Le droit à la force
XII
Le mois de mai de cette année-là fut glacial. Après quelques journées éclatantes, où il sembla que l’été survenait sans printemps, l’hiver reprit dans toute sa rigueur.
De tels caprices météorologiques sont funestes aux gens qui s’obstinent à s’en rapporter au calendrier plus qu’au thermomètre. Le marquis de Theuville fut de ceux-là. Sous prétexte que le froid ne pouvait s’établir sérieusement entre l’Ascension et la Pentecôte, il ne se décidait pas à quitter son par-dessus léger pour reprendre sa pelisse, déjà mise en garde chez le fourreur.
Un matin, comme il sortait des salles surchauffées du cercle dans une aube mouillée de neige fondue et fouettée d’une bise polaire, il fut saisi de frissons. Vainement il chercha un fiacre le long des rues vides où bleuissait le jour. Une suffocation le prit. A grand’peine il se traîna jusqu’à son logis inconfortable de célibataire. La force lui manqua même pour chauffer le verre d’eau du grog, qui, pensait-il, l’aurait remis. Sans se déshabiller, il se jeta sur le divan, dressé chaque soir en lit, où il couchait.
Ce fut ainsi que la congestion le frappa. Lorsque sa femme de ménage, quelques heures plus tard, entra comme d’habitude, avec sa clef, elle trouva le vieillard, en habit de soirée, toujours élégant de mise et d’attitude,—mort. Il quittait cette vie comme il l’avait traversée, avec la hauteur insouciante et la discrétion d’un homme de bonne compagnie.
Ayant mis, tardivement d’ailleurs, en viager, les débris d’une fortune qui ne fut jamais considérable, il ne laissait absolument rien, hormis quelques dettes. Quant à son titre, il s’éteignait avec lui, le pauvre «Chacal»—comme l’appelait Chopette—n’ayant pas eu le temps d’accomplir les formalités assez compliquées par lesquelles il eût transmis à Jacques Fontès son illusoire marquisat.
Le jeune homme, qui crut un moment être marquis pour de bon, et qui faillit se commander des cartes de visites blasonnées, conduisit le deuil avec ostentation, comme futur petit-neveu par alliance du défunt. Étrange cortège funèbre. On n’y vit guère que quelques habitués du cercle obscur et douteux où fréquentait le vieux noctambule, silhouettes falotes, visages plombés, fripés, bouffis sous les yeux, de ces vagues majors de table d’hôte dont la plus grande joie est de dire «valet de pied!» à des larbins en culottes de panne,—véritables provinciaux de Paris, dont la province,—quelques îlots entre l’Opéra et le Faubourg-Montmartre—est plus étroite d’idées, plus ronronnante de monotones potins, que le Cours et le Café du Commerce de la dernière sous-préfecture.
Les dames Ausserand, tout en prenant le crêpe de rigueur, s’étaient abstenues de venir à l’enterrement de leur oncle.
Clément n’eut pas à débattre avec lui-même s’il y paraîtrait ou non. L’événement eut lieu en son absence, durant un voyage qu’il fit en Italie. Sans son travail, qui le rappela au bout de quelques semaines, il eût prolongé son séjour au loin. Toutefois, il croyait le délai suffisant pour que le mariage de Jacques et de Xavière fût accompli. Le fait de n’avoir pas même reçu un mot le lui annonçant ne l’incitait pas à en douter. «Ils ont eu envers moi,» pensait-il, «la pudeur du silence.»
Mais à peine était-il de retour qu’il reçut une lettre de Mme Ausserand:
«Ma fille et moi,» lui disait-elle, «nous sommes obligées de vendre le Manoir, et nous allons quitter ce pays. Dans l’extrémité à laquelle nous sommes réduites, vos conseils nous sont nécessaires. Vous ne nous les refuserez pas. Sans eux, nous deviendrions certainement la proie des hommes d’affaires et des aigrefins.»
Dès qu’il eut parcouru ces lignes, Clément monta vers la vieille demeure. Devant lui glissait l’image de la svelte jeune fille à bicyclette, telle qu’il l’avait suivie en une si passionnée révélation du cœur, ce matin d’automne où il s’aperçut qu’il l’aimait. Quelle enfant c’était alors!... Et depuis, comme elle avait changé! Pourtant il n’y avait entre les deux promenades que l’espace d’une saison. Il évoquait les mouvements de grâce, la courbe de la joue, la natte blonde sur la nuque, comme les souvenirs d’un être à jamais disparu.
Celle qu’il avait adorée, désirée, avec une telle ardeur protectrice, une telle frénésie voluptueuse, un tel attendrissement dans l’admiration, c’était celle d’alors: l’adolescente aux yeux purs, à l’âme ingénue et sauvage, fraîche comme une source cachée. C’était cette Xavière-là qu’il regrettait avec une si brûlante amertume, sur laquelle ses yeux pleuraient malgré lui, là-bas, dans le cimetière de San-Miniato, quand il regardait les monts pisans se dessiner en indigo sur la pâleur du soir, ou bien sous les rideaux de la gondole, à Venise, lorsqu’au bout des couloirs d’eau sombre s’ouvrait devant lui l’espace de la lagune solitaire.
Oui, celle-là ... Et elle n’existait plus. Elle n’avait jamais existé peut-être que dans l’éblouissement de son amour ... Combien il allait se sentir fort contre l’autre!
Cependant, lorsqu’il arriva sur la terrasse, aux grandes portes-fenêtres, du Manoir, lorsqu’une de ces portes s’ouvrit, lorsqu’il vit la Xavière Ausserand qui lui était étrangère,—non plus l’enfant vive, aux gestes souples, mais une silhouette haussée, raidie d’une dignité souffrante, un visage désormais féminin par la profondeur des yeux, la gravité de la bouche, une grâce fière et meurtrie, le même regard, avec tant de tristesse, les mêmes lèvres, avec une si fine pâleur,—Clément comprit que c’était celle-là, ... celle-là seule, qu’il aimait. Même, avant cette minute, il n’avait pas su que l’amour pouvait le briser d’une si déchirante tendresse.
—«Pardon,» dit-il. «C’est votre mère, qui m’a fait demander.
—Elle vous attend.»
La veuve, plus frileuse, plus emmitouflée, plus diaphane et impondérable que jadis, accueillit Fontès avec ce qu’elle croyait être du calme. Mais, d’une voix où la nervosité tremblait parmi la mesure appliquée des paroles, elle lui annonça que Jacques n’avait plus mis les pieds au Manoir depuis la mort de l’oncle Pascal. Les lettres qu’on lui avait écrites demeuraient sans réponse. Pourtant rien ne l’entravait dans l’état de sa santé, ni la liberté de ses allées et venues. Un ami de M. de Theuville, à qui Mme Ausserand, saisie d’inquiétude, s’était adressée, affirmait qu’on voyait Jacques Fontès toutes les nuits au cercle, jouant plus gros jeu que jamais, et perdant de fortes sommes avec une désinvolture étonnante.
—«Ne parlons plus de lui,» ajouta Mme Ausserand. «Ma fille et moi, nous sommes résolues à quitter ce pays. Le Manoir, vendu, nous donnera de quoi liquider quelques dettes du marquis de Theuville. Xavière y tient. Le reste—s’il y a un reste!—permettra de nous rendre en Angleterre, ou en Amérique, et d’y fonder des cours de français. Avec l’intelligence, la volonté, de ma pauvre mignonne, nous réussirons bien à gagner le peu qu’il nous faut.»
S’étant exprimée ainsi, comme tinterait une clochette fêlée, mais d’un métal pur, avec la simplicité d’une résolution sincère, Mme Ausserand, surprise de n’entendre aucune réponse, regarda Fontès.
Elle lui vit les yeux pleins de larmes.
—«Eh quoi, monsieur Clément ...»
Sa propre émotion arrêta ses paroles. Comment s’attendre à une telle marque de sympathie? N’avait-elle pas craint que, pour justifier son frère, Clément n’osât quelque dure allusion aux inconséquences de la fiancée que Jacques abandonnait. L’orgueil maternel, la solidarité féminine, armaient contre un tel procédé cette débile créature. «Nous ne réclamons rien,» aurait-elle dit fièrement. Mais de découvrir un apitoiement si respectueux, si tendre, sur un visage où elle redoutait de lire une intransigeante rigueur, cela fut trop. Des sanglots, mal contenus, la suffoquèrent.
Fontès, sans prononcer un mot, se leva, fit quelques pas dans la pièce.
Quand il revint auprès d’elle, Mme Ausserand réussit à élever de nouveau sa voix grêle.
—«Merci, monsieur Clément ... Jamais je n’oublierai ... jamais! Vous êtes, vous restez, notre ami. Nous penserons cela, Xavière et moi. Ce sera une douceur pour nous. Dans notre malheur, vous êtes hors de cause. Nous ne songeons pas à vous rendre responsable ...
—Madame,» interrompit Fontès, «ne pourrais-je parler pendant quelques minutes avec Xavière?»
La mère hésita.
—«Ce serait douloureux pour cette enfant. Elle m’a priée de vous entretenir, moi seule. D’ailleurs, tout est dit. J’ai simplement à vous demander quelques conseils pratiques ...
—Je serai toujours à votre disposition, madame. Mais ... je vous en prie ... avant de poursuivre ... Vous avez confiance en ma parole?... Je vous jure de ne pas troubler, de ne pas affliger votre fille. Il est indispensable que je lui parle.
—Ce n’est pas pour lui promettre d’intervenir auprès de Jacques?... de le lui ramener? Elle le repousserait maintenant.
—Ce n’est pas mon intention.»
Mme Ausserand le considéra encore. Mais elle ne lut plus rien sur les beaux traits virils. L’émotion de tout à l’heure n’y paraissait plus. Une gravité impénétrable y soulignait seulement une volonté à laquelle il ne serait pas aisé de résister.
La veuve se leva, rassemblant avec peine des châles, une écharpe, qui glissaient de toutes parts sur sa personne mince. Puis elle ouvrit une porte et appela:
—«Xavière!»
La jeune fille ne devait pas se tenir loin. Sans intervalle, sans bruit, sans réponse, elle fut là.
—«Mignonne,» dit la mère avec une tendresse qui semblait s’être accrue dans le pardon et la pitié, «voici notre ami Clément Fontès qui veut te parler. Viens, ma chérie. Ne t’effare pas. C’est un bon cœur qui s’adresse au tien.»
Combien tout, dans cette maison, avait changé, pour qu’un encouragement vint de la mère débile à l’enfant énergique. Mais, dans leur plus maladif égoïsme, les mères ne retrouvent-elles pas la force du geste qui protège quand la vie trahit et brise l’être à qui elles l’ont donnée. Et Xavière s’avançait, si pâle, si visiblement frémissante d’appréhension, que leurs rôles devaient s’intervertir.
Lorsqu’il fut seul avec elle, Clément s’approcha de la jeune fille, lui prit les mains malgré sa résistance, et essaya de rencontrer ses yeux. Mais elle les détourna.
—«Xavière ...»
Un silence.
—«Regardez-moi ... Vous ne voulez pas?... Petite Xavière!... Enfant adorée!...»
Elle recula, galvanisée. Pourtant elle ne put lui arracher ses mains, qu’il retenait d’une ferme étreinte.
—«Oh!...» soupira-t-il. «Est-ce de la haine que vous auriez pour moi?
—Lâchez mes mains,» dit-elle, «et je vous répondrai.»
Il la lâcha. Alors elle le regarda en face. Elle le vit plus pâle et plus bouleversé qu’elle-même. Leurs prunelles se pénétrèrent avec une ardeur désolée. Leurs bouches n’osaient plus livrer leurs âmes.
—«Et si je ne vous demandais pas d’amour, Xavière?...
—Quoi!...» s’exclama-t-elle, dans un souffle éperdu, tandis que tout son jeune corps tremblait.
—«Oui ... J’étais votre frère ... Je serai votre mari. Voilà ... Vous ne m’aimerez pas, si vous ne le pouvez ...
—Clément!..
—Enfant ... petite enfant ... je laisserai votre cœur guérir. Je ne vous demanderai pas l’impossible. Mais je vous aimerai si fort, et, en même temps si doucement, Xavière ...»
Elle ne répondait rien. Elle le regardait. On eût dit que ce regard seul, accroché aux yeux de Clément, la retenait de glisser à terre, défaillante.
Enfin, pourtant, elle trouva le courage de proférer:
—«Mais ... vous me croyez coupable?..
—Coupable ...» s’écria Fontès. «Il n’y a qu’un coupable. Le lâche qui fuit ce devoir délicieux que votre amour lui crée. Son nom, qu’il vous doit, est le mien. Laissez-moi vous le donner, Xavière.»
Un gémissement sourd, expression d’une indicible douleur, s’échappa des lèvres décolorées de Mlle Ausserand. Fontès eut un élan, comme s’il lui avait fait sans le vouloir un mal physique. Elle se déroba, cachant d’une main sa figure.
—«Chère petite!.. que vous ai-je fait? Comment prenez-vous ce que je vous dis? Vous ai-je blessée?.. Mon Dieu!.. je ne suis qu’un rude garçon,—un vieux garçon pour vous, petite fleur de jeunesse ... Je voudrais tant vous donner ma vie ... toute mon existence, en faible compensation de ce qu’on a gâché de la vôtre. Ma petite Xavière ... regardez-moi encore ... doucement ... comme tout à l’heure. Vous ne savez pas ... Il y a longtemps que je vous aime. C’est un sentiment si profond!.. Vous pouvez bien lui pardonner quelques maladresses.
—Lui pardonner!..» s’écria-t-elle. Les yeux suaves revinrent à ceux de Fontès. Il en tressaillit de toutes ses fibres. «Lui pardonner!» répéta la jeune fille. «Ah! Clément, la plus faible part de votre cœur, ce serait encore trop beau pour moi. Mais votre bonté ... votre bonté ... héroïque ... vous fait illusion ...
—Que voulez-vous dire?
—Cette «réparation», je ne l’accepterai pas de vous.»
Elle avait cruellement accentué le mot «réparation»—cruellement pour elle-même autant que pour lui, avec l’ironie d’un léger rire amer. Il fut atteint au vif. L’âpreté de sa nature le préparait mal aux subtilités féminines. La risposte s’en ressentit.
—«Pourquoi ne pas accepter de moi ce que mon frère vous doit et ne vous donnera jamais? Compteriez-vous encore sur lui après son outrageant silence?
—Oh!» cria-t-elle, «je ne le reverrai de ma vie!..
—On dit cela ... Mais vous l’aimez ... S’il revenait ...
—Assez!...» supplia-t-elle.
—«Souhaitez-vous que je vous le ramène, ma pauvre enfant? Fût-ce en mon pouvoir, j’hésiterais à vous faire ce mal effroyable. Cependant, je vous aimerai jusque-là ... oui ... jusque-là ...
—Par pitié, Clément!... Sur quoi voulez-vous que je vous le jure?... Sur la tête de ma pauvre mère!... Je ne serai pas la femme de Jacques. Il m’a délivrée de lui ... C’est assez pour que je lui pardonne ...
—Vous l’aimez toujours!...»
Comment aurait-il pu se tromper au regard par lequel Xavière lui répondit? Protestation éperdue, reproche désespéré ... autre chose peut-être. Il vit tout cela. Eblouissement. Mais, lorsque, avec une soudaine flamme d’espoir, il l’eut suppliée encore d’accepter ce qu’il lui offrait: l’oubli, la sécurité, la paix, à l’abri de son nom, de sa tendresse,—d’une tendresse dont il ne l’importunerait pas,—et qu’elle s’obstina dans son refus, Clément douta d’avoir bien lu dans les yeux limpides. Il ne put s’arracher du cœur l’idée que Xavière aimait Jacques. Il en souffrait trop, de cette idée, pour ne pas en garder la torture, ni proportionner sa conviction à l’acuité de cette torture même.
De son entretien avec Xavière, de l’impression qu’il en emporta, vint à Clément la force d’accomplir la démarche qui lui coûterait le plus au monde. L’excès de la désespérance, le renoncement à tout bonheur, inspirent aux âmes hautes une espèce de délire du sacrifice. Là où l’homme léger se console, où le faible se suicide, où le méchant se venge, l’être doué de sentiments magnifiques s’exalte dans l’abnégation. La valeur de l’individu se reconnaît surtout à l’usage qu’il fait de la douleur. La surhumanité ne se manifeste que dans l’effort et dans l’épreuve. Pour la jouissance, l’animalité suffit.
Une fièvre généreuse grisait Clément Fontès, une fièvre dont rien ne perçait au dehors, dans son attitude toujours mesurée, tranquille, sur ses traits de calme énergie, au fond de ses yeux graves. Il se rendait à Paris, auprès de son frère. Et il lui fallait sa résolution de se dévouer à Xavière jusqu’à la folie, pour qu’il osât se trouver face à face avec Jacques. Il ne l’avait pas revu depuis la certitude acquise de son crime effroyable, depuis le spectacle de la ruine morale et matérielle où ce crime avait précipité Marcel Barbery. Il ne l’avait pas revu, parce que ce lui serait, pensait-il, intolérable,—parce qu’il ne pourrait se contenir, et que, toutefois, comme il l’avait dit à son frère de lait, il ne se croyait pas le droit de juger l’homme qu’aimait Xavière,—encore moins de le condamner.
Et voici que, de son plein gré, il allait à lui. Non pas armé d’une formidable mission, mais enflammé d’un zèle rédempteur. C’était le salut qu’il lui portait. Un songe ardent remplissait le cerveau de Fontès. Il voyait Xavière prenant la main de Jacques,—cette main qui avait tenu l’atroce compas ... «Enfant,» murmurait-il en lui-même, «tu rachèteras ce malheureux. Et moi qui t’aime, j’aurai donné à ton amour ce pouvoir divin. Oui, j’aurai fait cela, moi, Clément. Je te ramènerai Jacques. Il t’épousera. Je l’y déciderai. Si c’est de l’argent qu’il faut, j’en donnerai. Près de toi, il deviendra meilleur. Je veillerai sur vous deux. Plus tard,—dans longtemps,—je lui révélerai ce qu’il te doit. Si le remords le torture, je lui dirai: «Le bonheur de Xavière efface ton crime. Oublie ... J’ai bien oublié, moi ...»
Par un effort souverain de sa volonté, Clément essayait de trouver à cette perspective une espèce de sauvage bonheur. D’ailleurs, sans s’arrêter à l’analyse de ses sentiments, il suivait sa résolution comme un soldat suit le drapeau, fermant l’oreille à toute voix insidieuse.
C’est ainsi qu’il arriva rue Rodier. M. Jacques n’y était pas, déclara la concierge. Et comme le visiteur s’informait du moment où il pourrait le rencontrer à coup sûr, l’oracle de la loge s’enveloppa d’une obscurité sibylline. Son locataire n’avait pas d’heures fixes. Il s’absentait beaucoup depuis quelque temps. D’ailleurs, on ne l’aurait plus guère dans la maison. L’appartement était trop petit, trop triste, pour un jeune homme qui avait de si belles relations. Dès la fin du terme, il donnerait congé. On accrocherait l’écriteau.
Fontès demeura abasourdi. Lui qui croyait trouver Jacques à bout de ressources et d’expédients, qui venait lui dire: «Marie-toi, je t’assurerai une situation et une dot,» persuadé que la seule incertitude du lendemain, jointe à la terreur de toute charge, de tout effort, l’avait fait se dérober!... Bizarre surprise. Qu’étaient-ce que ces «belles relations?»—Puisqu’il était brouillé avec Crapart ...—Avec Crapart, oui ... mais pas avec Chopette Miroir ... Le dialogue surpris au théâtre revint à l’esprit de Clément. Vivement il écarta la suggestion odieuse.
Toutefois, lorsqu’il eut erré tout un après-midi à la recherche de son frère, l’énervement le rendit plus pessimiste. Quelle existence louche pouvait mener ce garçon? Dans tous les endroits où il eût fréquenté, si ses habitudes eussent été normales et de plein jour, on déclarait ne l’avoir pas vu depuis longtemps, ne pas savoir ce qu’il devenait. En désespoir de cause, Fontès alla se renseigner au cercle. Là, au contraire, on lui affirma qu’il était sûr de rencontrer Jacques, mais pas avant minuit et demi.
Un écœurement saisit le frère aîné. Était-ce ici, dans ce tripot, à des heures suspectes, qu’il viendrait parler de Xavière, ouvrir à un être dévoyé le radieux avenir, offrir au misérable, que tout grincement de porte devait faire frissonner, l’offrande magnifique de cette parole: «J’ai confiance.»
Eh bien, soit! Ici, ou ailleurs ... Qu’importe! A cause de Xavière, l’œuvre de rédemption s’accomplirait. «J’irai jusqu’au bout,» décida Fontès.
Voilà pourquoi, vers deux heures du matin, il revenait, pour la troisième fois après un sommaire dîner, dans ce lieu équivoque qu’est, à Paris, un cercle d’assez bas étage.
Jacques était arrivé tard, cette nuit-là. Aussitôt il avait pris une banque, au baccara. Et, lorsque son frère, s’approchant, vint le toucher à l’épaule, il eut un geste violent d’humeur.
—«Cré nom d’un chien!... pour une fois que j’étais en veine!...
—Mais, Jacques, je t’ai cherché toute la journée. Il faut bien que je te prenne où je te trouve.
—Et pourquoi, bon sang!
—Je ne quitterai pas que je ne t’aie parlé.
—Attends au moins que j’aie fini cette partie. Ah! d’ailleurs, elle est fichue. Tu avais bien besoin de m’apporter la guigne!...»
Ces quelques mots rapidement échangés à voix basse, le jeune Fontès fut de nouveau tout à ses cartes. La présence inopinée de son frère ne le troublait vraiment que dans sa superstition de joueur. Déjà la phase était passée pour lui de ce frisson au moindre battement de porte que se représentait l’aîné. La merveilleuse puissance d’effacement que possèdent certaines natures plus féminines que viriles, à l’égard d’actes qui n’ont pas rencontré leur sanction, abolissait déjà, chez ce jouisseur à personnalité si mince, la réalité de son crime. L’accomplissement en avait été si aisé, si rapide. La visite nocturne à Louisette, un appel discret dans la cour, tandis que Fiston le flairait amicalement après un premier aboiement de grondante surprise ... (Cet aboiement que Fontès entendit, dont il s’inquiéta une minute.) «Ouvrez, madame Louisette ... Mon frère vient de me chasser. Je suis perdu ... Vous pouvez tout pour moi.» Puis, une fois en face de la douce créature, l’histoire vraie débitée en épiant le moment favorable ... Le collier de perles oublié chez lui par une amie trop tendre ... Ce collier engagé pour régler immédiatement une dette de jeu ... La certitude que son frère paierait ... Le refus de Clément ... Le lendemain, la prison, le déshonneur, pire encore: l’amie aux perles dénoncée à la fureur d’un protecteur jaloux, capable de la tuer. «Cet argent, vous l’avez, Louisette. La moitié de la somme rapportée par vous, ce soir, empêcherait votre pauvre ami Jacques de sombrer dans ce gouffre d’infamie.» Et il avait eu le cynisme d’ajouter: «Si Marcel était ici en ce moment, il se rappellerait que, dans une détresse identique, près de la faillite, il a été sauvé par nous.»
La jeune meunière, éperdue, hésitait:—«Attendez qu’il revienne ... Demain, à la première heure, je le rappellerai. Il sera encore temps. L’argent n’est pas à moi, mais à lui ...» Et, dans sa tête naïve, mais saine, dans sa claire petite cervelle, des raisons très nettes interceptaient une première impulsion de générosité: «C’est à Clément que nous devons tout, pas à celui-ci. Puisque Clément refuse de l’aider, c’est sans doute que je ne dois pas le faire. Qui sait si ce petit roublard ne me conte pas des mensonges?...»
La prudence paysanne retenait à peine son cœur apitoyé, prêt à commettre une folie. Elle aurait cédé peut-être, si, brusquement, n’avait surgi l’idée terrible: «Marcel est jaloux déjà ... Il sait bien que Jacques tourne autour de moi ... Que croira-t-il?» Et alors ce fut le: «Non ... non!... Impossible!... N’insistez pas ... Allez-vous-en ... Quelle imprudence j’ai eu de vous ouvrir!...» Une résistance apeurée, instantanément transformée en une brève épouvante—les yeux élargis devant le geste meurtrier,—puis l’effondrement mou sur le monceau de farine, sans un appel, sans un cri ...
Cette scène, ce joli visage plein de bonté, puis d’inquiétude, puis figé d’horreur, ces yeux, cette bouche soudain muette et béante, cette chute étouffée, l’abomination de l’effort pour arracher de cette chair vive l’arme étroite si profondément incrustée, une telle vision ne hantait même plus Jacques. En lui, cela gardait à peine la consistance d’un mauvais rêve. Il se trouvait à cette phase où une étrange audace, devant l’aveuglement total de tous, succède, chez le criminel, à la frayeur folle des premiers temps. C’est le moment où quelques-uns, dans la certitude de n’être pas soupçonnés, réveillent les curiosités distraites, ramènent l’attention de la justice sur l’affaire abandonnée, découvrent des pistes imaginaires, se livrent par des maladresses qui stupéfient l’opinion.
Clément considérait ce jeune mondain aux manières aisées, élégantes même, qui taillait avec tant de désinvolture, et laissait couler l’or de ses mains comme s’il avait eu une fortune à perdre. C’était le petit qui lui courait jadis après pour le forcer à jouer au cheval, dans le vieux jardin, là-bas ... Et c’était aussi l’assassin de Louisette ... Mais d’où lui venait tout cet argent, si vite enlevé par le rateau des croupiers? Le gain des premiers coups fondit. Il attaqua sa mise. Tout y passa. Jacques se leva, vint à son frère.
—«Quand je te l’ai dit, que tu me fichais la guigne!
—Es-tu fou, Jacques, de jouer des sommes pareilles?
—Bast! Elles rentreront demain.
—Tu en es si sûr que ça?
—Parfaitement sûr.»
Il regarda Clément d’un air de bravade, et, en même temps, de fatuité.
L’aîné lui dit:
—«Sais-tu ce qu’on raconte?
—Tiens, entre là,» dit Jacques, sans répondre.
Et il introduisit son frère dans un petit salon écarté, une espèce de fumoir, où ils se trouvèrent seuls.
—«On assure,» reprit Clément, «que tu revois en cachette cette créature, l’amie de Crapart.
—Cette créature!» répéta l’autre en riant. «Oh! mon cher ... Tu sais son nom aussi bien que moi. Appelle-la donc Chopette. D’ailleurs, tu en as le droit. Ta belle-sœur illégitime ...
—Alors, c’est vrai?
—Je m’en vante.
—Et l’argent?
—C’est le sien. Où voudrais-tu que j’en trouve?
—Écoute, Jacques. Je me refusais à le croire. Il faut que tu me le dises ...
—Ne prends donc pas cet air effaré, mon pauvre vieux. La petite aime jouer. Son Crapart le lui défend. Alors elle est enchantée que je risque de temps à autre quelques louis qu’elle me confie.
—Et quand tu les perds, comme ce soir?
—Ça fait compensation avec les jours où je gagne.
—Avoue donc la vérité, malheureux ...
—Quelle vérité?
—Est-il possible que tu préfères ce bourbier à la pureté de Xavière!
—La préférence ne vient pas de moi.
—Comment?
—Chopette m’adore. Tu as raison de croire qu’elle ferait toutes les folies pour moi,—sauf cependant de tolérer mon mariage avec une autre.
—Une autre!» cria Clément.
—«Une autre femme ... enfin ... quoi!»
Jacques pirouettait sur ses talons, allumait une cigarette.
Clément mesura l’abîme. Inutiles, les paroles. Toutefois, dès l’instant qu’il n’aurait plus rien à dire, l’acte s’imposerait ... Et quel acte!... Il reprit donc, avec une effrayante douceur,—effrayante pour lui-même, qui ne pouvait pas s’étourdir, se griser d’indignation.
—«Mais ton devoir, Jacques ... ton devoir envers cette jeune fille?...
—Mon devoir?...»
Il riait.
—«Oui ... Ne l’as-tu pas séduite?
—Moi!...
—N’as-tu pas abusé de sa faiblesse?... de son amour?...
—Voilà ce que j’attendais!» s’écria le jeune viveur. «Eh bien, écoute ... j’en ai assez. On n’est pas aveugle comme toi, borné comme toi, Clément. C’est la dernière fois, tu entends bien, la dernière fois, que je subirai tes rengaines. Tu t’es ôté le droit de me prêcher en refusant de m’aider. Laisse-moi mener l’existence qui me plaît. Ça ne regarde personne. Pas même toi, qui ne te crois seulement pas mon frère. Et encore moins Xavière, qui ne m’a jamais appartenu, et qui me hait.
—Elle ne t’a jamais appartenu!...»
Le cri de Clément fut assourdi par la contrainte du lieu, par une espèce de respect sacré. Mais de quelle émotion pathétique il vibra! Jacques lui-même en frémit.
—«Cependant, elle t’aime ... Elle t’aime ...» haleta l’aîné.
—«Je te répète qu’elle me hait. Et je le lui rends bien. Ces odieuses fiançailles ... Quelle comédie!... Ce parc du Manoir ... Ah! j’en connaîtrai les cailloux ... Et tout cela, pourquoi? Parce qu’une coïncidence ... fatale ... a voulu que j’y fisse une escapade la nuit où on assassinait quelqu’un dans le pays. Dire que la petite sotte ne s’en doutait même pas, de ma promenade sentimentale ... Eh bien, maintenant, j’en suis écœuré, de ce roman stupide. Je le vomis ... Advienne que pourra!... On ne prouvera pas, n’est-ce pas? que j’étais au moulin quand je déchirais mon vêtement aux rosiers de cette fleur-de-vertu?... Mais j’aimerais mieux cela que de l’épouser, tiens! Quitter une fille admirable comme Chopette, et l’aventure, le hasard, toute la joie de vivre, pour crever d’ennui, de pauvreté, et appeler «belle-maman» la vieille névrosée du Manoir ... Non, mon pauvre Clément, non ... Tu ne m’as pas regardé.»
Cette expression boulevardière perdait, en l’espèce, tout sens exact. Car Clément Fontès, au contraire, ne détachait pas ses yeux de celui qui parlait avec cette rageuse exubérance, et qui marchait nerveusement d’une muraille à l’autre de la pièce exiguë.
Quand s’arrêta le flot des paroles imprudentes, l’aîné prononça, la voix changée:
—«Mais alors, elle se sacrifiait donc à toi?»
Le cadet ricana. Dans cette phrase, il crut voir un autre argument pour l’enchaîner à Xavière, par la reconnaissance.
—«Quelle blague!» protesta-t-il. «Se sacrifier ... Xavière ... à moi?
—Et à qui donc?
—A toi, sans doute!»
Il jeta le mot de sa façon insolente, narquoise. Un choc de riposte, comme une balle qu’on relance. Puis, lui-même en resta saisi. Alors ce fut, de sa part, une explosion d’hilarité. L’idée lui apparut comme vraisemblable, et comique.
—«Au fond, tu sais, Clément ... Cette gosse-là ... Ça se pourrait qu’elle eût pour toi un formidable béguin.»
L’aîné se dressait.
—«Tais-toi!...»
Puis, aussitôt, l’ivresse indicible qui lui inondait le cœur, le soulevant aussi d’une sourde pitié pour ce malheureux, désormais livré à son destin, Clément murmura—en un avertissement suprême:
—«Ne ris pas ... Tu ne sais pas ce que tu fais!... Ne ris pas de son amour.
—Son amour, je m’en f ...!»
Le mot lui retomba au fond de l’âme, lourdement, malgré la gaieté factice. Clément s’était enfui. Jacques restait seul.