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Le droit à la force

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IV

Le lendemain, vers onze heures, la petite mairie de Theuville vibrait et bourdonnait comme une ruche. Une convocation de M. le maire, annoncée au précédent couvre-feu par le crieur public, y rassemblait les habitants.

C’est le moment de la journée où les ouvriers des métiers de la terre, à l’œuvre depuis le point du jour, prennent leur premier repos, en cassant une croûte. Voilà pourquoi Fontès l’avait choisi. Et ses administrés arrivaient en nombre. Tous ceux qui ne travaillaient pas trop loin pour revenir, n’avaient eu garde de manquer à l’appel. L’atmosphère de drame oppressant le pays, surexcitait les âmes. L’indifférence paysanne, secouée de curiosité, d’anxiété, cessait d’engourdir les regards, les pas, les voix. Les plus lambins couraient, les plus taciturnes interpellaient leurs voisins, et tous avaient hâte de savoir ce que leur maire—ce M. Fontès, dont ils subissaient l’ascendant sans en convenir—allait leur communiquer.

L’architecte parut et traversa les groupes qui remplissaient la cour, en distribuant des poignées de main, des sourires bienveillants.

Il monta les marches du perron, puis éleva la voix:

—«Mes amis, je ne vous retiendrai pas longtemps. Je vous dirai tout de suite, d’ici, ce que j’ai à vous dire. D’autant que vous n’entreriez pas tous, même dans la grande salle des mariages. Merci d’être venus si nombreux. C’est une preuve de la confiance que vous voulez bien m’accorder.»

Aucune approbation ne souligna cette phrase. Quand un homme doit à la force secrète de son caractère l’empire qu’il exerce sur les autres, il rencontre plutôt les marques extérieures de la résistance. Chacun lui cède comme malgré soi. Ceux qui recueillent des applaudissements faciles ne sont pas les vrais maîtres—ni d’eux-mêmes, ni des troupeaux dont ils se font les bergers. L’enthousiasme des foules est aisément soulevé par des flatteries, par de la faconde, par des formules sonores et creuses, dont la fanfare étourdit et grise, tout en épargnant à l’esprit le dur travail de la réflexion. On entraîne ainsi les masses. Mais on ne les mène pas loin. Au premier choc, les rangs fléchissent, se brisent, se dispersent dans toutes les directions. L’âme d’un chef est d’une autre trempe. Elle fait agir parce qu’elle contient une puissance d’action. Accumulateur humain, qui met en mouvement les mécanismes psychiques par l’expansion de ses effluves mystérieux. L’action, même silencieuse, est un levier plus effectif, et toutefois moins immédiat, que la parole.

En une large mesure, Clément Fontès possédait ce talisman de la volonté énergique. Les gens qui étaient là, et dont beaucoup l’avaient vu grandir, le respectaient pour sa vie remplie et grave, pour la continuité de son effort. Ils disaient de lui, en leur langage populaire, dont la rudesse supplée parfois, non sans saveur, à l’usure du style académique: «C’est un chic type, un gaillard qui ne boude pas à la besogne.» En ce moment, le gars Jobert,—laboureur de six pieds, d’une vigueur célèbre à la ronde, murmurait à son voisin, le père Trapet, maigre savetier, sec et noir comme un cancrelas:

—«En a-t-il un œil, le bougre!... Ça me ferait voir mon chemin dans la nuit, ce quinquet-là. On a envie de courir avant qu’il vous ait dit: «marche!» quand il vous bigne comme ça.»

Fontès, en effet, parcourait d’un regard magnétique ces physionomies fermées. Ce que Jobert chuchotait, et qui était l’impression de tous, nul ne l’eût déclaré tout haut. Encore moins en eussent-ils convenu avec celui-là dont ils subissaient l’ascendant.

Le paysan, même si voisin de Paris, reste l’homme de la glèbe, un être de cachotterie et de méfiance. La sournoiserie des saisons, l’éternel tête-à-tête avec la terre muette et décevante, trop désespérément aimée, lui font ce cœur tout replié dans une inquiétude amère. Sa jeunesse est hardie, ouverte et tapageuse. Puis il se courbe, s’ankylose, de l’âme comme de l’échine, entre le dur vent de l’espace et l’attirance obscure des sillons.

—«Mes amis,» commença le maire de Theuville, «notre commune est frappée par un crime abominable. Nous en sommes tous atteints. Et tous nous devons nous demander quelle est, en cette circonstance, notre responsabilité.»

Le dernier mot souleva une sourde protestation. Mais ce fut comme un remous sitôt effacé. Un geste d’apaisement de l’orateur, la simplicité de son accent, son attitude forte et délibérée, pénétraient les cerveaux de ceci: qu’il avait vraiment quelque chose à dire. On était curieux de savoir quoi. Pas des jérémiades ni des momeries, toujours, car il se gardait de l’attendrissement. Il n’avait seulement pas nommé la pauvre Louisette.

—«Oui, de responsabilité,» reprit-il. «En tant qu’habitants de ce petit pays, mais aussi en tant que citoyens français. Pour moi, je m’accuse. Je n’ai pas eu de méfiance. Vous non plus. Personne ici n’a pensé que nous serions jamais visités, dans notre tranquille coin de campagne, par l’œuvre de sang et de rapine qui fait la honte des grandes villes. Que ceci nous soit une leçon. Le crime, qui révèle l’audace d’un misérable, révèle aussi l’indifférence ou la lâcheté des honnêtes gens. Ne croyez pas que prévenir et châtier le crime soit seulement l’affaire du Gouvernement et de la police. C’est l’affaire de tous. Et comment? Par la vigilance, et par la force. Nous, qui sommes ici, hommes solides, nous devons rougir qu’une femme, respectée et aimée de tous, ait été égorgée chez nous, dans notre Theuville, par un bandit. Nul de nous ne doit reposer tranquille jusqu’à ce que ce bandit ait expié son forfait, de façon à servir d’exemple. Sa vie méprisable ne restituera pas la vie douce et utile qu’il a supprimée. Mais s’il était bien entendu que partout où il y a cent braves gens et un assassin, les cent braves gens s’uniront pour que l’assassin n’échappe pas à la mort qu’il a donnée et qu’il mérite, il y aurait de par le monde moins d’actions infâmes et d’innocents immolés.»

Un tumulte approbateur, fait d’exclamations, de rires sonores, une sorte d’allègre écho venu des consciences épanouies, interrompit Clément. Il continua:

—«Sachez-le, mes amis. La force est belle. La force est sacrée. Vous êtes tous de rudes gaillards, avec des muscles de fer. Vous avez le droit de mettre cela au service de votre défense personnelle, de la protection des faibles, et, au besoin, de la répression du crime. Est-ce parce que vous êtes d’honnêtes gens que vous ignoreriez le maniement d’une arme, l’art de la lutte. La violence n’est pas malsaine par elle-même, mais par l’usage qu’on en fait. La violence aux mains des justes, c’est la sécurité des femmes, des enfants, du foyer. C’est par la suppression violente des bêtes fauves, des monstres—comme disaient les anciens—des monstres à gueule de bêtes et des monstres à face humaine, que les civilisations ont pu naître et se développer—depuis la vieille civilisation grecque (on vous a raconté à l’école la légende d’Hercule?) jusqu’à la jeune civilisation américaine, dégagée d’un brigandage effrayant par la loi de Lynch. Les sociétés, voyez-vous, rétrogradent, elles se livrent aux éléments de désordre et de désorganisation, quand la force honnête désarme—par sentimentalité ou par peur—devant la force criminelle.»

Pour la seconde fois, dans la cour de la mairie, une rumeur satisfaite agita la foule. Les auditeurs ne comprenaient sans doute pas l’argument dans sa plus vaste portée, mais ce qui échappait à leur entendement, s’insinuait en eux par un autre chemin. Ce que la harangue avait de vif, de chaleureux, de hardi, provoquait chez ces simples une exaltation, dont le premier effet était de gonfler leur fierté, ce levier magique des âmes.

—«Ça, c’est tapé!» s’exclama Burotte, un jeune terrassier, en cotte de velours et ceinture de laine rouge, dont le torse musclé se moulait dans un mince tricot de coton où il ne sentait pas la piqûre fraîche de l’air. Ses bras nus montraient leur tatouage, et ses cheveux blonds, d’un blond fin de bébé, s’arrêtaient court sur sa large nuque de bronze rouge.

Un grêle ouvrier de la verrerie—la fabrique installée sur la sablière de Bréançon, où passe le petit chemin de fer—observa dans une quinte de toux:

—«Il est pour la peine de mort, not’ maire. Il a rudement raison. Je l’ai attrapée, moi, la mort, en travaillant. Oui, j’ai sucé la phtisie au tube d’un copain qui se mourait de la poitrine. J’ suis foutu ... Et je le sais. Et j’ai des gosses. Alorsse, ils me font rigoler ceux qui ont peur ed’ faire bobo à ces vermines d’apaches.»

Il haussa ses maigres épaules—résigné tout de même, comme ils le sont, ceux-là—résigné à la mort, à l’injustice, à toutes ces «blagues», suivant le mot de son atelier, plein de Parigots.

Une femme, faufilée au premier rang, cria très haut, pour la joie de tous:

—«Bravo, m’sieur le maire! Quand je pense que vot’ Gouvernement s’occupe de l’hygiène des prisons et des bains de ces messieurs les chourineurs. Est-ce qu’ils en ont de l’hygiène et des bains, ceux qui travaillent?»

Elle ajouta plus bas, pour ses voisins immédiats, car les rires couvraient sa voix pointue:

—«C’est vrai, ça!... Encore nous, on est à la campagne. Mais chez ma sœur, qui est mariée, à Belleville, ils sont six pour deux petites chambres, avec un broc et une terrine pour se laver tout le monde. Je t’en ficherais, moi, de l’hygiène, à des crapules. C’est insulter le travailleur!»

On la fit taire. M. Fontès parlait de nouveau. Et il avait conquis l’oreille de ses administrés. «Chouette, le boniment!» résumait l’un deux, exprimant la surprise réjouie, l’assentiment gaillard des rustiques auditeurs.

—«Vous pensez bien,» reprenait l’architecte, «que je ne vous ai pas réunis pour le plaisir de pérorer. Mon temps vaut mieux. Le vôtre aussi.» (Non, non!... Bravo!... Allez toujours.) «Agissons. Il y a, sur le territoire de notre commune, deux femmes—une malade, une jeune fille—qui vivent seules, loin du groupe de nos habitations, dans une grande maison ouverte, et qui ont peur. Ce sont les dames du Manoir, madame Ausserand, mademoiselle Xavière. Nous allons commencer, avant de venger celle qui est morte, par assurer la sécurité de celles-là, qui vivent.»

Cette proposition, ces noms, jetèrent un froid. Les bouches se cadenassèrent. Les physionomies, tout à l’heure égayées, se rembrunirent. L’hostilité paysanne reparut. Puis, comme le maire attendait, dans un silence, quelqu’un cria:

—«Les dames du Manoir, c’est du monde riche. C’est pas comme la pauvre Louisette.

—Riche?...» répéta Fontès, «cela ne nous regarde pas. Mais, justement, la croyance à leur fortune les met plus en danger.

—Qu’elles réparent leurs murs! Ça donnera du travail aux camarades,» jeta le maître maçon.

—«Elles peuvent bien se payer un garde,» grommela un autre.

Encore une fois la voix de Fontès captiva l’attention.

—«Mes amis, je vous ai signalé le Manoir parce qu’il est là-haut, presque dans les bois, habité par deux femmes seules, avec une petite servante et un vieux jardinier sourd. Mais ne croyez pas, de ma part, à une espèce de solidarité bourgeoise. Ma pensée est d’assurer la sécurité de tous ceux que leur isolement, leur âge, leur faiblesse, exposent à des entreprises criminelles. Vous en avez d’autres que les dames Ausserand. Le vieux ménage Garbière, dont l’homme est paralysé, là-bas sur le chemin de Bréançon, réclame aussi une assistance virile. Leur pauvre masure a été attaquée une fois, rappelez-vous. Si la vaillante maman Garbière n’avait pas tiré un coup de fusil par la lucarne du grenier, qui sait ce qui serait arrivé? Écoutez. Mon projet, le voici, tel que je le soumettrai au conseil municipal: fonder une sorte de milice locale, composée de braves gens de bonne volonté, dont les services seront payés—soit par ceux qui les réclameront, s’ils ont le moyen, soit grâce à un crédit spécial, que la commune trouvera ...»

Des exclamations satisfaites accueillirent ces mots. Si l’on était payé, à la bonne heure! Les centimes additionnels semblaient douteux, lointains, répartis sur tant de monde! Tandis que le bénéfice facile miroitait aux yeux.

—«Plusieurs d’entre vous font partie du corps des pompiers, pour nous défendre contre le feu. Eh bien, plusieurs aussi s’enrôleront volontiers, j’en suis sûr, dans cet autre corps d’élite, que j’organiserai pour garantir notre pays contre la sauvagerie du pillage et de l’assassinat.»

Des applaudissements partirent. La jeunesse de Theuville frémissait. De bonnes figures rondes de garçons, où la moustache pointait à peine, des visages de fraîche virilité, qui gardaient encore l’empreinte militaire, apportée naguère du régiment, approuvaient d’un crâne sourire.

—«Cette milice aura des armes à elle,» annonçait Fontès. «En attendant l’organisation définitive, je m’engage à fournir, moi, à mes frais, un revolver et des cartouches à chacun de ceux qui voudront veiller sur le Manoir, sur la maison des vieux Garbière, partout où il y aura ...

—«C’est permis, ça? les revolvers?» interrompit une voix inquiète.

—«J’en fais mon affaire,» déclara Fontès avec autorité. «Écoutez cette histoire,» ajouta-t-il, sa gravité détendue, souriant à l’avance de l’effet, sûr. «Le 13 juillet dernier, un nommé François Hénaff, ancien soldat du 22e colonial, fut assassiné par des apaches, à Grenelle. Huit jours avant, des agents lui avaient confisqué son revolver. Et six semaines plus tard, le tribunal correctionnel, à la requête du Parquet—requête qu’on n’avait pas songé à retirer—condamnait par défaut François Hénaff, pour port d’armes prohibé. Or il était mort sous les coups des bandits, désarmé au nom de la loi, qui lui avait ainsi ôté le moyen de se défendre.

—Oh!» fit la foule.

—«Ces revolvers que l’on confisque, sont, d’ailleurs, revendus à la criée par la préfecture de police. Et ces ventes, ignorées du public honnête, fréquentées par les seuls rôdeurs de barrière, fournissent à très bon marché, à des prix dérisoires, des armes excellentes aux assassins professionnels.»

Fontès reprit haleine, pour laisser s’opérer dans les cerveaux la déduction logique. Puis il ajouta:

—«Eh bien, moi, je vous le déclare, ce sont les honnêtes gens qui ont le droit de porter les armes. Et comme ce sont eux qui font les lois—puisqu’ils sont jusqu’à présent la majorité—c’est à vous tous d’exiger que ce droit soit bien établi. En attendant, comme votre vie importe plus qu’une contravention, armez-vous, exercez-vous au maniement des armes, et profitez de chaque démêlé à ce sujet avec la police pour crier très haut votre liberté, votre liberté primordiale, la plus sacrée de toutes, qui est de défendre votre vie, celle de vos femmes, la vie et la pureté de vos enfants, contre l’ignoble armée du vice, que la faiblesse sociale encourage. Elle grossit dans des proportions effrayantes, cette armée du meurtre, du viol et du vol. Un humanitarisme malsain l’entoure de bienveillance, de sophismes indulgents, de sollicitude. Elle est monstrueuse d’adolescence, prenant ses recrues au sortir de l’école. Braves gens de Theuville, elle a mis le pied sur notre sol. Louisette Barbery est morte assassinée. Jurons à nous-mêmes qu’un si honteux malheur ne nous atteindra plus. Soyons, s’il le faut, la seule commune de France qui fasse sa police, et, au besoin, sa justice, elle-même. Moi, votre maire, je prends la responsabilité entière du langage que je vous tiens ici. Notre seule attitude fera hésiter, je vous en réponds, les égorgeurs et les satyres. Mais si l’un d’eux se risque quand même à Theuville, je vous adjure de ne pas l’en laisser sortir vivant!»

Des clameurs ardentes montèrent autour de la mairie, dans cette cour où la population, pressée, tassée, haletante, ne formait plus qu’une masse agglomérée par une seule idée. Les collines toutes proches résonnèrent. Une onde héroïque emplit l’humble vallée. Clément Fontès, étonné de sa propre fièvre, passait un mouchoir sur son front. Qui lui aurait dit, au début, qu’il s’échaufferait ainsi, de cette chaleur concentrée, mais étrangement communicative, émanant des hommes qu’on n’a jamais vus s’émouvoir ni se livrer? Son auditoire avait suivi sur ses traits, dans son accent, dans ses gestes, sobres mais impressionnants, l’emportement accru de sa conviction profonde. Et tous en demeuraient pénétrés.

Sur-le-champ, dès qu’il se tut, des jeunes gens bondirent au haut des quelques marches, l’entourèrent. Il y avait l’athlétique terrassier aux cheveux d’enfant, le fils du serrurier et celui du maître d’école, les quatre aînés du savetier Trapet, qui, tout chétif qu’il fût, possédait une ribambelle de rejetons, tous beaux comme l’avait été leur mère. Ces garçons, et bien d’autres, s’offraient pour constituer l’espèce de garde villageoise dont le maire avait conçu l’idée, et qui leur paraissait une invention splendide. On aurait des pistolets, des carabines. On s’exercerait le dimanche. Déjà ils promettaient de faire des rondes la nuit, de poser des sentinelles autour des maisons trop isolées. Et maintenant c’était à qui réclamerait l’honneur de monter la garde au Manoir.

«Pour eux,» se dit Clément, «c’est un jeu martial. Tant mieux! Profitons de leurs bonnes dispositions.»

Il choisit deux des meilleurs sujets, et leur donna rendez-vous pour la fin de l’après-midi, à l’heure où cesse le travail. Il irait lui-même les présenter à Mme Ausserand, qu’il avait prévenue. Elle aménageait une pièce, avec des couchettes sommaires, au rez-de-chaussée du Manoir, pour y établir son «poste municipal».

Un mot que Fontès aussi avait trouvé, en expliquant à ces dames. Préjugeant de l’avenir, il leur avait présenté cela comme une organisation nouvelle, dépendante de la mairie, et payée sur les fonds de la commune. En réalité, c’est lui qui débourserait la gratification nécessaire. Dépense heureuse, puisque Mme Ausserand n’emmènerait pas Xavière loin de Theuville, et puisqu’il n’y aurait plus désormais de pierres descellées à la muraille du parc, ni de lambeaux de vêtements masculins pris aux arbustes, sous la fenêtre de la jeune fille.

L’architecte, s’étant dégagé de tout ce monde, et surtout des vieux paysans prodigues d’objections, de souvenirs, de conseils, marcha rapidement vers le moulin.

L’enquête s’y poursuivait, minutieuse. Le juge d’instruction, M. Landois, homme jeune, confiant en soi, pressé d’arriver, s’attaquait avec passion à un problème dont la solution pouvait lui faire honneur. Lorsque Clément le rejoignit, le magistrat venait de réaliser une découverte à laquelle il attachait la plus grande importance. Une légère trace de sang se voyait au bois de la porte ouvrant, de la pièce où l’on avait trouvé la meunière, sur la cour—cette porte que lui-même, Fontès, avait vue fermée à clef sans que la clef fût à la serrure, ni en dedans ni en dehors, le matin après le crime.

—«Regardez bien, monsieur le maire,» lui dit le magistrat. «Je viens de faire ouvrir cette porte par le serrurier ici présent.» (L’homme était encore là, en effet, son trousseau cliquetant à la main.) «C’est en ouvrant que nous avons remarqué la trace. Elle ne serait pas visible sans la couche impalpable de farine qui recouvre tout ici. Examinez-la. Du sang, à n’en pas douter. Puis, ne distinguez-vous pas des doigts?»

Clément se pencha vers l’empreinte. Rien ne sautait aux yeux. Toutefois, c’était vrai. Le blanchâtre poudroiement de farine s’agglomérait en pâte rosée, s’écrasait sous une pression qui avait été humide, et d’une humidité obscure, sur une petite surface qui pouvait correspondre à l’extrémité de deux doigts.

—«Je croirais, en effet, monsieur le juge d’instruction, que cette marque a été produite par la main de quelqu’un qui, sortant, rabattait la porte derrière soi.

—Et une main mouillée, ou, tout au moins, éclaboussée, de sang.

—Probable. Mais j’admire que cet indice, presque imperceptible, ne vous ait pas échappé. Heureusement qu’on ne l’a pas effacé sans le vouloir, en crochetant la serrure.

—J’y ai veillé. A vrai dire, tout l’effort de mes premières observations s’est attaché à cette porte. Fermée comme elle était, que nous apprenait-elle? Ou qu’elle restait en l’état où la victime l’avait laissée en se couchant, le double tour donné, la clef retirée—une clef que nous aurions tôt ou tard retrouvée dans la maison. En ce cas, l’assassin serait entré par le moulin ... Donc, il appartenait au moulin—n’aurait pu le traverser tout au moins sans la complicité du garde. Ou alors l’assassin est entré par cette porte ... que la victime lui aura ouverte, et il est ressorti de même. Par conséquent un familier de la maison, un homme que la meunière connaissait, en qui elle avait confiance, pour l’accueillir ainsi la nuit, et qui ne craignait pas le chien, contre qui le chien n’a même pas aboyé.

—Cette trace restreint vos déductions à la seconde hypothèse?» observa Clément.

—«Vous l’avez dit. Mais il y a mieux. L’empreinte des doigts sur la farine nous permettra d’identifier l’assassin. Vous connaissez ... la personnalité irréfutable par les sillons de la peau.

—Comment la fixer, cette empreinte?

—C’est la moindre des choses. Nous allons la préserver, d’abord, la faire expertiser, ensuite. Dès aujourd’hui, elle sera photographiée par nos spécialistes.

—Pourquoi du sang?» reprit Fontès. «La blessure a si peu saigné.

—Le fait concorde, pourtant,» fit M. Landois, «avec la façon dont le coup a été porté, d’après l’explication du médecin.»

A ce point de leur dialogue, le juge d’instruction s’interrompit. L’angélus de midi sonnait à l’église de Theuville. Tous ceux qui étaient là, magistrats, greffier, inspecteurs de la Sûreté, gendarmes, travaillaient depuis l’aube. Leur chef les autorisa à s’en aller déjeuner, sauf les hommes nécessaires à la surveillance du lieu tragique, et surtout de la fameuse porte.

—«Que tout le monde,» ordonna-t-il, «soit de retour ici à deux heures. C’est l’heure à laquelle le chef de la brigade mobile ...

—Pardon, monsieur,» demanda Fontès, «pourrais-je voir Marcel Barbery, mon malheureux frère de lait?»

D’un mouvement il se dirigeait vers la chambre à coucher, où il croyait trouver encore le désespéré, anéanti et farouchement muet,—dans la même attitude que deux heures avant—auprès du lit de la morte. On lui apprit que ni l’un ni l’autre n’étaient plus là. Un fourgon des pompes funèbres avait emporté le corps à Pontoise, où l’on procédait à l’autopsie. Le veuf avait suivi ce corps,—naguère son festin d’amour, et maintenant!...

—«Monsieur le juge d’instruction, proposa l’architecte, je compte bien que vous me ferez l’honneur de partager mon modeste déjeuner de garçon?»

M. Landois accepta. Mais ils ne devaient pas être les seuls convives. Car lorsqu’ils débouchèrent du sentier devant la maison des Fontès, ils aperçurent la svelte et élégante silhouette d’un jeune homme, sautant du dog-cart, à l’entrée de la cour.

—«Mon frère ...» murmura Clément.

Exclamation de saisissement, ou présentation anticipée au magistrat?... Celui-ci eut un léger haut-le-corps, un coup d’œil rapide vers son compagnon. Sans doute, le procureur de la République, en le chargeant de l’affaire, avait donné quelque indication spéciale à M. Landois, relativement au plus jeune des Fontès.

Le nouveau venu fit trois pas au-devant d’eux.

—«Eh bien, voilà un drame!» dit-il un peu vite.

Clément le nomma:

—«Mon frère, Jacques Fontès.»

Et il ajouta, se tournant vers lui:

—«Monsieur Landois, juge d’instruction.»

Le visage de Jacques lui parut aminci, puis, brusquement, contracté et pâlissant. Mais aussitôt, il songea: «Effet de contraste.» Car son regard quittait une physionomie tellement différente! M. Landois portait ses trente-quatre ans sur une face large, que, seules, les restrictions des ciseaux empêchaient d’être barbue jusqu’aux yeux. Ils étaient petits, ces yeux, et souvent rapetissés encore par un clignement voulu des paupières lourdes, aux cils épais. Toutefois, ils ne dissimulaient guère l’acuité professionnelle, mise en œuvre par la volonté, l’application, le perpétuel entraînement.

Dans ce facies brun, au poil rude, marqué d’une certaine vulgarité, ils gênaient, ces yeux agiles. On les croyait voilés de réflexion, noyés d’ombre, et, soudain, on recevait leur double flèche noire au plus vif de l’âme. De hardis malfaiteurs s’étaient déconcertés sous leur coup droit.

Aujourd’hui, en s’asseyant à la table des frères Fontès, l’ambitieux juge d’instruction faisait un réel effort pour atténuer cette brutalité sondeuse du regard, où se trahissait le métier. En dépliant sa serviette, en l’étalant à mi-hauteur sur son gilet, les deux coins glissés sous la jaquette vers les aisselles, en décoiffant avec art son œuf à la coque, il se défendait surtout de paraître observer Jacques. Mais, quels prompts et furtifs éclairs, lorsque le jeune homme, placé à sa droite, s’adressait à l’aîné, s’absorbait en lui-même, baissait le nez vers son assiette!

«—Vous n’aurez pas de peine à trouver l’assassin de cette pauvre femme, n’est-ce pas, monsieur le juge d’instruction?» demanda le cadet des Fontès, après s’être fait donner par son frère les détails connus sur le crime.

Il gardait, sans application visible, son habituelle allure de supériorité—un ensemble où contribuaient l’aisance et la modération du geste, la lenteur de la voix, nuancée à peine d’ironie, d’impertinence, la neutralité de l’œil, toujours flou, et une espèce de lassitude, qui seyait à son type svelte, pourtant nerveux, comme la nonchalance sied à un jeune félin. On l’imaginait volontiers la tête appuyée longuement contre une épaule de femme. Et on plaignait la femme. Les façons câlines de ce gentil cavalier ne décelaient aucune faculté de tendresse, mais un arrogant égoïsme—un égoïsme sans pudeur, soigneux de se laisser entrevoir sous le velouté des formes—comme on laisse entrevoir une arme dans un tête-à-tête où il y a des risques, pour que l’adversaire n’en ignore.

De tout cela résultait une séduction irritante, puis, malgré tout, une manière d’autorité. On avait envie à la fois de gifler ce garçon et de lui plaire. Sans pouvoir justifier d’aucune espèce de droit à critiquer les autres, il savait donner du prix à son approbation.

—«Vraiment, monsieur,» s’étonnait le magistrat, qui répéta sa phrase, «je n’aurai pas de peine à trouver l’assassin? Qui vous fait croire?

—La vulgarité du crime.»

Après ce mot, Jacques ferma la bouche, avec son air détaché, comme si tout cela n’avait pas une telle importance. Puis, sous les regards prompts et convergents de son frère et du juge, il expliqua négligemment sa pensée:

—«La catégorie des gens capables de ce coup-là passe et repasse entre les mains de la police. Ils ont été pincés déjà, ou ils le seront. Si ce n’est pas pour cette affaire, ce sera pour une autre. Et l’un d’eux mangera le morceau, rétrospectivement.

—Diable!» ricana M. Landois, dont la prunelle aux aguets démentait le ton plaisant, «si je devais laisser assassiner quelqu’un d’autre pour prendre mon homme, je ferais drôlement mon métier.»

N’insistant pas, il se tourna vers Clément:

—«Et vous, monsieur le maire, croyez-vous à un méfait de cambrioleurs?

—Que serait-ce, autrement?» demanda Fontès.

—«Hé!... un crime passionnel. La meunière était très jolie.

—Et parfaitement sage,» affirma l’architecte.

La force avec laquelle il appuya sur ces mots lui valut un de ces coups d’œil que M. Landois, dans son ardeur de jeune magistrat, ne réussissait pas toujours à voiler. Clément sentit qu’une onde de sang le faisait changer de couleur. Aurait-il eu l’apparence de vouloir couvrir son frère? Comme les intuitions circulent en nous avant que nous nous soyons rien dit à nous-mêmes! Pourquoi supposait-il que ce juge associât l’idée de Jacques?... Cependant ce serait trop fort! Il n’avait proclamé si énergiquement l’honnêteté de Louisette, que par une impulsion de vérité, l’estime profonde vouée à la pauvre créature, on ne sait quelle délicatesse froissée.

Maladroit comme tous les êtres de franchise, il insista, voulant trop prouver:

—«Puis, il y a les dix mille francs. L’amour assez violent pour tuer ne choisit pas les jours d’héritage, n’emporte pas le magot.

—Sans doute,» concéda le juge.

Fontès, vaguement troublé d’une si totale capitulation et du silence qui suivit, fut le premier, à l’encontre de son tempérament, qui reprit la parole:

—«Vous m’aviez promis, monsieur, de me donner la théorie du médecin à propos de l’effusion possible du sang ... Il y en avait si peu ...

—Oh! une circonstance très curieuse ...» dit le juge d’instruction, qui, en jetant ces mots comme une balle, regarda les mains de Jacques.

Il ne put y surprendre le plus léger tremblement, s’il en attendait un. Car aussitôt, pour mieux écouter, le jeune homme posa—laissa-t-il un peu tomber?—sa fourchette et son couteau. Appuyées, les mains ne bougèrent pas. L’une, d’ailleurs, glissa sous la nappe.

—«Du sang, oui ... il y en eut,» reprenait le magistrat. «Sûrement un jet, si faible qu’il fût, suivit l’arme arrachée, et cette arme, qui en ramenait sur sa lame, suffit à humecter la main. Ainsi en resta-t-il sur la porte, prouvant qu’on l’avait franchie après le crime, et que c’est bien le meurtrier qui l’a refermée, qui en a emporté la clef.

—Ah!» remarqua Jacques de sa voix posée, «il y avait du sang après la porte?

—Oui, et des traces de doigts, des empreintes qu’identifiera le service anthropométrique.»

Cette fois, le juge ne tenta même pas d’atténuer son regard. Il l’enfonça brusquement dans les prunelles de Jacques,—ces prunelles toujours un peu estompées, où rien ne se lisait, sinon parfois la rêverie sensuelle. M. Landois eut l’impression de darder une épée dans de la plume. Le visage du jeune homme, éclairé d’un sourire complaisant, s’éclaira davantage, de curiosité qui s’excitait, à la description des empreintes.

Un flot de joie souleva l’âme de son frère. Clément eut peine à contenir le soupir profond qui lui décomprimait la poitrine.

Le juge, un instant distrait, perdant le fil, se remit d’aplomb et continua:

—«L’observation la plus intéressante qu’ait faite le docteur (en attendant l’autopsie, dont nous allons savoir le résultat), est celle-ci: La blessure, excessivement étroite, est entourée d’une ecchymose d’un caractère qui ne correspond pas à cette blessure. C’est-à-dire ... l’arme très fine qui a donné la mort, ne pouvait avoir à la poignée une garde assez large pour meurtrir les chairs de cette façon. Il n’existe pas de dagues ou de poignards d’une finesse pareille, emmanchés de la sorte. Savez-vous ce qu’il en faut conclure?»

Les deux frères secouèrent la tête.

M. Landois vit distinctement, cette fois, blanchir les lèvres du plus jeune, qui s’entr’ouvrirent d’une saccade.

—«L’ecchymose aurait été produite par le poing crispé sur l’arme. Double renseignement: 1o sur l’instrument du crime, un outil à manche droit, ou sans manche—un outil, pas un couteau (l’acier est arrondi ou triangulaire); 2o sur l’assassin, car avec la photographie de l’ecchymose, ajoutée à celle des empreintes, nous avons le signalement exact de sa main.

—Épatant! très ingénieux!...» s’écria le cadet des Fontès. «Comme c’est passionnant, une instruction criminelle! Il n’y a pas de roman qui vaille ça.»

L’accent insoucieux, où rien ne sonnait faux, démonta encore une fois le juge d’instruction.

«Que c’est difficile!» gémit-il intérieurement. «Il faudrait dix présomptions au lieu d’une pour supposer coupable ce gaillard-là, frère d’un homme au-dessus de toute défaillance. Quel scandale, si je partais là-dessus sans certitude! Et la certitude, on ne l’a jamais en dehors du flagrant délit. La chercher même est le commencement de la gaffe, car on ne la cherche pas sans proclamer le soupçon. Allons, me voilà réduit à souhaiter que ce beau gibier ne me laisse pas trop «flairer la voie».


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