La trépidation
I
Les Regrets facultatifs.
J'avais pour amie une vieille dame fort opulente, qui habitait un hôtel somptueux non loin des Tuileries. Il s'y accumulait nombre d'objets admirables, auxquels on la sentait attachée, moins à cause de leur beauté, que pour cette raison qu'elle les avait toujours vus. Il lui suffisait de les sentir à leur place, à leur poste, ces compagnons magnifiques, en même temps que ces discrets témoins de toute son existence. Elle n'y prêtait pas plus d'attention. Seulement, quand un nouveau venu, un peu naïf, arrêté, dès le seuil, par un spécimen sans pair, d'émail ou de céramique, la félicitait de posséder cette introuvable merveille, elle faisait modestement observer qu'il y avait la douzaine.
Mon amie ne fut donc pas peu surprise (et tout aussi mécontente) le jour que je me permis de lui faire observer, moi—sa bienveillance autorisait de ma part une telle familiarité—la grossière et récente réparation d'un vase précieux, dont la boiteuse et maladroite survie désolait le guéridon qu'il avait coutume de décorer.
Le lendemain, la dame m'écrivit. Renseignements pris—disait-elle—ce malheur mobilier, qu'elle me devait, hélas! de connaître, ne faisait que marquer l'affreux début de ce qui allait suivre. Tous les bibelots rares mus lentement, mais trop sûrement, par les trépidations voisines des autos, souterraines, des métros, allaient, chacun à leur tour, se mettre en marche sur les tables, choir des tablettes et se briser, comme leur en avait donné le triste exemple, ce porte-bouquet de pâte tendre, qui m'avait apitoyé, l'autre matin.
Une deuxième dame quitte un palais de beaucoup de millions pour se faire construire, à La Muette, une résidence où le velouté de ses pastels ne risque plus d'être compromis par le même traitement qui avait attenté aux Sèvres. L'émigrante a raison, puisque ses moyens le lui permettent. Mais elle n'a qu'à moitié raison, elle devrait transporter plus loin ses pénates et ses pastels. La Muette ne tardera pas à bouger, comme le Midi, et à s'agiter non moins que le reste. Earth tremble, dit l'oratorio de Hændel. La terre tremble, non plus de secousses sismiques, infligées par la nature, mais d'une nouvelle forme de mobilité, voulue par les hommes.
Je me souviens d'un joujou de mon enfance: de menus personnages en carton pâte, montés sur quatre crins, qui les tenaient à distance du couvercle des pianos, dont la moindre vibration les faisait danser, eux et leurs petites jambes.
Je pense encore à ces meubles amoureux que Gautier fait s'animer, s'agiter et se diriger les uns vers les autres, dans sa «Larme du Diable».
Ceux-ci, non moins que ceux-là, m'apparaissent comme des symboles de ce qui nous menace, et déjà nous atteint. Une telle allure bougeante et remuante s'est communiquée aux personnes et aux faits. Chaque jour, nous voyons renoncer à leur majestueuse, ou du moins digne attitude, des manières d'être dont la stabilité constituait l'honneur. Chaque jour, nous voyons osciller sur leur base et finalement dégringoler de leur plateau des objets de notre admiration, voire de notre culte, des choses de notre choix.
* *
Gustave Moreau, qui fut un artiste curieux, n'était pas philosophe moindre; «j'ai—disait-il, vers la fin de sa carrière—plus d'ébauches à terminer, que je n'ai de temps à vivre. Pas de minutes à perdre, par conséquent. Il me faut donc m'assurer, chaque matin, que tout est dans l'ordre, et que par suite, rien ne menace mon labeur. Voici comment je m'y prends. J'envoie, dès mon lever, chercher un journal, dont je me promets de poursuivre la lecture, jusqu'à ce qu'elle me mette en présence d'une affirmation dénuée de toute justesse et de toute justice, de toute sagesse et de toute raison. N'est-ce pas, en effet, ce qu'on appelle l'ordre, dans notre bonne ville? Quelques lignes me suffisent pour rencontrer cela. Rassuré, je jette la feuille et je me dis: «tout va de travers, donc le monde n'est pas près de finir, tu peux te mettre au travail.»
Ce septuagénaire, qui se tutoyait pour se donner du cœur à l'ouvrage, m'a toujours paru de bel exemple. Certes, je n'irai pas jusqu'à lui donner raison dans cet irrévérencieux jugement sur la Presse. Je dirai seulement que là où sa farouche intransigeance dénonçait une insanité, je note, moi, un indice de cette trépidation, que j'ai signalée et que j'examine.
Et d'abord, puisque nous voilà sur le chapitre des journaux, le moment ne serait-il pas venu de nous insurger un peu contre certaine façon que leurs rubriques ont inventée de nous prendre pour bêtes? Comment ne pas se sentir humilié par cette sorte de désignation enfantine, laquelle, en langage petit-nègre, surmonte ou souligne une gravure, un fait divers, du commentaire de quelques mots saugrenus, destinés à en éclairer le sujet, à en dégager la philosophie, à l'intention du spectateur ou du lecteur censé imbécile, puisque pour se ranger à cette façon nouvelle, plus un quotidien, plus un périodique ne croit pouvoir maintenant se dispenser de ce boniment, qui met les points sur les i les mieux ponctués, et vous montre, avec obstination, les nez au milieu des visages.
La commère de Gavarni, qui disait à son homme: «une opinion à toi, ce serait meilleur marché», s'élevait déjà contre l'article tendancieux. Mais qu'aurait-elle dit de voir traiter son conjoint comme une brute incapable de distinguer sa droite de sa gauche, le noir du blanc, et l'obscurité de la lumière?
Ces façons d'expliquer les gravures des magazines, comme si le public était devenu idiot, au point de ne rien pouvoir interpréter de son chef, ont une tout autre raison, qui est de dicter l'opinion, de faire croire aux moutons fascinés, que les vessies sont des lanternes, et de la forcer à prendre tel ou tel cours. Le public n'est pas si bouché.
—«Je vous propose d'en faire l'expérience sur nous-mêmes—disait, l'autre soir, Timon, dans un groupe de dîneurs—nous sommes un public tout comme un autre, peut-être un peu meilleur, ce n'est pas certain. Eh bien! dites-moi si le titre, justement envié, de pitre des élégances, ne trouverait pas preneur, en cherchant bien, «dans les prés fleuris qu'arrose la Seine»?—On rit, mais pas comme les journaux l'écrivent à propos d'une pièce ennuyeuse, dont ils veulent raccommoder les morceaux et accommoder les restes, on rit de bon cœur.
«Et celui-là—continua l'interrogateur—auriez-vous besoin d'une explication de dix lignes, au-dessous de son portrait, pour comprendre qu'il s'agit de lui, et le titre que je vais lui décerner, ne suffit-il pas à le faire reconnaître, si je le nomme le saltimbanque de la dignité?»
Personne n'hésita, il y eut accord parfait.
«Vous voyez bien—conclut Timon—que le public n'est pas aussi bête qu'on voudrait le faire croire.»
Cette manière de s'exprimer, d'insister sur le secret de Polichinelle, par-dessus le marché cousu de fil blanc, peut avoir sa raison d'être dans d'autres langues, elle est contraire au génie Français.
Pourtant ceci n'est qu'une bien petite misère, quand on la compare aux déformations inouïes infligées aux personnalités et aux événements, par une présentation désormais assimilable à ces miroirs concaves ou convexes, dont les reflets transforment en étiques, les obèses, et les asperges, en potirons. Seules les illusions de l'Amour, décrites par Molière, dans un morceau célèbre:
peuvent se comparer aux façons dont les plus incontestables vessies, vingt fois par jour, nous sont décrites, sous forme de rayonnantes lanternes.
Quand Hello, à son heure, écrivait la phrase que j'ai prise pour épigraphe de ce volume: «le Monde est un trompe-l'œil immense, épouvantable…» il faisait allusion à un état de choses qui, moins prononcé que de nos jours, offrait sans doute plus de prise à l'hésitation et à l'incertitude.
L'Histoire a toujours été injuste, mensongère, médisante ou calomniatrice. Il nous a fallu réhabiliter Lucrèce Borgia. Gilles de Retz suit la même route. Maître Henri Robert prend la défense de Lady Macbeth et, ce qui est plus important, de Madame Lafarge. Le temps s'acquitte de ces révisions. Mais dans la chronique journalière, comment s'y reconnaître? De quelle manière se comporteront les avocats futurs, à l'égard des accusés d'aujourd'hui? Je ne saurais le dire; ce que je puis affirmer, c'est que les critiques appelés à mettre en balance bien des œuvres léguées par notre époque, et les jugements qu'elles en ont obtenus, se demanderont de quel métal étaient faits ces plateaux sans poids, ou s'ils avaient la danse de Saint-Guy.
J'ai dit que du fait même de leurs excès, l'interprétation de cette chorée des éloges était beaucoup plus facile à faire que du temps d'Hello. Je ne suis pas loin d'ajouter que prendre le contre-pied de la louange promulguée pourrait bien suffire, et tout simplement, à donner, de la chose jugée, l'idée la plus juste et le plus sûr palmarès. A se voir retourner comme un gant, le blâme ne perdrait pas davantage et, pareillement, ne ferait que courir le risque de se retrouver à l'endroit. Mais le blâme connaît sa valeur, par le temps qui court; le discrédit des aromates redonne du prix aux amers; aussi, les mains qui dispensent l'absinthe se montrent-elles plus ménagères que celles qui détiennent l'encens; elles savent que dénigrer, c'est désigner, et le plaisir qu'elles éprouveraient à se venger d'une grâce, disparaît devant la crainte de voir se lever, parmi les témoins accourus au bruit, celui qui dénonce le mérite et récompense la valeur. Ce que l'on a justement nommé «conspiration du silence» non seulement n'est pas hors d'usage, mais n'a jamais été plus en faveur. Seulement ce mutisme-là ne fait pas tout seul toute la besogne, sa sœur naturelle l'assiste, je veux dire la sincère aphasie de l'incompréhension et de l'inintelligence.
D'où il résulte que, si le public y mettait un peu plus de malice, et désirait vraiment être renseigné, il se méfierait de l'irrigateur de compliments, qu'on lui donne pour un narghilé d'honneur. Il se dirait: célébrer le bien n'est guère dans la nature humaine, encore moins dans la nature confraternelle; si donc l'on se décide à louer, c'est, au détriment du trop rare éclat qui éclipserait, quelque petite étoile de moyenne grandeur, de laquelle on croit n'avoir rien à craindre et qui, devant la plus grande partie de son lustre à celui qui la met en lumière, se trouvera ainsi faire, pour celui-là, plus encore qu'il n'a fait pour elle.
Seulement—encore—il y a des déconvenues dans ce genre. Quelquefois la petite étoile, jugée clignotante et inoffensive, reçoit un tel surcroît de scintillement, de cette transfusion de flamme, qu'elle se prend à rayonner beaucoup plus que ne lui auraient permis, ceux à qui elle doit de prendre le rang d'un astre, et qu'elle laisse loin derrière soi, dans un coin obscurci du Ciel.
Un jeune écrivain sagace[3] a bien exprimé cela, quand il parle de «ceux qui se donnent des airs de grande puissance admirative et se mettent à créer de grands hommes, en ayant soin de ne pas les choisir trop humiliants».
[3] Monsieur Julien Benda.
S'il était capable de regarder de plus près, le public se dirait encore: quelle nécessité de formuler, à plus forte raison, de crier d'une œuvre, qu'elle est bonne, quand elle l'est véritablement? Est-ce que cela ne se voit pas de reste? Ce qu'il faut, c'est faire l'appoint de ce qui manque. Il en résulte que la superfétation du dithyrambe, en raison directe de sa fréquence et de son étendue, marquera surtout ce qui fait défaut.
Ajoutez à cela que la plupart des faveurs sont sollicitées. S'il s'agit d'un livre, c'est déjà en demander une que d'adresser le volume aux critiques de profession. Les âmes fières n'y sont pas disposées, moins encore à déchaîner, sur leurs productions appliquées, les grossiers avantages de ce qu'on nomme la publicité.
Donc le témoin, attentif lui-même, raisonnera, une troisième fois, avec justesse, en concluant: puisqu'on se donne tant de peine pour nous faire croire à la qualité de ce qui n'en a pas, la contre-partie de cet effort coupable doit exister quelque part, où notre investigation pieuse et sûre devrait aller chercher ce qui s'estime trop pour demander ce qui lui est dû. Au lieu de cela, plus hagard qu'une taupe frappée de la foudre, au lieu de cela, le lecteur en puissance de thune, guette la bande annonçant un lauréat. Jamais il ne soupçonne les aréopages, et marche fier de se ranger à leurs verdicts. Comment pourrait-il hésiter, d'ailleurs, quand il lit, au-dessous d'un vient de paraître alléchant, un compendium dans le goût de ceci: «c'est le roman d'un cruel amour, éprouvé par une femme de quarante ans, pour un jeune comédien trop joli, dans le décor du Tout-Paris artistique». On sent tout de suite—comme disait Veuillot—que l'on est dans la bonne compagnie.
Je me suis souvent demandé à quoi pouvaient bien servir les coûteuses enseignes qui se dressent près des voies ferrées, ou autres, et qui font se découper un bœuf géant, aux côtés du Baron de Liebig, s'effiler une plume de fer, en l'honneur de Humboldt, s'entre-bâiller une gousse de cacao, sous le portrait d'un stathouder, et se déboucher, sous les auspices d'un magnat échevelé, une bouteille d'eau purgative.
Ce qui dictait mon hésitation en présence de ces phénomènes, c'est qu'il ne me souvient pas d'avoir jamais donné un sol, en échange d'aucun produit vanté par un prospectus, ou illustré par une affiche. Mais il paraît que je suis le seul, et qu'une seule dérogation aux habitudes reçues n'est qu'une exception négligeable. Dans ce cas, je ne serais pas surpris que l'acheteur du bouillon concentré, ou de la rivale de l'Onoto, le buveur de l'infusion de fèves ou de liquide laxatif, ne soit le même qui donne carte blanche à son libraire, pour lui livrer, les yeux fermés, les bouquins laurés par des messieurs en élection ou des dames en séance.
On m'a rapporté, d'un auteur contemporain, que je pourrais nommer, un mot surprenant de cynisme en même temps que—cela est plus comique—de candeur. «Je pourrais—affirmait-il—envoyer à l'éditeur un cahier de papier blanc, on tirerait tout de suite à dix mille».
Ce qu'il y a de beau, c'est que cet écrivain croyait se louer en jugeant ainsi, loin de voir qu'il se condamnait, au contraire. C'était, en effet, prouver la vaine autorité permise à une mauvaise marque, sans souci de ce qu'elle recouvre.
Rivarol a parlé des têtes incorruptibles, qui refusent de s'incliner devant le faux mérite; mais il y a aussi les mâchoires d'ânes, qui refusent de se desserrer devant le vrai.
Quoi qu'il en soit, je viens d'apprendre, d'une dame, un trait qui me rafraîchit, d'une dame à qui je voudrais voler une «hurle» d'honneur, comme disent les jeunes «loups» de notre littérature. Sur le point de louer, dans une ville d'eaux, un appartement qui lui convenait, et qu'elle avait habité plusieurs fois déjà, quelqu'un lui avait dit qu'il avait, l'an d'avant, servi de résidence à un pseudo-artiste, lequel se croyait sans doute au faîte des grandeurs, pour avoir obtenu quelques bravos falsifiés, et cette insignifiante consécration que l'on nomme succès; je dis insignifiante, dans le sens de ne signifiant rien, puisqu'elle atteint aussi bien le maître à danser que le Maître tout court. La dame fut embêtée, prise entre l'obligation de renoncer à un logis qui lui agréait ou d'occuper un lit, dans lequel respira, peut-être ronfla, enfin «toussa, renifla»—et probablement même se comporta, par ailleurs, comme fit l'âne de Cladel—un écrivain sans syntaxe, dont les inventions médiocres et le style flatulent choquaient son bon goût.
Eh bien! savez-vous comment elle s'y prit la dame embêtée, mais aussi entêtée? Elle fit venir, d'une ville lointaine, des spécialistes munis d'appareils puissants chargés de ventiler, d'aérer, en un mot, de désinfecter, à grand renfort de déplacements et de dépense, le lieu «honoré par les pas, éclairé par les yeux» de la vedette pitoyable.
Notez qu'il ne s'agissait là de rien de physique et de matériel. Le précédent locataire n'était pas mal tenu, que je sache. Seulement, son genre ne plaisait pas à la dame, sa façon de prendre la vie au collet, dans la double acception de ce mot, à savoir par l'encolure, et dans un piège. C'est contre cela qu'elle prétendait réagir, à soi seule, et pour son compte, avec des engins, par une mesure en apparence naïve, mais d'autant plus belle, car elle n'était naïve qu'en apparence, vu qu'il est fort possible que les manières d'être d'un moi communiquent à un corps, des effluves désagréables et des émanations délétères.
Ah! Madame, j'ai un grand désir, permettez-le-moi, bien que je ne vous connaisse qu'un peu, de vous appeler ici, audacieuse amie. Vous le méritez pour le geste mieux que salutaire, salubre, par lequel vous avez réagi contre l'aveuglement et la veulerie. Grâce à vous le monde est habitable encore, et son air, encore respirable. Aux choses vous avez rendu leur nom, leur parfum, aux roses. Vous avez appelé non pas «un chat, un chat, et Rollet, un fripon» comme dans Boileau, mais un Obéron contrefait, par son nom de Bottom.
Bénies soient les pompes refoulantes, à l'aide desquelles vous avez mystérieusement, mais courageusement attenté à ces autres pompes assez mal inspirées pour avoir agité le laurier d'Apollon en faveur de celui qui ne méritait que le laurier-sauce!
* *
Vous connaissez l'expression savoir ce que parler veut dire. C'est précisément ce que paraissent ignorer les organes chargés de renseigner, et qui, par suite, désormais, égarent.
Maintenant s'ils ignorent par incapacité ou s'ils ignorent par iniquité, lequel des deux est le plus triste? Je le laisse à juger; mon rôle est de fournir des exemples.
Un journal, dans le même numéro, parle de deux hommes, deux artistes (vous allez voir de quelles différentes proportions). Il traite l'un de «grand, d'incomparable». L'autre va faire représenter son nouvel ouvrage qui s'annonce comme «une originale manifestation d'art».
Or, le premier est Monsieur Max Dearly, un comédien de genre, que je n'ai jamais vu, mais qui a, paraît-il, la faveur du public. Le second est Monsieur Gabriele d'Annunzio.
Évidemment ceux qui commettent ces lapsus, n'y mettent ni malice, ni importance, ils supposent le lecteur en état de rétablir. C'est quelquefois vrai. Mais enfin imaginez un ingénu de bonne volonté, le voilà exposé à croire que, des deux noms cités, le grand et l'incomparable, ce n'est pas celui de l'auteur du Feu.
Une renommée, chez nous, est d'abord instituée, puis constituée, selon des lois de favoritisme, de nationalisme ou d'utilitarisme, hélas! trop souvent dénuées de rapport avec la justice et avec l'art. Une fois fondées (du moins beaucoup en sont convaincus) de pareilles célébrités voient, chaque jour, une nouvelle circonstance servir de prétexte à une plus grandiloque louange, laquelle, empressons-nous de l'ajouter, n'a aucune action sur le destin final de la vraie gloire.
Il se trouve, on me l'affirme (je refuse d'y ajouter foi), des personnes pour trouver mauvais que l'Hôtel Biron serve de domicile à Monsieur Rodin[4]. Ne voilà-t-il pas d'étranges Français? Ces réfractaires, à vrai dire, orthographient Hôtel Byron. On pourrait donc supposer que ce sont des Anglais, si les Anglais ne me paraissaient au contraire, parfaitement édifiés sur la valeur de Rodin. Quoi qu'il en soit, ces dissidents insinuent que le bel immeuble aurait été acheté, six millions, par la Ville de Paris, afin d'y loger l'auteur de l'Enfant du Siècle et du Centaure. Ce n'est malheureusement pas vrai. Il a été acquis pour les beaux yeux de ses portes et fenêtres. Cependant s'il s'y ajoutait, de la part de l'État, un souci de mettre à la disposition du plus glorieux des Maîtres-sculpteurs de ce temps, et l'égal des plus grands, dans le passé, un palais digne de lui, on peut espérer qu'il se rencontrerait encore des esprits pour le juger juste. Mais où la chose devient tout à fait comique, c'est que tout semble bon aux protestataires pour mettre à la place du grand artiste, dans les murs de la Rue de Varenne. Ils admettent même d'y instituer le Culte Maronite (sic).
[4] L'inauguration de ce musée m'a fait un peu rabattre de mon enthousiasme. Mais le rassemblement des œuvres d'un seul artiste ne lui est jamais favorable, il lui manque la comparaison et le repoussoir.
En quoi le culte Maronite peut-il sembler plus intéressant que le culte de l'Art?
Pendant ce temps-là, l'Empereur de toutes les Russies[5] a profité d'un répit laissé au monde, par le Dieu des Armées, pour envoyer un ukase à Monsieur Francis de Croisset. Voilà un armistice bien employé. Le destinataire savait bien ce que c'était qu'une «occase». L'ukase lui était moins familier; en tout cas, on ne lui en avait pas encore servi de ce calibre. Il fallait se montrer à la hauteur. Le porteur attendait la réponse qui, heureusement, fut courte et bonne. Aucune complication ne viendra donc troubler la paix des peuples, ni le bonheur de deux familles, sans oublier la famille humaine, tout entière honorée d'un choix, évidemment dû à la plus miraculeuse des icônes.
[5] On voit qu'il y a longtemps de cela.
Un beau matin que je me promenais dans une ville d'eaux, je rencontrai un étudiant Suédois qui suivait le même chemin, et nous échangeâmes quelques mots. Il était en quête de recommandations pour un poste qu'il ambitionnait, et conclut l'entretien, sur cette parole: «en France, le mérite n'est rien, il n'y a que le piston.»—Et le jeune homme s'effaça, presque s'évanouit.
Je crois bien que, si l'ombre de Gobineau m'était apparue, revenant tout droit de Stockholm, je n'aurais pas été plus émerveillé. J'en suis même à me demander s'il n'y eut pas quelque chose de cela dans cette manifestation étonnante, et si le spectre bienveillant de l'Auteur d'Akrivie Phrangopoulo n'avait pas revêtu l'aspect de ce jeune Scandinave, pour venir donner à un confrère dédaigné, le mot de sa destinée.
* *
La trompette de la Renommée est devenue un chalumeau dont la déesse aux cent bouches se sert non plus pour lancer des bulles sacrées, mais pour en souffler de plus ou moins irisées, de diversement mousseuses.
De ces dernières, la Duchesse de Verluise représente le plus gros cas. On sait ce qui caractérise ces boules momentanées. C'est précisément ce qu'implique ce qualificatif. L'instant d'avant, elles occupent l'air, de leur rondeur voltigeante et enflée. L'instant d'après, il n'en subsiste plus la moindre trace. C'est même le plus clair de leur agrément. Pas de débris, pas de bruit, pas de déchets, pas de détritus. Ce qu'elles contenaient, elles le restituent; et comme c'était du vide, il n'en reste rien. Quelquefois des fumeurs y insufflent une spirale bleuâtre; elle se dissipe avec la goutte d'écume et la sphère du vent.
Si je pensais qu'une telle comparaison, si jolie, et qu'aurait admirée Drouais, qui peignit une si charmante représentation de ce phénomène, dans un portrait de ma famille, pût sembler malséante, à l'égard d'une dame, je commencerais par m'en abstenir. Puisque je passe outre, c'est que je pense autrement. Je croirais donc volontiers que «les chercheurs de l'avenir», comme les appelle avec foi l'ingénue Blocqueville, s'ils recherchent, dans les godets du passé, de quels éléments a bien pu se composer la volumineuse bulle ducale, en viendront à se demander si les souffles desquels disposent nos actuels Océans, ne tenaient pas un peu de ce «petit ventolin» dont parle le Journal de l'Estoile puisque du cosmos de savonnette qui s'en réclame, il ne restera que le petit mot pour rire, et les beaux yeux pour pleurer.
Pleureront-ils assez en songeant à cette aventure, que je m'obstine à trouver regrettable, advenue, en coup de foudre, à une dame aimable qui méritait mieux, frappée, je ne dis pas du jour au lendemain, d'une minute à l'autre, de cet affreux mal, si justement appelé par l'auteur des Pléiades: «la fureur des Beaux-Arts?»
Que cela est bien dit! Et comme je préfère la dame qui détestait la musique, au point de faire tuer le rossignol de son jardin, à celle qui se pique d'acclimater des perroquets de carton, avec autant de cérémonies que s'il s'agissait de l'Oiseau Huddud, ou de l'Oiseau Simorg-Anka, de l'Oiseau Yafour, ou de l'Oiseau Asfir!
Des condescendances qui, de la part d'une vedette aristocratique, vont jusqu'à laisser dénoncer des «places à trois francs, thé compris»—heureux quand ce n'est pas un thé-tango!—se voient-elles du moins récompensées? Je n'en suis pas sûr. Un procédé qui me choque, c'est, au lendemain d'une causerie dite «sensationnelle», de ne pas en ouïr souffler mot par le même organe qui, la veille, la donnait pour «l'événement littéraire et mondain de la saison». Est-ce donc que le succès a trompé l'espérance, ou que l'on ne juge pas devoir accorder, à ceux qui semblaient appréciables comme appâts, la satisfaction de se voir appréciés comme apports?…
J'ai fait cette remarque à deux reprises; la première, au sujet de la dame en question[6]; la seconde, à propos d'un jeune auteur-orateur que j'apprécie. Je le répète, les deux fois, cela m'a déplu.
[6] Je me suis laissé dire qu'elle avait pris, pour sujet de sa causerie, une pièce en vogue: Ernestine est enragée; mais je me méfie du renseignement. Je le donne donc sous toutes réserves.
Pour en revenir à «la bonne duchesse», avant de passer à d'autres sujets, une réflexion encore. Je me suis aperçu que les personnes qu'on désignait par ce qualificatif, ne le méritaient pas toujours. On disait ainsi: la bonne princesse, de la Princesse Mathilde, qui n'était pas bonne du tout, et bien au contraire. Pour mon compte, je sais, de la bonne Duchesse, deux traits pleins de noirceur.
Celui qui me vise, sans m'atteindre (outre que son authenticité me paraît de moins en moins sûre), je ne puis que le pardonner; mais pas l'autre, celui qui effleure une personne dont le nom m'est plus cher que le mien, et la cause plus précieuse que ma vie.
Je prémédite donc une petite vengeance, et je l'exécute; la voici.
On n'a pas oublié l'excès d'hospitalité de l'auteuresse des Lucioles fleuries, étendant sa liste jusqu'aux ombres heureuses. Déjà, me faisant l'honneur de parler à ma personne, elle s'était vantée de recevoir feu Pierre Dupont. Ensuite, ce fut Verlaine.
Eh bien! ce n'est pas tout; il y eut plus étonnant encore. Comme il ne fallait pas faire de jaloux, sur le pré d'asphodèles, mais, au contraire, donner pour compagnon au pauvre Lélian évoqué, un fantôme digne de l'assister au seuil des buffets, l'amphitryonne nécromancienne avait encore engagé… André Chénier! Ceci n'est point une farce. Je le tiens de l'homme entre tous intègre, aux «soins obligeants» duquel l'invitation fut adressée. Vous pensez s'il la garde! Je n'en trouve pas de plus sûre preuve que son refus de me l'abandonner. Je ne vois guère d'autres de ses trésors que me dénierait sa bonne grâce; pour ce qui est de cela, il se le réserve. Je fais semblant de le maudire; mais au fond, comme je le comprends!
L'histoire est, dès longtemps, expliquée, mise sur le compte d'un bibliothécaire maladroit. C'est égal, elle reste, elle aussi, bien bonne; et d'y voir mêler, authentiquement, l'auteur de «la Jeune Captive», n'est pas pour en amoindrir l'éclat.
Je sais bien aussi que tout cela ne va pas tout de go, ni sans distinguo. Quoi qu'on en ait, il y a des arguments auxquels on ne résiste pas, même lorsqu'ils ressemblent à des arguties.
Comment, par exemple, discuter la sincérité d'Henry Lapauze, quand Ingres entre en jeu? Or, il s'agit de présenter dignement les innombrables dessins du Maître, enfouis dans les cartons de Montauban. Le Conservateur du Petit-Palais trouve un auxiliaire zélé dans la Duchesse de Verluise, pour cette louable entreprise. Jusque là, rien que de mutuellement gracieux, de glorieux pour l'un comme pour l'autre. Où les choses se gâteront, c'est quand, il y a tout lieu de le craindre, lors des fêtes qui seront évidemment données pour l'inauguration du nouveau local, dans la cité Montalbanaise, l'organisateur désireux de remercier sa collaboratrice, n'en trouvera pas d'autre moyen que de lui laisser dégoiser un de ses petits morceaux, qui ne deviendront jamais grands, si Dieu ne leur «prête vie», ce dont, par chance, il se gardera bien.
Si cet accident de récitation vient attrister les fêtes Dominicales, faudra-t-il jeter la pierre à Lapauze, qui ne peut, en aucun cas, se faire illusion sur la valeur littéraire de la dame? Parfaitement; mais il se rend très bien compte de sa valeur sociale; et s'il la met à profit, l'une portant l'autre, pour un noble, un utile emploi, qui oserait l'en blâmer? Surtout pas moi, qui m'en garderai bien, devant ces circonstances atténuantes.
Certes, pour peu que le buste du Maître reçoive, en plein nez, les versiculets ducaux, Ingres ne sera pas loué, je n'en disconviens point. Mais je conviens qu'il sera logé, ce qui a bien son importance[7].
[7] L'accident n'a pas eu lieu, la chose s'est passée en famille.
Et puisque cette noble Armoricaine continue de revendiquer une place dans un pavillon-annexe de notre littérature, je veux conter, à son propos, une anecdote qui me paraît significative.
Un jour qu'elle était à la promenade, avec des amis, dans les prairies émaillées des Alpes, l'agrément de l'atmosphère, l'aspect riant du vallon, le plaisir de la compagnie, ces circonstances la mirent dans la disposition de cueillir des fleurs, et d'en assembler une gerbe. Alors, du mouvement assez mythologique, un peu convenu, d'une Flore de Bœcklin, elle se prit à s'avancer, presque à s'élancer, parmi les foins, en faisant le geste de récolter des plantes. Seulement, je m'aperçus, non sans surprise, que l'attitude lui suffisait, qu'elle ne regardait pas plus ce qui lui servait de prétexte, qu'elle n'en examinait l'aboutissant, dénué de conformité avec la visée. Il en résulta que le soi-disant bouquet se trouvait être un petit paquet de gramen sans valeur, de lichen sec, d'herbes fanées ou folles.
M'est avis qu'un beau ou un vilain matin, la promeneuse de Suvretta se sera mis en tête, aussi à l'impromptu, de composer des vers, sans plus s'occuper de leur choix, qu'elle n'avait fait du menu fagot alpestre. Il en est résulté des volumes assez pareils, dans l'ordre des productions d'art, à la botte cueillie d'un geste bien intentionné, mais insuffisamment appliqué, sur la pente Engadinaise.
Un courriériste limite à cinq cent dix-huit heures, le temps consacré, par un mondain, à entendre, sinon à écouter les vers de la Duchesse de Verluise, durant toute une vie. Mais alors, notre confrère nous permettra de le lui faire observer, il ne peut s'agir, dans ces conditions, que d'un mondain décédé en bas âge.
J'ai souvent pensé que ces compositions bizarres devaient être soufflées aux Bretonnes par les korrigans, lesquels, on le sait, sont les farfadets de l'Armorique. La mère de Chateaubriand avait composé une complainte en je ne sais combien de couplets sur la métamorphose d'une jeune fille en oiseau de basse-cour. L'illustre écrivain nous en cite cette strophe:
Et il ajoute: «je vous ai dit que ma mère était une personne charmante.» J'en suis persuadé si j'en juge par celle que je lui compare. Il n'en reste pas moins extraordinaire que René soit sorti de dessous ces lentilles-là.
* *
S'il fallait, à Orphée, un pendant masculin, pour faire la paire, sur son piano Olympien, dans le goût des Tyroliens tremblotants dont je parlais plus haut, je n'hésiterais pas à proposer notre national Becquières, lui aussi dévoré de cette «fureur des beaux-arts», que se partage, cette fois, la frénésie de la cabriole. Un écrivain, chargé de s'exprimer sur le compte de cet auteur voltigeant, avait formulé quelque chose qui équivalait à parler de phrases ébauchées avec un «pied que tout le monde s'arrache».—Ce n'était pas aimable, mais c'était joyeux.
Évidemment ce danseur-calculateur, qui aurait coupé son effet à Beaumarchais, doit se guinder vers un modèle, nous ne savons lequel, mais dont il cherche à se rapprocher, comme pouvait le faire, le batracien, du ruminant, dans la fable de La Fontaine.
Je n'ai point le goût de me mêler de ce qui ne me regarde pas, et qui ne me préoccupe guère. Tout de même, l'annonce de certaines conférences Américaines, apprises par hasard, m'avait surpris, et je me demandais comment cet escarpin prestigieux s'y prendrait pour escalader le flat-iron, avec un bagage, à vrai dire, assez léger pour ne pas gêner les mouvements. Le hasard m'ayant fait entrer en correspondance avec une personne au courant de ces menus faits, je lui décochai, en post-scriptum, un cinglon sur cette balade. Voici ce qu'elle me répondit sérieusement, du moins j'aime à le croire:
«Je vois que vous n'êtes pas au courant. (Attrape!) Il s'agit d'une représentation aux États-Unis, de la Maison Gervais-Courtellemont, si remarquable en ce qui concerne la photographie en couleurs. Voilà le point de départ des pseudo-conférences de Monsieur de Becquières. Il est un peu associé avec cette maison, et va donner toutes les explications nécessaires au sujet de ces clichés.»
Sic transit gloria. Tout ça n'est pas bien méchant.
Et pourtant si, malgré tout, un peu, pour le remarquable photographe que font passer au second plan, par suite de la trépidation incorrigible, des comptes rendus, qui nous montrent, à l'instar de Labiche, un petit Gervais, un menu Courtellemont, et un incommensurable Becquières.
Les Américaines, enivrées comme des Bacchantes, pour avoir goûté à l'hydromel de l'Hymette, agitent des torches électriques et brandissent des thyrses de Tiffany. Toutes, par une allusive délicatesse, ont mis leur montre en boucle de soulier, selon l'usage de là-bas; mais elles se gardent bien d'y regarder l'heure, de crainte de s'apercevoir qu'elle s'écoule trop vite, à écouter cette parole qui réconcilie la noix de galle, le vernis et le collodion.
Seule, Madame Meg-Villars paraît garder son sang-froid, entre les berlues du câble. Voici ce qu'elle transmet: «le public de Winter Garden refuse de prendre au sérieux Arnaud de Becquières, et ce qu'il appelle son élégance à bon marché.» Horresco referens.
Lisez, dans je ne sais plus quelle gazette, l'extraordinaire gargarisme de souverainetés, que s'administre à jet continu et motu proprio ce touriste du verbe. Il se donne tous les gants, se prête tous les reliefs, s'accorde tous les titres, prend toutes les patentes, s'adjuge tous les brevets. Lui seul signe.
Quelqu'un me reproche d'omettre Monseigneur Lolo, ce prédicateur mondain, qui inventa, pour le spiritisme, cette définition élégante: «une religion en peau de lapin.» (sic)
Je ne sais si l'Aigle de Meaux eût approuvé le choix du ruminant, destiné, sans doute, à insinuer que les confidences de l'Au-Delà ne reposent que sur des équations vaines. Mais Bossuet ne triompherait pas à Trouville. En ce cas, il me semble que la définition non moins élégante de «Becquières du Clergé» ne peut que convenir à Monseigneur Lolo, en même temps que donner satisfaction à l'amour-propre de chacun.
* *
Entre ces deux pendants plus agités, il y a encore de la place, sur notre piano, pour d'autres statuettes sautillantes, que nous allons y installer sans malice, rien qu'en leur laissant la responsabilité de leurs oscillations contrôlées.
Et tout d'abord, quelle autre que l'auteuresse des Lucioles Landaises saurait être rendue responsable de la trépidation qui s'est, elle aussi, emparée ex abrupto de ses meilleures amies? Seule, la sage Comtesse de Briey, en femme d'esprit qu'elle est, a résisté à l'invite d'Érato. Mais la Comtesse de Vère, étonnée qu'une ex-ambassadrice puisse être reléguée au second plan de quoi que ce soit, tint à démontrer, sans une ni deux, qu'elle aussi pouvait donner de la glotte, et séance tenante, elle a inventé une forme de burlesque, dont rien n'avait encore atteint ce diapason, dans le genre macaronique.
Elle s'est donc mise, sur le tard, à fabriquer des beignets, avec un restant de pâte La Rochefoucauld; c'est sans doute pour cela qu'elle se fait imprimer par le frère de son maître d'hôtel. Mais un beignet philosophique, ça ne trouve pas, tous les jours, preneur; aussi, la téméraire auteuresse, pour ne pas paraître manquer de chalands et fricoter des laissés-pour-compte, en sera réduite à gober elle-même sa marchandise, qui se vengera, et nous vengera, en lui campant une indigestion, laquelle lui ôtera le goût de faire sauter, dans la poêle de l'édition à bon marché, la friture des grandes pensées.
Celles des amies de l'auteuresse des Landes Luciolées, qui ne se hasardent pas à écrire, n'en sont pas, pour cela, mieux garanties contre la contagion de la vedette.
Voici, par exemple, une aimable marquise, dont Boissonnas, ce jour-là, mal secondé par Taponnier, nous donne un portrait, à l'issue d'une cure de Bentinck, ou des pilules de tyroïdine. Soit dit en passant, c'est inouï ce que les photographes retranchent aux dames qui posent devant leurs appareils: chute d'épaules, chute de reins, ces fragments d'anatomie ne veulent pas mentir à leur titre et tombent, tour à tour, sous le travail de la retouche, comme au vent d'automne, «la dépouille de nos bois.»
Pour en revenir à l'agréable modèle, ci-dessus mentionné, nous le revoyons plus loin «donnant un morceau de sucre à Violette». Sans doute une jument remarquable par sa modestie et qui, par suite, a dû souffrir de se voir représentée dans un journal, que dis-je? nommée en toutes lettres!
Lisons encore: «Madame Lucien Muhlfeld, qui vient d'achever sa convalescence à Territet, sera bientôt de retour.»
Voyez un peu l'imprudence de cette rédaction. Si accentuée qu'elle apparaisse, dès le début, cette imprudence, elle l'est encore bien davantage, parce qu'elle l'est de toutes parts. Seule, cette phrase d'un auteur que j'aime fort, peut nous en faire apprécier l'étendue: «il fallait trouver un moyen adroit, procéder avec mesure, avec précaution, ne pas trop avouer à la fois, traîner la confidence pendant huit jours, de telle sorte que, lorsqu'elle serait faite, elle ne causât qu'un plaisir calme, tant les transitions auraient été habilement ménagées.»
Évidemment; au lieu de cela, tout en même temps, pour un lecteur peut-être pas au courant, mais aussi peut-être sensible: maladie, donc l'inquiétude; guérison, d'où l'allégresse; tout cela dans la même nouvelle en trois lignes, laquelle me rappelle encore ce cri d'une vieille dame à qui on lisait les Mémoires du Cardinal de Retz. Comme elle paraissait somnoler, et que le livre ennuyait la lectrice, celle-ci sauta vingt pages et recommença sur la vingt et unième, qui s'ouvrait avec ces mois «le Cardinal, de retour à Paris…»—Et la vieille dame, qui ne dormait pas le moins du monde, mais suivait, au contraire, le récit, d'un intérêt passionné, de s'écrier bien fort: «comment, ma chère, mais il n'était pas encore parti!»
Les dames ne sont pas seules à se mouvoir sur le couvercle de notre piano; les messieurs veulent bien leur céder le pas, mais réclament leur tour.
En voici un, bien sympathique, de qui cette présentation ne l'est pas moins:
«Le Duc de Guiche, le grand et modeste savant, s'installe à Bénerville, d'où, tous les jours, il se rend à Deauville, au Polo, dont il est le dévoué président.
«Le Prix Fourneyron, que l'Académie des Sciences vient de lui attribuer, pour son Essai d'aérodynamique, lui vaut nombre de félicitations de la France et de l'étranger.»
N'est-ce pas charmant et, d'autre part, un peu ahurissant, ce savant modeste et ce fier écuyer? Par bonheur, l'écrivain cité plus haut, veut bien nous secourir encore. Écoutez-le: «des bottes montantes ou des brodequins de couleur, des pantalons de tricot blanc serré ou des hauts de chausses bigarrés flottant sur les hanches, des camisoles rouges ou bleu de ciel, ou rayées de mille façons, le cou, les bras nus jusqu'à l'épaule, quelquefois des gants de peau de daim, des casquettes extravagantes ou des chapeaux de paille avec des rubans, et l'énorme battoir, instrument du jeu, sur l'épaule, c'est dans cet équipage que le gentleman imbu du respect de lui-même, doit se produire à l'admiration publique. Que ce soit sur une prairie Anglaise, en vue d'une pagode de la Chine, sur une plaine glacée aux environs du Pôle Nord, un Anglais de bonne fame et renommée, qui va jouer au cricket, ne saurait s'affubler autrement sans se compromettre.»[8]
[8] Gobineau.
Remplacez le mot cricket, par le mot polo, ce sera tout de même. Alors, n'est-ce pas un édifiant spectacle que de se représenter le «dévoué président», qui se résigne à dépouiller de si avenantes frusques, pour revêtir avec un orgueil aussi modeste que celui de Violette, les manchettes de Monsieur de Buffon?
Mais voici un autre exemple de sport associé au savoir. Monsieur Mæterlinck joue des poings avec son boxeur, dans le moment précis où on vient lui apporter la rosette. Cette invasion lui semble même assez indiscrète. Pour un peu, il camperait un gnon au Conseil de l'Ordre. Tout de même il consent à surseoir.—Voilà ce que nous conte un entrefilet qui prétend au sérieux.
On connaît cette manie, à la fois naïve et un peu agaçante, chez tous les nouveaux décorés, ou surdécorés, et qui consiste à feindre l'indifférence, ou même l'étonnement. Chacun sait pourtant qu'en dehors des coups de grisou, et autres sinistres, où l'on porte au rescapé, incapable de discuter, l'étoile spontanée, il faut postuler cet honneur sans élan, se faire appuyer, en un mot, se donner bien plus de mouvement que pour beaucoup de leçons de boxe. Mais tout de suite après, on rentre dans le rôle de celui qui «ne fait pas semblant de rien», parce que, tout de même, on se rend bien compte qu'il y a quelque chose d'un peu dérisoire, dans le fait de recevoir un cadeau que l'on a sollicité.
Les jeux d'enfants (n'est-ce pas pour cela qu'on nomme hochets, tous les attributs de vaine gloire?) présentent quelquefois, mais avec plus de grâce, cette plaisante anomalie: les bambins viennent vous consulter sur le choix de la surprise qui vous serait agréable; puis ils exigent que vous ne sachiez plus rien de ce qui a été dit, alors qu'elle éclate.
Je vois encore, dans ce jeu de cache-cache de nos légionnaires, une forme de l'illusion des autruches, qui se croient devenues invisibles parce qu'elles ont mis leur tête sous leur aile. Mais peut-être, après tout, sont-ils sincères, dans ce jeu d'illusion et de stupéfaction feinte. A force de dire: «c'est pour faire plaisir à ma mère, à ma femme, à mes enfants…» ces matois finissent, sans doute, par se persuader qu'ils ne sont pour rien dans la chose.
Quelques mois passés, je parcourais une chronique de Fœmina, pseudonyme de Madame Bulteau. Le factum s'achevait par des raisonnements, plutôt détachés, sur la vanité des distinctions, et en substance, concluait ainsi: «or, devinez où je vais de ce pas: demander des croix.»
Un distrait ou un maladroit ne manquerait, certes, pas d'ajouter: «charité bien ordonnée…—Que la dame ait ou non, demandé des Croix, il ne m'appartient pas d'en décider; ce qui est certain, c'est qu'elle en a au moins demandé une.»
Moi qui me pique d'être plus clairvoyant et mieux inspiré, je dis, au contraire: «quelle cuisante déception, pour l'honorable postulante, qui s'est peut-être entendu refuser ce que sollicitait, avec tant de désintéressement, son zèle pour autrui, quand elle se sera vu, malgré elle, accorder, au lieu de cela, ce dont son dédain précédent et contradictoire paraissait faire fi, ou qui sait? peut-être plus simplement, ce dont sa modestie se jugeait indigne! Encore une violette.»
Si j'avais eu à décorer Madame Bulteau, ce que je me serais honoré de faire (à ma façon, je l'ai fait—n'est-ce pas une manière de décorer que d'étudier longuement?) je n'en aurais pas moins profité de l'occasion pour lui reprocher d'avoir appelé l'auteur du Roman de la Momie, un «puissant ouvrier».
J'eusse préféré «admirable artiste». Mais Madame Bulteau, laborieux tâcheron, pioche Mademoiselle de Maupin et bêche Émaux et Camées.
Ce chapitre des nouveaux décorés me paraît toujours aussi «plein de charmes» que le «quoi qu'on die» de Molière. J'ai naguère dépeint, à propos de Monsieur Pol Neveux, la sensation de vide que donnait au lecteur, le fait de voir mentionner une distinction accordée à quelqu'un, sans énoncer des titres capables de la lui valoir, et que remplace l'énumération de manières d'être, lesquelles, pour ne pas manquer d'agrément, ne sont pas de celles qui portent au tableau. En voici un nouvel exemple:
«Le Comte Joseph Primoli, si connu et si aimé de toute la Société Parisienne, vient de recevoir, du Gouvernement Français, la cravate de Commandeur de la Légion d'honneur.»
D'abord, cela n'est pas exact: je connais d'incontestables membres de la Société Parisienne, qui n'aiment pas du tout le Comte Primoli; passons. Mais la cravate, peste! ce n'est pas rien; être connu et aimé de la Société Parisienne, ça suffit-il pour obtenir ce haut commandement? Je cherche: Monsieur Primoli était le neveu de la Princesse Mathilde; il a posé, en camerlingue, pour la Princesse Lucien, qui aime à portraiturer les barbes; il est l'ami de Monsieur Ganderax qui, naguère, sans tout à fait réussir, consacrait un article de tête, à transformer en événement national, l'élection de son cher Gégé, comme membre de l'Épatant. Tout cela est beau; mais enfin cela mérite-t-il d'être cravaté?
Un autre Seigneur s'agite beaucoup autour de la Croix Rouge.—«Croix Rouge, lisez Ruban Rouge»—disait, à ce propos, assez spirituellement Timon, toujours incorrigible.—Cependant, comme il n'est, en effet, question que du ruban pour l'ambulancier, tandis que la rosette paraît se réserver pour Charles Lecocq, notre ami proteste, en ces termes judicieux, sinon justiciers: «on aurait peut-être bien pu faire passer le Bon Samaritain avant la Fille de Madame Angot!»
Tous les paniers ont un dessus, chacun sait ça. L'Académie, dont l'anse est en forme de coupole, a France, Loti, Barrès. Évidemment le ruban de Madame Beer, bien que pris à la même pièce, n'a pas le rouge vif de celui de Sarah. L'enthousiasme universel, déchaîné par celui-ci et qui d'ailleurs, aurait aussi bien pu prendre la forme de l'indignation universelle, (à voir reconnaître, si tardivement et faiblement, un si ancien mérite) prouve que les vraies récompenses ne sont pas dans les chancelleries, mais dans les cœurs. Ce qu'il y eut d'amusant, à cette occasion, pour l'observateur renseigné, c'est de voir se répandre en éloges dithyrambiques des personnes qui tenaient de bien près à d'enragés adversaires de la cause gagnée. Monsieur Roujon a trouvé un bien drôle de palliatif pour ce retardement regrettable; il appelle la France «le pays des beaux repentirs».—J'aimerais mieux: le pays des discernements précoces; mais ce pays-là, je le crains, restera toujours la Terre Promise.
Rien de plus significatif, sur le sujet de ces grandeurs, que ce qui est advenu, il y a quelques années, au Marquis de Casa-Riera, lorsqu'on douta s'il était lui même. Une telle accusation paraît d'abord plaisante; les preuves contraires n'en sont pas moins très difficiles à établir. Le Marquis de Casa-Riera aurait très bien pu n'être que le Marquis de Carabas, dont chacun sait qu'il n'existait que dans la cervelle ingénieuse du Chat-Botté, qui le créait de toutes pièces, chaque fois qu'il prononçait son nom.
De quelqu'un, qui cesse d'être soi, l'on peut parfaitement s'apercevoir qu'il est le Masque de Fer, ou Gaspar Hauser, ou Louis Dix-Sept, ou Jean Orth, quelqu'un enfin de ces éternels disparus qui, n'étant jamais morts officiellement, cessent d'être soumis aux vicissitudes de la longévité, comme aux lois de l'existence.
Le Marquis n'en menait pas large, dans son bel hôtel rouge de la Rue de Berri, et pendant ce temps-là, l'on instruisait sans douceur. L'homme révoqué en doute était-il bien celui qu'il prétendait être, l'on n'en savait rien; on savait seulement qu'il était Commandeur de la Légion d'honneur. On sut encore que c'était un sage, quand on apprit que celui qu'il citait à l'appui de son dire, n'était autre que son cuisinier. Pour un si haut cravaté, n'était-ce pas risible et minable? C'était sage, et je le maintiens. Les chefs de Gouvernement ne sont, après tout, que ceux auxquels Dieu «fait la loi» selon Bossuet; tandis que les chefs de cuisine, s'ils trompent quelquefois sur la qualité des denrées, ne sont, eux, jamais trompés sur la qualité de «l'Amphitryon où l'on dîne».
Et cependant cette histoire est-elle la plus belle de toutes? Goûtez et comparez.
Une dame qui tient un petit casino scientifique, esthétique… et payant, tirait parti et profit de la palabre d'un artiste aimable, pour qui la réponse à faire au titre du livre d'un jeune écrivain disparu, ne laissait aucun doute: «penses-tu réussir?» Il pensait parfaitement réussir, et même «dans les coins.» Or, comme les bons procédés exigent des échanges, la dame (indirectement soufflée par son collaborateur qui, lui, habile, faisait toujours faire le gros ouvrage, et n'apparaissait jamais que pour le favoriser ou le récompenser) la dame s'avisa que le moment était venu d'accorder à l'artiste ce qu'il désirait le plus, à savoir: un petit nœud. Donc elle se pendit, un beau matin, aux récepteurs d'un magnat qu'elle ne connaissait mie, (en tout cas beaucoup moins que moi-même), et lui dit ces mots angoissés: «la croix d'Obligado—c'était le nom opportun du futur obligé—la croix d'Obligado ne marche pas.» Ce qui était incorrect pour un certificat d'études et un brevet de capacité, mais éloquent pour une situation tendue.
Bref, sur douze voix que, paraît-il, l'élection nécessitait, deux seulement s'étaient prononcées pour l'affirmative. La dame, qui avait compté sur une rente annuelle de palabres, en échange d'un bienfait, qui ne lui coûterait que des démarches, la dame râlait. Et la transmission par fil, de cette suprême forme de communication présentait quelque chose d'en dehors de l'abonnement, qui défiait la provision et déconcertait la friture.
Une veuve célèbre fut encore sollicitée, qui tira trois voix de sa manche de crêpe; cependant que le magnat extrayait de la sienne un bras fort long qui atteignit à l'étoile.
De nouveau la dame se pendit aux cordons verts, qui communiquaient avec les cordons rouges, et confirma, cette fois, que la croix marchait aussi allègrement qu'un haricot voyageur. Et, quelques semaines après, le mince filet rouge empourpra le téton de l'intéressé, comme la blessure d'un Sébastien dont les plaies seraient des boutonnières.
Quand tout fut fini, le destinataire, après avoir joué la surprise, témoigna la reconnaissance et, comme son protecteur avait, lui, ainsi qu'il convient, conquis un grade supérieur, dans la promotion simultanée, envoya un télégramme, dont la rédaction exigeait beaucoup de soins, qui furent pris, et donnèrent un résultat satisfaisant…
En effet, il y fallait de l'élan, mais réprimé, du sourire, mais supprimé, pas de rhétorique, pas de vocalises, bonnes pour les cœurs tendres et les esprits sans ambition, les circonstances étant officielles et, le salut, presque militaire. Donc, après un bref exposé du motif de la félicitation, le shake hand montait au shako, et le bleu, que j'ai lu, se contentait d'y porter la main, un shako dessiné par Iribe.
Tout cela était bien, mais n'était rien, il y fallait la goutte-mère du discret entraînement à de nouveaux bienfaits, dont le premier anneau n'admet que de commencer la chaîne, qui, plus tard, attachera, quand il aura fait des petits. La situation était délicate, étant décisive; un mot impropre pouvait rater le coup et stériliser l'avenir. Le «dévouement» traditionnel et désuet porte des gros sabots, et «l'hommage» marche sur des œufs, qu'il casse quelquefois.
Inutile d'ajouter que le correspondant, inventif et malin, rencontra le terme unique dans le trajet de son patelin à la recette postale. Et il signa: «VOTRE AMI SUBORDONNÉ» ce qui était à la fois un coup de chapeau et un coup de maître. Le second plan, il ne pouvait l'admettre que sur ce fond-là. C'était dire qu'il acceptait bien de ne monter que d'un cran, chaque fois que son protecteur franchirait un degré; mais qu'il n'admettait pas moins.
* *
Timon mérite-t-il vraiment le titre d'incorrigible? Jugez-en.
L'Étude sur la Mort, publiée, au Figaro, par le même auteur de l'Oiseau Bleu, vient de reparaître en volume. J'ai dit, au début, dans un Essai intitulé les Larmes d'Argent, combien le morceau m'avait paru sans ferveur. Au contraire, le journal, qui avait donné la primeur de l'Étude, en annonce la réapparition plus que dithyrambiquement. J'aperçois la coupure sur le bureau de Timon. Au-dessous il a écrit: «boum! servez froid!»
Et puisque nous voici sur le sujet de la Mort, combien elle-même a changé de visage et d'usages! L'avez-vous remarqué? on ne fait plus part du décès de ses parents? Moi qui me crois sensible, j'en étais peiné. Mais comme, si je suis volontaire, je ne suis pas entêté (l'entêtement c'est la volonté dans l'arbitraire) je me rends aux explications que voici: beaucoup de ménages sont divorcés, il en résulte des embarras typographiques, à l'heure de Borniol, et qu'on prend le parti de s'abstenir. Et d'une. Un artiste, en attirant l'attention sur les motifs que la stricte décence lui imposerait, de ne pas se montrer, se retirerait le droit de paraître et, par suite, de servir ses intérêts, dans les lieux propices. Et de deux. D'autres y perdraient le droit de baller, ce qui ne les gênerait pas moins.
Un grand seigneur étranger meurt dans sa résidence du Midi, laquelle se referme sur ce trépas. Moins de deux ans après, la famille la rouvre… par un bal costumé, sur les invitations duquel, ce me semble, on aurait pu tracer l'épigraphe de Molière: «hommes et femmes affligés, chantans et dansans.»
A la place de l'ombre de l'ex-proprio, j'aurais fait, moi aussi, à mes invités posthumes, la farce de me déguiser en statue du commandeur: pas le commandeur Primoli, celui de Don Juan. Et de trois.
Il y en a d'autres. Quoi qu'il en soit, j'ai dans le cœur, des condoléances qui ne sont pas sorties, et qui remontent les jours de brouillard.
L'histoire qui suit est célèbre. Une notable mondaine s'entretient, avec sa famille, d'un triste anniversaire, qui doit réunir ce groupe, le mardi suivant, dans un commun deuil renouvelé. Une dépêche survient; elle est d'un Grand Duc, lequel s'invite à dîner, familièrement, mais hélas! pour le même mardi, à cette table privilégiée. Un silence, proprement celui que l'on nomme «silence de Mort»; muets débats de conscience et de mondanité, au sortir desquels les enfants stupéfaits et émerveillés, entendent sortir cet arrêt, de la bouche maternelle: «l'anniversaire sera mercredi.»
Notez qu'elle ne disait pas: sera remis à mercredi, elle disait sera. Cela devient cosmique. Peut-être bien ne se serait-elle pas permis de faire attendre Louis XIV; mais elle ne voyait aucun inconvénient à différer Saturne.
Salomon, dans son jugement fameux, Alexandre, avec son célèbre nœud gordien, ne sont pas allés si avant que cette veuve ne fit, dans «l'art d'accommoder les restes». La dame apparaît aussi grande que Josué, plus grande même, puisque l'astre auquel son geste enjoint de rebrousser chemin, n'est pas le grossier fanal des vivants, mais cet astre, plus subtil, que Madame Valmore a poétiquement dénommé «le soleil des morts.» Non seulement plus grande que Josué, mais plus que Moïse; les flots qu'elle entr'ouvre ne sont pas ceux de la Mer Rouge, mais ceux de la Mer Noire des «deuils en vingt-quatre heures»; le rocher qu'elle frappe est celui des cœurs; mais loin de commander aux ondes d'en jaillir, elle leur prescrit de refouler les larmes. Et cela, de la simple branche d'un éventail, faite soudain plus vaste que la verge d'Aaron, qui cependant était de taille.
On n'en finirait pas de comparaisons grandioses, à l'égard d'un tel acte surhumain, à force d'être surmondain. J'admire de telles femmes. Ce sont les canards de Vaucanson de la race qui produisit Niobé. C'est la même Parisienne automate qui disait sévèrement à sa fille, souffrante, au début de l'hiver: «je crois pourtant vous avoir appris que c'était une saison où l'on ne doit pas parler de ces choses.» L'épouse de Pétus aurait-elle mieux dit? L'héroïsme, aussi bien que dans un cœur, peut se nicher dans un réticule. Cinquante invitations étaient acceptées. Les invitations ce sont les billets à ordre de la Cocodette. Pas de protêts! La maladie est un luxe d'été, qui représente Deauville ou l'Engadine. L'hiver, il faut dîner.
De telles matrones étaient les sentinelles des salons, de vraies maîtresses de céans, qui vivaient et mouraient, dans le corset des dames de Vertus, sous le harnais de la sociologie. Et quand, le soir venu de la réception chez Jéhovah, dans Josaphat, le Suprême Juge les interrogeait sur l'emploi de leur temps, elles lui répondaient avec conviction: «mon Dieu, j'ai fait des visites.»
* *
Mais ce n'est pas encore tout, sur ce chapitre. L'on sait exactement le nombre de millions que fait perdre, aux fleuristes, soit la fantaisie des moribonds, de ne pas se voir enguirlander post mortem, soit celle des survivants, de ne pas se voir tourmenter entre vifs. Les horticulteurs ont, non seulement porté plainte, mais menacé de sévir. Il s'agit d'obtenir du gouvernement la suppression obligatoire d'une formule qui les ruine. Rien n'y fait. C'est assez curieux: ces fleurs ne coûteraient rien aux orphelins, ni aux veufs, même les honoreraient; d'ordinaire, l'on ne se montre pas si sévère à l'égard des bouquets. Pourquoi cet ostracisme? Peut-être (c'est probable) vise-t-on cet abus des floraisons portées sur la note. Et comme on rougirait de paraître lésiner là-dessus, on s'en tire avec une volonté expresse du défunt, qui n'est que le désir du vivant de ne pas voir tirer sur les cordons de sa bourse. Dans ce cas, il n'a pas tort. Les envois d'amis, c'était touchant; mais les obligatoires gerbes du fossoyeur ne signifient plus, elles, que son désir, à lui, d'augmenter les frais d'enterrement. Alors, on fait bien de les supprimer. Cependant, n'oublions pas que l'antiquité faisait payer les larmes, et que les pleureuses étaient des employées.
Au reste, sont-ils devenus plus raisonnables que leurs patrons, ces employés eux-mêmes?
J'en ai rencontré un bien avantageux. C'était le fils d'un domestique de mes parents; mais lui, avait monté, sinon en grade, du moins en gages, il était devenu chef cuisinier dans une grande famille Israëlite, je n'ai jamais bien su laquelle. Une année, il vint se reposer quelques jours chez les siens, et je l'entendis qui, dans une allée du parc, discourait avec des amis, sur les enfants de ses maîtres. Or, il disait: «Berthe a toujours été pratique; mais Martine a toujours été rêveuse…»
A qui faisait-il allusion? Je n'ai pas osé le lui demander.
Cela prouve-t-il que les employés soient plus raisonnables que les patrons? En face de la Mort, ils le sont quelquefois moins. L'ancien cocher de mon père a eu deux discours sur sa tombe. Mon père n'en a pas eu.
Madame Edouard André en cumula, en accumula. En méritait-elle? D'abord, il m'avait semblé que non. Son testament ne se préoccupait que des pommes de pin des allées de Chaalis, et cela me paraissait peu humain. «Que l'on n'oublie jamais—clamait-elle, sur papier timbré,—que le sol des chemins du parc se compose uniquement de pommes de pin accumulées depuis des siècles, et que la moindre allumette pourrait enflammer!…» Et, là dessus, elle fulminait elle-même contre les fumeurs invétérés et les briquets automatiques.
L'étrange chrétienne! A cette heure tardive, n'aurait-elle pas plus sagement fait de penser au feu de l'enfer? Non, elle n'oubliait qu'une seule petite chose, en rendant au dieu des bienfaiteurs son âme sans tendresse, elle oubliait les cœurs souffrants, accumulés depuis des siècles sur le sol des chemins de la terre, et qu'un trait de sa plume de fer aurait pu soulager, du moins pour une part. Elle ne pensait qu'aux pommes de pin. Je crains qu'elle n'en retrouve quelques-unes employées à s'occuper d'elle, dans le foyer de Belzébuth. Quelques trompettes voilées ont vainement tenté de nous attendrir sur ses bienfaits: ils n'atteignent vraiment que Monsieur Doumic. Les autres, on ne m'ôtera pas de l'esprit que c'étaient des fondations continuées.
Depuis, je me suis rappelé que Madame Boucicaut avait cru devoir rendre à la division ce qu'elle tenait d'elle. Rendre au passant ce que Mademoiselle Jacquemart tenait de Monsieur André, ce ne fut peut-être pas manquer d'à-propos. La dernière fois que je la rencontrai (dans une soirée), bien que sa jactance accoutumée dût, cette fois se contenter, sans doute par le fait, et le faix de l'âge, de revêtir un air de Jézabel abattue, elle me fit signe d'approcher, d'un de ces gestes artificiellement impérieux, qu'elle exécutait sans y croire, qui l'aidaient à s'illusionner sur son manque d'autorité, et qui équivalaient à des sommations sans importance. Je me demande pourquoi j'obéis. Elle proféra: «je sais que vous habitez Le Vésinet; mais vous, savez-vous que j'en possède la moitié?» Je répondis par un geste résigné, qui signifiait: «si elle vous gêne…» La cruelle répliqua: «parfaitement; achetez-la moi très cher.» Je n'ai plus revu Madame Edouard André. C'est tout ce que j'ai connu de ses dernières volontés à mon égard.
On a raconté que, le jour de l'an qui précéda sa fin, elle avait biffé, sur son testament, le nom de son légataire universel. En voilà un qui peut se vanter d'avoir battu le record des étrennes inutiles! Je ne sais pas qui c'était; je sais seulement que ce n'était pas moi, puisque je connais la cause de cette faveur temporaire, et que je n'en trouve pas de traces dans mes antécédents. L'inconnu ordonnait les festins du Boulevard Haussmann et assumait la dangereuse responsabilité de régler le placement des convives, en tenant compte des prétentions de chacun, pour sauvegarder les susceptibilités de tous. Y réussit-il? Je le crois peu probable, puisque je ne le juge pas possible! Un dîneur est souvent un zéro, qui n'amplifie l'unité, qu'à la condition d'être placé au-dessous d'elle. Au lieu de cela, il veut passer devant, ce qui le réduit à rien, sans profit pour l'autre. Donc, notre placeur devait déplaire, si je m'en rapporte à certaine lettre de la patronne, un griffonnage que j'ai sous les yeux. Il fut adressé à un invité, le lendemain d'un soir où, sans doute, mécontent du voisinage qui lui avait été assigné, le dîneur s'était évadé, en sortant de table. La lettre se bornait à ces mots pleins de confusion, de contrition: «quand j'ai vu à côté de qui vous étiez, j'ai compris mon erreur!…»
Tout de même, ce n'était pas aimable pour l'autre qui, lui (ou elle) aussi, avait reçu le carton insistant, sympathique, désireux qu'on lui fît l'honneur!…
Le père Groult prétendait que l'invitation à partager un repas, devrait porter les noms des personnes que l'on est appelé à rencontrer. Il avait raison. En voici une preuve. Quelqu'un me contait, l'autre jour, ceci:
«Je connais une dame qui s'étonne de me trouver gai, même souriant, quand je suis en face d'elle. Je la comprends, il doit lui sembler difficile et presque malséant de ne pas voir refléter l'expression de son propre visage, on ne peut plus renfrognée et rébarbative. Mais, outre qu'il ne me déplaît pas de réaliser des entreprises difficultueuses, une dose de bonne humeur, que je m'efforce de maintenir jusque dans les tempêtes, me permet de réagir fortement et allègrement contre l'effluve grognon de la dame. Je me contente donc, après l'avoir saluée, comme c'est mon devoir, puisque je la connais, de ne plus m'apercevoir qu'elle est là, pour pouvoir le lui pardonner.
«Maintenant, que la dame s'étonne du peu d'action de ses airs bourrus, sur mes airs agréables, je veux bien l'admettre; mais ce qui devient abusif, c'est qu'elle en vienne à le supporter sans calme. Par bonheur, cet accident de nous affronter, qui ne me semble qu'ennuyeux ou nul, mais paraît la «mettre à la gêne», comme disent les vieilles tragédies, cet accident ne nous menace que peu. Seulement, quand il arrive, c'est d'assez près; des équivalences de situation nous mettent côte à côte. Si la disposition de la table était réglée sur l'intelligence, nos places ne seraient pas voisines.
«Un soir que le choc avait eu lieu, il m'arriva de risquer une de ces réflexions d'art peut-être saugrenues, en tout cas pittoresques, dont l'escrime verbale plaît à des gens qui s'y connaissent en passes de mots. Le mien ne trouva pas grâce devant la dame, qui n'eut que ce compliment pour l'objet de ma description fantaisiste: «ça devait être bien laid.» Je me contentai de ruminer, quelques-uns disent de murmurer: «c'est possible; mais il y a d'autres choses laides, et même d'autres personnes, dont il faut supporter le voisinage avec résignation, pour ne pas manquer à la bienséance.»
Tout refuge est bon à qui ne veut pas se rendre. Un monsieur me reprocha sévèrement d'avoir «chiné» une mondaine, parce qu'elle faisait de mauvais vers. De ce point, il convenait, du reste, sans discussion. J'en conclus, à part moi, que le monsieur était moins sensible aux alexandrins boiteux qu'à la critique ailée. Mais la question ne s'étant pas posée resta sans réponse.
A ce même homme j'avais parlé, trente années en deçà, d'un projet d'ouvrage, avec l'exubérance de la jeunesse et, j'en conviens, l'insuffisance de mes moyens d'alors. Depuis, chaque fois que je revoyais le personnage, (qui, jamais, ne faisait allusion à mes volumes parus) il me pressait d'accomplir mon premier dessein, sur lequel il ne tarissait pas d'éloges, et dont l'existence mythique, en même temps que la réalisation improbable, s'unissaient pour lui fournir l'heureuse occasion d'ignorer mes productions successives, même de les dédaigner. Cependant, après beaucoup de réflexions et de recherches, d'études et d'examen, l'embryon m'apparut sous un nouveau jour, et je me flattai de le rendre viable, en le faisant bénéficier de formes mûries et de forces acquises. Il en résulta un ouvrage qui pouvait plaire, ou déplaire, mais qui ajoutait à ce mérite de n'être plus inexistant, celui de formuler ce qu'il voulait exprimer, comme il le voulait.
Le monsieur me dit, alors: «j'aimais mieux votre ancienne donnée.» Naturellement.
* *
Les roses refusées aux défunts me piquent encore de quelques épines.
Le journal qui m'interdisait l'offrande funéraire me choquait déjà; que dirai-je du faire-part lui-même, prenant aujourd'hui les devants de cette interdiction inouïe? Je l'ai sous les yeux, et pourtant j'y crois à peine. C'est celui d'un vrai grand seigneur que j'aimais, j'ai nommé le Duc de Rohan. Outre qu'il m'avait, nombre de fois, témoigné de sa bienveillance, qui me laisse un souvenir durable, j'appréciais les dehors aimablement brusques et sympathiquement bougons, desquels il enveloppait son affabilité, associée à une finesse assez malicieuse, dont voici un trait.
Un jour qu'il assistait, chez une grande dame de ses proches relations, à l'une de ces pseudo-manifestations de littérature et d'art, qui commençaient d'infester le monde, il lui dit avec jovialité: «savez-vous ce que vous auriez dû faire, vous? Vous auriez dû épouser Coquelin.»
Le mot a été proféré devant moi; je le rapporte de auditu.
Mais ce ne sont pas seulement des marques de bonne grâce et d'esprit que je dois à cet homme de bien, pas uniquement des faveurs de curieux, telles que d'avoir feuilleté, sous son toit, corrigées de la main même de l'auteur, les propres épreuves des Maximes (sans doute venues de Verteuil) ou encore, entre autres, d'avoir gravi l'échelle de bibliothèque de la Pompadour. Je lui dois encore une qualité, presqu'une vertu, qui ne m'en est que plus chère. C'est l'exactitude que je veux dire. Un automne que j'avais l'honneur d'être son hôte, dans ce Josselin, sinon sans équivalent, du moins sans supérieur en beauté, sur la face du globe, un heureux hasard, je l'avoue (jusque-là je croyais au quart d'heure de grâce, même un peu étendu), me fit arriver au salon, avec le dernier coup de cloche, sonné pour le repas. Bien m'en prit, je trouvai mon hôte seul, un peu coléreux et déjà trépignant de ce que tout le monde ne fût pas à l'appel, dans cette minute réglementaire.
Je ne l'ai jamais oublié; c'est même à cet exemple que je suis redevable, aujourd'hui que les dîners convoquent à huit heures, pour dix, de me rendre aux rares invitations que j'accepte, devant que les chandelles soient allumées. J'y trouve l'avantage de ne pas entendre, tout de suite, de ces conversations que Goncourt accusait de «courbaturer en dedans»; et voyant quelquefois le manger venir de chez le traiteur, d'être garanti contre les maléfices d'une alimentation qui menacera les arrivants plus tardifs.
Je vois aussi torturer de belles roses par des fleuristes armés de fil de fer. Cela me fâche, mais me fâche moins que d'entendre les familles elles-mêmes en interdire la jonchée sur les cénotaphes; et cela, dans la rédaction des billets qui recommandent aux prières. N'est-ce pas une vivante oraison qu'un bouquet, une oraison aux mots colorés, aux odorants versets?
Mon ami Timon, avec qui j'avais échangé des vues concordantes sur ces renvois de fleurs, conclut par cette boutade: «avez-vous observé que l'avare formule qui prive les morts de leur dû et, les fleuristes, de leur gain, cesse d'être en vigueur, dans les circonstances de décès, quand il s'agit de couronnes souveraines? Les familles abîmées dans la douleur s'arrêtent, un instant, de sangloter, pour apprendre aux courriéristes mondains que les trois Rois Mages se sont cotisés de trois francs pour leur envoyer une dépêche. Antigone a marché, depuis Sophocle; aujourd'hui, elle interromprait les libations et les nénies, pour écarter les crêpes de Montaillé et faire savoir à Sérigny qu'elle a eu la glorieuse consolation de recevoir un télégramme de l'impératrice de Blefuscu et un câblogramme du pape des Singes.
«Les alliances aussi ressortent de terre avec les acarus et les annélides. Le plus petit bourgeois ne peut pas tourner de l'œil, sans nous avertir qu'il n'était pas une génération spontanée. Quelquefois les accointances surprennent; d'autres fois, elles ne manquent pas de vraisemblance. Il n'est pas inadmissible que la veuve Sapeur ait des liens de parenté avec la Fille du Régiment; et quoi d'étonnant, si la veuve Sapin descend des La Forest-Divonne?»
Timon exagère, c'est sa façon; mais il n'en est pas moins vrai que les comptes rendus funèbres me paraissent toujours confiés à des hurluberlus, ou à des gens dénués de tendresse. Pourquoi, par exemple, je vous le demande, parlant du trépas d'un juste, dire que sa veuve fait partie de «plusieurs sociétés, entre autres, celles de la dentelle de France (espérons que c'est la dentelle noire), des Poètes Français (souhaitons que ce soient les élégiaques), de l'Histoire de France, de l'Histoire Diplomatique, des Gens de Lettres, etc., etc.»—Ne serait-il pas plus émouvant de dire… qu'elle pleure?
Mais, pour le coup, lorsque je lis une note dans le goût de ceci: «Monsieur et Madame X, profondément touchés et reconnaissants des nombreuses marques de sympathie qu'ils ont reçues de toutes parts, sont à leur grand regret, dans l'impossibilité matérielle d'y répondre comme ils le désireraient, ils prient tous leurs amis de vouloir bien trouver ici l'expression la plus profonde de leur gratitude émue…» eh bien! oui, je le répète, quand je lis cela, je pense qu'une reconnaissance, qui ne va pas jusqu'à l'écriture directe, ne m'inspire pas plus de confiance qu'un regret qui se noie dans un encrier, avant même d'en essayer l'emploi; je pense encore, et surtout, qu'à la place des amis, ainsi maltraités, j'aimerais mieux ne rien recevoir du tout, que de me contenter d'une gratitude et d'une émotion ayant passé par les rotatives.
Certes, tous ceux qui partent ne méritent pas de se voir appliquer la belle parole de d'Annunzio, à propos de la mort de Wagner: «le monde parut diminué de valeur.» Mais enfin chacun a la sienne, dont les familles me paraissent aujourd'hui faire bon marché.
Une dame vient de mourir, que j'ai connue relativement belle, approximativement aimable, évidemment riche, passablement appréciée. Elle avait une vieille parente, qui disait d'elle, autrefois: «Luce n'a pas de position.» Dans ce temps-là, ça me faisait rire; maintenant, ça me fait réfléchir; et j'en suis à me demander si la vieille parente n'avait pas raison, quand je lis, dans un journal, à propos de cette mort (sans compter la sempiternelle interdiction florale): «il ne sera pas envoyé de billets de faire-part, prière de considérer le présent avis comme en tenant lieu.» Cela vaut bien la peine d'avoir des enfants soi-disant respectueux et certainement millionnaires, pour les voir défendre de fleurir votre convoi, et ne pas engager à le suivre!
Je me suis réjoui de ne pas voir infliger la désolante formule à la pauvre Comtesse de Pourtalès, qui vient d'expirer. N'aurait-il pas été plus triste que pour toute autre, de voir accomplir, sans fleurs, le voyage suprême, par celle qui en avait si justement reçu, et disposé si brillamment, durant tout le cours d'une longue existence de beauté? Sa charmante devise: «que ne ferais-je pour ceux que je préfère?» me revient à l'esprit. Le lui ont-ils rendu?
Je venais d'écrire cela, quand j'apprends que je me suis trompé: nouveau veto sur les roses! Que vont devenir les pauvres plantes, si l'on s'obstine à les priver de leur plus noble et charmante fonction, qui était d'orner les tombeaux? Elles-mêmes n'auront plus qu'à mourir.
Ah! les roses, quel signe elles représentent, quand elles se donnent ou se refusent entre vifs. J'ai connu certaine belle-mère qui n'aimait pas sa belle-fille. Cela se voit. Quand la seconde venait en visite chez la première, à la campagne, pour un peu de temps, la vieille, qui n'admettait aucunement de passer pour telle, et que ce ne fût pas à elle qu'on fît allusion, quand on parlait de la «beauté» sous son propre toit, cette matrone, un peu mégère, faisait venir son jardinier, pour lui dicter le nom des fleurs admises à décorer l'appartement de sa bru. Ce n'étaient pas des noms agréables; de préférence des faux ébéniers, de la fausse aubépine, des soucis, des cinéraires, des doigts-de-morts, des bonnets-de-fous, des crêtes-de-coqs, des museaux-de-chats, des pas-d'âne, des pieds-de-veau, des gueules-de-lion et des oreilles-d'ours. On eût dit, pour une grande part, un bouquet placé dans l'Arche, pas l'Arche d'alliance, celle de Noé, le jour de la fête des passagers.
Quand ce protocole des végétaux, non moins que des animaux, était sévèrement dressé, la dame se levait, et d'une voix impérieuse, avec un geste menaçant, elle lançait enfin: «et surtout, pas de roses!»—Tout excepté la fleur de Cypris, et jusqu'au Sabot de Vénus!
Mais ce n'est pas seulement l'opulent fleuriste que l'interdiction lèse; je sais un autre métier plus humble, et, par suite plus touchant, qu'elle assomme du coup. Je veux parler du placeur de bouquets, sur les tombes, les jours d'hiver. Les parents, les amis admettent bien de visiter les tombeaux et de les fleurir, mais ils ne veulent pas avoir froid aux pieds, du moins pas trop, ils redoutent les rhumes, les trop gros rhumes. Alors, vous voyez surgir d'entre les stèles, déformées par les frimas, de ces bons vieux types à la Gavarni, en cache-nez à double tour, et les mains dans les «profondes». Ils en sortent des doigts violets, pour porter votre gerbe à destination, la déposer, la disposer. Encore une industrie à l'eau, ou plutôt à la neige. Et comme cette industrie n'avait pas beaucoup de jours dans l'année, pour s'exercer, c'est encore un commerce de fichu; voilà des malheureux ruinés.
Il n'y a pas longtemps que les magasins de noir se faisaient un mérite d'exécuter en vingt-quatre heures la commande d'un deuil. Maintenant ils devraient aller plus vite. Au bout de ce temps-là le deuil est fini.
Mais la perle des locutions funéraires a été trouvée, comme il convenait, par un courriériste mondain, celui à qui cette opération, malgré tout, assez pleine de frisson, la descente d'un cadavre dans un caveau, devant quelques amis émus, a inspiré cette formule agréable: «l'inhumation a eu lieu dans l'intimité.»
Quelqu'un à qui je contais la chose, m'a répondu: «ce n'est pas mal, en effet, mais je connais, sinon mieux, du moins aussi bien. Que dites-vous de cette annonce d'un courrier mondain, à propos d'une représentation donnée chez une dame à la mode: «répétition pour les personnes en deuil?»—Autrefois, on faisait sauter des crêpes, le mardi gras. Ce n'est pas le contraire.
«Vous voyez que je suis de force à lutter avec vos découvertes, mais, l'un et l'autre, soyons modestes; celles des chroniqueurs nous dameront toujours le pion, étant inépuisables. C'est encore l'un d'entre eux qui, ayant à caractériser certain drame presque Eschylien, lequel fait mourir d'un coup de foudre, sous les yeux mêmes de leur mère, ses deux enfants uniques, beaux comme les dieux et doux comme des anges, ne trouve rien de mieux que de ranger ce désastre plein de frisson dans le groupe des «pénibles événements» qui sont d'ordinaire, comme on le sait, la perte d'un en-tout-cas ou d'un réticule.»