Le Baiser en Grèce
CHAPITRE III
Le Baiser vénal
La prostitution officielle : les dictériades, leur dressage au
baiser. — Les courtisanes : le racolage des clients.
Intrigues et comédies du baiser. — Conseils maternels. — Tarif
du baiser : contrats de location ou d’achat de courtisanes.
Dépravation des aulétrides et danseuses. — Tableaux
vivants.
La lutte pour le baiser. — Les courtisanes dans les lettres.
Les courtisanes célèbres.
De l’hétaïre à la prostituée, la distance est longue. Cette dernière, née esclave la plupart du temps, est restée, avec la complicité de la loi, une serve de volupté. Encore y a-t-il des degrés dans cette servitude, comme dans l’avilissement de la femme. Tout au bas de l’échelle, les dictériades : ainsi appelait-on les filles publiques vivant dans les lieux de prostitution officiels, dits dictérions, dont l’enseigne parlante était un priape sur la porte.
L’institution en était due à Solon. Le sage législateur, désireux de calmer le tempérament bouillant des jeunes gens, de préserver aussi un peu plus la vertu des épouses, acheta des filles et les fit placer dans des lieux où, pourvues de tout ce qui leur est nécessaire, elles deviennent communes à tous ceux qui en veulent. « Les voici dans la simple nature, vous dit-on ; pas de surprise ; voyez tout. N’avez-vous pas de quoi vous féliciter ? la porte va s’ouvrir, si vous voulez : il ne faut qu’une obole. Allons, faites un saut, entrez ! on ne fera pas de façons, point de minauderies ; on ne se sauvera pas. Çà, tout de suite, si vous voulez et comme vous voudrez.
Vous pouvez les voir, ces pensionnaires des dictérions, lorsqu’elles vont prendre l’air, le sein artistement couvert, ou bien dans ces temples où elles se rangent en file sous le simple voile de la nature. Il en est de taille svelte, épaisse, ronde, haute, courbe ; de jeunes, de vieilles, d’âge moyen, de plus mûres dont on peut acquérir le baiser sans demander une échelle pour pénétrer furtivement. Elles vous saisissent, vous tirent par force chez elles. Etes-vous âgé ? elles vous appellent papa ! Etes-vous jeune ? mon petit frère ! Chacun peut les avoir facilement, et sans crainte, de jour, de nuit, et s’en arranger de toute manière. »[45]
[45] Athénée, Banquet des savants, XIII, 3.
Le prix d’entrée de ces établissements était en général d’une obole, équivalant à trois sous et demi de notre monnaie.
L’initiative officielle avait porté ses fruits, tout au moins au point de vue industriel ; car il s’était fondé aussitôt un certain nombre d’établissements du même genre que les dictérions, et tenus par des particuliers, hommes ou femmes, étrangers, métèques ou affranchis, qu’on appelait des pornoboskoi, profession aussi lucrative que déshonorante. Les femmes entretenues dans ces maisons étaient la propriété du patron ; la plupart sans doute étaient d’origine servile et destinées dès l’enfance à ce métier ; d’autres, nées libres, étaient tombées dans l’esclavage.
Ces filles étaient d’un ordre plus relevé que celles qui peuplaient les dictérions ; du moins s’établissait-il entre elles plusieurs catégories. Il y avait encore là les misérables créatures livrées aux caprices des passants. Mais les plus belles apprenaient la danse, le chant, le jeu de la flûte ou de la cithare, et étaient réservées aux grands personnages, aux gens riches, aux militaires en congé revenant d’une expédition la bourse bien garnie. Dans ces pornia on servait à boire et à manger, et des salles de bains étaient installées. Aussi les étrangers y descendaient-ils souvent. Quant aux gens de la ville, ils s’y rendaient en parties fines.
Les pensionnaires de ces établissements étaient dressées par d’expertes courtisanes qui, ayant gagné un peu d’aise au trafic de leurs baisers, prenaient chez elles des jeunesses qui n’étaient pas encore au fait du métier, et bientôt les transformaient au point de leur changer et les sentiments, et même jusqu’à la figure et à la taille. Une novice est-elle petite ? on lui coud une semelle épaisse de liège dans sa chaussure. Est-elle de trop haute taille ? on lui fait porter une chaussure très mince, et on lui apprend à renfoncer la tête dans les épaules en marchant, ce qui lui ôte un peu de sa hauteur. N’a-t-elle pas assez de hanches ? on lui coud une garniture, de sorte que ceux qui voient la grisette ne peuvent s’empêcher de dire : ma foi, voilà une jolie croupe ! A-t-elle un gros ventre ? moyennant des buscs qui lui font l’effet des machines droites dont se servent les comédiens, on lui renfonce le ventre en arrière. Si elle a les sourcils roux, on les lui noircit avec de la suie. Les a-t-elle noirs ? on les lui blanchit avec de la céruse. A-t-elle le teint trop blanc ? on la colore avec du pœdérote (fard particulier aux mignons ou pédérastes). Mais a-t-elle quelque beauté particulière en un endroit du corps ? on étale au grand jour ces charmes naturels[46].
[46] Athénée, Banquet, XIII, 3.
Attachées à un service public, ces aimables personnes étaient soumises à une surveillance administrative organisée pour éviter tout scandale ; mais en revanche elles jouissaient d’une protection précieuse. C’est ainsi que la loi interdisait de surprendre quelqu’un comme adultère auprès des femmes enfermées dans un lieu de prostitution[47].
[47] Démosthène, Plaidoyer contre Nééra.
En dehors et un peu au-dessus de cette catégorie de prostituées officielles, un certain nombre de courtisanes de condition libre vivaient seules et indépendantes : c’étaient des affranchies ou des étrangères, plus rarement des citoyennes. Aristophane de Byzance en comptait cent trente-cinq à Athènes ; Apollodore, sans préciser, prétend que leur nombre était beaucoup plus considérable.
« Peintes et parées, on les voyait à une fenêtre haute s’ouvrant sur la rue ; un brin de myrte entre les doigts, l’agitant comme une baguette de magicienne ou le promenant sur leurs lèvres, elles faisaient des appels aux passants. Si l’un d’eux s’arrêtait, la courtisane faisait un signe connu, rapprochant du pouce le doigt annulaire, de manière à figurer avec la main demi-fermée un anneau ; en réponse, l’homme levait en l’air l’index de la main droite, et la femme venait à sa rencontre… »
Elles se montraient aussi librement dans les rues, chose qui n’était guère permise aux honnêtes femmes. Leur frisure compliquée, l’arrangement de leurs cheveux, l’excès de colliers précieux, d’ornements de la gorge, des bras et de la tête les faisaient aisément reconnaître. Au reste, une loi ordonnait aux prostituées de porter des vêtements fleuris, ornés de feuillages ou de couleurs variées, afin que cette parure désignât les courtisanes au premier coup d’œil. Généralement, elles teignaient leurs cheveux en jaune, avec du safran ; et l’étoffe de leur vêtement était si claire que la blancheur de leur corps paraissait au travers.
Très ingénieusement encore elles portaient des chaussures dont les clous imprimaient sur le sol une invite amoureuse : akoloutheï (suis-moi).
On rencontrait aussi les courtisanes dans les festins, au théâtre, au temple d’Aphrodite. Les plus fières et les plus triomphantes vinrent même se mettre en montre sur le Céramique, qui devint bientôt le marché public de la prostitution élégante. Un jeune Athénien, désirant les baisers de l’une d’elles, inscrivait son nom sur le mur du Céramique avec l’indication du prix qu’il offrait : l’intéressée considérait-elle l’offre comme suffisante, le marché se concluait, souvent sur place[48].
[48] Aristophane, L’Assemblée des femmes. — Lettres d’Aristénète, I, 25.
C’étaient là procédés honnêtes de courtisanes faisant consciencieusement leur métier ; mais il en était qui, plus intrigantes et plus ambitieuses, cherchaient à affoler les jeunes gens riches pour en obtenir de superbes cadeaux ou même devenir leurs maîtresses en titre. Leurs manèges sont en quelque sorte classiques : les courtisanes d’aucun temps, d’aucun pays, ne les pourraient renier. Pleurer à propos, entrecouper ses discours de soupirs, se servir de la jalousie comme d’un philtre, jouer des regards comme d’un miroir attirant ou décevant tour à tour, contrefaire l’amoureuse en tous points, ce sont là comédies qui durent jusqu’au jour où l’amant est entièrement dépouillé.
Télésippe a trouvé mieux. Aimée d’Architèle de Phalère, elle lui accorde la permission de la voir, mais à des conditions extraordinaires : « Maniez mon sein, lui dit-elle, baisez-moi tant que vous voudrez, et prenez-moi entre vos bras quand je suis habillée ; mais ne cherchez pas à en venir à la jouissance. Tant qu’on l’espère, on s’en fait une idée pleine de douceurs et de charmes, mais le mépris la suit de près ; et on ne fait plus aucun cas de ce qu’un peu auparavant on désirait avec ardeur. » Aussi le pauvre Architèle en est-il réduit à « faire l’amour en eunuque, en baisant et léchant[49]. »
[49] Lettres d’Aristénète, I, 4, 21 ; II, 1, 18 ; Lucien, Toxaris ou de l’Amitié ; Dialogues des Courtisanes, VIII, 8.
Fréquemment, au reste, les jeunes courtisanes débutaient sous la direction d’une mère expérimentée qui avait exercé le même métier et qui les mettait en garde contre un entraînement irréfléchi ou une délicatesse trop raffinée. La mère de Philinna, sentencieuse à plaisir, lui recommande de ne pas « trop tendre la corde, de peur de la casser ». N’être glorieuse qu’à bon escient ; ne pas mépriser les amants, quelles que soient leurs infidélités, tout au plus affecter de la colère ; songer toujours enfin qu’ils sont les pourvoyeurs de la famille, voilà les sages préceptes qu’elle lui enseigne.
Crobyle, la mère de Corinne, compte sur sa fille pour la nourrir, tout en se procurant à elle-même de belles toilettes, de l’aisance, des robes de pourpre, des servantes. Qu’aura-t-elle à faire pour cela ? tout simplement vivre avec les jeunes gens, en buvant et en couchant avec eux, moyennant finance ; faire bon visage à tous, prendre un air souriant, plein de douceur et de séduction : traiter tous les hommes avec adresse, sans tromper ceux qui viennent la voir ou qui la reconduisent, mais aussi sans s’attacher à aucun ; aux festins, ne point s’enivrer, ne pas railler les convives et ne regarder que celui qui la paie ; au lit, ne se montrer ni dévergondée, ni froide ; ne pas dédaigner les amants de figure désagréable, ce sont eux qui paient le mieux : les beaux ne veulent payer que de leur beauté[50].
[50] Lucien, Dialogues des Courtisanes, III, VI, VII.
C’est de leurs mères aussi que les jeunes courtisanes apprendront les précautions nécessaires : car il n’est pas bon qu’une prêtresse de Vénus devienne grosse, de peur de perdre dans le travail de ses couches l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté. Elle saura que « lorsqu’une femme doit concevoir, la semence ne s’écoule point, mais reste au dedans, retenue par la nature. » Il faut qu’elle prenne des précautions dans ce sens et qu’elle ait recours à d’expertes matrones qui la délivreront de ses craintes, même lorsque « la semence ne s’est pas écoulée[51] ».
[51] Lettres d’Aristénète, I, 19.
Sous de pareils auspices et avec des principes aussi pratiques, l’avidité des courtisanes devait être insatiable, elle le fut tellement qu’elle leur valut d’être comparées à des louves sauvages revêtant à l’occasion la forme des chiens les plus doux. Certaines, comme Corinne, pouvaient bien se contenter de deux oboles, ou, comme Mirtale, de quatre oboles, ou encore, comme Europe l’Athénienne, d’une drachme ; mais en général elles affichaient des prétentions plus considérables.
Cyniquement, une courtisane qui se déclare intelligente dit à ses amants : Vous aimez la beauté, et moi l’argent. Tâchons donc de nous satisfaire chacun de notre côté, et d’obtenir ce qui fait l’objet de nos désirs. Elle ajoute que le gain seul la touche, que sans argent on ne vient jamais à bout de persuader une courtisane, et qu’elle juge de l’amour de ses amants à la valeur seule des présents qu’ils apportent[52]. D’autres, plus ingénieuses encore, plaçaient des tarifs à l’entrée de leurs appartements pour se taxer elles-mêmes. Ainsi la débutante Tarsia estimait la fleur de sa virginité, son premier baiser, à une demi-livre d’or, se déclarant prête à donner ensuite la jouissance de son corps à tout un chacun pour quelques sols d’or : Quicumque Tarsiam defloraverit mediam libram dabit. Postea populo patebit ad singulos solidos[53].
[52] Lettres d’Aristénète, I, 14.
[53] De Pauw, Recherches philosophiques, I, p. 314.
Mais il en était dont on s’assurait la jouissance exclusive en les louant au leno ou à la lena pour une durée déterminée moyennant un prix convenu. Ainsi la lena Cleaereta reçoit de Diabolos, fils de Glaucos, par contrat en bonne et due forme, vingt mines d’argent, sous condition que la courtisane Philénium appartiendra à Diabolos jour et nuit pendant une année entière.
Ainsi encore la procureuse Nicarète trafiquait de sept petites filles qu’elle avait achetées, élevées comme il convenait et qu’elle appelait ses filles. Elle vendit Nééra 30 mines à Timanoride et Eucrate pour que, simultanément, ils s’en servissent à leur gré. Ces contrats étaient reconnus par la loi qui se prêtait à toutes sortes de combinaisons faciles. Ainsi la même Nééra passa des mains du poète Xénoclide et du comédien Hipparque dans celles de Phrynion, qui lui permettait de se prostituer même avec les serviteurs de ses amis.
Etienne ayant revendiqué Nééra comme une femme libre, est cité en justice pour ce fait par Phrynion. Trois arbitres, établis de commun accord, se réunissent dans le temple de Cybèle, et décident que la femme était libre, qu’elle était maîtresse d’elle-même ; qu’elle devait rendre à Phrynion tout ce qu’elle avait emporté de chez lui, excepté ce qui avait été acheté pour elle, habits, joyaux et servantes. Elle se donnerait alternativement à Phrynion et à Etienne, de deux jours l’un. Celui qui jouirait de la femme lui fournirait le nécessaire, le temps qu’il en jouirait. On s’en tint à leur décision.
La fille de la même courtisane, Phanon, ayant marché sur les traces de sa digne mère, et donné ses baisers à Epénète, ce dernier est poursuivi par Etienne. De nouveaux arbitres cherchent un accommodement et s’arrêtent aux conditions suivantes. Le passé était entièrement oublié, Epénète donnait mille drachmes à Phanon pour avoir joui d’elle à plusieurs reprises, mais Etienne devait livrer Phanon à Epénète, quand celui-ci viendrait à Athènes et qu’il voudrait les baisers de cette femme[54].
[54] Démosthène, Plaidoyer contre Nééra ; — Plaute, L’Asinaire.
Cet ordre de choses profitait d’ailleurs à l’Etat qui s’enrichissait de la prostitution. Les courtisanes s’étant multipliées dans l’Attique, dit Eschine, on adopta le projet qui consistait à leur promettre non seulement ce qu’on nomme la tolérance, mais même la protection publique, pourvu qu’elles payassent une capitation qui porterait le nom de pornicon télos, et qu’on donnerait tous les ans en ferme comme les autres impôts de l’Etat[55].
[55] Eschine, Plaidoyer contre Timarque.
Dignes auxiliaires de la prostitution professionnelle, les danseuses, musiciennes, aulétrides, joueuses de flûte, de lyre, de harpe et de sambuque se livraient, sous le couvert de l’art de Terpsichore, à une débauche effrénée. Elles allaient exercer leur art dans les festins où elles étaient appelées : on les louait pour le soir ou la nuit, mais seulement pour l’exercice de leur profession artistique — le prix des baisers non compris. — Les astynomes, chargés de leur surveillance, veillaient à ce que ces femmes n’exigent pas un salaire supérieur à deux drachmes ; et, au cas où plusieurs citoyens se disputaient la même musicienne, ils tranchaient la querelle par la voie du sort[56].
[56] Aristote, République des Athéniens, § 50.
La réunion de ces professionnelles, que seuls les opulents pouvaient se permettre, donnait lieu à de véritables orgies. Athénée nous en a transmis un tableau atténué : « L’une était étendue, montrant un sein d’albâtre, au clair de la lune, en laissant tomber sa collerette ; une autre dansait et découvrait le flanc gauche en s’agitant ; une troisième, présentant toutes ses grâces à nu, m’offrit un tableau vivant : l’éclat de sa blancheur bravait à mes yeux l’obscurité de la nuit. Une autre découvrait ses bras depuis les épaules jusqu’à l’extrémité de ses belles mains ; une autre cachait son cou délicat, mais laissait apercevoir sa cuisse dans les plis de sa robe fendue. D’autres se laissaient tomber à la renverse, foulant aussi les feuilles sombres de la violette, le safran qui jetait sur le tissu de leurs habits et les ombres de leurs voiles un éclat couleur de feu[57].
[57] Athénée, Banquet, XIII, 9.
A ces exercices, les aulétrides et danseuses gagnaient ou développaient un tempérament aisément inflammable et une facilité de mœurs qui n’avait rien à envier à celles des courtisanes. Elles ne mettaient guère plus de retenue que ces dernières à trafiquer de leur corps, mais peut-être plus de fantaisie et une science plus raffinée du baiser. Elles étaient un régal qu’on ne manquait pas de promettre aux invités de choix : ainsi la servante promet-elle à Xanthias une joueuse de flûte ravissante et deux ou trois danseuses à la fleur de la jeunesse et tout frais épilées[58]. Car elles savent jouer tous les airs du baiser sur demande ; à peine nubiles, elles énervent les hommes les plus robustes[59]. Elles ont appris, dès la plus tendre enfance, à se trémousser avec art, et toutes les parties de leur corps ont acquis une souplesse remarquable, leur langue surtout qui sait lier les baisers, pincer et chatouiller à plaisir, éveiller de la mort même les plus endormis, les plus abattus[60].
[58] Aristophane, Les Grenouilles.
[59] Athénée, Banquet, XIII, 3 et 4.
[60] Anthologie grecque, Epigrammes érotiques, 129.
Aussi se les disputait-on souvent après le repas. Si elles appartenaient à quelque patron ou à une mère qui les exploitait, il arrivait fréquemment qu’on les mettait à l’enchère et qu’elles devaient finir la nuit entre les bras du dernier enchérisseur. Dans le cas contraire, elles choisissaient à leur gré parmi les soupirants ; à moins toutefois que cette liberté même ne leur fût pas accordée par les convives. Il n’était pas rare, en effet, que les compétitions dégénérassent en querelle, voire en bataille ; et les courtisanes disputées recevaient, sans trop se plaindre, une part des coups donnés à table. Avec quelque habileté, les débauchés opéraient là de fructueux sauvetages. Ainsi, Philocléon, asseyant amoureusement une gentille joueuse de flûte sur ses genoux, se flatte de l’avoir soustraite aux exigences des convives qui, dans leur ivresse, voulaient parfaire le baiser à travers ses lèvres. Et le sauveteur ne tarde pas à solliciter des témoignages matériels de gratitude : « Monte là, mon petit hanneton doré, saisis cette corde (penem) avec la main. La corde est usée, mais elle aime encore qu’on la frotte. Allons, mon petit (cunne mi), sois reconnaissante à cette corde (huic peni)[61].
[61] Aristophane, Les Guêpes.
Dictériades, courtisanes, aulétrides et danseuses avaient pour clients ordinaires des jeunes gens riches. Une coupe signée Hiéron représente des jeunes gens en visite chez une femme au baiser facile : l’un tient une bourse, l’autre une fleur, le troisième offre une couronne. Sur un vase du musée de Madrid une femme couchée nue tend la coupe à une autre couchée en face d’elle et l’invite à la vider. Des soupers suivis de bals, d’orgies réunissaient, chez les courtisanes ou chez les traiteurs, les viveurs d’Athènes ou de Corinthe, chacun d’eux amenant une compagne, soit une maîtresse habituelle, soit une courtisane louée. L’opinion publique était très indulgente pour ces désordres des jeunes gens, à condition que le scandale fût évité, et que le jeune homme sût s’arrêter à temps[62].
[62] Térence, L’Andrienne.
Les mœurs à Athènes toléraient même les relations des hommes mariés avec les courtisanes. Hypéride, qui fut publiquement l’amant de Phryné, entretint jusqu’à trois maîtresses à la fois : à la ville Myrrhine, au Pirée Aristagora, à Eleusis Phila.
Thémistocle, fils lui-même de la courtisane Abrotone, entra dans la ville sur un char attelé de quatre courtisanes, Lamie, Scionne, Satyra et Nannion (ou plutôt sans doute sur un char portant, à côté de lui, ces quatre courtisanes). Sophocle conçut, dans sa vieillesse, une ardente passion pour la courtisane Théoris. Il aima aussi, tout près de sa fin, la courtisane Archippe et lui laissa ses biens par testament. L’orateur Isocrate eut pour maîtresses Métanire et Callée. Harpalus le Macédonien, amoureux de la courtisane Pythionice, dépensa beaucoup pour elle ; et quand elle fut morte, il lui éleva un pompeux monument et suivit lui-même son corps à la sépulture, accompagné d’un nombreux cortège des plus habiles artistes et de musiciens qui chantaient en accord au son de toutes sortes d’instruments. Le monument s’élevait sur le chemin sacré qui allait d’Eleusis à Athènes. Après Pythionice, il fit venir Glycère, à qui il érigea une statue à Tarse en Syrie[63].
[63] Athénée, Banquet, XIII, 5, 6.
Aussi les écrivains anciens s’occupèrent-ils copieusement des courtisanes. Mais il ne nous est resté des recueils consacrés à la prostitution que des lambeaux isolés et des traits épars, qu’Athénée a cousus tant bien que mal dans son Banquet des savants. Nous savons cependant que Gorgias, Ammonius, Antiphane, Apollodore, Aristophane, Nicénète de Samos ou d’Abdère, Sosicrate de Phanagon avaient écrit des traités érotico-historiques, et que Callistrate avait rédigé l’Histoire des courtisanes. Un grand nombre de pièces de théâtre disparues portaient aussi le nom de courtisanes fameuses : la Thalatta de Dioclès, la Corianno de Phérécrate, l’Antée de Phylillius, la Thaïs et la Phannium de Ménandre, la Clepsydre d’Eubule, la Nérée de Timoclès[64].
[64] Chaussard, Fêtes et courtisanes de la Grèce, t. IV, ch. I.
C’est grâce à ces écrivains qu’ont pu parvenir jusqu’à nous les noms des plus célèbres distributrices de volupté, avec des traits qui ne manquent pas de saveur.
Corinthe s’est acquis, dans l’antiquité, une grande réputation pour le dévergondage de ses femmes : « Honnête à coup sûr, dit Lysistrata, comme on l’est à Corinthe. » Leur rapacité n’était pas moins connue. « Les courtisanes de Corinthe, dit Chrémile, qu’un pauvre leur adresse des propositions, elles ne l’écoutent pas ; mais si c’est un riche, elle se couchent aussitôt (clunes extemplo eas huic obvertere). » Aussi disait-on couramment et avec intention : « Il n’est pas donné à tout le monde d’aller à Corinthe », ou bien « on ne va pas impunément à Corinthe[65]. »
[65] Aristophane, Lysistrata. — Plutus.
La plus fameuse des aulétrides grecques fut Lamia qui, après avoir été la maîtresse de Ptolémée, roi d’Egypte, captiva dans son automne Démétrius Poliorcète, grâce à sa longue expérience des voluptés. Le roi de Syrie lui montrait un jour nombre de parfums exquis dont Lamie faisait fi. Démétrius piqué demanda un pot de nard, en fit verser dans sa main et s’en frotta les parties viriles avec les doigts. Puis il dit : « Flaire donc, Lamie ». Lamie répond en éclatant de rire : « Malheureux ! c’est celui qui a l’odeur la plus putride. — Quoi ! répartit Démétrius, c’est cependant du parfum de gland royal[66]. »
[66] Athénée, Banquet, XIII, 5.
Corisque a inspiré quelques lignes élégiaques à l’un de ses amants : « Oui, c’est être au rang des dieux que de passer une nuit à côté de Corisque ou de Camétype. Ah ! quelle chair ferme ! quelle belle peau ! quelle douce haleine ! quel charme dans leur résistance avant qu’elles vous cèdent ! il faut combattre, être souffleté, recevoir des coups de ces mains délicates ! mais est-il un plaisir pareil[67] ! »
[67] Athénée, Banquet, XIII, 3.
Gnatène avait écrit en 320 vers et placé dans son vestibule le code de ses institutions, les lois érotiques, le régime que les galants devaient observer en entrant soit chez elle, soit chez sa fille.
Gnaténion, sa nièce, fut mise en circulation par sa tante. Sa beauté avait été remarquée par un vieux satrape ridé et cassé qui demanda le tarif. Gnatène, jugeant de son opulence d’après le nombre d’esclaves qui l’escortaient, exige mille drachmes. Il marchande. « Je te donnerai cinq mines (cinq cents francs). C’est une affaire faite, et j’y reviendrai. — A ton âge, repartit Gnatène, c’est déjà beaucoup d’y aller une fois[68]. »
[68] Athénée, Le Banquet, XIII, 5.
Manie fut très aimée, très disputée : c’est une « douce folie », disaient les Grecs en jouant sur son nom. Elle fut la maîtresse, quelque temps, de Démétrius Poliorcète et eut, au dire des chroniqueurs, la répartie prompte et spirituelle. Leontiscus, lutteur au pancrace, lui faisant le reproche de s’être abandonnée à Antenor, tandis qu’il vivait avec elle quasi-maritalement : « J’ai eu la curiosité de savoir, répliqua-t-elle, quelle serait l’espèce de blessure que deux athlètes, tous deux vainqueurs dans les jeux olympiques, pourraient me faire dans une seule nuit. »
Un jour qu’elle était l’invitée d’un riche dissipateur de la ville, ce dernier lui demanda, pendant le repas, comment elle voulait recevoir ses baisers. Connaissant la passion « cunnilinge » du personnage, elle répondit en riant : « Dans mes bras, autrement je ne me fierais pas à toi, tu pourrais bien me dévorer tout le fond[69]. »
[69] Athénée, Banquet, XIII, 5.
Il est un certain nombre de courtisanes dont nous ne connaissons que le nom, parfois même imaginé ou déformé par les écrivains. La plupart du temps cependant ces noms, qui paraissent être des surnoms, contiennent une allusion plus où moins précise à la profession, un sous-entendu grossier. Dans Plaute, Térence, Alciphron, Aristénète, Aristophane, Lucien, etc., nous faisons connaissance avec Philémation, Bacchis, Philaenion, Erotion, Glycerion, Philocomasion (qui aime à faire la fête), Leaena (allusion à la lionne, animal sacré d’Aphrodite) ; Clepsydre, ainsi nommée parce qu’elle n’accordait de jouissance que pour le temps que sa clepsydre serait à se vider ; Nico, dite la Chèvre, parce qu’elle avait ruiné son amant, le tavernier Thallus, dont le nom désigne aussi une jeune branche d’arbre ; Callisto ou la Truie, Théoclée sa mère, dite la Corneille, Hippée la Jument, Synoris la Lanterne ; Sinope dite Abydos, le gouffre sans fond ; Phanostrate, surnommée pour sa saleté Phtheiropyle (qui s’épouille aux portes) ; Nannion ou Avant-scène, parce qu’elle avait une jolie figure, des bijoux d’or, de riches habits, mais qu’elle était laide toute nue ; sa fille, surnommée, pour son extrême lubricité, Teethée ou la nourrice (fellatrix) parce qu’elle se plaisait à téter les membres de ses amants ; Parorame, maîtresse de l’orateur Stratoclès, dotée du sobriquet de Didragme, parce qu’elle donnait ses baisers pour deux drachmes à qui les voulait.
Nous arrêterons là une énumération qui risquerait d’être fastidieuse : car le plus grand nombre des courtisanes grecques se contentèrent, sans plus, de remplir les devoirs de leur profession avec conscience et précision[70]. Elles aimèrent peu, mais se laissèrent beaucoup aimer, méritant du moins un peu de gratitude de la part de leurs contemporains et le plus reposant silence de la part de la postérité.
[70] Voir Chaussard, Fêtes et courtisanes de la Grèce, Paris, an IX, t. IV.