Le droit à la force
XIV
—«Je sais que je peux compter sur vous, Garuche.
—Comme sur votre père,» déclara le vagabond, en regardant Jacques d’un œil papillotant, bordé de paupières vineuses, mais où pétillait une significative malice.
Celui qu’on surnommait, à Theuville «le Parisien», eut un léger haut-le-corps. Puis il prit son parti, et se mit à rire. Élégant, fringant dans son complet gris clair, gilet blanc, haut col empesé, d’où descendait une régate cramoisie, piquée d’une perle fine, panama souple, cabossé avec art, il ne se persuadait pas que son corps, à la chair nette, soignée, massée, parfumée, fût pétri de la même substance que celui du rustre crasseux, puant l’alcool, qui revendiquait cyniquement sa paternité.
Que le lien existât entre eux, il n’en doutait guère. Et il se disposait à en profiter, comme il profitait sans scrupule de toutes les chances, ignobles ou hautes, mises à sa portée par la vie. Mais la notion d’identité, la rigueur des transmissions héréditaires, ne pénétrait pas dans son esprit. Loin d’en rougir, il se divertissait de cette parenté cocasse, qui l’eût humilié seulement dans la mesure où elle aurait été connue.
—«Eh bien, père Garuche,» dit-il, avec une gaieté tout de même un peu nerveuse, «voilà ce que vous allez faire. Vous emboîterez le pas derrière moi. Et, quand je serai entré dans la souricière, vous vous tiendrez non loin de la grille, prêt à accourir si je vous appelle. A cette heure-ci, le portillon n’est jamais fermé à clef.
—Il y a le chien,» observa Garuche, «ce sacré Fiston.
—Non. Il reste toujours à la chaîne quand je dois venir. Il ne peut pas me sentir, la brute. Alors, comme il me sauterait dessus, jamais on ne le détache, tant que je suis dans la maison.
—Je ne comprends pas ce que vous pouvez craindre de votre frère ... Mais je ferai ce que vous voudrez.
—Craindre?...» répéta le jeune Fontès. «Vous ne connaissez pas Clément. Il m’a menacé un jour de me tuer si je vivais à ma guise. Et depuis que je refuse de réparer certains accrocs à la réputation de la petite Ausserand ... Ah! il n’y va pas de main morte, mon cher frangin.
—Fichez-vous de lui,» conseilla Garuche, qui employa un terme plus énergique. «Pourquoi répondre à l’appel?... Qu’est-ce que vous allez faire dans la boîte, là-haut?
—Il m’a écrit,» murmura Jacques. «Il évoquait des souvenirs. Ça m’a remué. Et puis, les questions d’intérêt ... Enfin, nous aurons une explication. Mais je prévois qu’elle sera chaude.»
Sa voix flanchait par instants. Certaines syllabes lui restaient dans le gosier. Malgré la désinvolture, l’affectation de bravade, Garuche le sentit glacé d’appréhension, et le vit d’une pâleur telle que ses oreilles mêmes, un peu détachées de la tête, prenaient des tons de cire, des transparences jaunes, dans le grand jour ensoleillé.
—«Vous tracassez pas,» dit-il. «Vot’ père Garuche sera là, fidèle au poste. Chez vous, un mot plus haut que l’autre, on l’entend du chemin. Si ça tourne à l’aigre, j’entrerai, comme par hasard.»
Tout en parlant, il fit sonner sur le sol battu de sa baraque une canne qu’il venait de décrocher d’un clou. C’était un makhila basque, un bâton, ferré au bout d’une pointe triangulaire, et dont la poignée de cuivre, aisément dévissée, cachait un épieu d’acier,—arme redoutable, échouée là on ne sait par quel hasard. Tout le village connaissait le makhila de Garuche. Un lacet de cuir passé dans un anneau, permettait de suspendre au bras cette canne.
—«Allez ... Je vous suis ... mais à distance. Il ne faut pas qu’on nous croie trop de mèche,» conclut-il.
Jacques partit sur la route, se dirigeant vers sa maison natale.
S’il y revenait, c’était par suite d’une sommation de son frère,—une inquiétante missive,—qui ne l’avait pas ému, comme il essayait de le faire croire à Garuche, mais qui l’avait terrifié. Et il ne pouvait pas ne pas venir, parce que, après un tel ordre de comparaître, l’abstention lui eût paru plus dangereuse que l’obéissance.
Voilà pourquoi, descendu du train de Paris, en cette chaude fin d’après-midi d’été, Jacques s’était assuré, en passant, du renfort que représentait Garuche.
Une paix silencieuse et dorée remplissait la campagne. C’était l’heure surabondante de l’année, où rien encore n’est cueilli ni fauché de la splendeur terrestre. Les foins épais et fleuris, les moissons encore vertes, animaient l’espace de leur sensibilité frissonnante. Grâce à leur ondoiement, le sol immobile palpitait comme la mer ou comme un sein vivant. Un ramage d’oiseaux remplissait les bois, au long desquels le Sausseron coulait parmi tant d’herbes et de roseaux que, sans le voir, on entendait sa chanson mouillée. Les alouettes montaient au-dessus des champs, et l’air se parsemait de roulades à l’approche du soir. La route, avec son flottement de ruban clair, semblait aller vers du bonheur.
Jacques tourna par un raccourci, traversa les prés pour ne pas paraître dans le village, et, sans avoir regardé du côté du moulin, se trouva devant la maison des Fontès.
Son frère l’attendait dans la salle basse, la vieille salle à manger, au carrelage noir et blanc, avec ses buffets jaunâtres, sur lesquels, dans des vases bleus, séchaient des graminées. Il y faisait une fraîcheur délicieuse.
—«Tu dois avoir soif,» dit Clément.
Il fit servir de la bière, et, quand Gervais l’eut apportée:
—«Maintenant,» commanda l’aîné des Fontès au jeune domestique, «tu peux partir. Va-t’en avec Djinn chez le maréchal. Et fais attention au fer antérieur droit,—la pince un peu renforcée en dehors, comme je te l’ai dit. Va.»
Gervais s’éloigna. Il y eut un silence. On entendit les sabots de Djinn dans la cour. Les fenêtres étaient fermées, et même les volets d’une fenêtre. La maison, dans l’ombre du marronnier énorme et en contre-bas du jardin, avait un recueillement muet de crypte.
—«Où donc est Margotte? Elle n’est pas venue me dire bonjour?» observa Jacques d’une voix blanche.
—«Margotte est malade ... Une attaque. La paralysie est à craindre. Je l’ai fait admettre dans la maison de santé, à l’Isle-Adam.»
Dehors, la grille battit. Puis on l’entendit qui grinçait, rouverte. Une allée et venue, à laquelle, machinalement, les deux frères prêtèrent l’oreille. Une chaîne sonna sur le pavé. Ensuite un aboi joyeux de chien, puis la retombée de la grille, définitivement fermée.
Gervais, en sortant avec Djinn, avait remarqué Garuche, embusqué à l’angle du mur, le visage en attente, le poing crispé sur sa canne basque.
Tous deux tressaillirent en même temps. Le braconnier s’effaça, voulut n’avoir l’air de rien, fit quelques pas pour tourner dans le sentier grimpant, le long de la propriété.
Le domestique, alors, rentra, et, sans que personne le vît, détacha Fiston.
«Comme ça, si ce gredin veut chiper quelque chose, sachant que ni Margotte ni moi ne sommes là....»
Gervais pensa bien à M. Jacques. Mais, avec le patron, rien à craindre. D’ailleurs, Djinn et lui-même seraient revenus du ferrage avant que ces messieurs eussent fini de causer.
Effrayante causerie.
Dans la pénombre fraîche de la salle, une voix disait:
—«Ce que tu as fait cette nuit-là, Jacques, je vais te le rappeler. Lorsque je t’eus parlé comme j’ai cru devoir le faire, tu es rentré ici, dans la maison. Tu as cherché une arme. Tu l’as choisie sûre, silencieuse, insoupçonnable ... Tu avais cette lucidité, cette présence d’esprit, cette préméditation. Dans mon atelier, tu as ouvert une boîte, tu as pris le grand compas à quart de cercle ...»
Il y eut un léger mouvement, près de la table. Un rayon de soleil, plus délié qu’un fil de la vierge, mais qui se multipliait dans les facettes d’un verre à bière, rendait plus sombre la place où Jacques était assis. La tache pâle que faisait son visage disparut dans une autre tache pâle, que formèrent ses deux mains.
Clément, qui marchait de long en large, poursuivit:
—«Tu t’es fait conduire à la station, où tu as sauté dans le train pour Paris. Mais tu en es descendu presque aussitôt, à l’un des nombreux arrêts ou ralentissements dans la traversée des villages. Tu as rebroussé chemin vers le pays. Tu es allé au moulin. Tu es entré dans la cour par le portillon, vers le bois. Tu t’es fait reconnaître du chien, qui commençait à aboyer, puis de Louisette Barbery, qui, sans doute, a ouvert une fenêtre. Quel prétexte lui as-tu donné?... Elle t’a introduit dans la maison. Et alors tu l’as tuée, pour voler son argent. Tu l’as poignardée avec le compas, qui, fermé, faisait dague, mais dont une pointe presque imperceptible, se brisant contre une côte, est restée dans la blessure. Tu as pris les dix mille francs sous son oreiller, en ayant soin de jeter à terre l’enveloppe qui les contenait. Puis tu es sorti, tirant après toi la porte extérieure, et la fermant à clef. Cette clef, tu t’en es débarrassé adroitement, car on ne l’a pas retrouvée. Mais, sur la porte, il y avait l’empreinte de tes doigts.
—C’est faux!...
—L’empreinte de tes doigts,—que l’instruction n’a pu identifier, parce que tu portais des gants,—au moins un, à la main droite. Ce gant était en peau jaunâtre, assez claire. Il n’était pas neuf. Il avait été nettoyé, et gardait la marque du dégraisseur. Tu l’as enterré tout en haut du bois, non loin de la brèche par laquelle tu as pénétré ensuite dans le parc des dames Ausserand.»
Une sorte de grondement,—stupeur?... protestation?... blasphème?...—Puis un éclaboussis de lumière. Une des mains pâles, en s’agitant, venait d’éparpiller des gouttes de soleil. Mais, aussitôt, le calme, les demi-ténèbres se refirent attentifs.
—«Pourquoi te réfugiais-tu dans le parc du Manoir?... Pour te créer un alibi. Tu as déchiré ton veston aux épines d’un rosier sous la fenêtre de ... Ne parlons pas de cela. Remontant la vallée, tu es allé prendre, à une station supérieure, le premier train du matin pour Paris. Sans doute préférais-tu qu’on ne te vît pas. Mais qu’importait?... N’y avait-il pas cette chambre de jeune fille—une jeune fille sans père, sans frère ... sans défenseur ... Vainement, elle aurait nié ... Le lendemain, avant de replacer le compas, tu as fait égaliser les pointes par Garuche. Chose toute simple. Tu n’imaginais pas qu’on retrouverait l’infime parcelle d’acier. Qui pouvait songer à une arme de ce genre?... Mais les résultats de l’autopsie, publiés, inquiétèrent pour toi ... l’homme.... Il accourut ici. Et, par des mots ambigus, en même temps qu’il te mettait sur tes gardes, il te prévenait de ne pas te couper, de ne pas te livrer, que, par lui, jamais on ne saurait rien ...
—Non ... oh! non, ... il ne supposait pas ... Il a eu confiance en moi, lui.
—Allons donc!... Un complice digne de toi ... Ou plutôt, toi, fils digne d’un tel père ...
—Eh bien ... mon père ... soit!» fit la voix tremblante de Jacques. «Je finirai par trouver qu’il vaut mieux que ceux dont je porte le nom. Lui!... même initié à cette malheureuse coïncidence, il n’a pas voulu me croire un meurtrier.
—Il n’avait pas les autres preuves. Je les possède.
—Comme tu me hais, Clément!»
L’aîné ne répondit pas. A quoi bon protester de son aveuglement désespéré, du parti pris en faveur de l’innocence fraternelle qui bâillonna en lui, si longtemps, les soupçons, de l’écrasement de son amour, et de l’effroyable douleur dont le déchira l’explosion de la vérité?
Il reprit:
—«Tu sais, n’est-ce pas, ce qui te reste à faire, Jacques?»
Une sourde exclamation de surprise. Une hésitation ... Et alors le cadet prononça:
—«Quoi!.. M’aiderais-tu?.. Me faciliterais-tu les moyens d’aller refaire ma vie à l’étranger?..»
C’était l’aveu. Un espoir soudain y incitait le misérable garçon. D’ailleurs, au point où il en était ...
—«Non, Jacques. Un Fontès ne refait pas sa vie là où tu en es de la tienne. Pense à l’homme qui t’a donné ce nom ... Et fais ce que tu dois faire.
—Que veux-tu dire?..»
Clément posa quelque chose sur la table. Les yeux de Jacques, accoutumés au demi-jour, distinguèrent immédiatement l’objet terrible. Ils l’eussent deviné dans les ténèbres. C’était un revolver.
—«Lâche!..» murmura le jeune homme.
—«Je ne suis pas lâche,» dit Clément. «Écoute ...»
Il fit deux pas, et vint s’appuyer à la table, tout près de l’autre. Face à face, il regarda celui qu’il avait aimé pendant tant d’années comme un frère. Le visage blême du plus jeune se leva. Leurs prunelles, à travers le mystère de l’ombre, se rencontrèrent tragiquement. Dans les unes, il y avait, sous le défi affecté, une imploration éperdue. Dans les autres, un abîme de tristesse.
La mollesse assoupie de l’été baignait cette scène, comme l’atmosphère d’un rêve suffocant dont on ne parvient pas à s’éveiller.
—«Je ne suis pas lâche,» répéta Clément, «car je suis prêt à payer ma conviction de ma vie. Ma conviction est que tu dois mourir. Mais, si tu préfères me tuer, tu le peux. Voilà ce revolver. Il est à ta portée, tiens ... Mets-moi une balle dans la tête. Puis place le revolver dans ma main ... et fuis. On croira que je me suis tué. Fais cela si bon te semble ...»
Il se rejeta en arrière, les bras croisés, et attendit.
—«Pourquoi cette comédie?» hasarda Jacques.
—«Ce n’est pas une comédie ... C’est un duel, mettons.
—Si je te comprends bien, tu me donnes le choix: ou te tuer, ou être tué par toi ... Tu me proposes le suicide ... C’est trop commode ... Te débarrasser de moi sans risques!.. Voilà!.. Et malgré tes grands mots, je le répète, tu n’es qu’un lâche.
—Jacques, le mari de Louisette sait tout. C’est lui qui t’abattra comme un gibier que sa vengeance traque ... quand je ne retiendrai plus son bras. Et je ne pourrai plus le retenir ... Je n’ai plus les motifs ... Il verra ...»
Un cri étouffé,—un cri qui essaya de se formuler en juron, mais qui était bien le halètement de la terreur, échappa aux lèvres de Jacques. Aussitôt, par un effort, il essaya de reprendre contenance:
—«Allons, Clément ... J’en conviens ... Je suis un malheureux ... Mais laisse-moi partir ... Que je gagne seulement la frontière ... Voyons ... Si je te jurais de devenir un autre homme ... Je suis trop jeune pour mourir ...
—Tu n’étais pas trop jeune pour tuer. C’est toi qui as choisi. L’assassin se condamne par son acte. Aucun tribunal n’a le droit d’abroger cette condamnation-là.
—Mais toi?... Qu’es-tu?... Tu es donc le bourreau?...»
Clément tourna sur lui-même, comme ivre d’horreur.. Ses doigts se crispèrent dans ses cheveux. Et ses ongles, sans qu’il les sentît, lui labourèrent le crâne. Un gémissement souleva sa poitrine. Le calme qu’il s’imposait, l’abandonna.
—«Le bourreau!...» s’écria-t-il. «Oui ... Et je dois l’être ... Car, du moins ... j’assume la responsabilité ... Je cours les risques ... Je vais jusqu’au bout du devoir ... C’est ... le devoir ... Et cependant, je ne puis pas!... Je préfère ... Tiens, toi qui oses ... délivre-m’en, de cet horrible devoir ... Tue-moi!...»
Il avait pris le revolver, il l’enfonçait dans la main de Jacques.—Un spasme d’angoisse l’étrangla. Il s’abattit sur une chaise, avec un râle d’inexprimable souffrance.
Cette fois, un éclair d’émotion, de repentir, perça le cœur du misérable assassin de Louisette. Il comprit ... Il entrevit la sincérité de celui dont il usurpait et déshonorait le nom, et qui, ayant proclamé toute sa vie la beauté réparatrice de la mort, devait, même par une généreuse logique, la lui imposer, cette mort. Clément pouvait-il le livrer à l’ignominie de la cour d’assises?... l’abandonner à la brutalité d’une vendetta, qui serait une condamnation indirecte, sans risques, sans grandeur?... Clément voulait, et devait, exécuter le frère indigne, comme il le lui avait déclaré presque prophétiquement un soir ... le soir ...
Toutefois, au moment d’agir, sa main défaillait ... Il était là, lui, l’homme intransigeant, rigide, invoquant la mort pour lui-même avec un déchirant sanglot ...
—«Pardon, Clément!...» cria Jacques, «Pardon!... Je me souviendrai de ta pitié ... Adieu!..»
Il étreignait le revolver, que, malgré l’objurgation de l’aîné, il ne dirigea pas vers celui-ci. Un bond ... une porte ouverte ... un flot de soleil ... dans lequel s’élança la svelte silhouette de Jacques ... Clément n’avait pas eu le temps de se redresser, de déterminer s’il courrait sus au fugitif, lorsqu’il entendit un aboiement, suivi d’une exclamation furieuse:
—«Arrière!... veux-tu me lâcher, sale bête!...»
Alors ce fut le vertige, où l’homme n’agit plus que par la poussée des forces obscures, le passage foudroyant de la fatalité.
Clément ne surgit dehors que pour trébucher dans l’inévitable et dans l’irrésistible.
Une seconde, il vit Jacques aux prises avec Fiston. Puis l’air claqua d’un petit choc d’acier. Le chien roula à terre. Un jet de sang fusait de sa toison sur la blancheur du pavé. Des convulsions secouaient le corps sombre et velu, tandis qu’à travers la broussaille de poils ressemblant aux gros sourcils d’un grognard, deux yeux qui, déjà, se révulsaient, cherchaient les yeux de Clément, dans un regard indiciblement doux d’adieu et d’agonie.
Fontès eut un élan d’indignation farouche.
—«Misérable!...» grinça-t-il en saisissant son frère au collet. «Assassin de la pauvre Louisette!... Il faut encore que tu massacres son chien!...»
Affolé, arrêté dans sa fuite, perdant la tête, n’obéissant plus qu’à l’instinct, Jacques, pour se dégager, tira encore. Un vague discernement dirigea son revolver vers le bras de Fontès. Car il ne voulait pas tuer, mais seulement desserrer l’étreinte.
Effectivement la main qui le tenait le lâcha, retomba, pendant que Fontès chancelant, reculait.
Mais, en même temps, une aveuglante douleur effaça l’univers devant les yeux, soudain obscurcis, du jeune homme. La pomme en cuivre du makhila de Garuche venait de s’abattre sur la tempe de Jacques, avec une force frénétique.
Le braconnier, accouru dès la première détonation du revolver, avait vu la mort de Fiston, puis le coup de feu contre Clément, qu’il crut menacé d’une autre balle. Au mot de celui-ci: «Assassin de Louisette!» il avait levé sa redoutable canne.
Maintenant, il s’adressait au jeune cadavre qu’il venait de faire, et qui, étendu sur le sol, y gisait avec la grâce pitoyable d’un être chez lequel la mort ne peut effacer la fleur de la vie.
—«Tu l’as voulu,» disait Garuche. «Voilà donc le sacripant que tu étais!... Je ne regrette rien ... T’étais pas de mon sang ... Un Garuche n’assassine pas une femme pour la voler ...»
Clément s’avança. Sa main gauche pendait, inerte. La balle du pistolet lui avait traversé le bras. De la main droite, il congédia l’homme:
—«Allez ...» dit-il.
Sa voix n’exprimait rien, que la volonté d’être obéi. Garuche essaya encore de parler, de l’invoquer, lui, pour se rassurer sur son action. Sous le regard de Fontès, il n’osa pas ... et partit.
Le maître de la maison referma la grille. Puis, seul avec la Mort et avec sa pensée, il écouta ce que leurs voix lui disaient.
Sur le front ensanglanté de Jacques, le soleil tombait, brutal. Clément glissa son bras valide sous les épaules du corps souple et léger, et le traîna à l’abri du marronnier, dans l’ombre. Alors il lui abaissa les paupières, les larges paupières, fraîches et fines comme celles d’un enfant, sur les yeux, qui devenaient vitreux.
Ayant accompli ces soins, il s’approcha de l’autre cadavre, de cette forme humble et velue, aux pattes raidies, où un cœur aussi avait battu ...—un cœur fidèle.
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Lorsque le docteur, appelé par Gervais, et les villageois, ameutés par Garuche, pénétrèrent dans la cour, ils trouvèrent Clément, effondré contre une saillie des racines gigantesques. L’hémorragie du bras l’avait fait s’évanouir.
Sa tête, abattue sur sa poitrine, s’appuyait de la joue contre la tête de Fiston. En un effort, qu’il croyait le dernier, il avait attiré le chien à lui.
FIN
PARIS.—TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.—12698.