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La trépidation

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VII
L'Invitation au Galop.

Monde, monde, que me veux-tu, sous la forme éclamptique, dont ton visage, jadis ami, la substitue au demi-sourire aux nuances d'expression, à de rieuses fossettes?

Quelle nouvelle tarentule a piqué Monsieur Jourdain, avec un dard moins inoffensif que la pointe de l'aiguille à tapisserie, sur laquelle s'asseyait, plus tard, le Chapelain de Musset dans le salon de sa Châtelaine? Le pré-snob, comme il faudrait l'appeler, obéissait encore à un ressort avouable; c'est pour plaire à l'amie de Cléante, qu'il se hérissait de plumes et se harnachait de fleurs «en en bas». Mais Dorimène est morte, et revient sous l'aspect d'une dame de Honolulu, proie aveugle de couturiers, dont les combinaisons esthétiques épouvantent les moteurs et, peu soucieuses de faire «rêver les oiseaux dans les arbres», comme le clair de lune de Verlaine, font tomber des alouettes, rôties d'effroi, dans le bec de Mademoiselle Sée.

Des actes domestiques, des arts charmants, traînés au grand jour, ont disparu de la série passionnelle, et nul ne peut plus siffloter en pantoufles ou tambouriner aux vitres, sans agir sur le Comte de Gabriac, lequel en avertit la Colombie, par câble, et le dénonce à toutes les Russies.

Le corps social n'apparaît plus en la position droite d'un homme debout, ni même dans la pose infléchie d'un personnage au repos sur un siège; il multiplie et acclimate les impossibilités anatomiques d'une créature reptile, qui vomit des feux grisous et crache des serpents de Pharaon, en se baisant l'orteil.

La Muse mondaine, que l'on a surnommée Sainte Jeanne à Pathos, ne se contente pas de taquiner les boyaux de chat, elle agace les martres. Au cours d'une cérémonie officielle, quelqu'un la voit s'entretenir familièrement avec la femme du Chef de l'État, s'en étonne, reçoit cette réponse, capable de faire se hérisser le poil même d'un cubiste: «elle aime ma peinture». Quelles peuvent être les destinées d'un État dont le Chef a une femme douée de semblables préférences?

Nul n'a plus l'esprit de refuser cette céphalose, qui faisait encore peur aux coinvités de Miss Winterbottom, chacun en gobe, dans les intervalles laissés par l'opium et le cacodylate, le toupet court les rues, même les salons et nul ne peut plus espérer d'extraire, à force de tendre pression, un aveu blotti dans un cœur refoulé. Tout cela fait jabot sur des plastrons de celluloïd, ou sur des gorgerettes détricotées, assez pareilles aux tapis de pieds des bourgeoises Philippotardes. En un mot, comme les cerises des Antilles, tout le monde porte son noyau à l'extérieur. Combien feraient mieux de l'avaler!

Je lisais, il n'y a pas encore très longtemps, qu'une mère, pour fêter la première communion de ses enfants, faisait réciter dans son jardin, par une actrice, des poésies galantes. Pas bien longtemps, tout de même assez pour que le progrès se soit accentué là comme ailleurs. Les adolescents que l'on récompensait d'avoir bien appris leur catéchisme, en leur donnant à entendre, le jour même du Saint Banquet, des strophes amoureuses, devaient néanmoins s'appeler encore, tout simplement, peut-être Jean et Madeleine, et par suite, il était aisé de trouver plusieurs répondants de leurs noms, dans les bibliothèques, et dans le Ciel même. C'est devenu plus difficile aujourd'hui que les jeunes communiantes s'appellent Hilda et Hébé, comme nous l'assure la Chronique Mondaine. J'imagine que les consanguins, désireux d'offrir, à cette occasion, des cadeaux canoniques, ont bien pu demander vainement aux libraires de la Rue Cassette, la vie des deux saintes, dont ces catéchumènes portent les noms, desquels le premier paraît sortir d'une partition, et le second, d'une mythologie.

La mère s'appelle Madame des Saints Affligés, et ce n'est que justice. Pauvres saints, ne sont-ils pas en droit de pleurer, s'ils se voient préférer une reine de légende ou une verseuse d'ambroisie?

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Les chants ne se montrent pas plus raisonnables. Autrefois on se contentait de succès de famille, même ils étaient assez difficiles à obtenir; j'en sais quelque chose; pour mon compte, je n'en ai jamais remporté de ce genre. Maintenant les succès ne suffisent plus, ils ont fait place aux apothéoses de famille. Exemple: une jeune dame chante chez sa mère. Le lendemain, les journaux impriment: «la Comtesse Karl de Garavan a chanté d'une façon merveilleuse». C'est ce qu'il aurait fallu dire de la Malibran. Je ne sais pas comment chante la Comtesse Karl, je demande seulement si elle a chanté comme la Malibran. Faute de quoi, l'expression sera exagérée, et Madame Estradère fera bien de contrôler la prière d'insérer, ou de se surveiller elle-même.

Autrefois, il suffisait d'avoir de l'estomac, pour dîner en ville. Maintenant, il faut, appelons-le par son nom: du culot. On vous accuse carrément de vous être approprié, entre la poire et le fromage, sinon une pièce d'argenterie difficile à escamoter, et dont le ruolz ne vaut guère la peine, mais une perle, dont vous pourrez heureusement ensuite affirmer que vous avez vu l'hôtesse qui, précisément, doit le lendemain, s'accommoder en Cléopâtre, dissoudre cette margaritam dans son gobelet, telle qu'une Reine d'Égypte. Ce madrigal désarmera les soupçons ou les rendra plus accommodants.

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Le Monde des Arts, lui aussi, se laisse-t-il gagner par la Trépidation? Je vous le demande. Monsieur Marcel Prévost, de l'Académie Française, fait la réclame pour une cave à liqueurs, et Madame Gautier, de l'Académie Goncourt, en faveur d'une maison de chocolat.

«Moi-même, chétif», comme disait Veuillot, j'ai reçu une certaine lettre d'une modiste, qui me demandait de présenter au public, ses chapeaux, dans un catalogue, en échange d'un don illimité pour quelque bonne œuvre. Comme, d'une part, je soupçonnais cette dame d'être charmante, et que son placet se faisait tout gracieux; comme, d'autre part, je ne puis écrire que ce qui m'apparaît clairement, j'aurais été désolé de lui faire de la peine, en proclamant, au seuil même de son opuscule, une vérité dont je suis convaincu, à savoir que tous les chapeaux du monde sont laids, excepté ceux de la Marquise de Jaucourt.

Je n'en désirais pas moins être agréable à ma correspondante, et je résolus de lui conseiller d'adresser sa requête à la Duchesse de Verluise, qui venait de donner un Thé, en l'honneur de Madame Paquin, et devait, par suite, se laisser convaincre. Un scrupule me retint: je réfléchis que, parmi les portraits d'artistes dramatiques, destinés à illustrer le recueil, il se glisserait peut-être quelques demi-mondaines; ce serait, alors, manquer de tact, à l'égard d'une dame confrère, que je veux bien critiquer joyeusement sur le terrain des lettres, mais que je serais bien fâché d'offenser nulle part, et le moins du monde.

Eh bien! devinez ce qui advint: la brochure parut, préfacée par une autre duchesse, laquelle, d'ailleurs, s'en tira non sans esprit, avec une phrase dans le goût de ceci: «ces dames et ces demoiselles, ayant fait triompher des pièces, ne peuvent que mener des chapeaux à la victoire».

Parmi ces chapeautées dramatiques, aurait pu se trouver une actrice, dont j'ai oublié le nom, qui ne fait rien à l'affaire. L'important, c'est la variété de trépidation, que son aventure représente. Ce n'est pas une Française; elle n'en a pas moins étudié à Paris, obtenu l'entrée du Théâtre-Français, et finalement, le Sociétariat.

La Comédie ne m'intéresse plus beaucoup depuis l'Incendie. On y a représenté certains ouvrages qui méritaient plutôt d'être «mis au cabinet» comme le sonnet d'Oronte. Les quelques rares fois, que je me suis risqué dans cette nouvelle salle, j'y ai vu des spectatrices en robe d'Orléans gris, comme en portaient les femmes de chambre de ma mère; je me suis demandé si elles n'étaient pas payées par la caisse des employés, pour figurer la tradition. Ce qui m'étonne, c'est qu'on donne désormais, au Théâtre-Français, autre chose que les Rendez-vous bourgeois.

Victor Hugo parle d'une Église,

«Où, depuis trois cents ans, avaient déjà passé
Et pleuré bien des âmes»;

et Huysmans se représentait les voûtes de Saint-Séverin comme «saturées de prières». Les frises de ce vieux Théâtre avaient entendu Talma, et gardaient le souffle inspiré de ces fameuses pauses de Rachel, dont la notation retrouvée du Prince Georges de Prusse, assure que l'art merveilleux, quand elle prononçait les mots «respirer la fraîcheur», donnait à sentir comme le vent du large[14].

[14] Je me suis félicité de ce que cette intéressante révélation ait eu lieu, l'année même où je mettais, moi, aussi, en scène, le Prince Georges dans mon livre Castiglionien.

Que penser, après cela, d'un dramaturge écrivant cette phrase, à propos de la tragédie: «ne serait-il pas regrettable, infiniment, de voir disparaître un art, juste au moment où les Mounet, les Sylvain, les Lambert, les Bartet l'ont porté à un degré de perfection qui, sans doute ne fut pas égalé, s'il fut même atteint?»

Que penser, si ne n'est que Madame Bartet, à l'art parfait et charmant, que Monsieur Mounet-Sully, dont j'avouerais bien que les débuts me passionnèrent, si je ne préférais dire, avec l'agneau de La Fontaine: «comment l'aurais-je fait, si je n'étais pas né?» que penser, si ce n'est que de tels artistes, ne peuvent que juger imprudente une appréciation si excessive?

Revenons à la Comédienne.

Sans doute, après beaucoup de démarches pour obtenir le Voltaire de bronze, qui accompagne la dignité de sociétaire, l'artiste a donné sa démission. Le cas parut grave à quelques-uns, qui me semblent dans le vrai.

Qu'une Sarah Bernhardt de génie, une Brandès de valeur, un Coquelin et un Le Bargy de haut mérite se montrent susceptibles et fugitifs, c'est leur droit. Ils perdent au départ, en même temps qu'ils y gagnent. A eux d'établir l'équilibre entre ces deux plateaux. Mais qu'une étrangère puisse se faire donner un brevet relevé pour, ensuite, en user à travers le monde, sur les programmes et sur les affiches, un tel abus est à éviter.

Vous me répondrez, et je suis de votre avis, que le principal est d'avoir du talent. Mais d'abord, la transfuge, si elle en a (je l'ignore, ne l'ayant jamais vue jouer) en doit, sans doute, une grande partie au milieu qui lui fit accueil. Je n'ai qu'une raison de me méfier de ce talent, mais elle me paraît grave; c'est que la dame en parle elle-même. Tout en laissant tracer son ancien titre, en caractères lumineux, sur le nouveau théâtre de ses exploits, tout en protestant même, pour la forme, elle dit: «je ne compte que sur mon talent.» Ceci m'inquiète. Un jour Monsieur France murmura, en regardant un confrère: «il n'a pas de talent; moi, j'en ai un peu.»—La dame ne dit pas cela: elle dit «mon talent», tout court. Dans ces sortes de circonstances, on inspirera plus de confiance aux gens de goût, en usant de quelque circonlocution du genre de: «ce que j'ose appeler mon talent», ou «ce que de trop indulgents amis veulent bien considérer comme mon talent», etc. Mais n'oublions pas que cette comédienne est étrangère.

Une dame de lettres Françaises, qui, elle aussi, est une étrangère, se trouvait, un jour, chez un artisan de grand mérite, qui se réjouit de voir entrer dans son atelier cette personne connue, et cossue, dont il espérait des commandes. Elle lui dit: «je vous donnerai mon talent.» Elle n'en avait pas. Il fit un nez.

—«Je sais de quelle actrice vous parlez—répondit Timon, à qui l'on contait l'aventure de la comédienne—moi non plus je ne puis la juger de auditu, je ne l'ai pas entendue; mais il y a une chose qui me gêne pour son art: elle a dit des vers chez la Marquise de Saint-Paul, et, ça, vous le savez, ça ne pardonne pas!»

Ah! que la silencieuse démission de Monsieur Worms a paru plus éloquente! Sûr et fier de son nom, comme de ses moyens, il n'a pas voulu faire retentir le premier dans des controverses avec une Maison, à laquelle ce nom s'est et reste incorporé noblement. Quand aux seconds, il estime que les prouver vaut mieux que les mentionner. C'est la bonne manière.

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Après les comédiens, les peintres. Il y en a d'étonnants; j'en sais un qui a proposé au Duc de Luynes de finir la fresque d'Ingres, au château de Dampierre. C'est le même qui, dans une loterie, offrait un bout de papier, sur lequel il avait tracé magnifiquement: «bon pour un portrait d'une valeur de trente mille francs.» Voilà le défaut de ce qu'on croit être des synonymes. Ils ne tiennent pas compte des nuances qui, parfois deviennent criardes. Il y a des cas dans lesquels le mot valeur peut s'employer pour le mot prix; mais ce n'était pas ce jour-là.

Heureusement que la vengeance des mots ne s'endort guère. A quelque temps de là, une dame qui, ayant gagné le bon, avait eu la faiblesse d'en faire usage pour son propre compte, y ajouta l'imprudence d'avouer cette erreur à Timon, qui lui rendait visite. Comme, pour se disculper, elle avançait naïvement qu'on ne pouvait cependant pas laisser sans usage un si gros chiffon de papier-monnaie, il lui répondit: «vous n'avez donc pas de femme de chambre!»

Celle-là peint—écrivait Gavarni, d'un de ses modèles.—Il aurait ajouté: celui-là écrit, s'il avait connu Monsieur Blanche. «J'ai fait beaucoup de portraits; ils ne sont pas tous bons»,—affirme ce traducteur de mentalités atténuées.—Je ne sais rien, je l'avoue, rien de plus divertissant que cette phrase. Je me la répète, chaque fois que je sens les blue devils me menacer, et instantanément, ils font place aux diables les roses. J'ajoute comme Baudelaire: «frères, est-il besoin de vous en donner les raisons?»

Ce n'est pas tout. Une voyageuse, qui n'y va pas de main morte, a vu, dans Venise, une exposition du même, laquelle comptait, paraît-il, beaucoup de numéros. Elle s'écrie: «faire un choix, entre ces morceaux, les séparer, ce serait un crime, il faut transporter le tout dans un musée!» Peste! c'est vrai qu'il y a musée, et musée. Duquel veut parler la dame nomade, est-ce du Musée du Louvre, ou du Musée de Dieppe? Et puis, elle a peut-être bien voulu, tout simplement parler du Musée Tussaud, ou se payer notre tête.

Ce fut l'avis de certains touristes convaincus, à leur retour de la Ville des Doges, lorsqu'une personne, qui avait lu l'article, leur demanda s'ils avaient eu connaissance de ce vis-à-vis du Lion de Saint Marc, et du lion d'Auteuil. Ils ne répondirent rien, mais se mirent à rouler des yeux aussi furieux que s'ils avaient été Monsieur Degas. Dans ces yeux, on vit tout à coup s'enflammer des Tintorets géants, défiler des Carpaccios cérémonieux, dégringoler des Tiepolos, se mouvementer des Véronèses! Dans ces prunelles, on vit s'azurer la violette de Léonard, Ruskin y parut, sous sa barbe, avec un air rébarbatif. Quantités de belles choses s'y accusèrent, mais, j'ai le regret de l'avouer, on n'y vit aucun chérubin dessexué, ni la plus petite carpe à la gelée.

Cela dut faire de la peine à Monsieur Alexandre, qui leur est indulgent, dans ses moins bons jours; tout le monde en a. Une consolation pour Monsieur de La Gandara, lorsqu'il entend ce critique, parfois mieux inspiré, débiner ses tableaux de genre; je ne dis pas que j'aime autant la Cendrillon de ce peintre que ses hortensias d'un bleu si triste, dans leur feuillage d'un noir de jaspe; mais je la préfère beaucoup, néanmoins, à des Nijinsky en plumes d'oiseaux et en coquillages, qui me font penser à ce mot de Flaubert: «la conchyliologie les ennuya». Dieppe reparaît, même sans qu'on y pense.

Ah! les arts, dits décoratifs, ils en font de belles, depuis quelque temps! Mais, les pauvres! (celui qui les persuaderait de cela leur rendrait un fameux service!) ils n'oublient qu'une chose, à tout prendre, assez considérable, et qui serait de s'en référer à leur titre, à leur mission. Dans le mot décoratif, il y a décor. Oui, dans le mot, mais pas dans les salles qui se réclament de lui. L'aventure est la même que pour les modes, qui oublient qu'elles devraient parer et ridiculisent.

Si encore ces laideurs étaient nouvelles et personnelles, mais elles sont rebattues et pillées. D'impudents démarquages en font les frais. Beardsley reste surtout mis à contribution par les inventeurs à bon marché, les fabricants de vieux neuf; mais, bien entendu, un Beardsley dépourvu de tout ce qui représente son intérêt et son mérite, comme il arrive, heureusement, toujours, dans les conjonctures de pastiches.

Barrès me disait, une fois, quelque chose d'équivalent à ceci: «la contrefaçon est le commencement de la gloire». Si ce mot est vrai, Beardsley peut se vanter de se voir rendre un service de cet ordre-là par nos enfonceurs de portes ouvertes.

J'entends parler d'un ouvrage intitulé l'Art National. Ce titre m'inquiète d'autant plus que je crains de deviner juste, il pourrait bien s'y mêler une visée d'esthétique populaire. Pauvre peuple, Dieu te préserve de l'art nouveau! C'est bien assez d'être pauvre, sans se voir encore embêté par le modern style.

Gallé vint, un jour, me parler d'un projet de «vulgarisation d'art». J'entrai en colère, et lui répondis que le premier de ces substantifs commençait par anéantir l'autre. J'aime à croire qu'il ne tenait guère à cette locution, aussi odieuse que ce qu'elle représente. Son exposition, si précieusement aristocratique, du Palais Galliéra, en fait foi. C'est, depuis sa mort seulement, que sa production est devenue impersonnelle et tombée dans le courant, pour ne pas dire dans le commun, enfin qu'il lui est advenu, ironiquement, de faire cette fortune grossière qui avait été refusée aux ouvrages transcendants et dédaigneux du succès. L'achat et, par suite, l'argent, affluent vers ce qui pullule. Ce qui se réserve, a la gloire.

Je suis de ceux qui restent persuadés qu'il faut payer, si peu que ce soit, l'accès du musée. Cela se pratique à Londres, et à peu près partout; nulle part on n'a lieu de le regretter. L'opinion opposée, libéralement larmoyante, me paraît aveugle. Ce n'est presque jamais l'indigent, au sens absolu, qui sera impressionné par le chef-d'œuvre et, à son tour, le produira; mais il suffit que cela puisse arriver, témoin Bresdin, pour que l'on prenne garde. C'est facile. Des visites peuvent être organisées, des cartes, préparées à l'intention de ceux qui en exprimeraient le désir, seul garant de la dignité. Les autres ne font que fatiguer les banquettes et encombrer les bouches de chaleur. Dieu me préserve de ne pas attacher d'importance au repos de l'indigent et à son bien-être momentané; mais non erat hic locus.

Heureusement qu'il y a, paraît-il, encore de grands poètes. J'ai même lu, quelque part, le nom de celui qu'on estime le premier d'eux tous. Par malheur, je n'ai pas la mémoire des noms. Pourtant, je m'en souviens, c'était un nom Français. Cela me fut agréable. Depuis quelques années, chaque fois que l'on parle d'un écrivain Français, l'avez-vous remarqué? c'est toujours un étranger. Cet essai de réaction me suffit; je n'en demandai pas davantage, et ne fus pas même tenté de m'insurger contre l'intronisation inattendue. J'ai appris à me méfier de la méfiance, même de la mienne et, depuis, je me le suis tenu pour dit.

La première fois (qu'il y a donc longtemps de cela!) quand je vis se pâmer sur «le Mariage de Loti» bien des personnes dont le goût n'avait pas fait ses preuves, et qui n'y voyaient rien de plus qu'une exotique historiette d'amour, je restai sur la défensive. J'avais tort. Même suspicion, même erreur, à l'égard du livre de Philippe, «La Mère et l'Enfant». Plus tard, j'ai lu, j'ai pleuré…

Une larme coule et ne se trompe pas.
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*  *

Quoi qu'il en soit, l'époque a du bon. Pourtant je n'aime guère, je l'avoue, qu'à l'heure où Monsieur Poincaré, président depuis quelques minutes, inaugurait son septennat, «par la clémence», comme Charles-Quint, et visitait un hospice, les photographes n'aient pas cru devoir s'inspirer de lui et s'abstenir d'aveugler les malades avec du magnésium. J'avais vu poindre cette forme de cruauté, il y a quelques années, quand je reçus, dans mon Pavillon de Neuilly, un notable écrivain de la Péninsule. Les opérateurs, qui n'avaient négligé que de prendre mon avis, m'annoncèrent leur arrivée pour une heure fixe, en ajoutant que je devais avoir soin de me tenir prêt, ainsi que mon invité, à poser, devant leur appareil, un groupe chargé de représenter, aux yeux du Monde civilisé, l'Amitié internationale.

Je répondis à ces messieurs que mon interprétation de ce sentiment était plus intime, et prétendait s'en tenir aux nobles privilèges, non moins qu'aux délicates privautés des jours de Montaigne et de La Boétie.

Ils furent surpris, ayant cru m'honorer et me faire plaisir. On n'en finirait pas d'énumérer les signes d'incohérence et les phénomènes d'oscillation, présentés par nos jours de grâce.

Devinez ce qu'un magazine, qui se donne pour bien pensant, offre à ses abonnés chrétiens, en guise d'Œuf de Pâques: des vues de Palestine, parmi lesquelles il a fait évoluer sur place, des cabots et des théâtreuses, mimant, disons parodiant le drame sacro-saint, à l'intention des fidèles. Voilà le petit dernier de ce que Loti appelle «christianisme de pacotille.» Loti parle bien.

Un jeune richard fait à sa mère une pension annuelle de trente mille francs. Elle affiche la prétention de recevoir le double. Il répond: «la situation de ma mère est des plus brillantes. Ce n'est pas des aliments qu'elle demande, mais la possibilité de satisfaire des goûts de luxe

Une rente de trente mille francs constitue-t-elle «une situation des plus brillantes?» Cela peut se discuter. Une mère est-elle en droit de demander, à son fils millionnaire, plus que des aliments? Nouveau sujet de discussion. Quant à la prétention de satisfaire des goûts de luxe, ne peut-elle pas sembler exorbitante, de la part d'une femme, qui s'est déjà offert le luxe de mettre au monde un fils millionnaire?

Peut-être bien que, si la dame avait su comment sa progéniture la récompenserait de lui avoir fait cadeau d'une existence si dorée, elle aurait commencé par demander à Dieu de lui changer son bébé; mais les mères sont confiantes, parfois imprudentes, c'est par cela qu'elles sont des mères, et pour cela qu'on les admire et qu'on les aime.

Par bonheur, aucune de ces choses n'empêche les «optimistes» de se montrer sages en inaugurant un dîner qui porte leur nom. S'il y a des pessimistes assez mauvais coucheurs pour contester que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes, on les enverra coucher ou au moins se promener, non sans leur avoir répondu, ne fût-ce que pour les empêcher de raser, que les fils de Noé, n'ont à aucun point de vue démérité de l'opinion, en jetant un manteau sur l'ébriété de leur père.

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