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Le droit à la force

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XI

La Ferté-sous-Jouarre. Un long mur blanc sur un ciel trop pur d’avril,—un ciel où, d’un instant à l’autre, accourent des nuages gonflés de grêle et d’averses. Le soleil est trop chaud dans un air trop frais, traversé d’un vif vent du nord.

Devant la grande porte de bois à double vantail, Clément s’arrête. Il sonne. On ne lui répond pas. Et il franchit le portillon.

A droite, les bureaux. Un escalier extérieur monte à l’étage. Il regarde à peine de ce côté. Ce n’est pas pour les chefs qu’il vient. A gauche, en tas énormes, des débris de meulière, les morceaux trop petits ou trop crevassés, qui ne peuvent pas servir, même à faire un «boitard».

De ce côté, l’immense cour s’étend, parmi l’encombrement des matériaux. Puis, en face, sur toute la longueur, un hangar qui n’en finit plus, protégé seulement par un toit et le mur de fond, sans cloison extérieure.

Fontès l’embrasse d’un coup d’œil. Soixante ... quatre-vingts ouvriers peut-être, y travaillent. Ce sont des condamnés à mort: les piqueurs de meules.

Une pensée retient le visiteur. Il s’immobilise, regarde. Et il se dit:

«Le terrible labeur de ces gens-là, leur lent supplice final, leur fin affreuse, la certitude qu’ils atteindront à peine l’âge mur, et ne connaitront jamais les heures douces de la vieillesse reposée,—qu’importe à notre conscience sociale!... Ses scrupules quant à son droit d’infliger la mort s’éveillent pour les seuls assassins. Et vraiment l’on a trop à faire d’aménager l’agréable villégiature des bagnes, l’hygiène raffinée des prisons, les bains et les cabinets de lecture des apaches, pour garder quelque sollicitude à la vie tragique des travailleurs.»

Un contremaître s’avança:

—«N’avez-vous pas ici depuis peu de temps,» demanda Fontès, «un ouvrier ... Marcel Barbery?

—Je crois ...» dit l’homme.

Fontès en était certain. Et il savait pourquoi son frère de lait s’était fait embaucher dans la fabrique de meules de La Ferté-sous-Jouarre. Marcel, fuyant le moulin, gagnait son pain par le seul métier qu’il connût. Durant son adolescence, lorsque son père se servait encore du vieil outillage, il en avait appris l’entretien. Nul ne le valait pour le «rhabillage» d’une meule. Il utiliserait donc, pour vivre, son habileté professionnelle, d’autant plus aisément que les candidats à ce dur travail se font rares, et qu’on accueille à coup sûr les gens de bonne volonté.

Puis ... il y avait autre chose. Comme tous les meuliers, qui savent que la chalicose pulmonaire les attend infailliblement, et qui disent: «Nous avons une meule dans le ventre»,—le veuf était sûr ainsi de ne pas traîner trop longtemps sa douleur dans une existence dont la prolongation lui paraissait intolérable.

—«Pourrais-je parler à Marcel Barbery?» s’informa Fontès.

—«Mais ... après le travail.

—C’est très urgent. Je voudrais bien tout de suite ...»

Il présenta sa carte, dit sa profession d’architecte, qui, dans ce milieu, lui donnait de l’autorité.

—«S’il le faut, je verrai votre directeur.

—Inutile. Venez avec moi.»

En se dirigeant vers le hangar, Clément, qui voyait la meurtrière poussière de silex tourbillonner autour des visages penchés, contre les bouches entr’ouvertes par l’effort, prononça tout haut cette réflexion,—dont il attendait, d’ailleurs, la contradiction immédiate:

—«On comprend que cela les tue à bref délai.

—Ce qui les tue, c’est l’alcool,» riposta vivement le contremaître. «Les poussières ont bon dos. Elles leur sèchent le gosier, soi-disant. Alors ils boivent.»

Le sourire d’amertume ironique aux lèvres du visiteur fit rougir l’employé. L’absurde phrase toujours prête, et qui lui était venue inconsciemment, ne prenait pas avec celui-là.

—«Voyez-vous, monsieur,» poursuivit le champion de l’industrie meulière, «au fond, la vérité est celle-ci. Le métier n’est pas dangereux quand on a la raison de le pratiquer cinq, six mois, par an, et le reste du temps d’aller aux champs, de s’employer aux cultures, de se nettoyer les poumons avec du bon air. On ne peut pas leur faire comprendre ça!

—Peut-être,» observa Clément, «cette façon d’avoir deux professions les empêcherait de réussir dans l’une ou l’autre.

—C’est ce qu’ils prétendent. Et puis, l’appât du gain ... Laisser des journées de six et huit francs pour en trouver de trois ou quatre ... L’avenir, c’est loin. On se sent jeune, exubérant de force. On croit qu’on résistera mieux que d’autres ... On marche pendant cinq, six, sept ans d’affilée ... Quand l’usure se fait sentir, on a pris ses habitudes, on ne sait pas faire autre chose ... On reste.

—Pas longtemps,» ajouta Fontès.

Le contremaître le regarda eu dessous. Mais ils se turent. Le bruit des champoreaux, des pioches, frappant le silex, rendait la conversation difficile. Des faces se levaient, se tournaient vers eux, maigres, d’une lividité qu’accentuait la poudre pierreuse, des regards dévisageaient l’étranger, à travers les grossières lunettes faites d’un fil de fer tordu autour de deux morceaux de vitre.

—«Barbery!» s’écria le contremaître en s’arrêtant.

Fontès jeta une exclamation. Il eût passé près de son frère de lait sans le reconnaître. Outre la couche poudreuse et les lunettes qui, déjà, le changeaient, Marcel montrait des traits défigurés par un mal bizarre. Une éruption sanguinolente le criblait de grumeaux pourprés. Mais aussitôt, ses mains attirèrent davantage l’attention apitoyée de Clément. Du sang les couvrait, que les gestes énergiques du travail étalaient ou faisaient gicler. Les poignets, les bras, jusqu’aux coudes, rougissaient de la même rosée sinistre.

—«Mon pauvre garçon!... Qu’est-ce que tu as?

—Rien du tout,» dit le piqueur de meules. «C’est comme ça dans les commencements. Ma peau est trop tendre. Bah! elle durcira vite. Regarde le camarade, là. Voilà comme il faut qu’elle devienne.»

Le voisin, orgueilleusement, tendait son bras. Clément vit ce bras couvert d’une espèce de maroquin fauve et grenu, tout piqueté de points noirs.

—«On ne sent plus rien là-dessus,» dit l’homme en riant. «Et puis, c’est joli,» ajouta-t-il en blague. «Ça fait des dessins. Ah! on nous rattraperait si nous nous sauvions. Nous sommes matriculés.

—Mais ... ces points noirs?... Ça n’est pas du silex?

—Non, c’est de l’acier. La meule mange les outils. Et elle nous en crache dessus, la mâtine.»

«Dire que leurs poumons deviennent comme ça!» songea Fontès, qui se rappela certaines révélations des rayons X.

Mais on criait au fond du hangar. Un mot répété volait en clameur.

—«Tire-à-l’œil!... Allons! Vivement!... Y a de la besogne pour toi.»

Celui qui parlait avec Fontès, courut. Barbery expliqua. Le camarade—surnommé à cause de cela «Tire-à-l’œil»,—possédait une habileté merveilleuse pour retirer des yeux, avec un aimant, les parcelles d’acier, qui s’y incrustaient en dépit des lunettes. On le préférait au pharmacien, et même à l’oculiste. Depuis son entrée à la fabrique, les ophtalmies, les cas de cécité accidentelle, étaient moins fréquents.

—«Marcel,» dit Fontès, «j’ai à te parler. Je ne peux pas attendre.»

Le piqueur de meules regarda profondément son frère de lait. Sa face mouchetée de sang devint tragique par l’expression qui, soudain, en aggrava l’aspect. Mais ce fut seulement de froid que ses épaules frissonnèrent, sous une aigre rafale qui s’engouffra dans le hangar.

—«Tu es en sueur ... Tu vas prendre la mort,» observa Clément.

L’autre haussa les épaules.

—«C’est commode pour ça, ici,» dit-il avec une satisfaction funèbre. «Pas besoin d’attendre qu’on ait les poumons macadamisés comme une grand’route. En eau tout le temps, à piquer sans relâche avec une pioche qui pèse dix kilos, si on cesse de trimer cinq minutes, par un petit vent de noroit comme ça, on a son compte.

—C’est ta veste?... Voyons, mets-la,» fit l’architecte, décrochant d’une poutre un vêtement, que Barbery jeta sur sa chemise mouillée.

Un moment après, Clément obtenait sans trop de peine la permission d’emmener son ami.

—«Allons chez toi,» dit-il.

—«Oh!... chez moi ...»

Le haussement d’épaules indiquait que l’ancien meunier logeait dans un domicile de hasard, où, peut-être, leur tête-à-tête manquerait de l’intimité, de l’isolement souhaitable.

Presque tout de suite, en effet, ils arrivèrent à une espèce de cité, une file de baraques en briques et en bois, mal closes, mal tenues, d’où s’échappaient des relents de graillon et de moisi.

—«Le tâcheron loue ça pas cher à ceux qui sont garçons,» expliqua Marcel. «Et, tiens ... v’là le «barbaud,» qui nous fait la popote.»

Un homme s’avançait en boitillant. Un ancien carrier, qui, pris sous un éboulis de meulière et resté infirme, s’était fait le «barbaud,» c’est-à-dire le domestique, le cantinier, des compagnons.

—«Tu reviens à c’t’heure!... Le ménage n’est pas fini dans ta cambuse,» dit-il à Marcel.

Celui-ci venait de passer sur son visage son mouchoir mouillé à la pompe. Fontès put le voir rougir.

—«Qu’est-ce que ça fait, mon vieux?» s’écria l’architecte.

—«C’est que ...»

Ils se trouvaient au seuil d’une des masures. Le geste de Barbery vers l’intérieur montra deux lits en désordre dans la pitoyable chambre. Il partageait ce réduit avec un camarade, et il appréhendait, non sans raison, la répugnance de Fontès.

Celui-ci ne put contenir un mouvement de recul. L’odeur fauve qui s’exhalait des vieux bois, des vieux vêtements, des literies misérables, était, certes, moins âcre que celle d’une cage de ménagerie, et cependant elle révoltait davantage des nerfs humains, parce que c’était une odeur humaine.

—«Tu peux dormir là dedans, mon pauvre Marcel?... Toi que Louisette dorlotait ... Je me souviens ... Votre chambre ... Quelle propreté merveilleuse!... Et cela sentait bon ... Un mélange de cire d’abeilles, d’iris et de farine ...

—Cela sent meilleur, là où elle est maintenant, ma Louisette ... Et je voudrais partager ce parfum-là avec elle ...»

Réponse atroce de sincérité. Fontès en frémit.

—«Viens,» dit-il précipitamment. «Viens ... Je sais ... On t’a tué plus qu’elle ... Ta vie affreuse de maintenant ... Je la comprends toute ... Oui, je te le dis, toute ... toute ...»

Il l’entraînait. Impossible de parler ici. «Marchons.» D’ailleurs, marcher, c’était retarder encore l’entretien inévitable,—l’entretien monstrueux. Quels mots se formuleraient, quelles syllabes oseraient s’assembler, pour dire ce qu’ils avaient à se dire?...

Longtemps, ils errèrent en silence. Non!... ils ne pourraient pas ... ils ne pourraient pas parler. Et toutefois, maintenant, il n’y avait plus de secret entre eux. Il était si complètement aboli, le secret, que leurs yeux mêmes évitaient de se rencontrer, pour ne pas faire jaillir la vérité de leurs âmes.

Mais enfin, cela arriva. Ce fut dans une carrière abandonnée, où ils se réfugièrent comme dans l’endroit le plus écarté de toute vie, de tout bruit,—une grande cavité de pierre nue, presque une tombe.

Ce fut là.

Clément dit à voix basse:

—«Tu l’as su tout de suite, toi?

—Pas tout de suite.

—Tu soupçonnais?...

—Oui.

—Mais ... la preuve?...»

Marcel Barbery eut comme une hésitation. Puis il murmura:

—«Si tu es venu ... c’est que tu en as une, de ton côté.»

Fontès acquiesça, d’un souffle:

—«C’est vrai.»

Il n’ajouta pas: «J’ai l’arme.» Il n’aggraverait pas de cette horreur le supplice de l’homme de qui on avait tué la chair de sa chair, le délice, l’âme, tout. Il ne lui ravagerait pas la pensée par l’abomination de l’image précise ... et quelle image!...

Vivement il reprit:

—«Qu’as-tu trouvé?... Voyons ... S’il était possible qu’un doute ... une chance d’erreur ...»

Le piqueur de meules secoua la tête. Malgré la certitude, un vague espoir s’insinuait en Fontès du fait seul de parler avec un autre ... L’énormité que cela fût, s’augmentait si effroyablement d’en convenir tout haut, face à face!... Comment les paroles inouïes ne seraient-elles pas suspendues, refoulées par une évidence libératrice?... Mais, lorsque Barbery secoua ainsi la tête, la faible palpitation lumineuse s’éteignit au cœur de Clément. Le cauchemar était réel. Il faudrait le vivre jusqu’au bout.

L’ouvrier cherchait quelque chose dans sa veste. Non pas au fond d’une poche, mais sous la doublure, qu’il entr’ouvrit en faisant sauter quelques points. Un morceau brunâtre, comme de cuir déchiqueté, raidi, apparut.

Barbery, sans mot dire, le tendit à son frère de lait.

Fontès mania l’objet, l’examina ... Soudain, il comprit.

C’était un gant de peau, qui avait dû être de couleur fauve assez claire, mais noirci, cassant, comme si on l’avait fait sécher après l’avoir tiré de la vase. En dedans, près du poignet, sur l’intérieur blanchâtre, resté relativement net, on distinguait encore une de ces marques à l’encre comme en font les dégraisseurs ... Un J et un F, figurés grossièrement en capitales d’imprimerie. Clément se rappela l’assertion des experts, la trace des doigts sur la porte—des doigts anonymes, masqués. Et le surnom ... «l’assassin ganté» qui, pour la foule, désignait encore celui que la justice renonçait à découvrir.

—«Où as-tu trouvé cela, Marcel?

—Dans le bois ... enterré.»

Fontès eut un mouvement, presque de doute.

—«On avait tellement cherché, fouillé, creusé partout!...»

La voix étranglée, assourdie, du veuf, émit ces mots:

—«On avait cherché tout autour, à proximité du moulin, sur les rives et dans le lit du Sausseron ... Et avant l’histoire du Manoir.

—Le Manoir ...» répéta Clément, que ces deux syllabes remuaient jusqu’au fond des entrailles.

—«Oui, puisqu’il a fui là-haut ... puisqu’il y est allé finir la nuit pour se créer un alibi ... C’est de ce côté-là, aussi loin que possible de son crime, qu’il avait dû cacher des choses ... J’ai pensé cela ... après, quand on l’a eu relâché ... J’ai suivi ce chemin-là, cent fois, en examinant chaque touffe, chaque motte de terre ... Et j’ai trouvé ...

—C’est alors que tu as quitté Theuville?

—Oui.

—Pourquoi?

—Pour ne pas le tuer.»

Un silence. La carrière, aveuglante, crépitait de soleil,—dur soleil d’avril, nu, dépouillé, plus triste de se refléter sur ces blancheurs miroitantes de pierre et de sable. Quelques hirondelles, revenues de loin sans doute, traversèrent l’espace avec de petits cris.

—«C’est ton droit de le tuer,» prononça Clément.

—«Je ne toucherai pas à un Fontès,» déclara l’ouvrier.

Celui qui portait ce nom ne répliqua rien. Il songeait. Peut-être allait-il parler ... Mais il se contint. L’autre reprit:

—«Tes parents ont aidé les miens. Ta mère t’a confié à la mienne ... pour qu’elle continue à avoir du lait. Sans cela, comment m’aurait-elle nourri? Toi, tu fus mieux qu’un frère pour moi. Si j’ai gardé le moulin, si j’ai pu épouser Louisette, c’est par tes bienfaits. Va-t’en maintenant. Ne parlons plus ... Ne me tente pas ... Ne me dis pas que j’ai le droit de le tuer ... Il est mort pour moi ... Toi aussi ... Tout, ... tout est mort ... Va ... Nous n’avons plus rien à nous dire.»

Marcel Barbery se laissa tomber, assis, sur une saillie de roche, appuyant son visage contre son poing fermé.

Il releva la tête avec stupeur en entendant Fontès lui dire:

—«Ce qui est ton droit, à toi, est mon devoir, à moi.

—Quoi donc?... de frapper le criminel?

—De le frapper, certes!

—Ton frère!...

—Parce qu’il est mon frère,—ou, du moins, parce qu’il porte le nom de mon père ... Nous n’avions pas la même mère ... Et puis ... tu ne sais pas ... Mais peu importe. Je te le dis, Marcel ... Fût-il mille fois de mon sang, je n’en serais que plus responsable ... Mon devoir ne peut pas être de le dénoncer, de le livrer ... Donc ...

—Que feras-tu, Clément?...»

La question resta sans réponse. Alors, le morne visage de Barbery changea. Un sauvage éclair fit étinceler ses yeux. Il se dressa, posa une main sur le bras de Fontès.

—«Est-ce possible?... Est-ce vrai?... L’as-tu condamné?... Alors, laisse-moi ... laisse-moi agir!... Clément ... Laisse-moi faire cela ... Mon âme en brûle!... Quand on devrait m’écarteler après! Ne comprends-tu pas que, toi seul ... Ah! sans toi ... supposes-tu qu’il vivrait encore?...»

Immobile, les bras serrés sur sa poitrine, les yeux voilés par les paupières, Clément ne trahissait plus, même par un signe, ce qui se passait en lui.

Devant son silence, presque effrayant, Marcel poursuivit:

—«D’ailleurs, moi ... qu’on m’arrête, qu’on me condamne ... quoi!... ma vie est finie ... Tandis que toi ...»

Fontès leva les yeux. La pensée, chez cet homme, était si forte, qu’elle rayonnait parfois au-dessus des plus violentes émotions. L’idée, en ce moment, surmonta tout:

—«On ne me condamnerait pas plus que toi,» dit-il, «si j’accomplissais l’acte nécessaire. Cette société si lâche, et qui a tellement peur de la mort, peur de prendre la responsabilité de la mort, a la plus plate considération pour l’homme qui ose tuer. Elle admet le meurtre conjugal, le meurtre passionnel, le meurtre philosophique. Le moindre prétexte lui suffit pour acquitter celui qui tue. Oui, cette société qui, presque sûrement, laisserait la vie à l’assassin de Louisette, justifiera sa mort si l’un de nous, toi ou moi, nous nous substituons à sa pauvre justice. Elle, qui n’a plus de force, reconnaît notre droit à la force. Marcel, ne pensons pas à ses jugements dérisoires. N’écoutons que notre conscience.

—Alors?...» proféra Barbery, dans un souffle frémissant. Et il lui étreignit le bras avec des doigts si nerveux qu’il lui fit mal.

Fontès le considéra en silence. Les yeux de son frère de lait enfonçaient dans les siens une interrogation terrible.

—«Non, Marcel, non!...» prononça enfin Clément.

L’ouvrier recula, livide, tragique, un blasphème aux lèvres.

—«Ah! je m’en doutais!..» cria-t-il. «Tu es comme tous les faiseurs de discours. Quand il s’agit de les appliquer aux tiens, tes rudes théories, elles s’effondrent. Tu laisseras Louisette sans vengeance! Tu laisseras impuni un pareil crime!... un pareil crime!!... Et moi, tu me tiens ... Tu m’enchaînes par tous les bienfaits passés. Tu sais que je ne toucherai pas à un Fontès tant que tu me l’interdiras. Et tu as sucé le lait de ma mère!... Ah! beau parleur!... orgueilleux!... Laisse-moi!... Va-t’en!... Tu vaux l’autre ... C’est comme si tu assassinais Louisette ... tiens! là!... une seconde fois ... sous mes yeux!...»

L’image d’horreur se refléta dans le regard halluciné. Tout le désastre de cette vie cria par les traits farouches, ravagés, par la violence de l’être retourné à une espèce de barbarie brutale, par la tenue misérable, les vêtements disparates, sordides, que nulle main de femme ne soignait plus.

—«Celui qui a fait tant de mal doit mourir!» s’écria Fontès.

Puis saisissant la main du malheureux.

—«Écoute, cependant ... Il faut que tu saches. Quelque chose le met au-dessus de nos représailles, au-dessus de son destin et du châtiment. Ce monstre que j’ai appelé mon frère, il est aimé ...

—Moi aussi, je l’étais ...» gémit le veuf.

Fontès continua sans répondre:

—«Il est aimé par une jeune fille ... que j’adore. Tu entends, Marcel ... J’adore Xavière Ausserand ... Je l’adore!»

Il répétait ce mot avec une intonation qui étonnait son oreille. Barbery, calmé soudain, le regarda.

C’était si étrange, sur de telles lèvres, ce cri de passion. Et il y prenait une signification si émouvante. De quelles profondeurs, longtemps scellées, il jaillissait! Avec quelle force douloureuse! Même à un cœur contracté de souffrance, il s’imposa.

Le piqueur de meules dit sourdement:

—«Je dois te faire envie, alors. Tu la préférerais sans doute morte.»

Fontès inclina la tête.

L’ouvrier réfléchit.

—«Elle l’aime ... C’est parce qu’elle ne sait pas.»

Ne recevant aucune réponse, il ajouta au bout d’un moment:

—«C’est une raison pour me laisser faire.

—Non.

—Tu trouves juste que cette pauvre fille épouse un être infâme, sans connaître son infamie?

—Elle lui appartient, Marcel. Ils sont amants.

—Tu crois?... Tu crois cela?...»

La question partit, vibrante, spontanée. Contre la paroi de silex de la carrière, un léger écho trembla.

—«Oui, je le crois,» répondit Fontès. «Elle me l’a dit. Mais, c’est assez, Marcel. Je te devais la vérité. Tu la sais. N’ajoutons rien. Laisse-moi partir.

—Comme tu souffres, Clément!...

—Tais-toi.

—Agissons, Clément. Nous devons agir. Vengeons la morte et sauvons la vivante.

—La vivante est plus morte que l’autre.

—Je te désobéirai, Clément. Songes-y. J’ai maintenant, avec ma vengeance, mon dévouement pour toi. J’épargnais ton frère ... Mais puisqu’il est ton rival ...

—C’est parce qu’il est mon rival que je ne puis être son juge. Mais tu ne comprendrais pas ... A quoi bon te dire?... Ce qui se passe en moi, nul ne le sait, nul ne le saura, pas même toi. Seulement, écoute bien, Marcel. Si tu le touches après ce que je t’ai appris, je m’accuserai ... j’en serais cause ... Donc, je m’exécuterai,—aussi impitoyablement que j’exécuterais le criminel si je n’avais pas les mains liées. Je me brûlerai la cervelle, entends-tu? Vois donc le lâche que tu ferais de moi!... Oui ... Une délation, ou une violence ... de ta part ... parce que je suis venu ici ... parce que je t’aurai parlé ... Mais je ne vivrai pas une heure ensuite ... Aussi sûrement que j’aime Xavière ... Et il n’est que trop sûr, cet amour-là!»

Marcel Barbery baissait la tête. Fontès lui dit un adieu précipité, et partit.

Lorsqu’ils se furent perdus de vue,—avec l’idée que c’était pour toujours,—chacun séparément s’avisa de ceci: que ni l’un ni l’autre n’avait prononcé le nom de Jacques.


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