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Le Baiser en Grèce

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CHAPITRE V

Le Baiser dans les arts

La représentation de Priape. — La médaille de Lesbos. — La main phallique. — La Vénus de Gnide. — Eros hermaphrodite. — L’Aphrodision : galeries licencieuses.

Non seulement les auteurs anciens s’exprimaient librement sur des sujets pour lesquels nous avons inventé la pudeur, mais encore les peintres et les sculpteurs ne gardaient aucune retenue à cet égard. Trop près de la nature pour considérer déjà l’instinct sexuel comme chose honteuse, les Grecs, loin d’attacher une idée libertine à la représentation de l’organe de la génération, lui donnaient la plus haute signification symbolique. Nous n’en voulons pour preuve que le bronze célèbre que Benoît IV fit entrer au Vatican au Xe siècle : il représente le membre viril placé sur la tête du coq, emblème du soleil, porté sur le cou et les épaules par un homme ; c’est le pouvoir générateur de l’Eros. Et l’inscription du piédestal est des plus significatives, le Priape y étant dénommé « Sauveur du monde ».

Les Grecs ne répugnaient pas davantage à la représentation symbolique de la lasciveté sous la forme de groupes rappelant plus où moins directement le culte physiologique des Egyptiens pour le bouc de Mendès. Dans l’une de ces sculptures le bouc est passif, assailli lui-même par un être mythologique, faune ou satyre.

Pan lui-même était représenté se versant de l’eau sur les organes sexuels afin de fortifier le pouvoir créateur actif avec l’élément prolifique passif.

On trouve encore dans les anciennes sculptures certains êtres androgynes, possédant les organes des deux sexes. L’un d’eux est représenté endormi, avec les organes sexuels recouverts, et l’œuf du chaos brisé dessous. Sur l’autre côté, Bacchus le créateur, portant une torche, emblème du feu éthéré, la penche sur la figure endormie, pendant qu’un de ses agents semble attendre son ordre pour commencer l’exécution d’un office dont, selon des signes extérieurs très visibles, il s’acquittera avec énergie et succès[112].

[112] Richard Payne Knight, Le culte de Priape, p. 17 sqq. ; pl. II, fig. 3 ; pl. VII ; pl. V, fig. 1, 3.

Dans un spécimen de sculpture rapporté de l’île d’Elephanta, se trouvaient plusieurs figures de très haut relief : la principale est celle d’un homme et d’une femme exerçant mutuellement sur leurs organes respectifs une action énergique, emblème sans doute des pouvoirs actifs et passifs de la génération s’entr’aidant mutuellement[113].

[113] Richard Payne Knight, Le culte de Priape, pl. XI.

Mais voici un témoignage plus précis encore du culte sincère du baiser. Sur une gemme antique, une femme nue apporte à l’autel de Priape, et des deux mains, un nombre respectable de phallus : c’est l’expression matérielle d’une reconnaissance émue au dieu auquel elle doit des minutes précieuses[114].

[114] Richard Payne Knight, Le culte de Priape, pl. III, fig. 3.

Dans l’île de Lesbos l’acte générateur était une sorte de sacrement, ainsi qu’en témoigne la devise des médailles. Un mâle arc-bouté sur ses deux jambes, le phallus en érection, soulève une femme nue dont il a passé les deux jambes de chaque côté de son corps. Les figures, quelque peu bestiales, sont mystiques et allégoriques. Le mâle a un mélange du bouc dans sa barbe et dans ses traits, et doit représenter Pan, pouvoir générateur de l’Univers ; la femme a l’ampleur et la plénitude qui caractérisent la personnification des pouvoirs passifs[115].

[115] Richard Payne Knight, Le culte de Priape, p. 82 ; pl. LX, fig. 8.

Une médaille phénicienne nous a conservé la représentation du geste obscène dit « la figue » ou main phallique. C’est une amulette de temps immémorial. Les anciens avaient deux formes de cette main. L’une étendait le doigt du milieu, gardant le pouce et les autres doigts repliés sur eux-mêmes ; l’autre avait toute la main fermée, mais le pouce était passé entre l’index et le médium.

La première de ces formes est la plus ancienne : l’extension du médium y représente celle du membre viril, et les doigts repliés de chaque côté sont les testicules.

Aussi les Grecs nommaient-ils le médium katapugôn (adonné aux plaisirs vénériens), faisant allusion à des pratiques honteuses, moins cachées alors qu’aujourd’hui. Montrer la main dans cette forme s’exprimait en grec du mot skimalidzein, qui signifie primitivement enfoncer le médium au derrière des poules pour voir si elles vont pondre, et qui en est venu à désigner les caresses profondes aux hanches des femmes. Ce geste était considéré comme une insulte méprisante, désignant la personne indiquée comme adonnée aux vices anti-naturels.

Néanmoins, il était un véritable talisman contre les influences malfaisantes et, figuré en pierreries, il était suspendu au cou ou aux oreilles des femmes. Au musée secret de Naples se trouvent des spécimens de semblables amulettes sous forme de deux bras joints par le coude ; l’un d’eux est terminé par la tête d’un phallus, l’autre possède une main phallique[116].

[116] Richard Payne Knight, Le culte de Priape, p. 118, pl. II, fig. 1. Voir C. Famin, Peintures, bronzes et statues érotiques formant la collection du cabinet secret du Musée royal de Naples, Paris, 1832.

Le nombre des Vénus figurées en marbre dans les diverses villes de la Grèce était considérable. La plus remarquable était celle érigée à Gnide, dite ville de Vénus, et où on rencontrait tout naturellement des figures lascives de terre cuite. La statue, ouvrage de Praxitèle, était en marbre de Paros, et de la plus parfaite beauté. Phryné avait servi de modèle à l’artiste. « Sa bouche s’entr’ouvre par un gracieux sourire, ses charmes se laissent voir à découvert, aucun voile ne les dérobe ; elle est entièrement nue, excepté que de l’une de ses mains elle cache furtivement son sexe. » Le temple a une seconde porte pour ceux qui veulent contempler la beauté postérieure de la déesse[117].

[117] Lucien, Les Amours, 11, 13.

A Myrina, ancienne ville grecque d’Eolie, fut découverte, en 1870, une vaste nécropole que les membres de l’Ecole française d’Athènes fouillèrent de 1880 à 1883, pour en retirer quantité de terres cuites, parmi lesquelles :

Une scène nuptiale. Le jeune homme se penche comme pour saisir sous les bras sa compagne, chastement enveloppée sous de longs voiles qui recouvrent sa tête. C’est l’épisode du « dévoilement », le premier acte de la soirée des noces, quand les époux se retrouvaient seuls.

Une danseuse jouant des crotales. La crotalistria se livre à un mouvement violent, dont l’effet est augmenté par la transparence de la tunique, serrée autour du torse qui semble se dégager nu de l’himation. Cette figurine a un déhanchement sensuel très caractéristique.

Aphrodite assise sur un bouc. Cette statue en bronze, œuvre de Scopas, se trouvait dans l’enceinte d’un temple élevé à Elis. On la nommait Aphrodite Pandemos, ou Vénus populaire.

Eros hermaphrodite dansant, figurine destinée à être suspendue. « Dans l’aspect androgyne de ces représentations d’Eros, il faut se garder de voir un souvenir des vieilles conceptions de l’art oriental, ni même le type proprement dit de l’Hermaphrodite, qui ne se développa qu’assez tard en tant que création indépendante et prit facilement un caractère licencieux. Ce qui nous paraît étrange dans le type d’Eros hermaphrodite est précisément ce qui choque les idées modernes dans quelques dialogues de Platon : l’assimilation de la beauté virile à la beauté féminine, les hommages adressés à celle-là qui ne nous semblent convenir qu’à celle-ci. Pas plus que Phèdre ou Charmide, l’Eros de Praxitèle n’est hermaphrodite : il est beau de la double beauté de l’homme et de la femme ; c’est le chef-d’œuvre, ce n’est pas une erreur de la nature. Mais une pente rapide conduit des jeunes dieux de Praxitèle aux représentations sensuelles de l’Hermaphrodite. L’influence des religions orientales, à la fois mystiques et grossières, et surtout la décadence des mœurs, dénaturèrent l’idéal que la civilisation athénienne avait conçu. L’hermaphroditisme ne fut plus la synthèse de deux beautés, mais celle de deux sexes. »[118]

[118] Ecole Française d’Athènes : La Nécropole de Myrina, par E. Pottier et S. Reinach. Paris 1887 ; t. I, p. 293 sqq. ; pl. VI, 2 ; XII, 2 ; XIV, 1, 2 ; XV, 1 ; XXXIV, 2 ; XL, 3, 4.

Nous savons aussi, par des indiscrétions d’écrivains anciens, que chez les Grecs nombre de maisons comprenaient un réduit consacré uniquement au culte de Vénus. Les Grecs le nommaient Aphrodision, et l’on y a retrouvé des peintures érotiques. L’usage des images obscènes était d’ailleurs fréquent dans l’antiquité : les Grecs appelaient ces peintures lascives des grylli (bamboches, saletés), de grullos qui signifie « pourceau ». Les peintres Polygnote et Parrhasius sont cités par Pausanias et Pline comme ayant excellé dans ce genre de composition. Zeuxis, Philoxène, Apelles même s’amusèrent à des gravures priapesques.

Suétone conte que quelqu’un ayant légué à Tibère un tableau de Parrhasius « où Atalante prostitue sa bouche à Méléagre », et le testament lui donnant la faculté, si le sujet lui déplaisait, de recevoir à la place un million de sesterces (193.750 fr.), il préféra le tableau et le fit mettre dans sa chambre à coucher[119].

[119] Pline, Histoire naturelle, XXXV, 10 ; Suétone, Tibère, 44 ; C. Famin, Peintures, bronzes et statues érotiques du Musée royal de Naples.

Une peinture d’Aétion, proposée par Lucien comme modèle au style gracieux, représentait les noces d’Alexandre et de Roxane. Dans une chambre magnifique est un lit nuptial : Roxane y est assise ; c’est une jeune vierge d’une beauté parfaite. Elle regarde à terre, toute confuse de la présence d’Alexandre ; une troupe d’Amours voltige en souriant. L’un, placé derrière la jeune épouse, soulève le voile qui lui couvre la tête, et montre Roxane à son époux. Un autre, esclave empressé, délie la sandale comme pour hâter le moment du bonheur ; un troisième saisit Alexandre par son manteau et l’entraîne de toutes ses forces vers Roxane[120]. Ce dernier geste s’explique par l’hostilité avérée d’Alexandre pour le baiser vénérien[121].

[120] Lucien, Hérodote ou Aétion, 5.

[121] Voir chap. III.

Ces sortes de compositions devinrent si licencieuses et se multiplièrent à un tel point que les poètes se plaignirent de la dissolution des peintres. Les femmes de la Grèce, agitées d’un côté par les vapeurs des vins les plus violents dont elles étaient friandes, et de l’autre, par la vue de tant d’objets propres à irriter les sens, ne pouvaient que difficilement conserver quelque empire sur elles-mêmes[122].

[122] De Pauw, Recherches philosophiques sur les Grecs, t. II, p. 89.

Nous avons fort peu de documents précis, hors de ceux dont nous avons parlé et qui ont plutôt trait au culte public du baiser. Pour ce qui est des peintures ou sculptures érotiques et lascives appartenant aux galeries particulières, nous en sommes réduits à les deviner, surtout d’après les exemplaires retrouvés des galeries artistiques romaines, qui devaient pour la plupart imiter l’art grec ou s’en inspirer. Nous pourrons, au moment où nous étudierons le baiser chez les Romains, décrire, non sans quelque précaution verbale, les pièces d’un cabinet secret qui constitueraient le plus complet des aphrodisions.

Cependant un recueil, attribué au savant d’Hancarville, prétend reproduire un certain nombre de ces tableaux où les anciens se plaisaient à figurer les formes variées et séduisantes du baiser. Nous nous garderions d’affirmer la véracité du document ; nous serions plutôt tentés, après bien d’autres, de le déclarer controuvé. Mais la vraisemblance y est habilement sauvegardée : c’est notre excuse. Nous n’en aurions d’ailleurs aucune de passer sous silence une pareille tentative de reconstitution. Nous ne signalons ici que les sujets se rapportant plus directement aux mœurs grecques ; les sujets romains viendront à leur tour. Chacun des tableaux représentés est accompagné d’un court commentaire, que nous reproduisons, autant que faire se pourra.

No 12. — « Bizarrerie qu’une femme n’avoue pas, et qui montre l’ancienneté du goût peu orthodoxe reproché aux Grecs et aux Etrusques. » La gravure représente une scène de pédication où la femme est naturellement « cinède ».

No 28. — « Echantillon de la gymnastique des anciens ; les filles de Sparte s’y exerçaient comme les hommes. » Un jeune homme a soulevé une femme, laquelle croise les jambes dans son dos, tandis qu’il la pénètre.

2me Partie, no 4. — « Sacrifice au dieu des jardins. Le prêtre qui joue de la double flûte est un de ceux que Sidoine Apollinaire appelle mystæ, parce qu’ils servaient également Priape et Bacchus. Hérodote les nomme phalliphori, ou porte-priapes, parce que dans les processions ils portaient le symbole du dieu de Lampsaque. »

No 12. — « Festus dit qu’avant de mener les jeunes mariées à leurs époux on les conduisait dans un temple de Priape et on les asseyait sur son sexe proéminent. Cette médaille représente cette cérémonie. »

Lactance prétend que cette coutume était instituée afin que le dieu parût avoir la primeur des baisers de la fiancée ; mais il est probable qu’au début cette cérémonie avait un caractère symbolique, tendant à ce que la jeune femme soit rendue féconde par sa communion étroite avec le principe divin.

No 14. — Un satyre assaillant avec succès un bouc. Voir les paroles de Damœtas à Ménalque : « Ménage tes reproches. On sait de tes aventures… quand tes boucs te regardèrent de travers… et certain antre consacré aux Nymphes. Mais les Nymphes, indulgentes, en rirent. »[123]

[123] Virgile, Bucoliques, Eglogue, III, 8-9.

No 32. — « Le caractère d’Alcibiade qu’on peut aisément expliquer. Un Priape en érection devant une colonne, agacé par un papillon et un aspic. »

No 33. — « Le cheval de Troye ». Tableau vivant, scènes de luxure et poses complexes à multiples personnages[124].

[124] Veneres et Priapi uti observantur in gemmis antiquis. Naples, vers 1771 (Bib. Nat. Enfer 344).

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