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Le Baiser en Grèce

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CHAPITRE PREMIER

Le Baiser conjugal

La femme instrument de reproduction. — Les andromanes de Sparte. — L’initiation de la femme au baiser. — Les préceptes du baiser conjugal. — Le gynécée : maquillage et intrigues galantes. — Contrat de concubinage. — L’empalement de l’adultère. — L’union incestueuse.

« Nous avons des courtisanes pour le plaisir, des concubines (des pallaques) pour avoir soin de nos personnes, et des épouses pour qu’elles nous donnent des enfants, pour qu’elles règlent fidèlement l’intérieur de nos maisons. »[1]

[1] Plaidoyer contre Nééra.

Voilà qui est parler franc. L’orateur qui s’exprime en ces termes — et devant des magistrats — quel qu’il soit (on peut en effet contester que Démosthène ait vraiment prononcé le plaidoyer contre Nééra) sait bien qu’il ne risque pas de froisser le sentiment public, non plus que d’attenter à la morale légale : il constate, il enregistre le classement des femmes à Athènes, tel que les mœurs l’ont établi, tel que les mœurs le maintiennent.

Pour le baiser de volupté, la recherche du plaisir, la satisfaction de l’instinct lubrique même ; pour l’art ou la science du baiser enfin, l’Athénien a l’hétaïre et la courtisane.

Pour les exigences quotidiennes, ou plus modestement périodiques, de ses sens, il garde à sa portée une pallaque, qui peut en quelque façon être associée à la vie familiale.

Enfin pour perpétuer sa race, veiller au foyer, élever les enfants, il choisit une jeune fille de famille honorable et l’enferme au gynécée à l’abri de toute tentation.

Hors de toute prétention à la philosophie, il est bien permis de constater que cette organisation était manifestement profitable et commode au sexe fort, en prévoyant jusqu’à la satisfaction du vice, du moins de ce que nous avons ainsi dénommé ; car les anciens ne regardaient pas du même œil que nous « les plaisirs de l’amour ». Chez eux les devoirs et les sentiments de famille étaient une chose, une chose grave, étroitement liée à la religion nationale ; et c’en était une autre, tout aussi grave peut-être, que de satisfaire aux besoins de la chair. Les dieux auraient mauvaise grâce à les condamner, puisque eux-mêmes s’y livraient avec impétuosité, avec voracité. Il convenait seulement de maintenir le respect et l’intégrité du foyer familial, sauvegarde de l’ordre et de la grandeur du pays.

Au foyer il importe surtout de préserver l’ignorance de la jeune fille. C’est pourquoi les vierges d’Athènes étaient presque condamnées à la clôture asiatique dans un appartement qui, leur étant réservé, prenait le nom de Parthénon.

Déjà dans les temps primitifs la jeune fille aurait été blâmée qui, sans l’aveu de son père et de sa mère, se serait mêlée aux hommes avant d’avoir célébré publiquement son union[2]. Et la situation ne s’est guère modifiée avec le temps. L’éducation de la jeune fille, à Athènes, était faite dans le gynécée ; elle n’allait ni à la palestre, ni à l’école. Elle se mariait très jeune, et par conséquent très ignorante ; elle suivait un étranger, dès l’âge nubile, sans être consultée sur son choix, sans le connaître, sans l’avoir vu. Elle n’est élevée que pour l’hyménée. Les épigrammes funéraires de jeunes filles mortes prématurément expriment toujours le regret du lit nuptial[3].

[2] Homère, Odyssée, VIII.

[3] Anthologie grecque : Epigrammes funéraires, 487 sqq., 604, 649.

A Sparte, sous l’impulsion de Lycurgue, l’éducation des jeunes filles a un caractère tellement masculin que les Lacédémoniennes étaient généralement traitées, non sans mépris, d’andromanes. Le législateur voulut que les filles se fortifiassent en s’exerçant à la course, à la lutte, à lancer le disque et le javelot, afin que les enfants qu’elles concevraient prissent une plus forte constitution dans des corps robustes, et qu’elles-mêmes, endurcies par ces exercices, supportassent avec plus de courage et de facilité les douleurs de l’enfantement. Pour prévenir la mollesse d’une éducation sédentaire, il les accoutuma à paraître nues en public, comme les jeunes gens ; à danser, à chanter à certaines solennités en présence de ceux-ci. Leur nudité, dit l’historien, n’avait rien de honteux, parce que la vertu leur servait de voile !

Il ajoute cependant que ces danses et ces exercices étaient une amorce pour le mariage : car les jeunes filles, à se « donner ainsi des coups de pieds dans le derrière », comme dit plaisamment Lampito, gagnaient un teint vermeil, une vigueur à étrangler un taureau, des seins superbes que Lysistrata paraît éprouver une certaine joie à tâter[4].

[4] Plutarque, Lycurgue, ch. XXI, XXII ; Aristophane, Lysistrata.

La vertu est d’ailleurs préservée aussi sévèrement que la vie même : car l’attentat à la pudeur sur une jeune fille était puni de mort. Il paraît donc difficile d’admettre l’assertion du philosophe académique Agnon, rapportant que chez les Spartiates il était permis par les lois de jouir des jeunes filles avant leur mariage, comme des jeunes garçons.

Mais il ne faut pas davantage s’imaginer que le baiser virginal était exempt de tout désir charnel. Solon lui-même a loué dans ses vers « la beauté attrayante des cuisses et le miel d’un doux baiser ». Et c’est encore de « la beauté adorable des chastes cuisses » que parlent Eschyle et Sophocle sur la scène[5].

[5] Athénée, Banquet des savants, XIII, 8.

Ce fut chez les Athéniens que Cécrops établit le premier l’union individuelle d’un homme et d’une femme, car, avant lui, les femmes étaient en commun, et en usait qui voulait, au gré de sa passion ; personne, par suite, ne connaissait son père, dans le nombre de ceux qui avaient donné le baiser d’amour à leur mère.

Mais s’il n’était permis d’épouser qu’une femme, on gardait la liberté d’avoir légalement des enfants d’une seconde, comme concubine, cette dernière n’étant pas citoyenne. Ce décret avait été motivé par la nécessité d’assurer aux femmes, malgré le petit nombre des hommes, la jouissance du baiser sexuel sous une forme avouable[6].

[6] Athénée, Banquet, XIII, 1.

Les lois anciennes consacraient, en matière matrimoniale, la souveraineté masculine. Les Grecs achetaient leurs femmes. Dans Homère, Agamemnon offre une de ses filles à Achille, en échange de ses services ; Othryonée demande à Priam sa fille Cassandre pour prix des secours qu’il lui apporte ; Boros obtient celle de Pellé, moyennant une forte somme ; enfin, Hector avait acheté Andromaque à son père Eetion[7].

[7] Homère, Iliade, IX, 145, 288 ; XVI, 178, 190, 472.

L’union de l’homme et de la femme n’est d’ailleurs formée que pour la procréation d’enfants légitimes. Au jour du mariage, le père ou le tuteur de la fiancée prononçait la formule sacramentelle : « Je vous l’accorde afin que vous donniez des citoyens à la république. »

Aussi l’âge légal du mariage pour le mari est-il l’âge de la puberté, c’est-à-dire dix-huit ans. La femme, quoique impubère, peut être donnée par contrat, mais la consommation du mariage ne peut avoir lieu qu’après que la femme a atteint la majorité requise pour le mariage. Il ne semble pas cependant qu’un âge ait été fixé par la loi : d’après un plaidoyer de Démosthène, ce serait quinze ans, tandis que Xénophon semble dire qu’une jeune fille pouvait affronter le baiser conjugal à treize et même à douze ans[8].

[8] Xénophon, Économiques, VII, 5.

Des sacrifices religieux précédaient la célébration du mariage, pour solliciter des dieux la fécondité de l’union des deux époux. La veille de la cérémonie avait lieu la loutrophorie, ou bain nuptial. En Troade, les fiancés se baignaient dans le Scamandre en prononçant rituellement : « Reçois, ô Scamandre, ma virginité. » Les Athéniens se servaient de l’eau de la fontaine Callirhoé, et le bain nuptial était apporté à la fiancée par un cortège de jeunes gens et de jeunes filles, en musique[9].

[9] Collignon-Couve, Catalogue des vases du Musée national d’Athènes, no 1225.

Au jour du mariage, le banquet réunissait parents et amis, qui se réjouissaient sans contrainte du grand acte. La mariée, entièrement couverte d’un voile, y assistait, placée au milieu des femmes : il lui était servi un gâteau de sésame, emblème de fécondité, parce que le sésame est, de toutes les graines, celle qui se reproduit le plus abondamment[10].

[10] Aristophane, La Paix.

Après le repas, la mariée était conduite en char à la maison de l’époux, au son des chants d’hymen :

O Hymen ! ô Hyménée !
Vous aurez une jolie maison, pas de soucis,
Et de bonnes figues. O Hymen ! ô Hyménée !
O Hymen ! ô Hyménée !
Le fiancé en a une grande et grosse ;
La fiancée en a une bien douce[11].

[11] Aristophane, La Paix.

Avant d’entrer dans la chambre nuptiale, l’usage voulait que l’épousée mangeât un coing, fruit qui passait pour le symbole de la fécondité. Sous ces auspices d’une heureuse précision, elle allait à sa besogne de reproductrice.

A Sparte, les formalités étaient réduites à leur plus simple expression. Le mariage des filles était fixé à vingt-quatre ans, après que la période du développement corporel par la gymnastique est terminée. Le mariage est d’ailleurs imposé à tout le monde et l’Etat se fait pourvoyeur de maris et de femmes.

D’après Ermippe, cité par Athénée, il y avait à Lacédémone une grande salle obscure où l’on enfermait les jeunes filles à marier ; ensuite on y introduisait les jeunes gens qui n’avaient pas encore d’épouses ; celle que chacun prenait, sans choix, dans cette obscurité, devenait la sienne, et sans dot[12].

[12] Athénée, Banquet, XIII, 1. — Elien, Histoires diverses, VI, 4.

Dès qu’une jeune fille avait été choisie, par ce moyen ou quelqu’autre moins aveugle, on la couchait sur une paillasse et on la laissait seule, sans lumière. Le nouveau marié, qui n’était ni pris de vin, ni énervé par les plaisirs, mais sobre à son ordinaire, se glissait auprès d’elle, lui déliait la ceinture et la portait dans un lit. Dès qu’il avait accompli les rites du baiser conjugal, il se retirait dans la chambre commune des jeunes gens. Ainsi en était-il les nuits suivantes, et quelquefois des maris avaient des enfants qu’ils ne s’étaient pas encore montrés en public avec leurs femmes. Cette méthode, d’une discrétion confinant à la honte, entretenait la vigueur et la fécondité des époux et prévenait la satiété d’un commerce habituel qui use le sentiment et les forces[13].

[13] Plutarque, Lycurgue, XXIII.

La femme était si bien considérée comme un instrument de reproduction, qu’un homme vieux ou impuissant, n’ayant pas de fils, pouvait autoriser sa femme à agréer le baiser fécondant d’un jeune homme qu’il estimait. Toutefois, pour prévenir les abus de cette coutume, des magistrats étaient chargés spécialement de surveiller la conduite des femmes.

Pendant le siège de Messine, qui dura dix ans, les jeunes gens de l’armée furent envoyés à Sparte pour féconder toutes les filles nubiles, afin qu’il n’y eût pas de solution de continuité dans le mouvement ordinaire de la population[14].

[14] Plutarque, Lycurgue, XXIV.

Solon avait été moins brutal. Toutefois, la femme n’était guère mieux considérée, à Athènes, comme personne morale. En passant du gynécée de son père dans celui de son époux, la jeune épousée n’était destinée qu’à devenir la mère des enfants qu’elle lui donnerait et l’intendante de la maison qui lui était confiée.

On pouvait aussi à Athènes, toujours sous prétexte de reproduction, emprunter la femme d’un autre, sans que la loi intervînt dans ces sortes de transactions. Au reste, le mari pouvait et devait sans doute, du moins à l’origine, répudier la femme stérile comme inutile, pour chercher ailleurs une union féconde[15].

[15] Hérodote, Histoires, V, 395.

Cependant, désireux de réaliser l’union, le législateur réglemente le baiser conjugal qu’il prescrit de donner au moins trois fois par mois. Et si un mari impuissant a épousé une riche héritière, celle-ci peut solliciter le baiser d’un des parents de son mari, à son choix[16].

[16] Plutarque, Solon, XXVI, XXIX.

Plutarque ajoute à ce code un peu sec des préceptes plus tendres :

« On demandait à une jeune Lacédémonienne si elle s’était approchée de son mari : « Non, répondit-elle, mais il s’est approché de moi ». C’est ainsi que devra se conduire une épouse pudique ; ne fuyant ni ne recevant d’un air morose les avances de son mari, jamais non plus elle ne les provoquera. L’une se sent de la courtisane effrontée ; l’autre manque de grâce et d’amour, et devient une preuve d’indifférence ou de dédain. »

« Partout et toujours il faut que les époux évitent de s’offenser ; mais ils le doivent surtout lorsqu’ils reposent ensemble sur l’oreiller ; car il serait difficile de trouver le temps et le lieu où puissent s’apaiser les discordes, les querelles et les colères qui naîtraient dans cet asile du repos et de la tendresse. »

« Saint et respecté doit être l’acte mystérieux qui, comme le labourage pour la terre, est l’origine de la fécondité conjugale, dont la naissance des enfants est le but et la fin naturelle. En raison de son caractère sacré, l’homme et la femme unis par le mariage ne doivent s’approcher que religieusement et sagement de cette source de la vie, et il n’est pas pour eux de devoir plus impérieux que de s’abstenir de toute conjonction illicite ; de regarder comme un crime toute tentative de n’en recueillir aucun fruit, ou de se laisser aller, quand ce fruit est produit, à en rougir ou à le cacher. »[17]

[17] Platon, Préceptes du mariage, traduction du Dr Seraine, 17, 38, 41.

Les pratiques que, depuis un siècle environ, nous avons dénommées « malthusiennes », étaient nécessairement condamnées ; cependant tout baiser charnel nécessitait une purification. Myrrhine, pressée par Cinésias de satisfaire au devoir conjugal alors qu’elle a fait, devant ses consœurs, serment d’abstinence, se défend par tous les moyens :

— Mais, malheureux, où faire cela ?

— Dans la grotte de Pan, nous y serons au mieux.

— Mais comment me purifier, pour rentrer à la citadelle ?

— Tu te laveras à la Clepsydre[18].

[18] Aristophane, Lysistrata.

Le gynécée, ou appartement des femmes, était un ensemble de deux cours autour desquelles se groupaient une vaste salle commune et des salles de dimensions diverses, chambres à coucher, cuisines ou magasins. Des murs épais enserraient et fermaient cet appartement comme un harem ; deux seules issues, l’une, vers les propylées, c’est-à-dire la grande porte d’honneur ; l’autre, par une suite de couloirs détournés, vers l’appartement des hommes[19].

[19] Perrot et Chipiez, Histoire de l’art dans l’antiquité, VI, pl. 11.

La matrone athénienne ne sortait guère du gynécée ; elle ne devait assister ni aux jeux publics, ni aux représentations théâtrales. Elle ne paraissait dans les rues que voilée et décemment vêtue, sous peine d’une amende de mille drachmes infligée par les magistrats dits gynecomi : et la sentence était affichée aux platanes du Céramique[20].

[20] De Pauw, Recherches philosophiques sur les Grecs, t. I, p. 114.

Mais toutes ces « précautions inutiles » n’empêchaient pas les femmes de prendre goût au luxe, à la toilette, aux repas somptueux, aux fêtes et aux plaisirs du monde. Les Athéniennes se livrèrent même avec fureur au hideux maquillage.

« Le noir dont on peint les yeux, les faux cheveux qu’on ajoute, le rouge dont on couvre les joues, la teinture avec laquelle on colore les lèvres, tous les onguents enfin que fournit l’art de la cosmétique, sans compter l’éclat trompeur qu’on tire du fard, sont autant d’inventions destinées à remplacer ce qui est absent. Quant au fucus, à la céruse, aux tissus transparents de Tarente, aux bracelets en forme de serpents, aux chaînes d’or qu’on met aux pieds, tout cela est bon pour les Thaïs, les Laïs et les Aristagora. »[21]

[21] De Pauw, Recherches philosophiques, I, 114 sq. ; — Lettres galantes de Philostrate, traduction Stéphane de Rouville, 2, 40.

D’après Aristophane, l’Athénienne se parfumait les mains et les pieds avec des essences d’Egypte, versées dans un bassin incrusté d’or, les joues et les seins avec des odeurs de Phénicie, les cheveux avec de la marjolaine, les cuisses avec de l’eau de serpolet.

D’autre part, la vie semi-recluse du gynécée développe chez les femmes une curiosité enfantine et souvent vicieuse. Elles se visitent mutuellement dans leurs appartements et se divertissent ensemble à divers ouvrages. Des intrigues se nouent grâce à des esclaves infidèles ou à quelques-unes des nombreuses entremetteuses qui rôdent de gynécée en gynécée. Aussi, les femmes parviennent-elles à endormir ou à tromper la surveillance la plus sévère : d’instinct et sous la poussée du désir passionnel, elles savaient, il y a vingt-cinq siècles comme aujourd’hui, se jouer de la tyrannie et de la jalousie du sexe fort. Nous verrons d’autre part qu’elles ne répugnaient pas à la science du baiser.

En principe, toute la Grèce fut monogame, bien que, au dire de certains écrivains, il y eut des exemples de bigamie, parmi lesquels Socrate et Euripide. Diogène Laërce prétend aussi qu’une loi votée au temps de la guerre du Péloponnèse pour remédier à la dépopulation causée par la guerre et par la peste, permettait aux Athéniens d’avoir simultanément une femme légitime et une autre femme donnant le jour à des enfants légitimes.

Tout cela est sujet à discussion ; mais de temps immémorial, les Grecs conservèrent à la portée de leurs désirs un certain nombre de concubines. Priam disait à Hécube : « J’ai eu dix-neuf enfants de toi seule ; les autres me sont nés des concubines que j’ai dans le palais. » Agamemnon possédait un grand nombre de belles femmes qu’il avait reçues en don ; Nestor et Phénix, malgré leur grand âge, avaient des concubines.

Il n’est pas certain que la loi autorisait formellement le concubinat. Et cependant, la pallaque avait certains droits définis. Elle était, en somme, celle qui tient lieu de l’épouse, sans les justes noces : esclave achetée ou servante prise à louage — bonne à tout faire — elle n’en faisait pas moins partie essentielle du domicile des époux, surtout indispensable pendant les maladies, les couches et les autres empêchements périodiques de la véritable épouse.

Elle était toutefois garantie, la plupart du temps, contre les caprices du maître, par une sorte de contrat d’après lequel le quasi-mari s’engageait à payer une somme d’argent — un dédit — pour le cas où, sa fantaisie satisfaite, il renverrait la femme. Aussi, les citoyens pauvres faisaient-ils aisément de leurs filles des pallaques.

Au reste ce concubinat était si bien reconnu que le concubin surprenant un homme dans les bras de sa concubine pouvait le tuer impunément[22].

[22] Démosthène, contre Aristocrate, §§ 53 et 55.

Les maris ne voyaient évidemment pas malice à ce coudoiement de la femme et de la concubine. Apollogène même, aimant également sa femme et sa maîtresse, prie les dieux que ces deux femmes puissent demeurer ensemble, en bon accord et sans jalousie, de même que ces deux amours habitent dans son cœur dans une parfaite concorde[23].

[23] Lettres d’Aristénète, II, 11.

La femme étant en quelque sorte la propriété de son mari, celui-ci aura logiquement tous les droits sur elle, qu’il la néglige ou non, tout son corps, tous ses baisers lui appartiennent en propre ; elle sera souillée à jamais d’avoir subi le contact d’un autre homme[24].

[24] Plutarque, Les préceptes du mariage.

A Sparte, où nous avons marqué une mentalité spéciale, la loi autorisait l’adultère dans certains cas. Lycurgue s’était en effet efforcé de bannir du mariage la jalousie : il se moquait même de ceux qui n’admettent pas les autres à partager avec eux, et qui punissent, par des meurtres ou des guerres, le commerce que des étrangers ont eu avec leurs femmes[25].

[25] Plutarque, Lycurgue, XLV.

Solon, pour assurer la perpétuation de l’espèce, avait, lui aussi, nous l’avons vu, codifié l’adultère dans un cas très précis.

Mais, d’une façon générale et presque absolue, lorsqu’un mari a surpris sa femme en adultère, il ne pourra plus habiter avec elle, sous peine d’être diffamé. La femme qui aura été surprise ne pourra entrer dans les temples publics ; si elle y entre, on pourra lui faire subir impunément toutes sortes de mauvais traitements, excepté la mort[26].

[26] Démosthène, Plaidoyer contre Nééra.

Quant au complice, il pourra être immolé s’il est pris en flagrant délit, dans l’enlacement même du baiser. L’époux peut aussi se contenter de le livrer à la merci des esclaves qui lui enfoncent, en manière de pal, un énorme radis noir dans le derrière, l’épilent tout autour et couvrent de cendres brûlantes la partie épilée[27]. D’aucuns même le font châtrer[28].

[27] Aristophane, Les Nuées ; — Anthologie grecque, Epigrammes descriptives, 520 ; — Lucien, Sur la mort de Pérégrinus, § 9 ; — Lettres d’Alciphron, III, 62.

[28] Lettres d’Alciphron, III, 62.

Des maris plus pratiques, plus accommodants, comme le bossu Poliagre, se contentent de demander à l’amant le prix des baisers de la femme[29].

[29] Lettres d’Alciphron, III, 62.

Il n’existait pas de peines contre le mari manquant à la foi conjugale. Mais si l’époux était convaincu de relations contre nature avec un autre homme, le divorce était accordé à la femme[30].

[30] Diogène de Laërce, IV, 17.

Quelque infime que soit la personnalité morale de la femme, et bien que la mythologie abonde en unions de parents très proches, les Grecs ont une profonde horreur pour l’inceste : l’Œdipe-Roi de Sophocle est la manifestation la plus précise et la plus frappante de cet état d’esprit. Toutefois, la législation publique d’Athènes ne spécifiant pas de degrés prohibés par un texte formel, la loi contre l’inceste était plutôt une loi non écrite, comme dit Platon.

Aussi, peut-elle subir quelques entorses. Ainsi, le fils de Thémistocle, Archeptolis, épousa sa sœur consanguine[31] ; ainsi Cimon eut pour maîtresse, puis pour femme, sa sœur Elpinikè[32] ; ainsi, à Syracuse, Denys le Jeune et Théaridès épousent leurs sœurs consanguines[33].

[31] Plutarque, Thémistocle, XXXII.

[32] Plutarque, Cimon, IV.

[33] Plutarque, Dion, VI.

A Sparte, la coutume du lévirat, venue de l’orient, se transforme de telle façon qu’elle semble à plaisir doubler l’adultère d’un inceste. Le mari impuissant se fait suppléer par un homme jeune et vigoureux, le plus proche parent, et reconnaît l’enfant qui naît de ce baiser. « Chez les Lacédémoniens, dit Polybe, c’est une coutume nationale et morale qu’une femme ait trois ou quatre époux, parfois davantage, quand ce sont des frères, et que les enfants leur soient communs »[34].

[34] Polybe, Histoires, XII, 8.

Bien entendu, les sophistes, Hippias en tête, et les sceptiques, comme Sextus Empiricus, traitaient dédaigneusement les préjugés contre l’inceste. Diogène le Cynique approuvait fort les Perses de ne pas avoir plus de scrupules que les coqs, les chiens et les ânes[35].

[35] Daremberg et Saglio, Diction. des Antiquités grecques et romaines, art. Incestum.

Avec de pareils maîtres, le baiser conjugal serait donc pur baiser bestial : l’humanité veut moins et mieux.

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