Le Baiser en Grèce
CHAPITRE VI
Le Culte du Baiser
Priape et l’âne de Silène. — Priapées. — Les Dionysiaques :
chants phalliques. — Le langage des chariots. — Les
Baptes.
Thesmophories : culte du baiser lesbien. — Aphrodisies :
lutte de lubricité. — Fête d’Adonis.
Les Vénus grecques : Pandemos, Courtisane, Remueuse. — Offrandes
des courtisanes.
Vénus Callipyge. — Les courtisanes sacrées de Corinthe.
Les Grecs se flattaient d’avoir embelli les graves allégories des Egyptiens ; alors que ces derniers, traitant les Grecs d’enfants, leur reprochaient de les avoir dégradées. L’Isis d’Egypte était l’emblème sacré de la nature, la Vénus de Grèce n’était qu’une courtisane. La religion grecque tendait en effet à faire de l’homme un être aimable, plein de grâces et de courage, en rassemblant autour de lui tous les plaisirs dont il est avide. Ainsi avait-elle divinisé l’amour, le baiser, source de vie, source de voluptés.
Mais avec leur imagination féconde et déréglée, les Grecs avaient mélangé confusément le culte transmis par les Egyptiens, et ceux des Syriens, des Babyloniens, des Phéniciens, des Phrygiens, pour enfanter le dédale inextricable d’une mythologie dans laquelle on s’égare aisément.
La cérémonie sacrée du Phallus, ils la tenaient bien des Egyptiens : mais le Priape vénérable, par suite de la corruption de l’ancienne mythologie, descendit du rang de dieu de la nature au rang de divinité rurale subalterne. Il fut supposé fils de Bacchus, vivant parmi les nymphes d’une fontaine, et exprimant la fertilité des jardins. Sa légende se dégage à peu près nette de mille fables.
Priape, fils de Vénus et de Bacchus, fut doté par la jalousie de Junon d’un membre gigantesque. Elevé à Lampsaque, il plaît si bien par sa force spéciale aux Lampsaciennes que les maris, jaloux et humiliés, le condamnent à l’exil. Mais sur les prières des femmes, une maladie honteuse atteint les époux à la source même de la virilité ; Priape, imploré et rappelé à Lampsaque, s’apaise. De là son culte dans cette ville.
L’âne lui était consacré en souvenir de la fable suivante. Un jour, Priape rencontra Vesta couchée sur l’herbe et plongée dans un profond sommeil. Il allait profiter d’une occasion aussi favorable à ses goûts lascifs, lorsqu’un âne vint fort à propos réveiller par ses braiments la déesse endormie, qui échappa aux poursuites du dieu libertin. D’autres écrivains rattachent cette association à une dispute que Priape eut avec l’âne de Silène sur le volume respectif de leurs avantages virils.
Sur les autels de Priape on faisait des sacrifices de primeurs ; des couronnes étaient posées sur la tête du dieu et ailleurs. L’attribut de sa force était porté en pompe dans les cérémonies publiques et même adoré en secret dans l’intérieur domestique. On imprimait cette forme à des vases et même à des coupes d’or, d’ivoire ou de verre. Les femmes enveloppaient ces instruments sacrés dans des langes de lin et de soie. On prétend qu’ils servaient alors d’auxiliaires pour la recherche de la volupté.
Les courtisanes consacraient à Priape des ex-voto significatifs, dont le nombre exprimait celui des sacrifices consommés dans une heureuse nuit. Le dieu avait aussi droit aux prémices des vierges : soit piété, soit précaution, soit hypocrisie, les nouvelles mariées ne manquaient pas de s’asseoir douloureusement sur la statue du dieu[125].
[125] Chaussard, Fêtes et Courtisanes de la Grèce, t. I, ch. 6. — Dulaure, Le culte du Phallus dans l’antiquité, ch. VII ; — Saint Augustin, De la Cité de Dieu ; — Priapeia, carm. 34.
La fête à laquelle s’associait le plus étroitement le culte de Priape ou du phallos était celle de Bacchus ou Dionysos, célébrée à Athènes avec le plus de pompe et le plus de licence. Ces fêtes rappellent la double ivresse du vin et de la volupté. Dans l’origine le culte, provenant sans doute de celui d’Osiris, était simple et populaire : il était célébré avec une cruche de vin, un cep, un bouc paré de festons, une corbeille remplie de figues, un phallus. Puis il dégénéra en bacchanale. La procession, qui en était la manifestation extérieure, se déroulait dans l’ordre suivant. Les bacchants ou initiés, déguisés en pans, en silènes, en satyres, déployaient les attributs d’une virilité exagérée et dans un état apparent de désir continu ; les uns étaient montés sur des ânes, les autres traînaient des boucs, en se heurtant et se mêlant au milieu de cris tumultueux. « L’homme le plus débauché, dit un Père de l’Eglise grecque, n’oserait jamais, dans le lieu le plus secret de son appartement, se livrer aux infamies que commet effrontément le chœur des satyres, dans une procession publique. » A leur suite viennent les canéphores, jeunes vierges portant des corbeilles qui contiennent les prémices des fruits et des gâteaux en forme d’ombilics ; au-dessus de ces offrandes, bien droit et couronné de fleurs, un phallos. Les phallophores suivent, couronnés de lierre, de violette, de serpolet et d’acanthe. Dans leur cortège, une statue de Bacchus remarquable par un triple phallus. Le van mystique est porté sur la tête d’une prêtresse nommée lycnophore.
La marche est fermée par les ithyphalles, vêtus d’habits de femme. Toute la ville est plongée dans l’ivresse, et des hymnes phalliques résonnent de toutes parts : « O Phalès, compagnon des orgies de Bacchus, coureur de nuit, dieu de l’adultère, amant des jeunes garçons, avec quelle joie je reviens dans mon bourg ! Combien il est doux, ô Phalès, Phalès, de surprendre la jolie bûcheronne Thratta, l’esclave de Strymodore, volant du bois sur le mont Phellée, de la saisir à bras le corps, de la jeter à terre et de la posséder ! »
Le temple s’ouvre aux initiés seuls ; des matrones vénérées en sont les prêtresses.
Pausanias conte qu’en Arcardie, Dionysos a encore une fête où le sang des femmes fouettées à outrance coule sur son autel[126].
[126] Chaussard, Fêtes de la Grèce, t. I, ch. 6 ; — Dulaure, Le culte du phallus, ch. VII ; — Aristophane, Lysistrata ; Les Acharniens ; — Pausanias, VIII, 23 ; — Démosthène, Plaid. cont. Nééra.
L’explication de la plupart des cérémonies de ce culte est fournie par la fable de Bacchus et Polymnus, telle qu’elle à été transmise par Clément d’Alexandrie[127].
[127] Voir Le Baiser : Babylone et Sodome, ch. IV, p. 160. (Daragon, éditeur).
Le symbole phallique figurait même dans les cérémonies des mystères par excellence, ceux d’Eleusis, auxquels tous les hommes distingués par leurs talents et leurs vertus s’honoraient d’être initiés. Tertullien nous apprend que le phallos faisait partie, à Eleusis, des objets mystérieux ; et un autre Père de l’Eglise ajoute qu’on vénérait aussi, dans les orgies secrètes d’Eleusis, l’image du sexe féminin. Pour justifier la présence de ces figures obscènes dans des mystères aussi saints, les prêtres imaginèrent la fable suivante. Cérès parcourant le monde à la recherche de sa fille Proserpine enlevée par Pluton, arrive à Eleusis accablée de lassitude. Une femme nommée Baubo lui offre l’hospitalité, veut la réconforter et la rafraîchir ; mais Cérès refuse toute assistance. Baubo, pour vaincre l’obstination de la déesse, a recours à une plaisanterie licencieuse. Elle cache son sexe sous une petite figure phallique, puis reparaît devant Cérès, la robe relevée, secouant et caressant le jouet postiche. A ce spectacle, aussi étrange qu’inattendu, Cérès éclate de rire, oublie son chagrin, et consent avec joie à boire et à manger[128].
[128] Chaussard, Fêtes de la Grèce, t. II, ch. 4 ; — Dulaure, Le culte du phallus, ch. VII.
Les mystères de Cérès à Eleusis attiraient une foule de courtisanes. Les dépenses de l’initiation, au profit des prêtres, étaient si considérables que les amants se faisaient un mérite aux yeux de leurs maîtresses en payant pour elles ces frais. L’orateur Lysias paya pour la jeune Métanire.
Durant les cérémonies nocturnes, les ténèbres et la loi du silence favorisaient les projets les plus hardis et les entreprises les plus téméraires, voire même des aventures scandaleuses comme celles sur lesquelles les poètes comiques échafaudèrent les intrigues de leurs pièces, supposant que de jeunes personnes, entraînées par l’ivresse des passions, s’y abandonnaient dans l’obscurité à des inconnus. Ainsi dans l’Aululaire de Plaute, la fille de l’Athénien Euclion était devenue mère pendant les mystères de Cérès, sans même connaître le père de son enfant.
C’est dans les murs mêmes d’Athènes qu’était conservé l’immense attirail nécessaire à la célébration des mystères, où l’on voyait paraître des lingams et d’autres obscènes symboles, dont la forme désignait assez l’origine égyptienne.
Du culte combiné de Cérès et de Bacchus était née cette fameuse procession, souvent composée de trente mille pèlerins qui se couronnaient de feuille de myrtes et portaient tous les ans la statue de Bacchus à Eleusis, en partant du Céramique d’Athènes, et en poussant tout le long du parcours des cris d’allégresse. Les dames d’Athènes, montées sur des chars découverts et superbement parées, marchaient à la tête de cette orgie ; et leurs aventures amoureuses commençaient déjà même avant qu’elles fussent arrivées au lieu de leur destination. Ensuite elles se permettaient, durant tout le cours de leur route, des discours si licencieux qu’on les nommait vulgairement le « langage des chariots ». C’était la véritable image d’une bacchanale ambulante[129].
[129] De Pauw, Recherches philosophiques sur les Grecs, t. II, p. 218 sqq. Plaute, L’Aululaire, prologue ; Aristophane, Plutus.
Aux mystères nocturnes de Cotytto, célébrés en Thrace en l’honneur de Cotys, la grande divinité des Edoniens, le phallos figurait sous la forme de verres dans lesquels les initiés buvaient des liqueurs excitantes. Les adeptes de ce culte à Athènes se dénommaient les Baptes, titre qui indique une purification par l’eau : ils juraient par l’amandier, qui rappelait une fable licencieuse. Jupiter, disait-on, étant agité d’un songe impur, la terre reçut la semence de l’immortel et enfanta un hermaphrodite accompli, Agdistis, auquel les dieux ne laissèrent que le sexe féminin. Son organe viril jeté sur la terre y prit racine, se changea en amandier et se couronna de fruits.
« Tels les Baptes, dit Juvénal, célébraient leurs nocturnes orgies à la lueur des flambeaux, habitués à fatiguer, dans Athènes, leur impure Cotytto. L’un promène obliquement sur ses sourcils une aiguille enduite de noir de fumée, et se peint les yeux en allongeant une paupière clignotante ; l’autre boit dans un Priape de verre, rassemble ses longs cheveux sous un réseau d’or, vêtu d’une robe bleue brochée ou vert pâle unie et servi par un esclave qui ne jure que par Junon. Là, nulle pudeur dans le langage, nulle décence à table ; là toute la turpitude de Cybèle, et pleine liberté de soupirer de honteuses amours. »
Les femmes étaient sévèrement éloignées de ces orgies. Alcibiade y était initié. Le poète Eupolis joua les mystères de Cotytto dans sa comédie des Baptes. On prétend que les initiés se vengèrent en le jetant à la mer[130].
[130] Strabon, Géographie, X, 15 ; Juvénal, Satires, II, 91 sqq. ; Eupolis, Les Baptes, fragments ; Chaussard, Des fêtes de la Grèce, t. I, ch. VI.
Le culte fondu de Cérès et de Proserpine était au contraire célébré par les femmes seules ; les cérémonies en duraient trois jours. Le dernier, on présentait aux deux déesses des gâteaux pétris de sésame et de miel, auxquels on imprimait les formes caractéristiques du sexe féminin.
Les femmes se préparaient aux mystères par l’abstinence des voluptés : elles jonchaient leur lit de plantes où circule une sève froide et paresseuse, dont l’effet est de glacer les sens. Les hommes étaient soigneusement écartés de ces mystères que couvrait un secret impénétrable ; les esclaves et les servantes étaient également éloignés.
Les pratiques intérieures étaient très licencieuses, à en croire Aristophane. Pendant la durée des fêtes, les femmes étaient logées deux à deux sous des tentes dressées près du temple de Cérès. Aussi ces mystères donnaient-ils lieu à toutes sortes de soupçons d’orgies : ainsi Agathon, prié par Euripide d’aller plaider sa cause auprès des femmes dans les Thesmophories, avoue qu’il redoute d’être accusé d’aller dérober les plaisirs nocturnes des femmes et ravir leur Vénus intime, faisant allusion aux baisers lesbiens dont, disait-on, les femmes usaient entre elles durant les réunions des Thesmophories[131].
[131] Chaussard, Des fêtes de la Grèce, 3e part., ch. V ; Aristophane, Les Thesmophories.
Les Aphrodisies, ou Fêtes de la bonne déesse, célébrées aussi en secret, étaient durant sept jours l’occasion d’indescriptibles orgies. Le troisième jour, les hommes et les chiens mâles étant bannis du temple, les femmes restées seules consommaient dans la nuit les sacrifices et les mystères. Le lendemain, les deux sexes se rapprochaient avec une effrénée lubricité. « Nous savons, dit Juvénal, ce qui se passe au fond de ces sanctuaires quand la trompette agite ces ménades et, lorsqu’étourdies par les sons et enivrées de vin, elles font voler leurs cheveux épars et hurlent à l’envi le nom de Priape. Quelle fureur ! Saufella, tenant en main une couronne, provoque les plus viles courtisanes et remporte le prix de la lubricité ; mais à son tour elle rend hommage aux ardeurs fougueuses de Médulline. Celle qui triomphe dans ses assauts lubriques passe pour la plus noble athlète. Rien n’est feint ; les attitudes y sont d’une telle énergie qu’elles auraient enflammé le vieux Priam et Nestor affaibli par ses longues années. Déjà les désirs veulent être assouvis ; déjà chaque femme reconnaît qu’elle ne tient dans ses bras qu’une femme, et le sanctuaire retentit de ces cris unanimes : il est temps d’introduire les hommes. Mon amant dormirait-il ? qu’on l’éveille. Point d’amant, je me livre aux esclaves ; point d’esclave, qu’on appelle un manœuvre : à son défaut, l’approche d’une brute ne l’effraierait pas. »
Alexis dit même que Corinthe ne célébrait pas seulement les Aphrodisies des courtisanes, mais encore une autre fête semblable pour les femmes libres. Pendant ces jours-là, il était d’usage de se livrer aux festins, et la loi autorisait les courtisanes à s’y trouver avec les femmes libres[132].
[132] Athénée, Le Banquet, XIII, 4 ; Juvénal, Satires, VI, 314 sqq. ; Chaussard, Fêtes de la Grèce, t. I, ch. 6.
Enfin la Grèce entière célébrait au printemps le culte d’Adonis, rappelant celui d’Osiris. Des prêtresses de Vénus accompagnaient le char lugubre, manifestant leurs douleurs et promenant en pompe les simulacres de Vénus et d’Adonis, qui étaient ensuite déposés sur une estrade luxueusement décorée. Après trois jours de larmes une journée d’allégresse célébrait la résurrection d’Adonis, personnifié par le plus beau des adolescents, à côté duquel, sur un lit voluptueux, était placée son amante embellie par le bonheur. L’allégresse se fondait d’ailleurs dans une scène de lubricité[133].
[133] Chaussard, Des fêtes de la Grèce, t. I, ch. 5 ; Théocrite, Idylle 15.
Les Grecs, qui avaient reçu leurs dieux des Egyptiens, des Libyens, des Pélasges et des Phéniciens, ne connurent sans doute pas Vénus avant l’arrivée de Cadmus. Mais peu à peu le culte de cette déesse s’étendit et se multiplia sous une foule de noms différents, chargés d’exprimer le plus souvent les modes de la sensualité raffinée du peuple grec. Cependant il en est qui ont trait à d’autres soucis que l’amour, Vénus étant invoquée et adorée, de préférence à toute autre divinité, dans les circonstances les plus diverses. Il nous suffira de noter au passage les Vénus dont le culte intéresse de plus près notre sujet : une énumération complète serait fort longue et risquerait d’être fastidieuse. Larcher en effet a compté chez les peuples de Grèce et d’Italie 185 temples, 104 statues et 7 tableaux de Vénus.
D’une façon générale les mystères en l’honneur de Vénus étaient célébrés en présentant aux initiés du sel, un phallos, symboles de sa naissance ; et les initiés lui offraient une pièce d’argent, comme à une courtisane.
Un des temples de Vénus les plus fréquentés était celui de Paphos. Au temple d’Amathonte, la statue de la déesse avait une barbe, le corps et l’habit d’une femme, avec un sceptre et les parties sexuelles de l’homme. Elle était appelée Aphroditos : les hommes lui sacrifiaient en habit de femmes, et les femmes en habit d’hommes.
Près d’Amathonte se trouvait le bois de Vénus-Ariadne avec le tombeau de cette princesse, conformément à la légende contée par Plutarque. Thésée est jeté sur les côtes de Chypre avec Ariadne, grosse de ses œuvres. Celle-ci débarquée, les vents emportent Thésée en pleine mer. Ariadne, recueillie par les femmes du pays, meurt dans les douleurs de l’enfantement. Thésée, à son retour, laissa une somme d’argent aux Cypriotes pour faire chaque année un sacrifice à Ariadne. Dans ce sacrifice, un jeune homme couché sur un lit imite les mouvements et les cris d’une femme en travail.
Le temple le plus ancien de la déesse en Grèce se trouvait à Cythère, où elle avait une statue armée. De cette île, elle prenait le nom de Cythérée, ou bien parce que les amants se cachent et agissent en secret, ou encore parce qu’elle cache les amants, ou enfin à cause de l’imprégnation, dit Phurnutus, qui est la suite de l’union des deux sexes. Les jeux d’étymologie permettent le choix entre ces explications.
Egée ayant introduit le culte de Vénus à Athènes, le même sans doute qu’en Assyrie et en Chypre, les Grecs conservèrent le culte d’Uranie, la Céleste, dans toute sa pureté ; mais ils imaginèrent d’autres Vénus qui présidaient, suivant eux, aux plaisirs peu chastes. Ainsi Vénus-Pandemos, ou Vénus populaire, favorisait la prostitution publique : elle était représentée à Elis, assise sur un banc. Solon lui avait fait bâtir à Athènes un temple avec les impôts qu’il avait perçus sur les femmes placées par ses soins dans les dictérions. Les courtisanes d’Athènes étaient très empressées aux fêtes de Pandemos, qui se célébraient le quatrième jour de chaque mois : ce jour-là elles n’exerçaient leur métier qu’au profit de la déesse.
Vénus était aussi adorée, en vingt endroits de la Grèce, sous le nom d’Etaira, ou de courtisane : Hésychius parle même d’un temple qui lui était élevé à Athènes, et d’un autre à Ephèse.
Vénus Peribasia ou Divaricatrix était adorée chez les Argiens. Son nom lui venait, disait Clément d’Alexandrie, a divaricandis cruribus (de ce qu’elle écartait les jambes), en un mot de son art de varier les mouvements de la volupté, de la souplesse de ses cuisses et de ses reins. Elle était nommée aussi Salacia, Lubia, Lubentina toujours à cause de sa science des voluptés. C’est à elle sans doute que Dédale avait dédié une statue en bois qui se mouvait d’elle-même par le moyen du vif argent dont il l’avait emplie. C’est certainement à l’une de ces personnifications de Vénus que s’adressaient les offrandes des courtisanes, présentées comme « dîmes des gains du lit », encore humides de parfums, dépouilles de luttes amoureuses, scandales, molles ceintures, voiles de safran, couronnes de lierre, peignes, pinces à épiler, miroirs d’argent poli, voire même « des objets qu’on ne nomme point aux hommes, des instruments de toute sorte de volupté » et un éperon d’or, « bel aiguillon des courses équestres » (il s’agit, bien entendu, d’équitation vénérienne).
A Samos, Vénus avait un temple que les courtisanes ayant suivi Périclès au siège de cette ville, firent bâtir du produit de leurs baisers.
A Péra, près du mont Hymette se trouvait encore un Temple de Vénus avec une fontaine qui procurait une heureuse délivrance aux femmes enceintes et donnait la fécondité à celles qui étaient stériles.
Les Athéniens élevèrent même des temples à Leaena et Lamia, courtisanes, maîtresses de Démétrius Poliorcète, sous le nom de Vénus Leaena et Vénus Lamia.
A Athènes encore était le temple de Vénus Psithyros ou Susurratrix, ainsi nommée, dit Pausanias, parce que les femmes qui adressaient leurs prières à Vénus les lui faisaient à l’oreille, de avec des susurrements. Mégalopolis avait élevé un temple à Vénus Mechanitis, pour l’ingéniosité de ses artifices, l’habileté de ses machinations. Syracuse, enfin, avait déifié Vénus Callipyge, en l’honneur de deux belles personnes aux charmes puissants. Un homme de la campagne, contait-on, avait deux filles très belles qui, ne pouvant s’accorder sur la beauté de leurs f….s, se rendirent sur le grand chemin pour faire décider le point en litige. Passe un jeune homme, les belles lui montrent leurs charmes. Il décide en faveur de l’aînée, dont il est épris au point d’en tomber malade. Il raconte son aventure à son jeune frère, qui se rend au même endroit, examine aussi les charmes des deux sœurs et se prononce en faveur de la cadette. Le père de ces jeunes gens, après de vaines exhortations, se laisse toucher, va trouver le père des deux jeunes filles, les emmène et les donne pour femmes à ses fils. On ne les connaissait à Syracuse que sous le nom de Belles f….s. Elles amassèrent de grands biens, dont elles firent bâtir un temple sous le nom de Vénus aux belles f….s.
Le temple de Vénus à Corinthe était si riche qu’il possédait, à titre de hiérodules ou d’esclaves sacrés, plus de mille courtisanes vouées au culte de la déesse par des donateurs de l’un et de l’autre sexe ; et naturellement la présence de ces femmes, en attirant une foule d’hommes dans la ville, contribuait encore à l’enrichir. Les patrons de navires, notamment, venaient s’y ruiner à plaisir : car les Corinthiennes étaient réputées par leur adresse à se plier à toutes les attitudes inventées par l’imagination des prêtresses dans l’exercice du culte de leur déesse tutélaire.
Aussi dans cette ville, un usage ancien était de réunir toutes les courtisanes pour présenter à Vénus les vœux de la ville pour des choses importantes. Si même des particuliers faisaient des vœux à Vénus, ils lui amenaient un nombre déterminé de courtisanes lorsqu’ils avaient obtenu ce qu’ils demandaient. Ainsi Xénophon de Corinthe, partant pour les jeux olympiques, fit vœu d’amener à Vénus un certain nombre de courtisanes quand il aurait vaincu. Et Pindare écrivit lui-même le chant du sacrifice : « O jeunes filles, dit-il aux courtisanes, qui recevez tous les étrangers et leur donnez l’hospitalité ; prêtresses de la déesse Vénus dans la riche Corinthe, c’est vous qui, en faisant brûler par vos mains des larmes d’encens pur et qui, touchant Vénus la mère des amours par vos prières intérieures, vous méritez souvent son secours céleste, et nous procurez les doux instants de cueillir sur des lits mollets les plus agréables fruits dans nos pressants besoins. »[134]
[134] Athénée, Banquet, VI, 14 ; XII, 13 ; XIII, 3, 4 ; Strabon, Géographie, VIII, 80 ; Philodème, Epigrammes ; Brunck, Analecta, II, p. 85 ; Xénophon, Banquet, 8 ; Pausanias, VI, 25 ; Plutarque, Thésée, 18 ; Aristote, De l’âme, I, 3 ; Anthologie grecque, Epigrammes érotiques, 159, 199, 200, 201, 203 ; Epigrammes votives, 17, 172, 206-208, 210, 290 ; Larcher, Mémoire sur Vénus. Paris, 1775, passim.
C’est le baiser charnel, avec toutes ses lubricités, purifié par le culte, magnifié, divinisé.