutes les créatures marquantes, il y a de ces reptants. Ce sont leurs insectes parasitaires. Il en est de médiocres, comme dans toutes les branches. Plusieurs se distinguent dans cette branche souterraine, ainsi que d'autres font dans les branches souveraines. Les vers qui suivent les caractérisent bien:

Quelquefois, on a l'air de faire le contraire
De ce qu'on devrait faire, et c'est là le grand art.
Tu n'arrives jamais, et moi j'arrive tard.

Des proches parents de ces occultistes sont encore les affectés, je veux dire ces personnes qui, vous voyant de loin venir sur une promenade, au lieu de vous adresser un bonjour ouvert, un salut riant, feignent de se plonger dans une lecture, dont le livre peut très bien être tenu la tête en bas. S'ils ne voulaient pas vous saluer, parce qu'ils ne vous aiment guère, cela deviendrait tout naturel; ce n'est pas le cas. Ce qu'ils veulent, c'est feindre l'étonnement, jouer la surprise, être arrachés à une méditation absorbante, tressaillir, presque sursauter en vous découvrant, s'excuser d'être des distraits, d'ailleurs avec beaucoup de grâce. Non moins que la collectionneuse maniaque du dix-huitième siècle, de laquelle un plaisant disait: «elle doit aller aux cabinets comme on y allait sous Louis Seize…», ils doivent eux, simuler, comme on le faisait sous les Valois et les Médicis. Toutes leurs paroles, leurs moindres actions se règlent sur le plan que je viens de dire, bien qu'il soit sans but; ils ont un pas précipité de personne affairée, qui vous fera une faveur en s'arrêtant, aussi, sera-ce les désobliger que, paraissant vous-même ne pas les voir, couper court à toute cette mimique. Ils brûlaient de dire des mots sans rapports avec leurs pensées, de multiplier des gestes séparés de leur inspiration vraie. Et cela, pas précisément par duplicité (c'est ce qui rend leur cas exceptionnel), par simple goût de la feinte.

Les renifleurs de traces ne sont pas loin d'être leurs cousins, qui, tout en nous haïssant, reconnaissent notre mérite. Incapables de distinguer, par eux-mêmes, ce qui constitue celui des gens, c'est sur nous qu'ils comptent pour le leur désigner. Alors, avides d'obtenir pour leur propre compte, «les honneurs du pied», comme on dit en terme de vénerie, ils s'acharnent sur ce parcours, ainsi qu'une meute sur une piste, et jusqu'à voir pleurer le cerf.

Pas une zone de nos intimités, plus ou moins désaffectées, où nous ne les retrouvions flairant notre passage, et jusqu'à nous dégoûter de ce que nous avons aimé, même quand nous ne l'aimons plus.

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Les avances ne sont jamais bonnes, elles disproportionnent les circonstances et renversent les rôles, mettent celui qui les fait dans un état d'infériorité, même s'il est mille fois supérieur à l'autre, qui tire de cette démarche une raison de se croire important et de faire le difficile.

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Les personnes qui abordent, font bien de surveiller leurs propos d'abordage, si elles veulent éviter des collisions.

Deux choses que l'on ne veut pas s'entendre dire, c'est quoi que ce soit tendant à signifier que l'on vous trouve mauvaise mine; car, alors, on meurt d'envie de répondre à cette réflexion, que l'on a soi-même pris celui qui eut l'imprudence de la risquer, pour le Lépreux de la Cité d'Aoste.

Encore une remarque fâcheuse et fâchante, c'est l'autre, qui paraît trouver que vous avez plus ou moins semblé sortir de la circulation. Ce qui vient, alors, à l'esprit, c'est de dire à l'imprudent, qu'on lui a trouvé l'air de sortir de derrière un coffre.

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Les personnes costumées exigent tant de compliments, pour la peine que leur a donnée ce supplément de travail dans leur toilette, qu'elles en sont presque insatiables. Mieux vaut donc, peut-être, ne pas leur adresser la parole, en de tels moments, et leur dire, le lendemain, qu'on a été cloué par l'admiration, ou qu'on ne les a pas reconnues.

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C'est un amusement que de voir, dans les après-dîners des intérieurs fastueux, plongées dans des fauteuils, dont la majesté atteste qu'elles digèrent, des personnes dont on devine qu'elles supputent, et additionnent, et récapitulent les avantages sociaux lentement et péniblement conquis.

L'une d'elles se distingue dans cette forme d'expression de l'émotion, qui associe le gros intestin au Grand-Livre, sans omettre le Gotha et le Talmud. On devine qu'elle rumine, non seulement comme un bœuf, mais comme la grenouille qui croit l'égaler. «Je vais chez ceux-ci—pense-t-elle—je reçois ceux-là, et par surcroît, dans l'appartement que j'ai eu le bon esprit de louer chez les Legrand, un nom qui donne des idées de grandeur. J'ai, au-dessus de ma tête, les de Faramond, et sous mes pieds, les de Sainte-Croix, ce qui me fait jouer le rôle de sandwich entre le Trône et l'Autel. En un mot, j'ai inventé la location sérénissime, et la quittance-titre de noblesse

La malheureuse ne voit pas que tant de magnificence aboutit à un double zéro, qui n'a pas pour soi, comme celui de Kummel-Eckau, de représenter une marque.

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Quel conseil donner à un fiancé laissé pour compte, qui ayant trop vite annoncé le projet d'union, ou découragé par une découverte de viager, vient vous consulter sur l'aléa de retourner les cadeaux déjà reçus, ou de les conserver à titre de «consolations» comme dans les loteries de famille? Alternative spécieuse. Rendre n'est pas agréable; risquer de s'entendre réclamer n'est guère plus plaisant. Un ustensile, qui devait servir au ménage, si c'est une bouilloire, ne pourra que chanter des couplets de facture, en rappelant la dot, sur laquelle on comptait, et si c'est une couche, remémorera méchamment que la fiancée d'Abydos, du Cantique ou du Timbalier, vous y voyait entrer sans confiance et vous en voit sortir sans regret.

«C'est sans doute une de ces fiancées-là qui va trouver, un jour, un vieil ami, pour lui annoncer son établissement heureux (ce n'était pas le premier) avec un personnage en vue, dont elle fait valoir les mérites et les avantages. L'autre ne bronche pas, assez malin pour savoir qu'il y a beaucoup de circonstances, dont celle-là, en face desquelles une appréciation devient un ridicule, et un conseil, une inconvenance. Cependant, comme, vis-à-vis de lui-même, il ne voulait pas encourir certaines responsabilités, en ce qui concernait sa visiteuse, il dit, en la reconduisant: «n'oubliez pas, ma petite, que vous épousez une canaille

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Méfiez-vous de ces jeunes demoiselles, que l'on est convenu d'appeler des «petits Greuzes». Leurs yeux baissés regardent ce qu'ils ne devraient pas voir.

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Madame X… a maigri de quatorze livres, depuis la disparition de son protecteur. Pourquoi pas de quinze?

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Il y a la dame qui reçoit à quatre heures et demie, et celle qui reçoit à quatre heures trente. Un monde entre ces deux hôtesses! La première, affable et douce, coiffe sa théière d'une mitre capitonnée, afin de protéger le breuvage du retardataire, qui, longtemps après, le trouvera parfumé et fumant, comme, souriant, le visage de l'Amie. La seconde, passé le quart d'heure de grâce, à l'heure militaire, roulera des yeux furibonds, refusera croquignole et nonnette, non sans avoir fulminé: «une autre fois, regardez la montre, ou brossez-vous le ventre.»

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Les mots de femmes contre femmes prennent parfois une forme bien incisive de cruauté méprisante. Quand Mademoiselle de Z…, pour sauver de la famine, elle et ses parents, accepta de faire un mariage assez riche, mais plus que regrettable, une dame qui la vit passer remplumée, quelques mois après, se contenta de dire: «elle mange maintenant.»

Cette forme de cruauté verbale, de femme à femme, qui n'est peut-être qu'une forme de rivalité, ne désarme même pas devant les cyprès. Comme un chroniqueur décrivait avec onction la profonde mélancolie planant sur une assemblée, réunie autour de l'obit de je ne sais plus quelle mondaine célèbre, une contemporaine décocha: «elle avait donné tant de dîners!» A cette sceptique, la suprême prière apparaissait comme la visite de digestion posthume, le p. p. c. de l'estomac.

Les deux dames qui ont émis ces phrases sanguinaires, devaient avoir des figures aux lignes rondes. J'ai observé que cette forme de visage est souvent celle de personnes à la dent dure. Pourquoi? Le contraire serait plus vraisemblable: lignes coupantes, paroles tranchantes; lignes molles, propos bénins. Il n'en va pas ainsi. Je ne sais comment l'explique Lavater.

La plus grande marque de férocité pure qu'il m'ait été donné de constater, me fut fournie par une dame dont le faciès ressemblait à un petit ballon, sur lequel on aurait peint des pommes, des prunes, des guignes, pour représenter les joues, les yeux, la bouche. Or, un jour que l'on parlait d'un homme qui ne lui avait fait aucun mal, et qui venait d'être blessé sur le terrain, dans des circonstances de bravoure, elle dit gentiment: «quel dommage qu'on ne l'ait pas tué!»

Notez qu'elle proféra cela, de l'intonation dont elle aurait formulé: tarte à la crème! Je vous le répète, c'était une replète, une rondelette, ce que l'on est convenu d'appeler une boulotte. Vous voyez que les boulottes n'y vont pas de main morte; plutôt de main à vous tendre, dans une seule poignée, l'épée de Damoclès, l'aspic de Cléopâtre, la ciguë de Socrate et le poison de Borgia.

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Il n'est pas rare d'entendre mettre en balance la valeur morale de l'un et de l'autre sexe; ma foi! je crois à l'égalité; peut-être, avec un supplément de générosité pour la femme, quelquefois (surtout dans le peuple); mais aussi, avec une supériorité de rouerie.

Exemple: Dalila et Ariane sont deux bonnes amies, les deux meilleures amies du monde. La seconde se plaint à la première: son mari la délaisse, elle ne sait pour qui. L'autre rassure: «il vous reviendra…» continue de répondre à l'épouse désolée, la confidente dévouée. Mais elle n'en poursuit pas moins son intrigue avec le mari, qu'elle finit par chiper à la trop confiante Ariane.

Cette forme de perfidie est tout de même d'un tour coquet, dont le sexe fort serait incapable.

Maintenant, il y a une représaille. Dalila élève une nièce, qu'elle surveille jalousement. La jeune personne, cela va de soi, fréquente les amis de sa tante. Elle file avec le meilleur, et télégraphie à sa parente désolée: «nous nous aimons, nous sommes heureux.»

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Certains courriéristes se croient permis d'écrire: «cette peste de Saint-Simon, comme s'il s'agissait de «Petite Peste», pièce à succès, dans un théâtre des Boulevards.

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Un de nos amis, fondateur d'une élégante société d'art, avait sollicité, de la duchesse de Chiche, l'honneur de l'inscrire parmi les membres de ce groupe restreint, mais choisi. Au bout d'une année, la Grande Dame écrivit pour dire qu'elle retirait sa cotisation, mais qu'elle voulait bien laisser son nom, si ça faisait plaisir. L'artiste répondit que ses moyens ne lui permettaient pas d'accepter les plaisirs chers. Évidemment cet homme jouait de malheur. Déjà une dame qui lui avait dit: «je vous donnerai mon talent» se trouvait ne pas en avoir; et voilà que celle, qui lui tendait son nom tout sec, se trouvait lui en offrir un qui n'était pas Tibidabo.

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C'est, en province, une distraction, à la fois, économique et somptueuse, que la lecture, au cours des chroniques mondaines, du détail des cadeaux de noces. Je l'ai observé, dans les années fastes, l'éventail domine; au contraire, dans les jours incertains comme ceux que nous traversons, c'est le parapluie qui l'emporte, et semble avoir mission de protéger les nouveaux époux contre les averses du divorce. Seulement, il y a parapluie et parapluie. Naturellement, celui envoyé par la Comtesse de Chevigné, ne saurait avoir l'aspect rifflard de ses congénères; c'est un en-tout-cas élégant, même un peu Russe, deux mots devenus presque synonymes. On le dirait offert en vertu d'un ukase.

Les «fourches» ne sont pas moins à la mode. Elles ont beau être en diamants, leur vocable ne me plaît pas, dans une description de corbeille. Je lui trouve quelque chose de rustique, ou d'infernal, qui, sous le premier, pas plus que sous le second de ces deux aspects, ne me semble adapté à la circonstance. Caudines serait encore pis.

Par exemple, ce qui m'émeut jusqu'aux larmes, ce sont les «petits boutons» offerts par Madame Legrand, qui, je ne sais pourquoi, depuis quelque temps, n'apparaît plus «née Fournès». On croit voir, après les majestueux apports des Rois Éthiopiens, des mages souverains, la touchante et modeste offrande d'une bergère, conduisant ses petits boutons, comme l'autre aurait fait de ses petits moutons. Ce n'est rien, et, à cause de cela, c'est attendrissant. On pense, malgré soi, aux vers d'Hugo:

La plus belle feuille du monde
Ne peut donner que ce qu'elle a.

Plus rien du gros parapluie de tout à l'heure, à peine un pépin, le noyau d'un fruit, la queue d'une cerise.

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«Sa Majesté l'Impératrice Eugénie a télégraphié, hier, du Cap Martin, où elle se trouve, en ce moment, pour demander des nouvelles de la santé de Madame Arthur Meyer

Évidemment, cette dépêche s'imposait. Tout de même, l'appareil Morse a quelque chose d'encore insuffisant; l'on voudrait un câblogramme, ou tout au moins un télégramme sans fil, grâce auquel la nécessité des ondes hertziennes se justifierait enfin.

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A un ethnographe, qui examinait Madame Boose, on demanda la raison de cette curiosité ou de cet intérêt. Il répondit: «je pense que, sans Christophe Colomb, elle aurait peut-être existé, mais nous ne l'aurions jamais connue

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Rien de plus facile à apprendre que la fausse majesté. Elle rentre dans les attributions du m'as-tu-vu, dont elle ne dépasse pas les moyens. C'est du cabotinage pour parents et du jeu pour nègres. J'ai lu la Case de l'Oncle Tom, quand j'étais enfant. Je me souviens de l'impression que me causa cette phrase, décrivant les façons d'une petite marronne, qui se promenait affublée de je ne sais quel oripeau, avec des airs de «reine de théâtre en répétition». Les grands airs de beaucoup de nos Altesses ne dépassent pas cette sérénité de charade. Voilà trente ans que nous voyons essayer de se poser sur nous, avec majesté, sans le moins du monde y réussir, des faces-à-main, qui se prennent pour des sceptres, et sont tout au plus des battes. Il y a belle lurette que nous avons dépassé de beaucoup de coudées, leur rayon visuel, et même leur orbite planétaire. Ils continuent de prendre des grands airs dans le vide, qui le leur rend au centuple.

La Princesse Mathilde, qui ne manquait pas, tous les jours, d'esprit, a peut-être cru en avoir, mais en a manqué certainement, le jour qu'elle a envoyé à Taine une carte P. P. C., parce qu'il avait parlé de Napoléon, sur un ton qui déplut à Saint-Gratien. C'est toujours un peu trop flatteur pour soi, de prendre la défense des Grands Hommes. Mais elle n'a pas manqué d'esprit, quand elle a répondu à quelqu'un qui lui parlait de la chose: «je ne peux pourtant pas laisser maltraiter un parent sans lequel je serais marchande d'oranges sur le quai d'Ajaccio.» M'est avis que cette marchande d'oranges-là sommeillait dans le cœur de l'Altesse. Elle en est ressortie un jour de colère. C'est elle qui a trouvé le mot. Tant mieux! Il était joli.

Et puisque les anecdotes fugitives illustrent bien les vérités éternelles, voici un épisode assez instructif, qui met en scène Emma et Aline. La première, d'extraction à la fois brillante et médiocre, avait flori, je ne dirai pas sur des genoux couronnés, puisque ce n'est pas sur ce point de l'individu que la couronne se place avec avantage, mais dans des girons appartenant à des académies, dont l'autre côté touchait à des trônes. Aline venait de plus loin, de plus haut, de mieux.

Un jour qu'on lui demandait son sentiment, à propos de son amie, formée dans les cours, non pas de celles où s'exerça «la Sérénade du Pavé», d'Eugénie Buffet, mais de celles où l'on chante le Te Deum, les jours de victoire, elle répondit angéliquement: «ne plaisantez pas, je vous assure qu'Emma est encore étonnante, pour une personne qui a été mal élevée

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J'ai reçu, d'un éditeur nouveau-jeu, cette lettre typographiée: «votre nom étant cité, dans les «memoranda contemporains», de Monsieur… (ici, le nom d'un auteur de notre connaissance) que nous nous proposons de publier, nous avons pensé qu'il vous serait agréable de savoir que cet ouvrage est actuellement en préparation, et que vous pouvez, dès maintenant, y souscrire.»

J'ai répondu: «si je m'empresse de souscrire au livre dont vous me parlez, c'est, j'ai hâte de l'ajouter, pour le plaisir de le lire, et nullement sous l'influence d'une préoccupation personnelle, qui ne me paraît avoir, Monsieur, aucun rapport avec la lecture.»

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Émile Berr, qui est homme d'esprit bien que je regrette un peu de le voir se vouer, depuis certain temps, à la reproduction volontaire de ces petites phrases bourgeoises, lesquelles me remettent en mémoire un opuscule devenu rare, et dont je m'amusais dans ma jeunesse, Un peu de ce qu'on entend, tous les jours, par Vivier, le corniste, Berr a écrit, dans un gentil livre, qu'au début des traversées, beaucoup de passagers se parlent entre eux, un peu au hasard, entament des expériences de relations et des essais de caractères; à mesure que le voyage avance, les mêmes groupes se reforment, les mêmes se referment; les affinités ont agi, électives ou divellentes; qui s'est assemblé, s'est rassemblé. C'est comme cela dans la traversée de la Vie.

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Pour peu que cela vous amuse de voir dénoncer l'insuccès d'une pièce, guettez l'entrefilet se rejetant sur les accessoires et qui les exalte, sans plus reparler du texte. Ne pouvant plus compter sur le dialogue, on se raccroche aux à-côté.

Le décor du premier acte a été copié sur le Salon des Singes de la Bibliothèque Nationale. (Heureux singes! Ils ne sont pas comme les spectateurs; ils peuvent et doivent s'amuser). L'écharpe de cachemire, portée, au second acte, par Mademoiselle van den Putte, a vraiment appartenu à l'Impératrice Joséphine. L'ovale, ornant la paroi de gauche, dans le cabinet du trois, fut tout spécialement brossé par Madame Lemaire. La statuette du cinq est une esquisse de Rodin. L'on voit que ça se corse. Tout de même ce dérivatif prend rarement les proportions de ces tapisseries de Tamamès, et qui servaient de fond, en Espagne, à la dernière pièce d'Hervieu. Je me demande si la trame la mieux nouée n'a pas quelque peine à lutter avec un tissu aussi fascinant pour «les beaux yeux de la cassette».

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Monsieur Georges Cain passe pour un homme aimable. Maintenant, l'est-il tous les jours? Jugez plutôt. Il va rendre visite à ses amis Monsieur et Madame Lavedan. A dix-sept kilomètres de l'habitation, il hésite sur la route à prendre; puis il conclut: «une gardeuse d'oies nous a renseignés.»

Je sais bien qu'au jeu d'oie, renouvelé des Grecs, ceux de ces oiseaux dont le bec va de l'avant, désignent la marche vers l'avenir; malgré tout, je n'aime pas cette gardeuse d'oies, qui me semble une singulière indicatrice, dans une circonstance spirituelle. Si j'avais le bonheur d'aller rendre visite à Monsieur et Madame Lavedan, il me semble que je trouverais mon chemin tout seul. Mais, dans le cas contraire, j'interrogerais une gardeuse de cygnes.

Ayant appris qu'une pièce de Monsieur Lavedan n'avait pas eu de succès, j'en conclus que ce devait être la meilleure, de tant de meilleures. Elle avait pour sujet, in illo tempore, les folies du modern style. N'ayant pas eu le plaisir de la voir, je voulus me donner celui de la lire. Elle n'avait pas été publiée.

C'est une des choses qui m'ont étonné dans ma vie; elle m'étonne encore. Comment l'expliquer? Depuis quand les écrivains de mérite souscrivent-ils, dans cette proportion, au jugement du public? J'avais toujours cru le contraire. C'est même pour cela que j'ai accueilli, sans crédulité, un invraisemblable mot attribué à Richard Strauss. Après la triomphale répétition d'un de ses ouvrages, acclamé par les musiciens de l'orchestre, le célèbre compositeur aurait dit: «quand une œuvre rencontre un tel accueil auprès des artistes, elle ne peut que réussir auprès du public.»—Je ne crois pas du tout cela; je crois même tout le contraire.

Richepin exalte feu Claretie, pour avoir produit quarante romans, vingt pièces, quinze livres d'histoires, cinq de critique littéraire, et six de critique d'art, connu le tirage à cent mille et le souper de centième. Que restera-t-il de tout cela? Probablement la carte à payer, à un comptoir qui est un compteur, et n'enregistrera que des centimes.

Trente-trois éditions du petit roman d'un auteur pour dames, ont été vendues en trois jours, «un pareil succès fait date dans l'histoire littéraire», écrit un journal. Je le répète, ce qui a fait date dans l'histoire littéraire, c'est le premier volume de la Légende des Siècles.

Je ne sais plus qui félicite, je ne sais plus quel autre, d'être «sorti des brumes distinguées qui lui valurent l'estime de snobs, mais ne lui promettaient pas beaucoup de lecteurs.»—Entendons-nous, l'estime des snobs, ce n'est pas enviable; tant de lecteurs ça ne vaut guère mieux. Ce qu'il faut, ce sont les quarante têtes incorruptibles desquelles Rivarol a parlé, et qui ne s'inclinent pas devant le faux mérite, dont elles représentent l'épreuve. Est-il bienséant d'ajouter que Rivarol ne voulait peut-être pas parler de l'Académie?

Mais ceci ne représente que l'indifférence aux jugements obscurs et contradictoires de Démos; il y a mieux, il y a, non seulement l'acceptation, mais presque l'appétence de l'hostilité qui sauve de la dilution, de la débilitation par l'atmosphère louangeuse, mais préserve de la distraction, par l'éloignement, et assure l'élan par choc en retour. A ce propos, je sais peu d'aussi expressifs jugements que celui rendu par Marcel Proust, sur l'art et le caractère d'un de nos amis. Il mériterait d'être inscrit en italiques, dans un beau livre, pour l'éducation des jeunes gens qui croient au sourire: «vous vous élevez au-dessus de l'inimitié—lui écrivait-il—comme le goëland, au-dessus de la tempête, et vous souffririez d'être privé de cette pression ascendante.»—Ce n'est évidemment pas en faisant des risettes, guignant des rosettes et multipliant des courbettes, que l'on mérite de telles appréciations. Elles ne se dérangeraient pas pour si peu.

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Je tiens mes investigations soigneusement éloignées de tout ce qui pourrait toucher à la politique, quod a me alienum puto; mais enfin il y a des points par où la politique touche à la littérature. Alors, quand je lis, dans une feuille accréditée, que Monsieur d'Estournelles de Constant est «de toutes les erreurs», je ne puis m'empêcher de me souvenir qu'il s'agit d'un titulaire du Prix Nobel. Serait-il donc, lui aussi, sujet à l'erreur? Va-t-il falloir douter encore de celui qui a été attribué à Monsieur Mæterlinck? Il ne manquerait plus que cela!

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J'ai vu que de jeunes personnes avaient reçu un collier de perles (je ne dis pas Técla) pour avoir dit qu'elles voudraient être Monsieur Rostand, ou Napoléon; je ne sais plus bien lequel des deux. Tout dépend de la grosseur des perles. C'est donc, au fond, une question d'ostréiculture. Etre le premier paraît tenir d'une flammèche dont on pourrait dire: «dans flammèche, il y a flamme, et il y a mèche.» Etre le second (je veux dire Bonaparte) a des chances de rallier la faveur de Monsieur Masson, qui est bien appréciable.

Mais tout cela n'offre qu'un intérêt secondaire. Ce qu'il faudrait savoir, c'est ce qu'on eût donné à la dame, qui aurait voulu être Arthur Meyer.

Par ailleurs, de jeunes sportifs, consultés, ont répondu qu'ils voudraient être le boxeur Carpentier. Mais puisqu'ils ne le sont pas, on ne les voit exposés à recevoir qu'un collier de «paings».

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J'ai vu un homme populaire venir parader sous le regard d'une foule. Il portait sous son bras, un tabouret en forme de socle, qu'il a installé devant soi, comme un acrobate fait de son tapis portatif. Il s'y est guindé, a fait trois petits tours, en agitant son paillon et ses paillettes, puis s'est écrié, à diverses reprises: «vous voyez bien que je suis en plomb

L'auditoire a répondu: «laissez-nous tranquille, vous êtes en or. Seulement, il y a une autre chose que vous êtes, c'est malhonnête, de prétendre le contraire, puisque c'est nous dire que nous n'y connaissons rien. C'est vous qui n'y entendez rien. Pas un mot de plus! Quand nous avons décidé que vous êtes en or, restez en or, tenez-vous-le pour dit, et filez doux

L'homme est reparti, d'une part, penaud de n'avoir pas fait sa preuve; de l'autre, content de n'avoir pas été pris au mot. Le public n'entend que ce qu'il peut, le bruit de son oreille; ne voit que ce qu'il veut, le bout de son nez. Deux fois moins que rien.

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J'ai reçu, ces temps derniers, une enveloppe sur laquelle il y avait écrit: «fumisterie d'art». J'ai cru d'abord qu'il s'agissait d'une Exposition de Peinture. Pas du tout, le contenu était plein de choses intéressantes et utiles, des calorifères, des poêles, des ramonages, des conduits de fumée.

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Un article qui s'intitule «l'art de partir», devrait, pour ne pas mentir à son titre, commencer par être bref. Quand, au lieu de cela, il dépasse la seconde colonne, et après avoir ronronné, s'achève sur cette conclusion que partir est décidément très triste, on se range à cet avis qu'il aurait très bien pu partir une colonne plus tôt.

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Le Prince de Beauvau a rapporté de sa visite au Canada, d'aimables notes, que Barrès fait précéder d'un viatique affectueux et excellent. «Les colombes—nous dit le jeune voyageur—chantent, sans fatigue, le peu qu'elles savent.» Oh! que j'aime ces colombes Canadiennes, que devait apprécier l'oiselier fameux des colombes Borromées! que j'aime ces colombes qui ne rêvent pas de nasiller comme des phonographes, et se contentent de roucouler, plutôt que de rater des roulades!

Hélas! toutes les colombes sont devenues enragées.

Récemment, une plumitive, a surgi, non plus adolescente et couronnée de pampres, à la façon de Bacchus, celle-là, non point adulte et casquée d'or, ainsi que Minerve, mais coiffée d'un toupet plus audacieux que celui du Riquet à la Houppe fameux, par ailleurs aussi indigent que celui de Cadet Roussel, aux trois poils célèbres. Quant aux pieds que cette néophyte qui ne doute de rien, et surtout pas d'elle-même, croit devoir fourrer dans tous les plats, où les précède son nez sans narines, je vous réponds qu'ils ne sont pas allégés d'ailerons, à la guise de ceux de Mercure, mais chaussés de sabots en plomb, qui font les légers, et confondent le pas de l'Ours avec la danse des Sylphes, après avoir embrouillé le menuet avec la bourrée.

Jamais le siècle des improvisés de tout genre, entre lesquels nous vivons, n'aurait osé rêver pareille création ex nihilo, dans le département des cryptogames. Jusqu'à ce jour, le Marquis de Carabas avait battu le record de la génération spontanée; mais la Marquise de Charabia lui coupe l'herbe sous le pied, et cette herbe me paraît venir tout droit et tout dru, de la prairie où se tient le conseil pestiféré du bon La Fontaine. De cette prairie remontent tous les mornes airs dont l'ocarina ne veut plus, et qui étonne même les batraciens. Les plus vieillottes, les plus falotes des plaisanteries sur Wagner reparaissent dans des soi-disant articles, dont ne voudrait pas un Fœmina du Négus.

Et ce sont des attendrissements sur le gibier, qui se passerait d'être mangé à cette sauce, et des réflexions sur le dîner en ville, dans un style qui fait penser au dîner des Aïssaouas, lesquels mangent du verre pilé et avalent des sabres.

La dame, qui a sans doute trop à faire pour apprendre à écrire, aime beaucoup ce verbe faire, et l'emploie à tout bout de ligne, pour gagner du temps et tondre sur le reste. Elle a «fait Palerme et d'autres coins», sans compter ceux qu'elle nous «bouche» (pour parler comme elle), et vante les choses qui «font gai», non moins que celles qui «sentent cher». Je n'insisterai pas davantage sur l'écriture de la dame, qui, si elle était sincère, l'appellerait «l'écriture tesson de bouteille», et n'en parlerait plus. Peut-être bien consentira-t-elle à ne plus parler; mais elle se résignera mal à ne plus gribouiller, et les presses gémiront, pour préparer le lecteur à faire de même. En attendant, elle est celle auprès de qui la Duchesse de Verluise représente Malherbe; elle «se coule dans ses bottines» (sic), et dans l'esprit des amateurs de bonnes lettres.

Quant à ses connaissances et à sa philosophie, j'en laisse juger. Elle nous dit: «la hideuse, la terrassante maladie, qui anéantit tout en vous et autour de vous: projets, travail, lumière de la vie, qui vous fauche sans vous tuer, et vous laisse des yeux pour voir, un cerveau pour comprendre et des forces pour souffrir.»

Évidemment la dame ignore que Pascal et Heine ont tiré de leurs indicibles maux, le premier, ses plus sublimes clartés, le second, ses plus vifs éclats.

Et elle «poursuit sa carrière», comme le dieu de Jean-Baptiste Rousseau, blâme les nouvelles danses, affirme que, pour en revenir à la vieille tradition française: il faut se remettre à valser.

Pardon, excuse, dame «hyperboréenne des anciens jours», ainsi que Baudelaire vous aurait peut-être appelée, le mot valse s'écrit walse; Musset a expliqué pourquoi, dans deux vers connus.

Un jour, un des soi-disant articles dus à cette plume, ensemble raseuse et ébarbée, tomba sous les justes, mais sévères regards de ma cuisinière, qui n'aime pas le travail bâclé, ce qui fait que je la garde. Elle y jeta les yeux dédaigneusement, puis elle conclut: «si c'est ça qui s'appelle écrire, j'aime mieux faire du hachis

L'habitude des émotions fortes, le goût du looping, et même du doping (mon cordon-bleu, qui pratique Berlitz, est fort préoccupé de savoir si Monsieur de Montbel triomphera dans l'affaire de Bonbon Rose), ont changé les motifs d'inspiration de nos domestiques. Schwob a noté que l'odeur des pommes blettes agissait fortement sur le génie de Schiller. L'odeur du sang agit de même sur cette Madame Vatel héroïque. Les jours (rares!) où le journal ne lui présente aucun assassinat sensationnel, ses ragoûts sont ternes. Une secousse sismique, un coup de grisou, des vivants ensevelis, des morts décorés trop tard, lui font faire de bonnes sauces. Cette femme aurait dû servir à Herculanum. Mais, je l'ai observé, l'adultère n'agit pas sur l'art d'accommoder les restes.

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Ce qui suit, je le prends, (nullement comme cible, car, je n'y mets pas, cette fois, d'intention de malice) mais comme type des exercices de mnémotechnie, infligés aux sociologues mondains, par l'état actuel, et qui rappellent ces dictées de Compiègne, que Feuillet et Mérimée hérissaient pédantesquement de difficultés grammaticales, pour éprouver la syntaxe des invités de séries.

On parle d'une cérémonie religieuse, à propos d'une adolescente de nom Israëlite. L'esprit, tout aux fêtes du Ramadan, se met en marche dans la direction de la Rue de la Victoire. Pas du tout, il faut rebrousser chemin: c'est une première communion qui vient de se célébrer. L'esprit se met en route dans la direction de Chaillot. La marraine de cette jeune personne privilégiée n'est autre qu'une Grande Duchesse Russe, qui assiste à la cérémonie. L'esprit se dirige alors vers la Rue Daru. La mère de l'enfant est née Chevigné. L'esprit s'achemine vers le théâtre d'Orange où ce vocable triomphe, mais non sans passer par la chancellerie, où le nouvel époux de cette dame, Monsieur Wiener, sollicite et obtient de changer son nom pour celui de Croisset, ce qui fait dire à Gustave Herbeau, sans fiel, mais non sans gaieté, «le nom de Wiener est à prendre, j'en veux

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L'abbé Lemire se voit refuser la communion par le curé d'Hazebrouck. Il en fait faire le constat (du retrait de l'Eucharistie, rien que ça!). Saint Thomas d'Aquin (troisième partie, question 80, article 6) et Saint Alphonse de Liguori (numéro 50) justifient de ce traitement.

Maintenant, il faut bien en convenir, beaucoup de gens n'y voient aucun intérêt. L'Eucharistie, c'est devenu comme une sorte de Joconde pieuse, quelque chose d'énigmatique, de lointain, d'exagéré, de désuet. Quand le chef-d'œuvre de Léonard s'est retrouvé, j'ai entendu un jeune homme de bonne foi dire avec sérieux: «croyez-vous vraiment que cela ait tant d'importance?» Et pour ramener l'attention défaillante sur le plus émouvant des objets d'art, il fallut donner des détails piquants sur la vie privée du recéleur.

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Une des plus déplorables attitudes des gens dits du monde, c'est leur impéritie, presque leur hébétude en face d'un envoi de livre, qui les frappe—selon l'expression de Baudelaire—«comme le tonnerre fait de certains animaux

Quelques-uns, pour masquer leur incompétence, se répandent en remerciements rapides sur le seul don, mais sans les motiver, car ils ne parlent pas du volume; quelques-uns accusent réception, comme d'une paire de chaussures à un cordonnier, ou d'une bourriche, à un camarade; aucun ne se hasarde au seul acte indiqué, désiré, souhaitable, que seuls accomplissent ceux qui ne sont pas du monde, à savoir: vous parler de votre ouvrage, prouver par une citation délicatement ou ingénieusement élue, qu'ils ont lu, senti, compris; non, les mondains, outre qu'ils en sont incapables, craignent de formuler une appréciation, quelle qu'elle soit, de se prononcer et de voir leur revenir un jugement à eux attribuable et qui les compromette.

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Pourquoi y a-t-il des gens qui s'adressent aux bouches d'égout, quand ils désirent entendre parler de leurs amis, et disent-ils, après cela, que la voix publique n'est pas favorable à ces derniers? Il y a vox publica et via publica.

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Modèle des phrases délicates que tournent les journaux bien pensants autour des pirouettes nocturnes d'une danseuse: «jadis l'étoile indiquait le chemin aux rois mages. Cette fois encore, c'est vers l'Étoile, Anna Pavlova, que se dirigent ses fervents, qui voudront la contempler…»

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Quand les actrices cessent de jouer des rôles offerts à toutes, auxquels elles impriment la marque de leur personnalité, quand, au lieu de cela, elles font écrire des pièces pour elles, elles cessent d'être des artistes, plus rien que des mannequins promenant sur la scène des sentiments de commande et du dialogue sur mesure, comme d'autres un chapeau ou un chiffon qui s'assortit à leurs cheveux ou fait valoir leur teint, plutôt que de les amplifier en les transfigurant.

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Celle des démangeaisons contemporaines qui produit les plus grosses cloques, en même temps que les ampoules les plus vides, vient de la tarentule balkanique. Peut-être ne serait-il pas impossible d'en signaler des exemples antérieurs; mais, pour nous, elle date de Carmen Sylva, de qui la manifestation apparaît comique, au point de ne pouvoir être surpassée dans le genre. Je veux dire un lyrisme falot et follet que la dame prenait au sérieux chaud comme braise et dur comme fer, et s'imaginait naïvement confiner au sublime. Son élève, disciple et copiste, la grosse Vacaresco, emboîta le pas et se mit à pondre du dithyrambe au mètre et pour petites bourses. Aujourd'hui la bru de feu la vieille souveraine ne laisse rien à désirer sur le terrain censé artiste. L'an dernier, elle faisait représenter chez le bénévole et coupable Rouché, une œuvre soi-disant dramatique et composée pour distraire une fillette malade. La maman l'est bien davantage. Cette année, elle s'attaque au genre de Perrault, dont l'aune de boudin devrait bien lui sauter au nez, pour lui apprendre à éviter les confusions de genre, et elle ridiculise les Quarante auxquels elle arrache des préfaces qui suent le snobisme, la flagornerie et la pommade.

Carmen Sylva, je l'ai noté ailleurs, s'était fait photographier tendant à une madone terrifiée une couronne de papier et une lyre de carton. Sa belle-fille la dégote et se présente à l'appareil, sous forme de cette madone elle-même, entre deux flambeaux géants, accommodés pour l'électricité ou pour le gaz.

Je l'ai dit, ce genre de cocasserie est essentiellement balkanique; nulle part ailleurs on n'en relèverait de traces, sauf chez la Duchesse de Verluise, qui les a contractées de la monumentale Hélène, et chez la Baronne de Pierrebourg, qui n'offre pas, que je sache, de rapport ethnique avec la Bulgarie ou la Roumélie. Néanmoins, sur ce propos, il serait prudent de consulter Gyp.

Mais ceci, je le répète, ce sont des cas follets et falots; le plus curieux, c'est s'ils pouvaient s'allier avec le mérite. Or ils le peuvent. La Comtesse Mathieu de Noailles, qui débutait avec des dons charmants, dans «le Cœur innombrable», et même une sorte de génie atmosphérique, végétal, frutescent et olfactif, en a perdu la plus grande part et ne fait plus que se rabâcher depuis qu'elle s'est mise à courir les prix, les croix et les Académies, encore une forme de la tarentule balkanique.

Seule, la Princesse Bibesco s'est tenue à l'écart de l'insecte irritant et demeure à l'abri de l'odieuse piqûre. Il lui suffit de rester l'auteur de ces ravissants «Huit Paradis», que j'appelle le chef-d'œuvre de Loti, et de fêter l'anniversaire de Napoléon, en lui découvrant une fille qui laisse d'agréables Mémoires, que l'aimable Princesse orne d'une préface pleine d'élégance et de goût, d'autorité et de maîtrise. Et, pendant ce temps-là, elle laisse les reines cabotines compromettre la souveraineté, comme les muses m'as-tu-vu compromettre la poésie.

....... .......... ...

J'en étais là de ma lecture, et loin d'être au bout, quand l'absente revint. Elle semblait de meilleure humeur, presque de la meilleure du monde. Le pulsoconn avait agi. En outre, le hasard se montre quelquefois serviable. Elle venait de rencontrer le parent ornithophile qui, tout juste, lui demandait comme une grâce de se dessaisir de l'oiseau malencontreux, en faveur du Zoological Garden. C'était tomber à pic. Avec une rouerie féminine, dont les hommes sont, d'ailleurs, parfaitement capables, elle avait mimé la contradiction, feint le regret et la complaisance, tout de même consenti; mais en exigeant de télégraphier à Otto, qui obtenait, chaque jour, dans le genre, des miracles de réduction par rapport à l'organe olfactif de certaines clientes, et qu'elle jugeait seul capable de donner au modèle, pour un portrait-souvenir, une pose de nature à diminuer la longueur du bec, vraiment disproportionné. Le célèbre photographe était attendu de minute en minute; il ne nous restait plus que peu d'instants pour liquider l'affaire du manuscrit sans titre, même sans titulaire.

A l'exemple de cette fille d'Ève, je mimai la contradiction, je feignis le regret, mais, au fond, je n'étais pas fâché de me voir relever d'une hasardeuse démarche dans la direction du Quai Saint-Bernard. Je détaillai, puis je résumai.

Quelques réflexions douées d'acuité, mais dénuées de convenance et surtout de révérence, des appréciations indépendantes, mais impertinentes, des critiques sagaces, mais agaçantes, des jugements avisés, puis maladroits, sinon toujours admirables, du moins, quelquefois admissibles, puis tout à coup malséants; de l'ingénieux, mais aussi de l'ingénu, voire du saugrenu, tout cela laissait bien, par places, passer le bout de l'oreille de l'institutrice louftingue mais, sans rencontrer l'oreille de Midas, atteignait parfois à celle de Bion. Et, comme Mademoiselle n'était pas la femme de César, rien n'empêchait de la soupçonner d'être l'auteur du pot-pourri transcendant, qui tenait du pot-à-feu et du pot aux roses. Néanmoins une grande réserve était commandée par le décousu du contexte. Certaines concordances manquaient, au point d'infirmer l'hypothèse, et même de commander un brusque virage. La remarque sur la cuisinière déroutait, parmi plusieurs. Mademoiselle ne pouvait gager de cuisinière; elle appartenait au groupe de ceux qui font leur pot-au-feu sur une bougie, quand elles n'y mettent pas chauffer leur bain ou tremper leur lessive. Y avait-il donc lieu de flairer une collaboration? Encore un cas de conscience. L'envergure d'un tel factum n'allait pas jusqu'à exiger qu'on se mît à deux pour le pondre; mais il découlait de l'universalité de son génie que l'hermaphroditisme d'une seule huître parût impuissant à l'accomplir.

De telles circonstances risquaient donc, entre toutes, de rendre l'appréciation téméraire, l'interprétation imprudente, et jamais la sage mention du doute qui s'abstient n'avait à ce point paru de saison. En effet, reconnaître, par une restitution nominale, la paternité de tel ou de tel, pouvait offenser, et motiver un «retour à l'envoyeur», avec de vertes réparties, sans omettre un jugement sévère, et presque mérité, sur la composition d'une liste trop peu scrupuleuse, puisqu'elle contenait au moins le nom d'un invité, pas assez conforme au signalement de celui qui doit, pour répondre aux lois de la bienséance, souffrir sans se plaindre, manger sans rougir, parler sans entendre, regarder sans sourciller et bâiller sans le laisser voir. Et, encore une fois, aucun nom ne s'imposait assez pour que le paquet pût être remis, sans autre forme de procès, sous le nez de l'auteur, non plus supposé, mais confondu, à moins qu'il ne fût tout simplement, au contraire, réjoui, par la certitude d'avoir déplu, en jetant cette pierre dans ce jardin, en lâchant ce chien dans ce jeu de quilles.

Mais ce n'était pas tout: certaines indications typographiques, bien connues de moi, donnaient à craindre que le manuscrit ne fût destiné à l'impression. Si mon appréhension ne me trompait pas, elle nous créait un devoir, celui d'étouffer dans l'œuf, ce morceau presque aussi poussé que le portrait vanté par Monsieur Alexandre.

Certes, pas une feuille, fût-elle de vigne, ou même de chou, ne publierait sans contrôle, ou du moins sans réduire le brûlot à des proportions inoffensives; mais enfin les délicates pratiques de l'eunuchisme littéraire, même savamment exercé, ne sont pas sans laisser subsister parfois des vestiges dangereux pour l'incertitude des esprits et l'intégrité des consciences. Quelque rédacteur fumiste pouvait se faire un malin plaisir de répandre des opinions qui, pour être absurdes, n'en auraient que plus de chances de plaire à cette portion du public, laquelle, n'étant pas la meilleure, voit accueillir son arbitrage, avec d'autant plus de crédit. Il ne fallait pas.

Mon interlocutrice fut de mon sentiment, et même s'en targua (prête à m'en blâmer plus tard, si je n'avais pas raison) quand elle vit, qu'il pouvait lui rapporter, pour une éternité d'un jour, le droit de s'y montrer indifférente.

Des artistes qu'elle révérait, des personnalités, certes, au-dessus du blâme impuissant ou de la méconnaissance envolée d'un rouleau sans nom se voyaient traités par lui, si ce n'est avec une hostilité déclarée, du moins avec une familiarité que rien ne justifiait. Le tourne-main d'un sage, ne se doit-il pas d'anéantir tout cela, pour peu que les circonstances lui en fournissent le moyen, et lui en dictent le geste? En outre, une vague inculpée, au cours de la fête, s'était, par des propos inconsidérés et des mouvements sans mesure, attiré le juste blâme de ceux dont, au dire de Stendhal, la «saillie imprudente» risque de compromettre celui qui, ayant ouvert sa demeure, doit garantir les paroles qui s'y échangent, et les actes que l'on y accomplit; et l'on serait en droit de garder rancune à des familiers d'une maison capables de s'exprimer avec une désinvolture sans frein, sur des voisins de table. Le professeur d'espéranto serait sermonné, peut-être même congédié; en tout cas, ses demandes d'invitations, se verraient désormais soumises au plus minutieux des contrôles.

Donc en définitive, l'on me donnait carte blanche, par rapport à cette charte ténébreuse, et quel que soit le traitement que voterait, pour son contenu compact, mais léger, le verdict de mon tribunal, on le jugerait assorti au démérite d'une pièce équivoque, par mon souci de la solidarité et mon obéissance aux usages. Ma compétence fut aussi mentionnée; l'épithète d'indiscutable, qui la rehaussait, me trouva rebelle; je crus devoir la discuter, même la décliner, moins par modestie que par politesse, mais non sans faire observer que mieux encore, mieux surtout que des lumières problématiques, l'indulgence est appréciable, en ces cas spécieux. On connaît la mienne.

«De la douceur!» conseillait Verlaine. Une fois encore, je ne revendiquai d'autre droit que de suivre son conseil; pas non plus d'autre récompense.

On annonça Otto.

Écrit avant 1914.

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