La trépidation
III
Le Salon de Conversation.
Une compagnie restreinte, désireuse de s'adonner aux joies, plus intellectuelles, de la causerie pure, se retira dans un salon de travail, où traînaient des imprimés nombreux, des publications à la mode. Et le bavardage alla son train.
Outre Timon, toujours verbeux, quelquefois brillant, il y avait là des conversationnistes d'ordres divers, de valeurs différentes, au-dessus desquels planait Marcel Aromesti, le grand peintre de l'Italie, qui témoigna de sa bienveillance, même de sa bonté, à l'égard de jeunes artistes qu'on lui présentait et que leur fortune fit ainsi bénéficier de leçons subtiles et fortes.
Le Maître insista sur celle qui mettait ces jeunes gens en garde contre plusieurs sortes de déformations et d'entraves pouvant être infligées à l'exercice de leurs dons naturels par les diverses manifestations de la critique: «le mieux, disait-il, c'est d'apprendre vous-mêmes à juger, pour votre propre compte, les œuvres des autres; et quand vous saurez vraiment ce qu'il faut penser d'un ouvrage, tenez pour indigne d'apprécier ce que vous pouvez produire de bon, celui que vous entendrez louer ce qui ne le mérite point, parce que cela signifiera que sa louange est aveugle ou qu'elle est intéressée. En effet, la première de ces louanges est celle que Verlaine appelait «sans compétence»; l'autre est celle qu'il nommait «sans bonne foi», autrement dit: exercée pour des raisons étrangères à la valeur des œuvres (tout est là) et telle que, par exemple, entre autres, la recommandation d'un personnage influent, dont le critique souhaite lui-même de s'attirer la faveur. Cette façon de procéder, dite de «complaisance», fort en usage dans les ateliers de renommée, a été inventée par le dieu des auteurs pour leur désigner les juges desquels l'approbation doit non seulement les laisser froids, mais les trouver méfiants.
«Ce qui suit est d'un bel exemple. Un écrivain, pénétré de ces maximes, se voit, un jour, offrir, par son éditeur, un nombre illimité d'exemplaires, pour le lancement d'un de ses volumes. Il fait apporter le registre, dont les nombreux feuillets vierges s'offraient à la longue liste de ceux desquels on lui proposait de solliciter le jugement pour ses pages sincères. Alors, d'un crayon rouge, qui traînait là, on le vit écrire, en grosses lettres, sur la première ligne du registre, le mot: Néant. Et il signa.
«L'éditeur, qui croyait savoir ce que c'était que de faire le magnanime, comprit ce que c'était que de «faire un nez»; mais, comme il répondait au titre de galant homme et d'homme avisé, il comprit, sourit, pardonna.
«En un mot, quand je demande pourquoi une personne écrit si souvent dans le même journal, je veux qu'on me réponde que c'est parce qu'elle a du talent, et non pas parce qu'elle a des actions.
«Quand je demande pourquoi les médiocres productions d'une autre font verser plus d'encre que les bons ouvrages de plusieurs, je ne veux pas qu'on me dise que c'est grâce à l'appui d'un auteur, qui eut à se louer de sa fidélité en amitié ou en «liens plus doux», parce qu'il ne faut pas confondre les prix d'assiduité avec les prix de littérature.
«Voltaire disait, de certains discours funéraires, qu'à les entendre, on ne pouvait s'empêcher de conclure que l'oraison funèbre n'était qu'une «vaine déclamation». Ne pourrait-on pas avancer de même que, de certaines appréciations littéraires, le public peut conclure que la critique représente souvent l'art d'accommoder les oies et d'escamoter les aigles?
«Conclusion: pas de titre plus détestable, et cela sur tous les terrains, que le titre de persona grata, puisque, par extension, il signifie personne que désigne, pour des fonctions ou des attributions, non pas le mérite qu'elle a, mais l'intérêt qu'on lui porte. Songez à ce que représente d'injuste et d'affreux ce membre de phrase; et puisqu'il est tout entier contenu dans le mot piston, vous comprendrez pourquoi ce mot est le plus laid de tous les mots du monde.
«Au contraire, ce qui serait beau, ce serait de voir les sages et les savants d'une ville, conduire aux dignités et aux honneurs, un de leurs ennemis, quitte à s'en détourner ensuite, mais avec la fierté d'avoir aidé à mettre en lumière, en dépit de leurs dissentiments et de leurs préférences, par unique souci de l'équité, une force de la patrie.
«Si je joins à cette réflexion, une recommandation pécuniaire—ajouta le Maître—ce n'est point pour vous enseigner la cupidité, mais pour vous garantir contre un péril: faites payer votre travail, payer aussi cher que vous le permettront votre talent et les circonstances; et ce prix une fois fixé, soyez fermes à en exiger le montant; même s'il vous est inutile, ne vous laissez jamais aller, envers de semblables débiteurs, à aucuns de ces mouvements de générosité, pas plus qu'à de ces quarts d'heure d'indifférence, qui vous induiraient à négliger votre dû ou à l'abandonner, par délicatesse ou par oubli. De tels procédés seraient fort naturels, s'ils rencontraient de la reconnaissance; n'y comptez point: ils ne créeront que de la gêne, chez ceux qui en bénéficieront, mais, les tenant pour humiliants, non seulement ne vous commanderont plus rien, mais cesseront de vous saluer.
«Les gens qui nous font travailler, n'aiment dans nos œuvres, que l'argent qu'elles leur ont coûté»—disait un jour, un artiste.—Un humoriste lui répondit: «parfaitement, ils le suivent.»
—«Maître, vous venez de parler des débiteurs—dit Myrtil Trust—si nous parlions un peu des débineurs. Quelle attitude conseillez-vous d'adopter à l'égard de ceux-là? Faut-il prendre le parti de l'étrangère qui se vante d'aborder, avec son sourire le plus gracieux, l'éreinteur de la veille? Cette femme souple a peut-être raison; mais une telle façon de grandeur d'âme n'est pas à la portée de tout le monde; et puis, ça ne réussit pas toujours.
«L'autre soir, cette forme de rose mondaine que Timon a surnommée Rosa Cystica, ayant aperçu, à l'extrémité d'un hall, un ennemi fameux, crut bien pouvoir l'aborder de front, pour entreprendre de se le concilier par une invitation de mangeaille, comme on solliciterait la faveur d'un boa en lui jetant un lapin vivant ou un rat mort. Le prétexte, mal venu, de cet engagement audacieux, paraissait se rattacher à certain projet de rencontre d'une ex-amie de l'adversaire, et qu'il n'admettait point de revoir. Gracieusement, il répondit: «ce serait, Madame, contrevenir à mes habitudes et compromettre ma digestion, que de prendre un repas, en la société de personnes avec lesquelles je suis brouillé, et surtout chez des personnes avec lesquelles je suis brouillé.»
«Le propos fit soi-disant pleurer la dame; l'affreux adversaire n'en fut point ému. Même, à qui le lui rapportait, il s'égara jusqu'à répondre: «vous connaissiez déjà les larmes du crocodile; vous connaissez maintenant les pleurs du chameau.»
«Ceux qui redoutent les chiquenaudes ne sauraient assez méditer sur ce qui échappe aux plus pacifiques, dans le feu du «café-liqueurs.»
«La vieille Tyra, célèbre par ses osanores, entendant adresser à Timon, par des auditeurs exaltés, le titre d'«unique», pensa-t-elle ajouter à ce brevet, en attestant lourdement, qu'elle avait entendu dire cela d'un dentiste.—«Était-ce le vôtre, Madame?»—riposta gentiment Timon.—Et comme ce vieux requin postiche paraissait nier, il conclut: «dans ce cas, Madame, ce n'était pas le bon.»
«Un convive un peu insolent, mais assez spirituel, que l'on avait engagé à dîner aux côtés de cette reine des «bouffe-toujours» répondit à peu près: «pour ce qui est de Flora, je la connais, et l'espace compris entre le pot et le rôt n'a plus rien à me révéler sur le secret de sa mastication, le mystère de sa digestion et la profondeur de son âme.»
«Tout de même, il vint au repas, et personne n'eut à s'en applaudir. Il fut inconvenant, il appela le joli livre de Madame Stern: un sternutatoire, et fit d'autres facéties d'aussi mauvais goût. Il y avait, en ce convive, du loustic et du braque. Une dame ayant exprimé, avec insistance le désir de le connaître, il lui proposa un jour. Elle répondit: «je suis très prise en ce moment»; à son tour il rétorqua: «voilà donc enfin une circonstance qui me permet de l'emporter sur vous, Madame, puisque vous n'êtes que prise, et que moi je suis enlevé.»
—Aromesti dit enfin: «Tout dépend de savoir si vous voulez faire votre carrière ou faire votre vie. S'il vous faut la gagner, résignez-vous d'avance, car cela va de soi, résignez-vous à produire des œuvres dont vous ne serez pas content, puisqu'il vous faudra plaire pour vendre, ce qui n'est pas un bon moyen de se satisfaire, quand on est difficile. Néanmoins, et c'est de quoi consoler, les concessions des Maîtres n'en restent pas moins des objets de maîtrise. Rappelons-nous que Blake dédaignait son «Livre de Job», qu'il avait composé dans des conditions de cet ordre.
«Vous me demandez la différence que j'établis entre ce que j'appelle faire sa carrière et ce que je nomme faire sa vie: mais précisément toute la distance.
«Faire sa carrière, c'est craindre tout ce qui pourrait l'entraver, par conséquent accepter les concessions, renoncer à réaliser ce qu'on voudrait, à dire ce qu'on pense, en un mot, entrer dans la convention et, par suite, dans la danse.
«Un artiste, que ne séduisent ni les décorations, puisqu'il faut les demander, ni les places, parce qu'il faut les solliciter, conserve du moins le droit de dire son sentiment, mais aussi de jouer le cavalier seul.
«Un tel artiste est de ceux dont je dis qu'ils font leur vie; ils ne sont pas entrés dans la convention, laquelle consiste, moins encore à sourire aux endroits voulus, à saluer aux points désignés, qu'à ne jamais contester une valeur cotée par un groupe de dictateurs arbitraires, et autoritaires pareillement; parce que cela équivaudrait, dans le monde des lettres, à cette forme de forfaiture loyale, qui consiste, chez un médecin, à dénoncer un traitement, selon lui, funeste, infligé à un patient, par un confrère.
«Stendhal écrit que, dans un salon, quand un indépendant risque une saillie, d'autant plus imprudente qu'elle est brillante, «le maître de la maison se croit déshonoré». Voyez les proportions que le scandale peut prendre, quand le maître de la maison, devient ce que l'on est convenu d'appeler: l'ordre social.
«Qui ose réagir contre cette loi, se voit fatalement frappé d'ostracisme, mais préfère grandement son franc-parler à des amusettes de gloriole. «Vous allez encore vous faire des ennemis»—disait un innocent à l'un de ces réfractaires, qui lui rétorqua: «soyez sans inquiétude, jeune homme, voilà trente ans que je joue à cela, et vous voyez que je ne m'en porte pas plus mal.»
«Je m'empresse d'ajouter qu'il n'est pas impossible de faire, à la fois, sa carrière et sa vie, dans les deux acceptions que je viens d'indiquer; mais cela reste rare; d'ordinaire, il faut choisir. Pour ce qui est de votre patrie, je vois Rodin, Degas, France, Loti, Barrès, devenus prophètes dans leur pays, tout en demeurant libres; mais de tels hommes sont exceptionnels.
«Donc, ce que j'appelle faire sa vie, je pourrais, je devrais, avec plus d'exactitude, le dénommer faire sa mort, puisque l'existence de ceux qui refusent de la conformer aux tracés d'usage, est en passe de ressembler à une mort anticipée, précédant celle dont ils peuvent espérer qu'elle leur rendra plus de justice.
«Vigny l'a écrit:
«Espérons que c'est vrai, puisque c'est beau.
«Entre les hôtes des fleuves et des rivières, il y a ceux qui remontent le courant, et ceux qui le suivent. Les premiers étonnent les seconds, et ne leur plaisent guère; mais le plaisir de s'adonner à leur instinct de contradiction et de différence suffit à leur joie, et ne leur laisse rien envier des bonheurs faciles de ceux qui se laissent aller au fil de l'eau, sans résistance et sans trouble.»
* *
Mais les langues étant déliées, les propos s'échangent avec vivacité.
On s'entretient des Bals Persans. L'entrée de la Marquise de Brantes se voit discutée sans aménité. Les bonnes camarades s'en donnent à cœur joie et à bouche-que-veux-tu. Une dame savante, qui possède la plus haute antiquité sur le bout de son doigt de pied bleu, s'élève contre la barbarie des ajustements, l'inexactitude des costumes. Elle s'écrie, comme si c'était à elle-même qu'on eût fait affront: «prend-elle Cléopâtre pour une princesse sauvage?…»
Une seconde tout aussi savante, mais moins enragée, et plus spirituelle, ajoute gentiment: «Pascal a dit que, si le nez de Cléopâtre avait été plus court, la face du monde ne serait pas demeurée la même; mais il n'a pas dit ce qui serait arrivé, si le nez de Cléopâtre avait été plus long. Que serait-il advenu, si le nez de Cléopâtre avait eu la même longueur que celui de la Marquise de Brantes?»
—«Mais, ma chère—répliqua une troisième—c'est bien simple, il n'y aurait pas eu de fin du monde.»
—Une quatrième intervient: «pourquoi tenait-elle son soi-disant lotus (qui d'ailleurs ressemblait à un pied-de-veau[9] azuré), comme si ç'avait été un petit plumeau, dont elle se serait préparée à épousseter une étagère? Ensuite, je vous le demande encore, pourquoi baissait-elle les yeux? C'est contraire à la vérité historique. Cléopâtre ne doit pas baisser les yeux, c'est bon pour Sainte Pétronille.»
[9] Nom populaire de l'arum.
—«Vous avez raison; mais ce qu'il y a de plus grave, c'est de donner un démenti aux Trophées. On ne fait pas mentir un vers de Hérédia. Or, il a écrit: «dans ses larges yeux étoilés de points d'or…»
—Un financier interrompit: «je ne saurais me prononcer sur la dimension des prunelles de la Marquise, puisque vous convenez qu'on ne les voyait pas; mais pour ce qui est des «points d'or», vous m'avouerez bien qu'elles pouvaient en contenir quelques-uns: n'oubliez pas que la dame a huit cent mille livres de rentes.»
—«Et les galères, y étaient-elles? Comment donc Antoine s'y serait-il pris pour les voir à travers les paupières? Après tout, à deux heures du matin, ces embarcations étaient peut-être rentrées. C'est égal, nous avions déjà le doigt dans l'œil, la paille et la poutre de l'Évangile; mais une galère, mes amis, plusieurs galères, dans les calots, ce que ça devait la gêner!»
—«Puisque nous en sommes sur les «points d'or», et même sur les «ponts d'or»—fit un cancanier,—je vais vous conter une anecdote, dont je ne saurais trop dire si elle regorge de pépites ou si elle manque de pépettes; je vous en fais juge.
«Un jeune ménage archimillionnaire, suivant l'expression consacrée, ce jeune ménage emménage. Tout le «fourbi» est casé, tapisseries, tableaux, meubles, sièges et divers. Les perroquets en porcelaine font mine de jacasser sur leurs supports, et les Clodions précaires déçoivent un peu, sous leurs vitrines, peut-être superflues…
«Les offices sont pourvus, les galetas sont garnis. De vagues armoires, des buffets quelconques restent sans emploi; il faut aviser à les répartir. Timidement, le portier de l'immeuble pose sa candidature à l'acquisition d'un de ces laissés-pour-compte. L'hésitation de leur proprio redouble, devient redoutable. Un ami survient que, de plus en plus perplexe, le patron consulte, en ces termes à la fois familiers et angoissés: «mon vieux, c'est le Ciel qui t'envoie pour me tirer d'embarras, dans une circonstance délicate: voilà une étagère que mon concierge me sollicite de lui vendre; dis-moi donc un peu ce que je dois lui en demander.»
—«Ça, c'est tout simplement l'avarice,—dit Lévèque—un vice comme un autre, et pas toujours si bête que vous croyez. Les riches sont riches parce qu'ils ne dépensent rien. Ce sont les pauvres qui achètent (et qui payent) pour se consoler de ne pas avoir de fortune. J'ai été invité à déjeuner par un ménage stérile, et plus tout jeune, affligé de beaucoup de cent mille livres de rentes à lâcher par heure; ils nous ont offert le «menu du jour» et le fond de bouteille de leur «vin compris» de la veille. Nous étions six.»
—«On affirme qu'il n'y a pas de petites économies—lança Timon—autant proclamer qu'il n'y a pas de grandes dépenses. Je connais une famille aristocratique, laquelle se ruine à racheter aux pauvres les croûtes de pain qu'on leur donne dans les images bien pensantes. N'est-ce pas d'une révoltante immoralité?
«Mallarmé fait crier, par un riche, à un indigent, qui vient de recevoir son aumône:
«La recommandation équivaut à formuler: contente ton désir plutôt que ton appétit. Cela se conçoit, et je l'approuve. Mais ce pauvre-là devient un client sérieux, ce n'est plus un obligé ingrat. Madame la Châtelaine ne parle pas de même, elle dit: «trompez, autant que vous pourrez, la charité publique et la bienfaisance particulière, arrachez autant de croûtes de pain qu'il vous sera possible à la rapacité de Crésus, au dénuement de Lazare et à la munificence de Job, je vous les paierai au taux et à la cote, pour nourrir mes lapins qui abusent de mon serpolet comme de ma rosée.» C'est de la sorte que le Juif Errant perd ses bonnes habitudes, et apprend, de sa patronne, à convertir en dîners chez Ritz, les croûtes de pain obtenues de la condescendance étrangère. Et voilà ce qu'il faut entendre désormais dans le facite eleemosynam de Notre-Seigneur Jésus, non moins que dans le facitote caritatem de Clopin Trouillefou.
«Pendant ce temps-là, Madame la Châtelaine, qui n'a parlé de lapins que pour la forme, s'est procuré la nourriture qui lui convenait pour elle et pour sa famille.
«Or, la croûte de pain n'est pas sans tenir de ce chocolat, dont la Marquise des Rochers prétend qu'il agit selon la direction de l'intention, comme la doctrine des Jésuites. C'est pour ne pas maigrir que Monsieur s'approprie le repas du besacier: le voilà dans les proportions d'un sac de pommes de terre. Son fils, qui veut rester gringalet, y réussit grâce à ce régime. Et voici blanchir à vue d'œil, Madame, qui souhaitait d'avoir les cheveux de neige, afin d'obtenir d'eux une dignité que la nature lui avait refusée.
«A propos, Pascal—continua Timon, s'adressant au banquier célèbre—j'ai fait la connaissance d'un de vos coréligionnaires, qui veut m'apprendre la banque. Mais à quoi ça me servirait-il, puisque je n'aurais rien à mettre dedans? Car je me refuse à croire qu'on ne mette dedans que les personnes. Il m'a dénombré le compte de vos millions, qui m'a fait l'effet d'un conte de fées; je me suis dit qu'avec ça, il y aurait de quoi donner, en vrai, ce bal de pierreries, dont tout le monde parle, et où il n'y aura que des pierres dans les jardins, qui ne sont pas du tout rares.»
—«Ce qu'il y a de certain—conclut une cinquième bavarde, qui n'entendait aucunement abandonner Cléopâtre pour Harpagon,—c'est que la buveuse de perles ne devait pas du tout ressembler à ça; elle devait ressembler à Madame de Noailles.»
Toutes les assistantes sursautèrent.—L'une d'elles, sentencieusement, formula: «un écho du dernier thé de Madame Alphonse Daudet. La Comtesse Anna cherche un titre pour son prochain volume de vers. Elle interroge Monsieur Jammes, qui lui conseille Sources Chaudes. Quel que puisse être, pour nos Pyrénées, le rehaut d'une décision en faveur de cet intitulé thermal, on peut espérer qu'il n'y sera pas donné suite. Ce serait un précédent, qui pourrait induire l'auteur d'un recueil humoristique à le dénommer Source Salée. Un livre, plus ou moins méphitique, ou méphistophélique, revendiquerait l'appellation de Sources Sulfureuses. Toute la phraséologie des étiquettes pour bouteilles d'eau de table, se répandrait indécemment, car l'on sait qu'elle brave l'honnêteté, dans les mots, quoique non latine.»
Cette insidieuse incidente se trouvait amener à la barre de notre petit conseil, un récent spectacle de l'«Œuvre». On ne s'en priva point.
«Que voulez-vous—dit Timon—que je préjuge d'un écrivain qui se plaît à faire bêler une brebis sur un proscenium? Je pense qu'en cela il n'est point digne du nom de poète, parce que Dieu n'a pas créé les brebis dans ce but, et parce que leurs demeures sont les pacages et les bergeries?»
—«Puisque les bals Persans remontent sur l'eau de roses et reviennent sur les tapis de prières—interrompit un potinier—je vais vous en raconter une bien bonne. Quelqu'un, que j'ai le regret de ne pas vous nommer, parce que j'ai le regret de ne pas savoir qui c'est, je voudrais lui élever une statue, quelqu'un, dis-je, a eu l'étonnante idée de faire offrir, par un groupe d'invités reconnaissants, aux deux maîtresses des maisons où se déroulèrent ces prestiges, deux éventails dans le goût oriental, pour les remercier d'avoir offert aux messieurs, le loisir de mettre des turbans, et aux dames, de renforcer leurs aigrettes. Deæ nobis hæc otia fecerunt. L'une des branches de l'instrument devait porter le texte Virgilien, modifié ainsi. Mais les Amphitryonnes, probablement réfractaires à la trépidation, et persuadées qu'une invitation ne requiert pas d'autre récompense que la présence, ont, paraît-il, refusé le cadeau; et la vieille Comtesse Nigérie, qui avait accepté de patronner la mission, en a été pour ses frais de patronage. Ce n'est pas une blague; j'en sais quelque chose, j'avais consenti pour vingt francs qu'on m'a retournés. Tout de même, je voudrais bien savoir à qui revient l'initiative.»
—«Mais—fit une voix—je veux le croire, à l'éventailliste.»
La soirée en blanc et noir de la Comtesse de Chabrillan fut, à son tour, commentée. On ne s'étendit point assez sur ce que les privilégiés de ces séances devaient de gratitude à l'ingénieuse invention et à la bienveillante intervention d'une dame qui s'applique non seulement à varier l'art des festivités, mais à le multiplier. Ceux qui prennent le plus de part à ces divertissements ne sont pas les plus empressés à en faire l'éloge, même, et peut-être, surtout quand ce dernier apparaît mérité.» On se contenta donc de répéter à satiété que le noir et blanc était de goût funèbre, et lorsque le second dominait, n'allait pas jusqu'à s'égayer au delà du décor de l'enterrement de jeune fille, ce qui évidemment semblait moins sombre, tout en étant plus triste.
Ce qui n'aurait pas dû sembler moins exact, c'est d'ajouter que la tristesse vaut mieux que l'incohérence. Or, celle-ci fut représentée par la concession, sans doute faite à des conseillers mal avisés, d'introduire la couleur, à la fois grossièrement et faiblement, dans cet ensemble d'ivoire et de jais. Arbustes de crèches de Nuremberg, portant des fleurs assez pareilles à des emblèmes de drapeaux Suisses; massifs d'iris et de roses, aux couleurs habituelles de ces plantes, et surtout la cruche de la Marquise de Brantes, une cruche vraiment couleur de de cruche; ces détails évidemment détonnaient.
Mais le plus amusant de tout, et qui ne fut pas noté, c'est que, d'un festival entièrement inspiré d'Aubrey Beardsley, jusqu'à la copie insuffisante quoique servile, jusqu'au pastiche et au calque, de longs articles, qui le vantaient, ne mentionnèrent pas le nom de l'artiste Anglais; tant il est vrai que les pâles farceurs qui rééditent ces jolies choses, oublient ou feignent d'oublier ce dont ils devraient le mieux se souvenir, afin de tirer à eux toute la couverture… des deux beaux volumes de John Lane, piochés avec soin, débités avec fruit.
Si les causeurs de notre petit groupe ne firent pas cette réflexion, c'est que, à bien peu d'exceptions près, le nom du dessinateur du Rape leur était inconnu; ignorance toujours profitable aux enfonceurs de portes ouvertes et aux inventeurs de vieux neuf.
Ce qui fut reconnu vrai, à l'unanimité, c'est que, si presque tous les hommes sont bien en Turcs, et en Arabes, le costume Grec ne réussit qu'à fort peu. Même on en donna les raisons, qui étaient anatomiques. Évidemment, il est plus facile d'évoquer l'image d'un marchand de pastilles ou d'un chef de tribu, que de ressusciter l'Apollon du Belvédère. Quelqu'un ajouta que la présence, dans un bal select, de jeunes messieurs, les jambes nues jusqu'à mi-cuisse, au lieu de passer inaperçue, ce qui n'était pas non plus flatteur, aurait, il n'y a pas encore longtemps, fait se lever au Ciel les yeux des douairières, qui, aujourd'hui (s'il en restait encore) se seraient contentées de les abaisser dans la direction de l'objet, pour juger de visu de la gravité du litige. Au reste, personne ne parla de la chose, en tant que scandale, mais seulement comme contravention au programme de la fête vouée au blanc et au noir. On affirma que le système pileux de ces danseurs était apparu suffisamment noir, mais que leur peau n'était pas assez blanche pour rentrer dans le plan.
On en revint à parler du snobisme, qui permit à Timon de chevaucher un de ses dadas favoris, à savoir que ce mot n'était en droit de se voir employé dédaigneusement, que par rapport aux conventions sociales. Car ceux qui s'énorgueillissent de fréquenter des savants ou des artistes justement fameux, ceux-là sont dans le vrai. Fréquenter des princes et des rois n'entraîne, au contraire, de mérite, que s'il s'agit d'un Marc-Aurèle ou d'un Pedro du Brésil. En dehors de tels exemples, un titre, si haut soit-il, n'entraîne aucune faveur, du fait de celui qui vous adresse la parole, sans cela, il serait honorifique d'obtenir une entrevue d'Otto de Bavière, qui vieillit dans la déraison et se traîne dans le délire. Nul n'y souscrira.
Et pourtant l'on vient d'inventer une montre à répétition, qui sonne en double les minutes d'audience accordées par les monarques. Elle tiendra désormais une grande place dans le gousset ou le réticule de ceux et de celles des fossiles qui sont encore justiciables de ce portrait frappant d'une personne du modèle:
«Le degré d'intérêt qu'elle portait aux mortels se mesurait sur leur situation à la Cour, et son histoire naturelle se classifiait ainsi: les empereurs et les rois représentaient les grands mammifères; les gentilshommes s'associaient aux quadrupèdes de moindre taille; ce qui était fonctionnaire, non noble dans l'État, s'assimilait naturellement aux oiseaux et aux poissons, et tout le reste était inerte[10].»
[10] Gobineau.
Il fut longtemps tenu pour un rehaut, de couronner la liste d'une réception par une personnalité monarchique. L'usage de ce privilège amena l'usure; l'abus l'a tué.
L'aisance avec laquelle l'obtenait Madame Boose, fit d'abord ouvrir l'œil aux sociologues. Si cette cosmopolite d'envergure n'avait pas eu le bon esprit de ne point produire, elle aurait pu composer les princes chez soi, recette facile à suivre, même en voyage.
L'Infante a porté le dernier coup au genre. Femme d'esprit, même un peu révoltée, je ne doute pas qu'elle n'ait mis quelque malice à «débiner le truc». Elle ne pouvait pas ignorer que, pour elle, fréquenter chez la Marquise de Saint-Paul, c'était supprimer à jamais la vedette souveraine. Je suis persuadé qu'elle le savait très bien. Elle a voulu en finir avec ce «bateau», et s'est servie de ce moyen qui, pour être petit, n'en fut pas moins radical. Détruire, avec un petit engin, un bateau, qui semblait avoir encore «des jambes», comme dit la chanson, c'était prouver qu'il n'en avait plus.—Il n'en avait plus.
Parmi les têtes couronnées qui lui restent, l'ex-Reine de Naples ferait une belle figure de proue, battue par les vents, rongée par les flots, mais demeurée fière. Celle-là, non plus, ne conserve guère d'illusions sur la gloire des Thés rehaussés d'altesses; non seulement elle ne va plus chez personne, mais elle reçoit des anarchistes; même elle en recevait tant qu'il a fallu mettre le holà.
Mais si le bateau des hôtes n'a plus de jambes, celui des invités en a encore; et plutôt que de renoncer à entretenir des monarques, ceux qui battent le record de ce genre de conversations, se sont mis en route. L'audience de déplacement est devenue l'accessoire nécessaire de l'exode. Autrefois, on déballait, en rentrant de voyage, un vase de lapis, de malachite ou de rhodanite, une caisse d'œufs filés, d'aguardiente ou de jambon au sucre, un panatone, un pot de halva, des fondants de Huyler's; aujourd'hui on rapporte les propos d'un Chef d'État, ça tient moins de place, comme excédent, et ça fait plus d'effet, avec l'avantage d'être très facile à obtenir, et que l'insertion, qui l'apprend au monde, ne met pas plus de façons à l'enregistrer.
Là encore le public sera un peu illusionné, (ce qui ne gâtera rien) s'il néglige de réfléchir que les Chefs de Gouvernements ne s'amusent pas, tous les jours, et c'est, pour eux, une diversion bienvenue, de voir apparaître un passant de grâce ou de marque, lequel vient rompre la monotonie ou tromper l'ennui.
Le Comte Jean parle de l'Abbé Vaÿ au Roi Ferdinand; et de contempler, au reflet de cette soutane prune, les tueries d'Orient, le Fléau des Turcs se sent aussi apaisé que Néron, lorsqu'il regardait les combats du cirque, à l'aide du cabochon rafraîchissant de son émeraude concave.
Madame Catulle Mendès n'a pas besoin de parler pour se faire admirer; mais si elle ajoute la parole à la parure, c'est tout profit pour les diadémés madrilènes.
Enfin, si Arnaud de Becquières y va du Pas de l'Ours ou du Trot du Dindon, devant Monsieur Taft, je conviens que les Présidents ne doivent pas s'embêter dans les États-Unis d'Amérique.
* *
Le dernier mot sur la question, non plus seulement des gros bonnets, mais des gros bandeaux en visite, me paraît avoir été formulé par une dame, qui, sur la fin d'une réception, soupira magnifiquement, en face d'un canapé vide: «quand je pense que, tout à l'heure, il y avait d'assis là trois Princes!…» Le rapport entre le contenant et le contenu m'a toujours paru logique. «Ça se remarque, dans un fauteuil…»—disait une vieille femme d'esprit, parlant d'une de ses nièces, dont la croupe lui paraissait avoir pris de l'importance.—Le séant des altesses est la base de leur majesté.
Un jugement définitif, sur cette manie, a encore été rendu par une audacieuse Américaine, par Madame Fich, dont, en la circonstance, le nom put paraître oraculaire, à ceux qui se contentent d'un calembour échangé d'un idiome à un autre. C'était au cours de la grande saison de Newport. Un Grand Duc en faisait les frais pour le snobisme foisonnant et frissonnant, et la dame crut pouvoir promettre celui qui l'alimentait de sa décorative bonne grâce, à ses connaissances, pour un jour fixé. Mais elle avait compté sans une de ses amies, laquelle obtint du Seigneur qu'il n'irait pas chez la concurrente. L'autre, qui n'était pas femme à lâcher pied, ni à se donner pour battue, ne décommanda rien, ni personne. Et l'heure arrivée, les invités eurent la surprise de voir apparaître l'hôte respectueusement attendu, sous la plaisante forme de Monsieur Harry Lear, bien connu dans les salons New-Yorkais, pour son humour et sa fantaisie. Seulement, lui, ne s'était pas contenté de l'evening-dress, qui aurait suffi au prince; l'appareil qu'il avait revêtu, rappelait, de plus ou moins loin, celui des souverains du Nord, globe crucifère en papier doré, sceptre de carton, couronne de mage, le tout conciliant la pompe des rois de jeu de cartes avec la majesté des icônes.
Un faux bonhomme, à qui le catholicisme avait assez rapporté pour qu'il se crût tenu à se faire au moins ondoyer, disait mi-comiquement, mi-sérieusement, un jour qu'on lui cherchait une marraine: «il me faudrait la Reine Isabelle». C'était gros. L'eau lustrale peut se satisfaire à moins. Cependant elle a ses exigences. Les princes s'y reflètent avec avantage, mais il peut en résulter des malentendus, j'en sais quelque chose.
J'ai reçu, un matin, d'une dame des Gentils, une carte postale qui représentait une scène du Calvaire. Comme le rectangle était venu sans enveloppe, la poste avait imprimé, sur le visage même du Sauveur, son cachet cruel, qui m'apparut comme une couronne d'épines supplémentaire, un stigmate de plus. Je ne suis pas un dévot, mais je n'aime pas les familiarités cultuelles. Je renvoyai la carte à ma correspondante, après y avoir inscrit textuellement: «n'aura-t-il donc jamais fini de le gravir?» Cela fait, je respirai, croyant avoir vengé mon Dieu, que je venais, au contraire, d'offenser, en méconnaissant l'intention charmante qu'avait eue l'épistolière, de me faire connaître, allusivement, qu'elle avait changé de religion et opté pour la mienne. Une autre dame, à qui je contais l'histoire, se contenta de répliquer: «elle ne s'en est pas vantée».
Sur ces entrefaites, on annonça un Prince de Bourbon-Parme. Timon déclara ne pas connaître cette branche, mais affirma que ce devait être la plus attachante, puisqu'elle paraissait avoir, pour tige, une de celles d'un bouquet de violettes.
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Il y avait encore là un vieux monsieur, que nous avons surnommé Kèskidi, parce qu'il est sourd, veut entendre, n'y réussit pas, et hurle continuellement ce mot sauvage, lequel paraît signifier «qu'est-ce qu'il dit?» dans la langue des kakatoès.
Je ne sais quelle bonne âme se prit à vanter certaine de ses amies, créatrice d'une de ces fondations charitables, que distingue cette spécialité bien connue, de toujours décider qu'un titre manque au pensionnaire qu'on leur propose, pour obtenir le gîte souhaité ou le traitement sollicité. S'il s'agit d'un malade, on le trouve trop mal portant; s'il est question d'un vieillard, on le juge pas assez jeune; si le candidat est orphelin, on lui retrouve un père.
Cependant, la bonne âme ne tarissait pas sur le compte de son amie, qui se ruinait en potions non bues et en remèdes non absorbés.
Le sourd, lui, buvait les paroles qu'il n'entendait pas, et brûlait de savoir pourquoi plusieurs auditeurs souriaient; lui aussi voulait sourire, c'était son droit. Aussi n'y pouvant tenir davantage, il poussa son keskidi!
—«Il dit—lui lança un auditeur mauvais plaisant—il dit… qu'elle couche avec le docteur…»
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—«Ce que les femmes ont, entre autres, d'admirable—dit Lévèque—c'est leur capacité de déguisement immédiat dans certaines circonstances dangereuses, qui les fait se transformer à l'égal du papillon, lequel voyant venir l'oiseau ennemi, se change en feuille morte. L'autre année, dans une ville d'eaux, je vois arriver une automobile ornée, à n'en pas douter, de la silhouette d'une jeune dame que j'aimais autant que j'appréciais son mari, conjonction rare. L'idée de passer quelques moments heureux avec ce couple sympathique, dans cette solitude peuplée, me remplit de joie. Je m'élance à la poursuite de la voiture dans laquelle deux scaphandres de route, dont l'un était évidemment mon ami, tenaient compagnie à la voyageuse. Essoufflé d'avoir couru pour rejoindre, j'arrive à l'hôtel; et entraîné par l'élan, sans assez réfléchir à ce que ma démarche pouvait offrir d'indiscret, je continue ma poursuite à travers les corridors, jusque là de pénétrer dans l'appartement où je voyais s'introduire ce trio. Je me trouve en présence d'une dame que je reconnaissais sans la connaître; elle avait grandi de vingt coudées, au point de m'apparaître aussi haute que la statue de Saint Charles Borromée, dans le nez de laquelle il y a un banc pour s'asseoir en compagnie. Elle aurait pu l'occuper sans gêne, avec ses deux compagnons démasqués, dont aucun n'était mon ami. Je me confondis en excuses, sur une ressemblance dont j'avais été dupe, tandis que les messieurs m'injuriaient et que la belle continuait de darder sur moi, un regard polaire. Il se peut que, depuis ce jour, j'exerce involontairement quelque pouvoir sur l'excursionniste; mais je vous prie de n'en pas douter, c'est un pouvoir discrétionnaire. A moins que ma soi-disant excuse ne soit tout bonnement la vérité, et que je sois un indigne en n'avertissant pas l'automobiliste qu'elle a, de par le monde, un sosie qui risquerait de la compromettre, si elle n'était la femme de César.»
—«Voulez-vous dire de César Birotteau?»—cria Duplex.
—«Non, de César Borgia.»
A ce propos, certaine question fut encore soulevée, assez délicate celle-là. Une dame voilée qui, dans le courant de l'hiver, est allée rendre secrètement visite à un ami, dans une garçonnière, s'il lui arrive d'y oublier son étole de fourrure, est-elle bien fondée à la lui réclamer, le jour même, par lettre adressée au domicile conjugal?
Les avis furent partagés. C'est pénible de perdre de la martre; plus pénible encore, si c'est du renard bleu. En outre, des serviteurs, bavards, peuvent se prévaloir d'une adresse, cousue dans un collet, et causer des ennuis, que peut éviter une réclamation rapide. Tout cela est vrai, mais ne va pas seul. Il peut y avoir aussi, dans l'existence du galant, une épouse distraite, même indiscrète, curieuse de la correspondance de son conjoint, et celui-ci, lui-même, peut trouver mauvais de se voir relancer «au sein de sa famille».
On discourut à n'en plus finir, mais sans arriver à se mettre d'accord, sur les divers partis auxquels doit s'arrêter une dame qui égare, dans de telles conditions, son étole de fourrures. Cependant, certains points restèrent acquis. La réclamation sera jugée plus admissible dans le cas où l'étole serait en zibeline; malséante, s'il ne s'agit que de caracul.
—«Avez-vous vu Kismet?» interjeta, pour faire diversion, un amateur de spectacles.
—«Oui, le chef d'orchestre d'Heyderabal est un musicien enchanteur, et Mademoiselle Armène Ohanian m'a fait pleurer d'émotion, un an avant d'ouvrir des horizons inconnus pour les invités de Monsieur Claude Anet. Mais je ne pardonne pas à l'auteur du drame, d'avoir appelé Kut-al-Kulub, la charmante Mademoiselle Derval. C'est un nom qui me déplaît deux fois.»
L'histoire de l'étole entraîna une rabâcheuse à récriminer contre l'inégalité des poids et mesures, induisant le peu qui reste du monde, et du monde aristocratique, à tenir rigueur aux ménages unis civilement, mais privés de se soumettre à Dieu, par la Cour de Rome; quand ce même monde fait fête à de vieux collages, devenus matrimoniaux, matriculés et presque religieux, à force de résignation et de persévérance. La matière étant épuisée, on n'insista point.
Cependant, comme le malheureux Triboulet écoute s'éloigner en chantant, la voix de l'amoureux qu'il croyait mort, et se demande qui peut bien être dans le sac, l'assemblée, indifférente d'ailleurs, entendit une voix qui criait: «vous savez que le ménage Rikshau se décide à rompre.»—«Mais—répondit une autre voix, celle-là encore plus lointaine—ça lui sera d'autant plus facile, qu'il n'est pas malaisé de rompre, ce qui ne tient qu'à un fil, surtout quand le fil de la Parque a remplacé le fil de la Vierge.»
—«On ne s'épouse pas pour longtemps, de nos jours—dit Madame Elphaige—cela diminue la responsabilité des marieurs. Parmi ceux-ci les abbés paraissent moins en vogue. Une mère, à qui j'en demandais la raison, me répondit: «les abbés ne vous proposent jamais que des jeunes gens qu'il s'agit de consoler; ce n'est pas une bonne façon d'entrer en ménage.»
—«Une jeune fille—dit Madame Delphin—est-elle en droit d'entreprendre des investigations dans le passé sentimental de son promis, et d'exiger des renonciations sur ce terrain délicat, sous peine de rupture?»
—«La jeune fille qui se comportera ainsi—répondit Centule—risquera d'unir l'inconvenance à la maladresse. Une spirituelle et une fière se jugera de force à lutter contre les vieux souvenirs, et ne reculera pas, du moins, devant l'honneur de l'entreprendre. Je sais une demoiselle abusée, à qui cette imprudence vaut de monter en graine. La rivale a passé fleur, mais gardé le papillon devenu vieux qui, peut-être envolé au bon moment, se serait attaché à l'autre.»
—«Rien de plus imprudent que de se mêler d'accordailles—fit Timon—cela m'est arrivé une fois, qui ne se renouvellera plus. J'avais accepté de patronner la candidature d'un barbon, qui guignait un sac. La richarde, plus toute jeune, n'en aurait pas moins pu passer pour la fille du prétendant; je ne m'en aperçus que trop, quand au discours amical et persuasif, dont je l'avais régalée pour faire accepter mon ours, elle répondit avec simplicité: «je ne vois qu'un inconvénient, c'est qu'il a déjà demandé ma mère.»
«Le comique, c'est que, malgré cela, le mariage se fit, et que je fus le seul à n'y pas être invité; ma présence ne pouvant que rappeler cette réplique devenue fameuse, celle qui l'avait proférée me débarrassa de mon faux ami, en lui persuadant que, dans mon désir de la décider, je n'avais pas reculé devant l'assurance qu'une semblable union n'engageait que pour peu de temps, la décrépitude ayant des bornes. Une telle forme de propos n'étant pas dans mes habitudes, je suis certain de n'avoir pas hasardé celui-ci, mais je me demande s'il n'aurait pas représenté, de ma part, en présence d'une situation presque désespérée, une sorte d'amical héroïsme, aussi ingénieux, dans son genre, que celui qui, sur notre Place de la Concorde, assura, par une trouvaille de la dernière heure, l'élévation et l'installation de l'obélisque près de retomber.
«Voulez-vous encore une de ces histoires de mariage?—continua le narrateur.—Celui-là était un mariage blanc, mais
—«Je vous arrête—cria la Comtesse Ziska—le blanc ne se porte plus pour la toison académique. Je sais un candidat à vie qui se teint en noir, depuis trente années, dans l'espoir de jouer les Éliacins foncés dans la docte Assemblée. Un hasard m'a fait rencontrer la fabricante du produit dont il use pour arriver à ce résultat. Elle m'a dit: «ce qu'il nous en prend, ce n'est pas croyable; nous nous demandons ce qu'il en fait et jusqu'où il en fourre.»
—«Je dirais bien qu'il le boit—conclut Mademoiselle d'Héristal—si son œuvre n'était pas si clairette.»
—«Nos conjoints, qui d'ailleurs ne l'étaient pas—reprit Timon,—s'en furent coucher dans deux domiciles séparés, au bout de peu de temps, et pour toujours. Je parlais, une fois, de l'aventure avec le personnage principal: «je crois, me dit-il, que Claudia (c'était le nom de son ex-belle-mère) comptait sur le temps pour amener une cohabitation plus effective.»—Je me dis à moi-même: «si tu ne trouves pas une réponse digne de ça, pends-toi, brave Timon!…»—Et je répondis, sur un pied aussi «talon rouge» que la circonstance l'exigeait: «vous n'avez pas à vous plaindre de cette dame, Monsieur, elle vous a traité comme Louis Seize.»
—«Les circonstances—dit Duplex—ajoutent assez plaisamment au kaléidoscope du monde. Un homme qui vous a presque battu froid, parce que vous ne paraissiez pas faire assez d'accueil à un jeune ménage de sa famille, vous dira très bien, l'année suivante, et presque furieusement pour vous avoir vu adresser la parole à son parent de la veille: «vous n'allez pas cependant exiger que je vous entende faire l'éloge du bourreau de ma nièce.»
—«J'en sais encore une bien bonne—cria Madame Gyspa—c'est le mot d'une de ces épousées in extremis de l'existence d'un vieux garçon qui veut, à tout prix, faire une fin. Comme on disait de celui-là, que sa bonne volonté avait expiré au seuil de cette forme de chambre nuptiale qu'un homme d'esprit avait surnommée «chapelle expiatoire», celle qui pouvait le mieux renseigner sur la chose, s'insurgea et rectifia fièrement: «Norbert a fait tout son devoir.» Et parce qu'il s'agissait d'un vieux loup de mer, tout le monde comprit que le souvenir des raz de marée, des équinoxes et du vent debout, n'avait pas été de trop pour soutenir le compagnon dans l'assaut de cette Quiquengrogne revêche, solide au poste et bardée d'ennui.»
—«Si le mariage a ses victimes—dit Stephenson—le célibat a des martyres, mais il a aussi ses francs-tireurs, qui finissent par se couvrir de gloire sur les chemins de traverse. Quelle demoiselle n'envierait à Aimée d'Alton, les rendez-vous qu'elle donnait à Musset dans sa propre chambre de jeune fille, en choisissant les heures d'absence de sa maman, qui habitait la pièce contiguë? Avec le recul, ces crimes d'amour ne sont pas loin de tourner à l'apothéose. Cette jeune coquine s'y connaissait en badigeon. Après sa liaison célèbre, elle tombe légitimement dans les bras du frère de son séducteur. Ce temps-là, excellait à donner des airs convenables à ce qui ne l'était pas. Je me souviens d'un bon vieux ménage, tout d'un coup désuni par le testament d'un ami qui, en choisissant Madame pour légataire universelle, révélait une histoire tendre. Monsieur qui ne plaisantait pas, part pour Venise, où il retrouve, sur le quai des Esclavons l'infidèle qui, maligne, avait pris un train plus rapide. Elle lui dit: «à notre âge, pas de ces bêtises-là!» Il était fatigué du voyage, elle le dorlota; ils retournèrent ensemble à Saint-Alvise. En effet, c'est une bêtise de désavouer ce qui s'appelait comme ça, quand on ne serait plus capable de le faire.»
—«Cette vieille agit sagement—dit Plicca—elle sut avoir les vertus de son déclin (à vrai dire plus faciles!) sans compter beaucoup de tact. La vertu ne varie pas selon les circonstances, mais elle change de nom, suivant les périodes. Ce qui aurait paru digne, vingt ans auparavant, de la part de Sganarelle, devenait cruel vingt ans après, à l'égard de Baucis. Il ne faut pas déshonorer rétrospectivement.
«Le danger c'est de promener par les plates bandes de la noble galanterie, une vertu bourgeoise. Il en résulte, sous prétexte d'honorabilité, des malheurs affreux, des destructions de correspondances, en vue de sauver l'honneur d'une aïeule, dont elles auraient fait la gloire. Quand ces autodafés sont exécutés par de jeunes femmes, on est en droit d'y démêler de la jalousie féminine, même inconsciente; surtout quand il s'y ajoute des réflexions du genre de celle-ci: «nous avons bien souffert de nous trouver dans l'obligation d'anéantir de si belles choses.»
—«C'est toujours «vérité en deçà, erreur au delà»—dit Timon.—J'ai deux petits voisins de campagne, qui m'ont fait, de la chose, une excellente démonstration, par rapport au sacrement de pénitence. Notez que ces jeunes casuistes ont tout au plus vingt-six ans à eux deux.
«Le moins âgé, celui de douze ans, passe auprès du confessionnal, dans les demi-ténèbres duquel son camarade est en train de susurrer ses demi-fautes. J'exagère encore. Il entend l'invisible abbé dire à ce Tannhäuser innocent: «inutile de m'avouer cela, ce n'est pas un péché.»
«Désireux de paraître, sinon moins innocent, du moins plus criminel, quand viendra son tour, le gamin va trouver sa grand'mère, et lui tient ce propos: «explique-moi ce que signifie: œuvre de chair ne désireras qu'en mariage seulement: je crois que j'ai fait ça.»
«Ces examens de conscience pour fillettes et pour garçonnets offrent des inconvénients et des avantages. Leurs investigations sommaires, leurs questions indiscrètes, leurs vagues réticences, leurs troublants sous-entendus attirent l'attention enfantine, toujours en éveil, donnent pâture aux curiosités naissantes, et les dirigent vers des points de mystère. C'est vrai; mais outre qu'ils habituent à la propreté d'âme, ils créent le scrupule qui, dosé, n'est pas sans profit, diffère l'exercice, retarde l'excès et, par suite, supprime les déperditions d'énergie. Les jeunes hommes vertueux excitent un sourire, qui ne va pas sans quelque respect. Ce sont les acolytes d'eux-mêmes, qui surveillent leurs sens et conduisent leur cœur.
Les jeunes demoiselles jouent à la poupée pour apprendre à devenir des mères attentives. C'est pour préparer des adultes intègres que leurs gentils contemporains jouent au coupable. A l'heure qu'il est, ils époussettent des «châteaux de l'âme» dans lesquels il n'y a pas de poussière. Seulement, voilà, quand ils seront tout à fait sûrs de leurs gros péchés, peut-être bien qu'ils oublieront de les dire.
«En attendant, le plus coquin de mes deux petits amis vient de s'en payer une bien bonne, laquelle n'est autre que la tête de Monsieur le Curé lui-même, qui daignait l'entendre en confession, par faveur spéciale; il lui a dit: «excepté voler et tuer, je crois que j'ai tout fait.»