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La trépidation

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Note préliminaire.

Ce manuscrit venait de prendre fin, quand la guerre a pris naissance. Il ne représente donc plus qu'un grain de poussière, à peine un grain de poudre dans les plis d'un drapeau.

Enregistreur de façons d'être, desquelles son excuse était de les désapprouver, il apparaît par rapport aux circonstances actuelles de renouvellement et de relèvement, il apparaît, dis-je, dénué de sens, hormis le sens de l'exemple, salutaire, à sa façon, que peut offrir la reproduction des choses auxquelles il ne faut pas ressembler.

Après les destructions de Pompéï et d'Herculanum, quand les fouilles s'inauguraient, des vides se révélèrent, entre les laves durcies, des vides qui se trouvaient conserver exactement l'attitude et la stature de ceux que le désastre avait surpris dans leurs poses commencées. Le flux brûlant les avait moulés, tels qu'ils étaient alors, en train de tourner une phrase ou une poterie, et leurs cadavres, naturellement incinérés, une fois réduits en cendres, le moule formidable retenait, contenait, pour les survivants, la grâce ou la disgrâce des gestes, le sourire ou la grimace des visages, la petitesse ou la grandeur des corps.

S'il se renouvelle une ombre de cela, dans ces pages postdatées, elles fourniront, ne fût-ce qu'avec des creux et des manques, leur point de comparaison pour la reconstitution d'un passé peccant, et la reconstruction de l'avenir qui le survolera, comme un avion fait, des marécages.

Une voix haute, parfois douce, toujours forte, nous rappelle qu'à l'expiration de tant de douleurs glorieuses, le temps ne serait plus de bêler ou de niaiser.

Si donc ces pages ne reproduisent que bêlements et ne décrivent que niaiseries, ce qui est bien possible, mais n'est pas de ma faute, je rappelle à ceux qui pourraient les lire, qu'elles sont originaires du temps enfui, où les bêlements étaient paroles d'Évangile, et les niaiseries, eau bénite de cour.

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Aussi bien deux événements à la fois sociaux et mondains, ont-ils marqué l'avènement d'un règne, lequel me sépare des vivants qui l'inaugurent; ces événements, les voici.

Le premier met en scène un jeune couple à l'autel. C'est l'instant sacré de l'Élévation, l'enfant de chœur agite sa clochette, une de celles qui, sous leur rondeur de cuivre ajouré de découpures gothiques, mettent en mouvement et font retentir un nombreux drelin religieux, insupportable et tintinnabulant. La chose se prolonge et la mariée debout, alourdie de dentelles, près de son conjoint en frac, formule, assez haut pour être entendue, et mieux que des premiers rangs de l'auditoire épouvanté: «qu'on fasse taire cette clochette, sinon je vais hurler!» Le langage dans lequel ces paroles sont prononcées peut servir de renseignement, mais, en somme, ne fait rien à l'affaire.

L'autre événement n'est pas moins caractéristique. Un étranger, de passage à Paris, désire donner au monde et à soi-même, le spectacle d'une réunion de haut goût; mais, comme il y veut des invités de choix et qu'il ne connaît personne, il les fait désigner, trier sur le volet et finalement convoquer, en son nom, par le maître d'hôtel d'un restaurant de luxe, homme honoré de la confiance de l'amphitryon. Naturellement tous ces vrais aristocrates acceptent et, à l'heure dite, se présentent à l'entrée d'un local anonyme et somptueux, loué par l'étranger pour la circonstance. Debout, sur le seuil encombré, il accueille ses invités d'un air gracieux et les introduit dans la salle, sur ces propos rassurants et même confortables: «Soyez les bienvenus, il y a un buffet, toutes les consommations sont de qualité, il y en aura pour tout le monde, mais ne poussez pas

Quand j'ai entendu ces deux récits, je me suis dit que les séparations ethniques étaient consommées, et qu'il n'y aurait plus de place pour moi dans le monde où ils avaient pris naissance; non que je les désapprouve, mais parce qu'il est prudent d'établir une cloison étanche entre le «roseau pensant» et «le coup de poing Américain» ou, si vous préférez, entre le pot de terre et le pot de fer.

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Je me faisais une joie de dédier ce livre à mon ami le Docteur Jacquet. D'avance, il voulait bien l'aimer. S'il faut y voir la preuve d'un manque de goût, c'est la seule qu'il aura donnée, car il était un homme plein de tact et de grâce, autant que de connaissance et de savoir; mais il appréciait l'escrime des conversations, la parade, la parure des mots, tour à tour incisifs et persuasifs.

Donc, maintenir cette amicale dédicace à sa mémoire respectée, rien ne saurait représenter, de ma part, une plus sûre preuve que je crois vraiment avoir mis, dans ce petit tournoi, un peu de ce qui pouvait plaire à cet esprit affiné, en même temps qu'à cette âme loyale: la rupture de quelques lances, de quelques lancettes, en haine de la réussite indue, en faveur du mérite opprimé.

Pour le reste, je demande à ceux qui voudront bien consacrer quelques heures à cette lecture parfois acidulée, de la faire à la clarté de ce mot de Pascal: «l'homme aime la malignité; mais ce n'est pas contre les malheureux, c'est contre les heureux superbes; et c'est se tromper que d'en juger autrement.»

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Quel plus éloquent, quel plus pathétique témoignage pourrais-je fournir de la sincérité de mes intentions, que les deux lettres ci-jointes, reçues en novembre dernier.[1]

[1] 1914.

Cher ami,

J'ai été joyeux d'avoir de vos nouvelles. Si je ne vous ai pas répondu tout de suite, c'est que je traversais une crise terrible. La douleur aujourd'hui est moindre, mais mon état, pire encore, et je n'ai plus qu'un très faible espoir de salut. Je vous peine en vous le disant, mais il le faut.

Je viens de faire mon testament. Or j'ai reçu de vous un présent d'un ordre rare, inestimable, unique: «le Chancelier de Fleurs.» Ce beau livre ne peut quitter mes mains que pour rentrer aux vôtres. Je donne toutes indications utiles pour qu'il en soit ainsi, en y faisant joindre un joli grès, qui me vient d'Hœntschell. Avec une de ces fleurs, qui paraissent orgueilleuses de s'épanouir dans votre atmosphère, ça pourra être, de moi, un agréable souvenir.

Cher ami, plaignez-moi, mon sort est court. J'ai passé la plus belle part de ma vie à recueillir des matériaux de travail, maintenant à pied d'œuvre, mais qu'il me fallait quelques années pour coordonner, rédiger, faire vivre. Ces quelques années, le destin avare me les refuse, et je disparaîtrai sans avoir donné ma mesure. Je tâche à me consoler en songeant que tout est vanité.

Il n'en sera point ainsi pour vous, cher ami. Votre route est encore longue et belle. Je m'en réjouis profondément.

Votre amitié fut une des fiertés de ma vie. Je vous embrasse.

Jacquet.

Et quelques jours plus tard.

Cher ami,

Depuis votre dernière lettre, d'une pensée si haute, j'ai toujours espéré pouvoir vous répondre quelques mots, non point dignes d'elle, assurément, mais y tendant de mon mieux.

Je ne le puis. Je suis au bout de ma force.

Je veux vous dire, pourtant, que l'assurance d'avoir mon nom au seuil d'une de vos œuvres, je l'emporterai comme un juste et noble orgueil. Merci.

Cher et grand ami, adieu.

Ces lettres, en dehors des personnels sentiments qu'elles me témoignent, je les admire à tel point, pour leur simplicité dans le détachement, leur sérénité dans la détresse, que je ne puis plus plaindre celui qui les a écrites. Mais je puis, je dois le pleurer.

R. M.

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