Le Baiser en Grèce
CHAPITRE IV
La Science du Baiser
Théoriciens du baiser. — Passion des Athéniennes pour le
baiser. — Représentations et danses érotiques. — Les
satyrions. — Les différents modes du baiser : raffinements et
lubricités. — Le baiser de Sapho. — Concours
de beauté.
Le baiser d’Alcibiade. — La beauté mâle. — Rhétorique
et pédérastie. — Baisers contre nature.
De bonne heure en Grèce le baiser charnel et sa technique eurent des historiens précis, documentés. Astyanassa, servante d’Hélène l’épouse de Ménélas, songea la première aux différents modes du baiser ; elle écrivit un traité sur les postures vénériennes. Après elle vinrent Philénis et Elephantis qui vulgarisèrent des débauches du même genre[71].
[71] Suidas, Lexicon : Αστυάνασσα (Astyanassa).
Philénis était de Samos, et son œuvre créa quelque émulation. A la 63me Priapée il est question d’une jeune femme qui, chaque fois qu’elle vient retrouver son amant (cum suo fututore), veut parcourir avec lui tout le cycle des postures que Philénis a décrites[72].
[72] Priapeia, sive diversorum poetarum in Priapum lusus, carmen LXIII.
Chrysippe parle aussi, dans le livre V de son Traité de l’honnête et de la volupté, des livres de Philénis et de ceux qui traitent des qualités aphrodisiaques, et des servantes qui sont maîtresses dans l’art des postures et des mouvements, et qui s’exercent à les pratiquer avec succès[73].
[73] Athénée, Le Banquet, VIII, 3.
Elephantis, sur laquelle des détails précis nous manquent, avait dû se distinguer dans l’enseignement théorique du baiser ; car Suétone conte que « Tibère avait plusieurs chambres diversement arrangées pour ses plaisirs, ornées des tableaux et des bas-reliefs les plus lascifs, et remplies des livres d’Elephantis, afin qu’on eût, dans l’action, des modèles toujours présents pour les postures qu’il ordonnait de prendre[74]. »
[74] Suétone, Tibère, 43.
Et dans l’une des premières Priapées une femme du nom de Lalage vient offrir à Priape un exemplaire des œuvres obscènes d’Elephantis, en demandant comme grâce qu’il lui soit permis de réaliser toutes les attitudes prescrites dans l’ouvrage[75].
[75] Priapeia, carm. 3.
Un savant du nom de Paxamos écrivit aussi un Dôdekatechnon, ou traité des attitudes du baiser[76].
[76] Suidas, Lexicon : Πάξαμος (Paxamos).
On connaît encore, parmi les écrivains érotico-techniques, Sotades Maronita, surnommé Cinaedologus. (Dans le baiser inverti, de mâle à mâle, le cinaedus est le partenaire passif, qui paedicatur.) Son style était tellement licencieux que l’épithète de sotadique est restée à tout genre de livre remarquable par son impudicité[77].
[77] Athénée, Banquet, XIV, 4.
A en croire Aristophane, l’atmosphère était singulièrement favorable à ce genre de littérature ; le poète comique a fréquemment mis au grand jour de la scène et fouaillé la passion des Athéniennes pour le baiser.
Sur l’invitation de Lysistrata à s’abstenir du baiser (a pene), les femmes se détournent, se mordent les lèvres, secouent la tête, pâlissent, pleurent, déclarent préférer passer par le feu plutôt que se priver « de ce qu’il y a de plus doux au monde », plutôt que de s’endormir sans une tendre caresse (sine mentula). Lysistrata les appelle « sexe dissolu, bonnes seulement pour l’amour. » Cependant une Lacédémonienne Lampito, consent au sacrifice, bien qu’à regret, et ce n’est enfin qu’à grand peine que Lysistrata peut arriver à faire prononcer à l’assemblée des femmes le serment suivant :
« Je n’accueillerai ni amant ni époux, avec quelque ardeur qu’il me presse (qui ad me accedet, rigente nervo). Je vivrai chez moi, dans la chasteté, bien parée, vêtue d’une tunique transparente, afin d’inspirer à mon époux les plus ardents désirs. Jamais je ne lui céderai de bon gré. Et s’il me fait violence, je me donnerai froidement et sans ajouter le moindre mouvement passionnel, je ne lèverai pas mes jambes en l’air, et je ne prendrai pas de posture accroupie, comme les lions sculptés sur les manches de couteau. »
Praxagora, s’adressant à sa lampe, lui dit : « A toi seule notre confiance, et tu la mérites, car tu es près de nous lorsque sur nos couches nous essayons les différentes postures des plaisirs de Vénus. »
La même Praxagora, se félicitant de ce que les femmes ne changent jamais, explique : « Elles font enrager leurs maris comme autrefois ; elles reçoivent des amants chez elles comme autrefois ; elles aiment le vin pur comme autrefois ; elles se plaisent à faire l’amour (subagitari) comme autrefois. » Aussi veulent-elles abolir les courtisanes afin d’avoir les premiers baisers des jeunes gens. Il ne convient pas que des esclaves attifées ravissent aux femmes libres leurs plaisirs. Et elles sont exigeantes autant que dévergondées.
Mnésiloque en effet, déguisé en femme, s’est introduit aux Thesmophories pour plaider la cause d’Euripide, et il en profite pour dévoiler quelques turpitudes des femmes. L’une, dès la troisième nuit de son mariage, va retrouver son amant, qui l’avait séduite à sept ans, et se livre à lui à demi couchée sur l’autel d’Apollon, devant le vestibule de sa propre maison. Celles-ci accordent leurs baisers à des esclaves et à des muletiers. D’autres, après une nuit de caresses adultères, mangent de l’ail dès le matin afin de rassurer le mari qui a veillé sur le rempart. Une autre, en étalant sous les yeux de son mari un large manteau pour le lui faire admirer au grand jour, dissimule ainsi son amant et lui donne le moyen de s’échapper[78].
[78] Aristophane, Lysistrata, L’Assemblée des femmes, Les Thesmophories.
N’était-ce pas d’ailleurs pour le baiser, pour le raffinement du baiser, que les femmes grecques épilaient soigneusement leur sexe à la flamme d’une lampe ou au rasoir ? Si bien que, le jour où elles sont décidées à éloigner d’elles maris et amants, elles prennent tout d’abord la résolution de laisser croître les poils sous les aisselles et ailleurs, plus touffus qu’un taillis ; elles jettent leurs rasoirs, afin de devenir toutes velues et de ne plus ressembler à des femmes[79].
[79] Aristophane, Lysistrata, L’Assemblée des femmes.
Et les enseignes des établissements de bains ne dévoilent-elles pas un état d’âme ou de sens bien suggestif ? « Jeunes femmes qui avez de l’amour au cœur, et toutes en ont, venez ici. Vous sortirez d’ici plus gracieuses, plus jolies. Celle qui est fille verra de nombreux prétendants lui apporter leurs cadeaux. Pour vous qui spéculez sur vos charmes, vous trouverez des essaims d’amants à vos portes en sortant de ce bain[80]. »
[80] Anthologie grecque, Epigrammes descriptives, 621.
Cet état était d’ailleurs entretenu par les représentations érotiques offertes surtout aux hommes dans les meilleures maisons. Ainsi à la fin du repas donné par Callios en l’honneur du jeune Autolycus, vainqueur au pancrace, un esclave annonce : « Citoyens, voici Ariadne qui entre dans la chambre nuptiale destinée à elle et à Bacchus. » Et les acteurs chargés des rôles des époux prennent des poses amoureuses et passionnées : loin de s’en tenir au badinage, ils unissent réellement leurs lèvres, ressemblant à des amoureux impatients de satisfaire un désir qui les pressait depuis longtemps. Lorsque les convives les virent se tenir enlacés et marcher vers la couche nuptiale, ceux qui n’étaient point mariés firent le serment de se marier, et ceux qui l’étaient montèrent à cheval et volèrent vers leurs épouses, afin d’être heureux à leur tour[81].
[81] Xénophon, Le Banquet, ch. IX.
La danse tenait aussi une grande place chez les anciens : elle était la partie la plus brillante et la plus voluptueuse des fêtes. Toujours très expressive, elle prenait souvent un caractère licencieux, et par ses mouvements lascifs aidait à l’excitation sensuelle. C’était : le hormos, que les vierges de Sparte, parées de leur seule beauté, dansaient mélangées avec les jeunes gens les plus lestes et les plus vigoureux ; l’ionique, que dansaient les Siciliens en l’honneur de Diane Chitonée et au milieu des coupes ; le kallibas, exercice des femmes, périlleux et lascif ; l’apokinos, danse libertine, remarquable par les onduleuses crispations, les convulsions aimables que les femmes nues imposaient à leurs reins agiles ; l’aposésis, dans laquelle la danseuse remuait les hanches avec une précise volupté et s’appliquait à prendre des attitudes érotiques ; l’epiphallos, où danseurs et danseuses se défient aux combats d’amour, s’enlacent, se pressent avec des contorsions et des cris finissant dans une orgie de bacchantes ; la cordace, des plus indécentes et lubriques ; le konisalos, exercice dévergondé des jambes ; la lamprotera, dansée sans vêtements et sur des paroles excessivement libres ; la magodè, danse voluptueuse ; la riknoustie, trémoussement de tout le corps s’accompagnant du langage provoquant des regards ; le mothon, danse d’esclaves, où l’obscénité était portée à son comble[82].
[82] Athénée, Le Banquet, XIV ; — Voir Chaussard, Fêtes et Courtisanes de la Grèce, t. III, 3e partie.
Les plaisanteries érotiques provoquaient le petit frisson : « Conon a deux coudées, sa femme en a quatre. Quand ils sont au lit et que leurs pieds se touchent, examine un peu où va la bouche de Conon. »[83]
[83] Anthologie grecque : Epigrammes comiques, 108.
Et la défaillance d’un baiser devenait matière à élégie : « Moi qui jadis sacrifiais à Vénus cinq et même neuf fois consécutives, voici maintenant que j’ai de la peine à parfaire un baiser, du début de la nuit au lever du soleil… O vieillesse, à quoi me destines-tu, si déjà je faiblis à ce point ? »[84]
[84] Anthologie grecque : Epigrammes comiques, 30.
Aussi, pour prévenir ces défaillances et rendre aux athlètes de Vénus leur première vigueur, les magiciennes de Thessalie composaient-elles des breuvages auxquels les Grecs donnaient le nom de satyrion. La base de ces préparations était les tubercules frais de l’orchis-hircina, que les magiciennes faisaient dissoudre dans du lait de chèvre, et donnaient aux vieillards épuisés pour rallumer en eux les feux de l’amour. Elles se plaisaient à conter qu’Hercule, ayant reçu l’hospitalité chez Thespius, avait, grâce à ce breuvage, défloré dans une nuit les cinquante filles de son hôte. Ainsi encore Proculus, ayant fait prisonnières cent jeunes vierges, les rendit toutes femmes en quinze jours. Un roi des Indes ayant envoyé à Antiochus une plante de l’espèce des satyrions, Théophraste assure que l’esclave chargé de ce végétal offrit de suite soixante-dix sacrifices à Vénus. Les magiciennes employaient aussi, au même usage, la bergeronnette, dont les mouvements sont vifs et animés. Elles l’attachaient à une roue qu’elles faisaient tourner avec une très grande rapidité et en chantant des chansons érotiques[85].
[85] Théophraste, Histoires IX, 9 ; — Xénophon, Mémoires sur Socrate, III, 11 ; — Voir C. Famin, Peintures, bronzes et statues érotiques formant la collection du cabinet secret du Musée royal de Naples. Paris, 1832.
Faut-il s’étonner, après tout cela, que l’habileté professionnelle des courtisanes, leur science du baiser fût si haut prisée chez les anciens, friands de voluptés, de libertinage, d’obscénité même ? Ne voyons-nous pas Bdélycléon, désireux de se gagner Philocléon, lui promettre mille choses, et surtout une courtisane qui lui frottera les reins et le priape (quae penem ei lumbosque fricabit) ? Aristophane a raillé cette passion, et il en a donné une expression significative lorsqu’il a cité les deux courtisanes Salabaccha et Nausimacha, en les déclarant supérieures à deux généraux athéniens ; et aussi lorsque, dans les Grenouilles, Eschyle reproche à Euripide d’imiter dans sa poésie les douze postures de Cyrène. Cette dernière, en effet, s’acquit une grande réputation et le surnom fameux de Dôdékamèchanon (aux douze attitudes) parce qu’elle affichait et justifiait la prétention de connaître et de réaliser douze postures différentes du baiser de volupté[86].
[86] Suidas, Lexicon : Dôdékamèchanon ; — Aristophane, Grenouilles ; — Thesmophories.
Il avait même plu aux anciens de classer les femmes des différentes régions de la Grèce d’après le genre de volupté qu’elles préféraient ou pratiquaient le plus savamment. Les Corinthiennes n’avaient pas de spécialités, ou plutôt elles les avaient toutes ; fameuses pour la souplesse de leurs reins et l’élasticité de leurs mouvements, elles multiplient les plaisirs de l’homme qui les a choisies, en lui abandonnant toutes les parties de leur corps qui peuvent lui procurer des sensations nouvelles. Aussi, dans la langue grecque, korinthiadzein est-il devenu synonyme de forniquer.
Les Phéniciennes, disait-on, se peignaient les lèvres pour imiter l’entrée du vrai sanctuaire de l’Amour ; elles enduisaient ensuite de miel le priape de ceux qu’elles voulaient fêter, le tétaient avec ardeur, lubréfiaient la peau fine qui l’enveloppe et leur salive imprégnée du suc attirait des flots d’amour.
Les Lesbiennes s’adonnaient avec passion au même exercice qu’elles passent pour avoir inventé. Elles préféraient toutefois plonger leur langue dans les appas secrets des jeunes filles et obtenir d’elles le même baiser. Les plus vicieuses, nommées tribades, empruntaient aux Milésiennes un priape postiche en cuir qu’elles désignaient sous le nom d’olisbon, simulant ainsi le baiser bi-sexuel.
Les Syphniassiennes (de l’île de Siphnos), savaient, avec dextérité, caresser profondément de leurs doigts souples les parties les plus secrètes de leurs amants.
Les Chalcidisseuses faisaient servir aux voluptés du baiser des enfants aux gestes innocents, à la peau blanche, aux mains potelées ; elles partageaient ce vice répugnant avec les Chalcidisseuses, dont le nom provient d’une ville inconnue[87].
[87] Suidas, Lexicon : Korinthiadzein ; Lesbiadzein ; Siphniadzein ; Phikididzein ; Phoikinidzein ; Kalkididzein ; — Aristophane, Lysistrata ; — Potter, Archæologia Græca, Leyde, 1702, IV, 12.
La science précise des attitudes du baiser eut, d’autre part, en Aristophane un vulgarisateur d’une verve peu timorée. Sous prétexte de moraliser, le poète comique expose crûment les tableaux les plus réalistes, qui valent pour nous des documents vécus. Nous en avons cueilli quelques-uns au cours de ces études ; en voici un nouveau qui nous paraît plus particulièrement exact et complet, en ce qu’il comprend à peu près en entier les différentes formes que peut revêtir la recherche des voluptés charnelles.
Dans un passage de la Paix, Trygée s’exprime en ces termes avec une équivoque obscène, où Théoria est considérée sous un double point de vue, comme fête sacrée et comme courtisane : « Sénat, Prytanes, regardez Théoria, et voyez quels biens précieux je remets en vos mains. Hâtez-vous de lui lever les deux jambes en l’air et d’immoler la victime. Admirez la belle cheminée (le sexe de Théoria) ; elle est tout enfumée ; car c’est ici qu’avant la guerre le Sénat faisait sa cuisine. Maintenant que vous avez retrouvé Théoria, vous pourrez dès demain célébrer les jeux les plus charmants, lutter contre elle à terre ou à quatre pattes, la coucher sur le côté, vous tenir à genoux inclinés devant elle, ou frottés d’huile engager vaillamment la lutte du pancrace et labourer votre adversaire à coups de poing et de queue.
« Le lendemain vous célébrerez des courses équestres où les cavaliers chevaucheront côte à côte, où les attelages des chars, renversés les uns sur les autres, soufflant et hennissant, se rouleront, se bousculeront à terre, tandis que d’autres rivaux précipités de leurs sièges tomberont écorchés près du but[88]. »
[88] Aristophane, La Paix.
C’est encore Aristophane qui nous a présenté à diverses reprises le débauché Ariphrade, cunnilinge fameux, célèbre à Athènes par son libertinage spécial : Ariphrade se plaît dans le vice ; ce n’est pas seulement un homme dissolu, gangrené, mais il a inventé un nouveau genre de débauches. Il souille sa langue par de honteuses voluptés en la plongeant dans les parties secrètes de la femme, même au moment où elles sont humides de menstrues ou de tout autre humeur[89].
[89] Aristophane, Les Chevaliers. — Voir le traité précis de Forberg : De figuris Veneris.
Le Timarque de Lucien, sous le nom duquel est déguisé peut-être le sophiste Polyeucte, n’est guère plus recommandable. Il s’est livré tout jeune à un soudard éhonté qui l’a corrompu et fait servir à toutes ses passions. En fait de turpitudes, on se souvient de l’avoir vu à genoux devant un jeune homme, occupé à faire ce qu’on devine. Sa langue même lui reproche de la faire servir aux plus honteux emplois, aux actions les plus abominables. Foulée, souillée de toutes les manières, il faut encore que de langue elle devienne main et se trouve inondée d’impuretés. Aussi lorsqu’il voulut se marier à Cyzique, celle qu’il songeait à épouser, édifiée sur ses mœurs, s’écria : « Je ne veux pas d’un mari qui lui-même en a besoin[90]. »
[90] Lucien, Le Pseudologiste, passim.
Y a-t-il mieux, d’autre part, comme libertinage, que ce pseudo-précepte du baiser conjugal ? « Si ta femme est enceinte, dit-il à l’époux, ne lui donne pas le baiser dans la position normale : elle aurait beau « ramer », tu serais secoué et tu te perdrais dans le gouffre. Bien plutôt retourne-la sur elle-même et jouis de ses f… de roses, tout comme si ton épouse était un bel enfant[91]. »
[91] Anthologie grecque : Epigrammes érotiques, 54.
Enregistrons enfin quelques affirmations féminines d’un cynisme désarmant : Lydé se faisait fort de satisfaire trois amants à la fois, l’un devant, l’autre derrière, le troisième avec ses lèvres : « Admitto, inquit, paediconem, mulierosum, irrumatorem. »[92]
[92] Anthologie grecque : Epigrammes érotiques, 49.
De même Nicarque, Hermogène et Cléobule se partageaient simultanément le corps d’Aristodice, chacun d’eux jouissant d’une ouverture : Nicarque du sexe, Hermogène du « siège des vents malodorants », et Cléobule de la bouche[93].
[93] Anthologie grecque : Epigrammes comiques, 328.
A la poursuite du plaisir les sens s’émoussent, et les débauches invertissent la nature, « détournant la chair de sa voie ». Les femmes se livrent aux caresses infécondes des femmes.
Cet anti-amour s’est personnifié, pour la postérité, dans la figure de Sapho la Lesbienne.
Très favorablement placée sur la route des colonies grecques de l’Asie-Mineure, Lesbos devint, comme disaient les Anciens, un « séminaire de courtisanes ». Les plus jolies femmes étaient élevées en commun dans des sortes de collèges ou de couvents où on les formait, par tous les arts, à l’art unique de l’amour, où, par tous les procédés et les raffinements imaginables, on les aiguisait pour la volupté ; si bien que, parmi les présents qu’Agamemnon fait offrir à Achille, il cite avec complaisance « sept femmes habiles dans les beaux ouvrages, sept Lesbiennes qu’il avait choisies pour lui-même, et qui remportèrent sur toutes les autres femmes le prix de la beauté. »[94]
[94] Homère, Iliade, IX, 128-130.
Sapho, de Mitylène, devenue veuve d’un riche habitant de l’île d’Andros, fonda une école de poésie et de rhétorique, qui ne conserva pas longtemps le caractère de sérénité convenant à cet enseignement. « Dans la vie intime avec ces vierges intelligentes, Sapho prit le goût de l’amour particulier qui a depuis porté le nom d’amour lesbien. Ses élèves devinrent ses amies, et ses amies se changèrent en amantes. » Ce furent Andromeda, Erinne, Anactoria, Telesippa, Megara, Atthis, Cydno, vierges de Lesbos, Eunica de Salamis, Anagara la Milésienne, Damanilè la Pamphilienne, Gongyla de Colophon.
Plusieurs critiques ont tenté vainement de laver Sapho de cette souillure ; mais l’ode à son amie, inconnue de nous, et que nous reproduisons dans l’Anthologie qui termine ce volume, est un chef-d’œuvre de passion hystérique, et Longin la donne comme un exemple d’expression de la fureur amoureuse.
Horace qualifie la Lesbienne de « mascula » (mâle), et Lilio Gregorio Giraldi, dans un de ses dialogues, dit qu’« elle s’abandonna à toutes sortes d’amours, au point qu’elle fut connue sous le nom de tribade. » On dénommait ainsi les femmes chez qui le clitoris avait tellement cru qu’elles pouvaient s’en servir comme d’un membre viril pour le baiser[95].
[95] Voir le traité précis de Forberg : De figuris Veneris.
La nature avait, dit-on, ébauché pour elle l’organe du sens dont elle usurpa les plaisirs. Tour à tour on la vit chercher, recevoir et créer leurs illusions[96].
[96] Voir Bayle, Dictionnaire philosophique, art. Sapho ; Poinsinet de Sivry, Théâtre et œuvres diverses, Paris, 1763, p. 70.
La mort de Sapho peut ressembler, pour un moraliste facile, à un châtiment : la Lesbienne meurt d’amour pour Phaon, pour un homme ! La nature se venge, est-on tenté de philosopher.
Que Sapho ait inventé ou non cette « nouvelle manière d’aimer », elle eut le plus grand succès chez les femmes enfermées, vivant entre elles dans une promiscuité énervante et souvent lassées du professionnel amour masculin. Chez les dictériades, c’était une véritable passion. De même chez les joueuses de flûte et les danseuses, dont les attouchements réciproques excitaient la sensualité. Ainsi Ioessa, voulant se venger de la trahison de son amant Lysias, fait partager sa couche à sa compagne Pythias[97]. Ainsi les Samiennes Bitto et Nannium ne veulent pas aller au temple de Vénus pour y obéir à ses lois. Elles s’abandonnent à d’autres voluptés qui ne sont pas légitimes[98].
[97] Lucien, Dialogues des courtisanes, XII.
[98] Anthologie grecque, Epigrammes érotiques, 207.
Ces passions se développaient encore dans des fêtes célébrées entre courtisanes, les Aloa, où les débauches se faisaient sous l’invocation de Vénus Peribasia (aux jambes écartées). Les festins donnés à ces occasions, dits callipyges, étaient des prétextes à des concours de beauté, comme celui dont le rhéteur Alciphron nous a transmis le tableau précis, et qui sans doute servaient d’entr’actes aux débauches les plus intimes[99].
[99] Lettres du rhéteur Alciphron, t. XXXIX ; voir l’Anthologie à la fin de ce volume.
Quant au vice unisexuel masculin, quelques écrivains ont tenté de l’expliquer, sinon de l’excuser, chez les Grecs par la beauté même des hommes de l’Attique. Aucune nation, parmi les Grecs, ne produisait des hommes d’une si grande beauté que les Athéniens. Platon parle avec enthousiasme de Démus et de Charmide : on voyait le nom du premier écrit sur tous les portiques de la ville et sur les façades de toutes les maisons, pour transmettre à la postérité la mémoire d’un mortel si accompli. Xénophon et Critias, disciples de Socrate, éclipsaient la jeunesse la plus florissante de la Grèce[100]. Alcibiade conserva tout l’éclat d’une beauté resplendissante, les belles proportions et l’heureuse constitution de son corps, dans son enfance, dans sa jeunesse et dans son âge viril : il fut séduisant à toutes les périodes de sa vie[101].
[100] De Pauw, Recherches philosophiques sur les Grecs, t. I, p. 107.
[101] Plutarque, Alcibiade, I.
Pour satisfaire cette passion de la beauté masculine et pour l’exploiter profitablement, tous les jours, à Athènes et à Corinthe, les marchands d’esclaves amenaient de beaux jeunes garçons, achetés souvent fort cher ; on leur donnait dans la maison l’emploi des concubines. L’honnêteté publique et la pudeur conjugale ne s’en indignaient point. Les jeunes citoyens qui, comme Alcibiade, excitaient beaucoup de ces passions ignobles, étaient honorés ; ils occupaient la première place dans les jeux, portaient des habits d’étoffe précieuse qui les faisaient reconnaître et recueillaient sur leur passage l’éclatant témoignage de l’immoralité publique[102].
[102] Dufour, Histoire de la prostitution, t. I, p. 213.
L’origine de la pédication se perd dans la nuit des temps ; on la retrouve à peu près partout. Cette passion fut fort commune à Ténédos et dans d’autres villes de la Grèce, les mieux policées. Ainsi les Chalcidiens d’Eubée y sont fort adonnés, et le mot Chalkididzein s’appliquait à amour des enfants[103].
[103] Suidas. Lexique : Chalkididzein. Voir le traité précis de Forberg : De figuris Veneris.
En Crète, les enfants que l’on aime sont très considérés : c’est à qui y enlèvera plutôt qu’un autre des enfants mâles. C’est même un déshonneur, pour un beau garçon de n’être pas aimé.
Si l’on en croit Timée, c’est de Crète que cet amour passa d’abord en Grèce.
Les Celtes qui, de tous les Barbares, ont les plus belles femmes, préfèrent l’amour des garçons ; de sorte que plusieurs en ont souvent deux couchés avec eux sur les peaux où ils reposent.
Alexandre était extrêmement passionné à cet égard. Dicéarque rappelle qu’Alexandre offrant un sacrifice à Ilion, et ayant conçu un violent amour pour l’eunuque Bagoas, il le baisa en présence de milliers de spectateurs.
Talon aime Rhadamante le Juste ; Hercule fut l’objet de la passion d’Eurystée. Agamemnon prit Argynne pour Mignon après l’avoir vu nager dans le Céphise. Aristoclès le Citharède fut celui du roi Antigonus.
A Mégare, les plus grands honneurs étaient réservés aux beaux garçons, appelés à se mesurer en des concours de baisers. Dans ces jeux, on distribuait aussi un prix à celui qui, colorant le mieux cette passion, en faisait mieux sentir les agréments et les charmes.
Le poète Sophocle aimait les jeunes garçons ; et, loin de cacher son vice, il se plaisait à user de stratagèmes habiles pour embrasser devant tous les convives les jeunes échansons lorsqu’ils étaient séduisants.
Théopompe raconte qu’Odomarque ayant joui du fils de Pythodore de Sicyone, fort beau jeune homme, lorsqu’il vint à Delphes consacrer sa chevelure (comme le faisaient les jeunes gens à leur entrée dans la puberté), lui donna quatre petites étrilles d’or servant à déterger la peau après le bain, consacrées autrefois par les Sybarites, et qui avaient été enlevées du temple[104].
[104] Athénée, Le Banquet, XI, 4 ; — XIII, 8 ; — Bret, Lycoris ou la Courtisane grecque, Amsterdam, 1746, p. 34.
Aristote fut épris des charmes de son disciple Théodecte. Socrate, surnommé « sanctus pederastes », fut amoureux d’Alcibiade, lequel menait la vie la plus voluptueuse et passait des journées entières dans la débauche et les plaisirs les plus criminels. Habillé d’une manière efféminée, il paraissait sur la place publique traînant de longs manteaux de pourpre. Il faisait d’ailleurs cyniquement parade de ses vices monstrueux, et il fut convaincu d’avoir, dans une partie de libertinage avec ses amis, mutilé les hermès de lubrique manière, et contrefait les mystères ; Théodore y faisait les fonctions de héraut ; Polytion, celles de porte-flambeau ; Alcibiade, celles d’hiérophante ; les autres étaient les initiés ou les mystes, servant également Bacchus et Priape[105].
[105] Plutarque, Alcibiade, XVIII, XXIII.
Pour laisser un témoignage public de corruption, Alcibiade s’était fait peindre, pour ainsi dire, sous ses deux faces : nu et recevant la couronne aux jeux olympiques ; nu et encore vainqueur sur les genoux de la joueuse de flûte Néméa[106].
[106] Dufour, Histoire de la prostitution, I, p. 215.
Le vice était très répandu, même dans la classe des Athéniens distingués. Aristophane ne leur a pas ménagé les traits de sa mordante satire. Ici Bacchus parle de Clisthène l’orateur comme d’un navire ou d’une prostituée que l’on « monte ». Complètement imberbe, il ressemblait à un eunuque et se livrait à toutes les prostitutions ; plus loin, c’est le poète comique, Cratinus qui se rase à la mode des pédérastes, qui s’arrache les poils du derrière et se déchire les joues sur le tombeau d’un amant. Là Agoracitus, désireux de récompenser le peuple, lui donne un jeune garçon aux f… bien taillées (coleatum), et qu’il pourra employer à tous services. Voici le poète tragique Agathon, appelé Cyrène, du nom d’une courtisane aux mœurs dissolues, qui est accusé de se livrer aux pédérastes (pædicari), de s’agiter pour eux en mouvements lubriques (clunem agitare) ; sa robe même couleur de safran, exhale une suave odeur de membre viril. Et Pisthétérus, bâtisseur de la cité de rêve, s’écrie : « Je veux une ville où le père d’un beau garçon m’arrête dans la rue et me dise d’un air de reproche, comme si je lui avais manqué : Ah ! c’est bien agir, Stilbonide ! tu as rencontré mon fils qui revenait du bain, après le gymnase, et tu ne lui as pas parlé, tu ne l’as pas embrassé, ni emmené, tu ne lui as pas caressé les parties (neque testiculos attrectasti). Dirait-on que tu es un vieil ami ? »
Ce genre de débauches était particulièrement reproché aux orateurs ; c’est l’école où ils se forment, où ils forment leurs élèves, dit Aristophane. Athénée ajoute qu’ils mènent au Lycée leurs mignons rasés en haut, épilés par le bas. Les maîtres de rhétorique exigeaient pour prix de leurs leçons des complaisances infâmes. Dans les Grenouilles, Eschyle reproche à Euripide d’avoir enseigné le verbiage, à la suite de quoi les palestres ont été désertées, et les jeunes gens se sont prostitués (quæ res culos contrivit adolescentulorum). De même Lucien nous présente le jeune Clinias, amant de Drosé, détourné de sa maîtresse par un infâme philosophe, un certain Aristénète, un pédéraste qui, sous prétexte de philosophie, vit avec les plus jolis garçons et leur lit les dialogues érotiques des anciens philosophes[107].
[107] Athénée, Le Banquet, XIII, 2 ; Aristophane, Les Grenouilles ; Les Acharniens ; Les Chevaliers ; Plutus ; Les Thesmophories ; Les Oiseaux ; — Lucien, Dialogues des courtisanes, X.
Les pédérastes avaient pour la beauté de leurs mignons des sollicitudes infinies : « Pour les joues, il faut qu’elles soient nues et qu’aucun nuage, aucun brouillard ne vienne en obscurcir l’éclat. Des yeux fermés ne sont pas agréables à voir ; il en est de même des joues d’un beau visage, lorsqu’elles sont couvertes de poils. Emploie les onguents ; sers-toi de petits rasoirs ou de l’extrémité de tes doigts ; use de savon ou bien d’herbes ; enfin, de tout ce que tu voudras, mais fais en sorte de prolonger ta beauté. »
Et la jalousie, parmi ces amoureux invertis, revêt une forme aussi passionnée que dans l’amour naturel : « Je te salue, bien que tu ne le veuilles pas ; je te salue, bien que tu ne m’écrives point, toi, dont la beauté, accessible à d’autres, est pour moi seul pleine de fierté. Non, tu n’es pas fait de chair et de tout ce qui compose le corps humain, mais d’un mélange de pierre, de diamant et d’eau du Styx. Puissé-je te voir bientôt avec une barbe naissante, assiéger à ton tour la porte d’autrui !…
« Tu m’as bien l’air plutôt d’être un Scythe ou un barbare et d’arriver des régions où les autels sont si inhospitaliers. Tu peux alors suivre la coutume de ta patrie ; et si tu ne veux point écouter qui t’adore, prends une épée. Tu n’as rien à craindre. Ta victime ne cherchera pas même à se défendre. Une blessure de toi, ce serait le comble de ses vœux[108]. »
[108] Lettres galantes d’Aristénète, 19, 41, 61.
Encore est-il que tous ces baisers, pour libertins qu’ils soient, sont donnés et reçus par des êtres humains. Mais que dire de la passion d’une femme pour un âne dont elle paie d’une très forte somme les caresses durant une nuit. Laissée seule avec son amant aux longues oreilles, elle se déshabille et, toute nue, se parfume ainsi que son âne ; puis, le couvrant de baisers, elle l’attire sur le lit. Après l’avoir excité par mille caresses amoureuses, elle se glisse sous le ventre de l’animal, l’enlace, et se soulevant le reçoit tout entier en elle. Insatiable de voluptés, elle employa des nuits entières à cet exercice. Et le jour où cet âne, grâce à une métamorphose, a pris la forme humaine qu’il avait perdue à la suite d’une malsaine curiosité, il va retrouver son amoureuse, et, tout fier de lui, se met à nu, sûr de son effet. Mais elle le renvoie avec mépris. « Par Jupiter, dit-elle, ce n’est pas de toi, c’est de l’âne que j’étais amoureuse ; c’est avec lui et non avec toi que j’ai couché. Je pensais que tu avais conservé le bel et grand échantillon qui distinguait mon âne. Mais je vois bien qu’au lieu de ce charmant et utile animal, tu n’es plus, depuis ta métamorphose, qu’un singe ridicule. »[109]
[109] Lucien, Lucius ou l’âne, 51, 56.
Quelque désir que nous ayons de ne pas nous attarder à ces sortes d’aliénations sexuelles, nous devons, pour être complets, rappeler quelques attentats contre nature transmis par des écrivains dignes de foi.
C’est encore Lucien qui nous conte l’aventure d’un jeune homme distingué tombé éperdument amoureux de la statue de la Vénus de Gnide. Un soir il se cache dans le temple, où il est enfermé, à l’insu des prêtresses. Le lendemain on découvrit des vestiges de ses embrassements amoureux, et la déesse portait à la cuisse une tache comme un témoin de l’outrage qu’elle avait subi. Quant au coupable, il disparut pour toujours[110].
[110] Lucien, Les Amours, 15, 16.
Athénée cite deux exemples analogues :
Clisophe, devenu amoureux d’une statue de marbre de Paros, s’enferma dans le temple de Samos, où elle était, pour en jouir ; mais ne le pouvant pas, vu le froid et la dureté de la pierre, il se retira pour aller chercher un morceau de chair, qu’il y appliqua par devant, et se satisfit.
Polémon dit qu’il y avait dans la galerie des tableaux de Delphes deux enfants de pierre. Certain Théore ayant conçu la plus vive passion pour l’une de ces statues, s’enferma avec elle et laissa une couronne pour prix de sa jouissance[111].
[111] Athénée, Le Banquet, XIII, 8.