La trépidation
Propos sur le Seuil.
«Le dîner fut excellent: le mot Madère ne fut même pas prononcé.»
Théodore de Banville.
Au printemps de 1921, il m'est arrivé d'être malade, à la suite des épreuves de la Guerre, assez rudes pour un vieil homme, et de trois publications qui m'avaient bouleversé; mais malade d'une maladie qui dépassait les bornes, une maladie qui peut faire cesser de vivre, et m'a permis de réunir des réflexions assez caractéristiques sur le «chien vivant préférable au lion mort.»
Ce n'est pas que mon soi-disant mauvais caractère (qui n'est qu'une permanente manifestation de la VÉRACITÉ laquelle déplaît à tous et dont Fourier a si bien défini le rôle répulsif) ce n'est pas que cette humeur, dis-je, me prive de compter ce qu'on nomme des amis, même charmants, même plus charmants que beaucoup d'autres, enfin capables de m'écrire pour témoigner d'alarmes sincères, prendre de mes nouvelles, endommager de coûteuses voitures sur des routes peu carrossables, m'envoyer des hortensias bleus et des robes de chambre de soie violette capables de faire revenir à la vie. Mais, tout cela, je l'avoue, à une condition, quelquefois difficile à remplir, et à l'égard de laquelle l'insubordination peut entraîner de graves conséquences; cette condition, c'est de ne pas dépasser les limites de l'indisposition mondaine, et les bienséances du dernier soupir.
J'ai connu une personne qui disait—mais, celle-là, ironiquement—«quand la maladie cesse d'être décente, il n'y a plus qu'à s'en aller.» Elle savait que si, dans ces conditions là, on ne s'en va pas, ce sont les autres qui s'en chargent.
J'ai cité, dans un passage de ce livre, le mot d'une dame qui, voyant sa fille indisposée au début des fêtes du printemps, la rappelait à l'ordre et lui disait sévèrement: «vous savez pourtant bien, Mademoiselle, que c'est une époque à laquelle on ne parle pas de ces choses-là.»
C'est que cette dame était une excellente mondaine; la plus accomplie que j'aie connue; jamais elle n'aurait permis à une personne de sa famille de mourir au début de la saison (season, en anglais); et c'est encore d'elle que j'ai cité le mot sublime, qu'on ne saurait assez rappeler, à propos d'un anniversaire funèbre, qui tombait un mardi, et se trouvait inopportunément s'opposer à une rigolade: «l'anniversaire sera mercredi.»
Oui, les mondains peuvent être charmants, même excellents, compatissants dans les maladies temporaires, courtes et allègrement subies, à une condition, qui est qu'on ne fasse, en aucune façon, même de très loin, allusion à la Mort. Notez bien cela, qui est attentatoire à toute civilité, de la part de la plus gracieuse, je ne dis pas des femmes, mais des dames, du plus excellent, je ne dis pas des hommes, mais des messieurs; en un mot, rédhibitoire, au propre sens du terme, qui signifie, à ne pas mâcher les mots: «maladie ou défaut, dont l'existence est une cause de nullité pour la vente d'un animal domestique.»
Je cite—sans acrimonie, car je l'approuve—une dame très douce (que serait-ce, si elle ne l'avait pas été?) qui m'a écrit qu'elle croyait avoir entendu dire que j'étais un peu souffrant, et qu'il fallait la rassurer bien vite, car j'avais toujours été très gentil pour elle. Pour un rien, elle aurait ajouté que je lui devais bien de ne plus parler de tout ça. J'ai répondu, je l'avoue, assez piteusement, que je croyais bien que j'allais mourir; la douce dame ne m'a pas récrit; qu'elle a donc bien fait!
Une autre dame (celle-là exquise et, mieux encore, bonne, plus relevée d'intellect, mais, à vrai dire, plus intéressée à la question et forcément, plus sévère pour les manques de tenue—et de respiration—chez les autres, du fait d'une existence personnelle qui n'est qu'une permanente maladie), a eu la bonté de prendre à ma porte, ce qu'on appelle des nouvelles, à savoir demander si une personne bien élevée, oui ou non, a eu l'indécence de mourir. Et comme cette indécence, je semblais l'avoir, et même l'avouer, la dame exquise s'est comportée comme la dame douce, elle n'a plus bougé, a fait comme on dit la morte, ce qui, pourtant, ce jour-là, n'était pas son rôle, mais le mien. Et j'en suis à me demander si le Bon Dieu, lui, ne m'a pas accordé cette faveur de me mettre, une fois dans ma vie, dans la situation de connaître (avec lucidité, car celle-ci était intacte, et même renouvelée) comment se comportent les meilleurs amis du monde, à l'égard de ceux qui vont les abandonner. Et aussi, qu'il y en a d'autres, quelques-uns, pas beaucoup, rendus plus vénérables, par cette même rareté. Mais je m'empresse de le dire, ce sont des hommes et des femmes, jamais des dames et des messieurs.
Oui, des femmes et des hommes pourront, sauront vous regarder tendrement, vous caresser, vous presser la main, même la baiser respectueusement, parce qu'ils comprennent que vous allez les quitter et que ça mérite bien un shake-hand un peu accentué. Jamais des dames et des messieurs n'admettront cette incongruité, ce manque d'éducation, qui est de donner la marque de faiblesse et le détestable exemple de montrer que l'on peut, même qu'il faut, un jour, sortir de la ronde et que le rigodon n'est pas éternel.
* *
J'ai cité, dans un autre de mes livres, le plus bel exemple qui me soit venu, de la chose, mais j'aime à le replacer ici.
C'était sous le Septennat, l'élégance existait encore, mais les comportements fléchissaient déjà; une grande fête costumée allait avoir lieu, agrémentée de beaucoup d'entrées, dont une composée d'un essaim d'abeilles, à laquelle prenaient part, naturellement, les Mouchy et autres, entre lesquels un brillant ménage de famille, auquel on tenait beaucoup, et à juste titre. Or, un deuil imminent le rendait fort perplexe: tous les jours, il envoyait s'informer, on pense plutôt de l'impossibilité de participer à la mascarade que du reste.
Le jour du bal, avant midi, un serviteur du ménage qui tenait à ne pas rater son effet, se manifesta pour la dernière fois, décidé à ne plus reparaître que le lendemain sur le probable terrain des condoléances.
Le soir, à dix heures, les entrées de masques avaient lieu sur le charmant escalier de Madame de Poilly, et que franchissaient les ruches pleines de bourdonnements. Le ménage inquiet, résolu à ne rien connaître de la branche menacée—que tout le monde savait en deuil depuis le couvre-feu—se présente sous les regards des arrivants, dont pas un ne manquait de souligner la déconvenue et de savourer l'inconvenance. L'un des témoins plus malicieux et plus désireux encore que les autres de dépareiller les quadrilles, s'élance vers le couple, occupé à jouer l'ignorance du malheur qui le contraignait à rebrousser chemin, et lui révèle le deuil survenu depuis une heure. Le porteur de mauvaises nouvelles se voit accueilli par cette réponse admirable et sans réplique: «on exagère.» Le mari, en manteau Vénitien et en mollets de soie noire, donne un coup sec de son gibus fermé, dans l'antenne ouverte de l'abeille interloquée et les insectes velus, rayés, bonapartistes, surtout résolus à ne pas se laisser embarrasser de vains scrupules, franchissent les degrés stupéfaits de l'escalier de la Baronne.
Le Comte Greppi vient de mourir à cent trois ans, il y a trois jours. Il y en a deux qu'on ne parlerait plus de lui, si la question ne s'imposait de savoir si «le saumon fumé, les spaghetti, les œufs sur le plat, le pilaff au curry, le fromage et l'orange, arrosés de Chianti d'Artiminio» convenaient à un centenaire. C'était ce qu'on nomme le Menu du Jour. Menu du Soir ne serait-il pas plus en situation?
Madame Valmore, qui a formulé les plus belles choses du monde, et dont bien des gens commencent à savoir le nom parce qu'on l'associe inexactement à celui des poétesses à la mode, a écrit, entre autres, ceci:
Non, cette sublime femme n'a jamais été heureusement, à la mode. Celle qui le sera est celle qui dit à son mal, à son médecin, à ses infirmiers et même à son décès: «allez m'attendre chez Ritz!»
Mai 1921.