Le droit à la force
X
XAVIÈRE AUSSERAND A CLÉMENT FONTÈS
«J’ai beaucoup de peine à m’adresser à vous, Clément. Cependant je m’y trouve forcée. J’espère que cette démarche n’ajoutera pas à la sévérité de votre blâme, ni à l’éloignement que vous manifestez à mon égard, et que, sans doute, j’ai mérité.
«Après l’aveu que vous m’avez arraché, que j’ai renouvelé devant le juge d’instruction, et qui sauva votre frère, ma détermination était prise. Je ne voulais pas épouser Jacques. Dans ma pensée, ma mère ne devait rien savoir. Sa vie de malade et de recluse, son horreur pour les bavardages des paysans, qui la connaissent et n’osent l’en importuner, pouvaient la préserver d’une révélation,—pour elle, atroce. J’aurais tout supporté, les pires affronts, pourvu qu’elle ignorât. Cela n’a pas été possible. Malgré ma vigilance autour d’elle, des propos ont filtré ... Maman fut prise d’une horrible inquiétude. Puis une circonstance que je ne prévoyais pas acheva de l’éclairer. Mon oncle Pascal,—qui ne s’occupe guère de nous habituellement,—est venu.
«Vous connaissez le marquis de Theuville, Clément. Je croyais avoir plutôt un jour à soutenir sa triste vieillesse qu’à subir sa protection. Je n’ose dire que je lui sais mauvais gré de me l’avoir offerte. Son intention était bonne. Mais le souci qu’il a pris de conclure au plus tôt mon mariage, et la netteté de ses commentaires, ont fait trop entendre à maman.
«Ma pauvre mère ... Elle se débat dans une telle détresse morale et physique que je crains une catastrophe. Ses reproches me déchirent. Son exaltation me terrifie. Et surtout je ne puis supporter de la voir ainsi souffrir. C’est pour elle que je viens vous implorer, Clément, comme vous m’avez implorée pour votre frère.
«Ne vous détournez pas de nous. Ma mère interprète avec trop de lucidité votre absence. Elle y voit du mépris pour moi. Sa fierté ne l’endurera pas sans que sa vie ou sa raison y sombre. Elle n’admet pas que je devienne la femme de Jacques sans que vous, le chef de votre famille, soyez venu lui demander ma main. Et pourtant, si je persiste à refuser ce mariage, elle mourra de honte en me maudissant.
«Votre attitude peut lui rendre quelque illusion. Si vous venez au Manoir, je vous dirai ce qu’elle devine, ce qu’elle sait, ce qu’on peut encore lui faire admettre. Mais elle envisagera le pire si vous persistez dans votre rigueur.
«Je n’essaie pas de vous peindre l’horreur de ma situation. Vous me répondriez que je l’ai méritée. Mais je vous en supplie, Clément ... je vous en supplie d’un cœur très humble, à genoux, si vous le voulez, venez en aide à ma pauvre maman!...»
«Xavière.»
«P.-S.—Mon oncle Pascal fera tout ce qui dépend de lui pour mettre quelque élégance et quelque joie dans ce qui n’en comporte guère. Malgré un premier mouvement de résistance, montré, paraît-il, à Jacques, il se déciderait à lui léguer son titre, par adoption ou autrement, suivant les formalités légales. Maman s’emportait si cruellement contre moi ... C’était si douloureux!... Elle se faisait tant de mal à elle-même!... Il lui a dit:—«Pardonneras-tu à Xavière si elle devient marquise de Theuville?» Mon bon vieil oncle!... Oh! Clément ... vous n’avez pas les raisons qu’il a, par ses propres faiblesses, d’être indulgent aux autres. Mais vous pouvez plus que lui. Vous connaissez votre influence sur maman. Elle a tant d’admiration pour votre caractère! Et son état nerveux cède si bien à votre volonté. Que ma chère maman ne perde pas par ma faute l’ami qui lui était si précieux, et à l’heure désolée où elle a le plus besoin de lui!»
Les semaines qui s’écoulèrent ensuite virent les fiançailles de Jacques et de Xavière. Clément était intervenu dans la mesure où le demandait la lettre de la jeune fille. Mme Ausserand, calmée, bercée, enveloppée par un illusoire bonheur, souriait à l’idylle. Le marquis s’était laissé vaincre. Il s’occupait des formalités pour la transmission testamentaire de son titre. Des difficultés se rencontraient. Peut-être faudrait-il recourir à l’adoption. Jacques marquait une impatience qu’on attribuait à l’amour. Cependant il ne hâtait pas la publication des bans. Xavière non plus. Mais, devant la grâce de leur jeunesse, la médisance paysanne, la méchanceté envieuse, désarmaient. On convenait qu’ils formaient un joli couple. Les premières fleurs, les premiers frissons verts du printemps leur firent fête dans le parc du Manoir. Tous deux y promenèrent des rêves d’avenir: elle, avec un grand effort vers l’oubli, vers la seule joie possible, vers la guérison du mal secret,—lui, avec la gloriole de son marquisat futur, et la sournoise sensualité qu’attisait l’assurance de posséder bientôt cette enfant d’une si désirable beauté, d’une si savoureuse fraîcheur.
A cause de Mme Ausserand, Clément s’imposait de les voir ensemble. De temps à autre, il montait au Manoir avec Jacques, pour déjeuner. Le plus rarement possible. Ses yeux les suivaient quand ils s’éloignaient ensemble vers le terrain du tennis, vers les retraites où les violettes s’ouvraient. Une ou deux fois, Xavière, s’en allant ainsi avec son fiancé, tourna la tête vers celui qui deviendrait son frère. Toute son âme s’attardait, s’échappait en arrière par ses claires prunelles de douceur. La muette riposte du visage contracté fut si dure, qu’elle n’osa plus.
Quand Jacques venait à Theuville, on laissait Fiston à la chaîne dans sa niche. Le chien passa pour méchant. Il le devint. Seul, l’aîné des Fontès n’avait rien à craindre de la bête. Parfois il l’emmenait avec lui, dans les bois, pour de longs vagabondages solitaires.
Sur ces entrefaites, l’instruction du crime de Theuville fut close. Elle n’avait abouti à aucun résultat. L’affaire ne tarda pas à être classée.
Un soir, se trouvant à Paris, Clément, pour échapper quelques heures à de sombres hantises, avait pris un fauteuil au Vaudeville. Sa surprise fut intense d’apercevoir, dans une avant-scène, Ferdinand Crapart en compagnie de Chopette Miroir.
La jeune femme lui parut un peu changée,—en mieux, à ce qu’il jugea. L’air moins gavroche, la toilette moins tapageuse, des manières plus contenues, une expression altière, triomphante, qui soulignait l’éclat de sa victoire. Sa réconciliation avec Crapart la classait décidément parmi les grandes demi-mondaines. Toutes les lorgnettes étaient braquées sur elle et tout l’orchestre la nommait.
L’inventeur du «Glaçon», n’avait rien épargné pour attester la dévotion qu’il rapportait à l’idole. Ce n’était plus le sautoir de trente mille francs qui serpentait sur la gorge de Chopette. C’était une cascade de perles qui en valaient certainement dix fois plus. Autour du cou, une chaîne, déliée comme un fil, soutenait d’énormes noisettes noires. Et des noisettes pareilles, rehaussées de brillants, agrafaient aux épaules sa robe tanagréenne—une robe réduite à si peu de chose que son beau corps s’y révélait de toutes parts. La seule pièce de son ajustement qui fut destinée à couvrir quelque chose était son gigantesque chapeau, dont l’ombre affinait son visage superbe, au teint mat, aux lèvres pourpres, aux longs yeux obscurs.
—«Cré nom!...» soufflait un spectateur derrière Fontès.
Un autre dit:
—«Ah! oui, fichtre!...»
Puis ce fut un silence, où palpitèrent des haleines.
Le premier repartit:
—«La mâtine!... Elle lui en fera voir, à son Crapart, maintenant qu’elle l’a repris, pieds et poings liés.»
Le second appuya:
—«Parbleu! Elle ne se cache même pas. Je connais quelqu’un qui l’a rencontrée, au Bois, du côté d’Auteuil. Elle avait arrêté son boghei, —vous savez ... avec cette paire de chevaux qu’elle conduit elle-même ...—Et elle y avait fait monter son gigolo, ce petit qu’on voyait tout le temps avec eux avant la brouille ... Comment donc déjà?... J’ai son nom sur le bout de la langue.
—Oui, je sais qui vous voulez dire ... Une jolie fripouille ... Il lui en bouffera, de la galette, à cette belle fille.»
Fontès, tourné brusquement, toisa le donneur d’informations, d’un tel air que celui-ci—un vague cercleux,—rougit, se déroba en appelant le marchand de programmes, et, bientôt, changea de place, s’éclipsa.
L’architecte, resté seulement pour tenir en respect les auteurs de tels propos, quitta lui-même le théâtre, incapable maintenant d’y trouver le moment d’oubli qu’il était venu chercher.
«Ce n’est pas vrai ... Ce n’est pas possible ...» se répétait-il durant la longue nuit sans sommeil qui suivit. Pour lui, cela semblait pire que tout. Son être entier se soulevait, d’une révolte qui se communiquait à ses muscles, qui galvanisait son grand corps en des soubresauts angoissés. Être aimé de Xavière, avoir reçu le don de cette chair pure, de cette âme confiante, et souiller de tels trésors dans une telle boue! Quant à l’argent ... non, non! mille fois non!... Le fils même de Garuche, du moment qu’il avait appelé un Fontès «mon père,» qu’il avait grandi dans la vieille maison luisante de propreté, d’honneur, ne pouvait pas ...
Et toutefois, ce n’était pas les seuls mots entendus qui précipitaient sur Clément la marée hideuse d’un tel soupçon. Le flot fangeux se ruait ... l’assaillait jusqu’à le suffoquer. Alors, le malheureux aîné se dressait dans la nuit, criant tout haut: «Cela n’est pas vrai!... Cela n’est pas possible!...» Devant l’objurgation, l’horreur s’apaisait, reculait. Fugace répit.
«Et cette enfant qui l’aime!...» songeait l’obsédé. «L’imprudente!... Il faut qu’elle l’épouse, il le faut!... Pour ne pas être déshonorée aux yeux des autres, et,—mal plus incurable,—à ses propres yeux ...
«Elle l’épousera!...» clamait Fontès comme en un délire. «De quel droit m’y opposerai-je? Quel poison circule dans mes veines? N’est-ce pas moi le misérable, avec mes soupçons monstrueux? N’est-ce pas moi qui me suggestionne, par des coïncidences, des propos de hasard ... et même ... et même!... jusqu’à interpréter les rancunes d’un chien ... des caprices de brute hargneuse!... Oh! quelle œuvre abominable s’élabore dans mon âme, affolée de jalousie!... N’est-ce pas moi qui vais au crime en voulant découvrir le crime chez un autre?...»
Il fallait la forte constitution morale et physique d’un Clément Fontès, pour subir sans défaillance extérieure, sans que rien y parût, une épreuve semblable,—une épreuve où nul secours ne pouvait lui venir que de sa volonté, où il était plus solitaire, en face de l’infernal problème, qu’Œdipe en face du Sphinx. Car Œdipe n’avait d’adversaire que le monstre. Rien en lui-même ne paralysait son énergie, sa résolution. Clément, lui, se débattait intérieurement contre sa passion. Elle grandissait, comme toute passion grandit lorsque le drame d’une âme se concentre autour d’elle, et lorsque les plus émouvantes secousses de cette âme n’en sont, pour ainsi dire, que les incidences et les répercussions. La raison de cet homme n’était plus libre. Elle était entravée par l’amour. Et quel amour!... Enflammé de désir, attendri, viril et puéril à la fois. Il sentait la chaîne, n’osait faire un mouvement, de peur que ce mouvement ne fût faussé par le lien terrible. Car sa droiture veillait.
Nul ne se doutait de ce qui se passait en lui. On le voyait aller et venir, de la mairie à sa maison, de Theuville à ses bureaux de Paris, un peu plus pâle seulement, un peu plus taciturne qu’autrefois. Il lui arrivait, en descendant du Manoir, de s’enfermer rigoureusement. Mais cela changeait si peu ses habitudes!... C’est qu’en revenant de là-haut, il se défiait de lui-même. Il voyait alors trop vivement le joli visage ingénu, certains regards incompréhensibles, une grâce meurtrie qui lui oppressait le cœur. Le doux mystère de cette jeune fille s’attachait à lui, tenace, et si troublant!... Alors il faiblissait. Sa tête tombait sur ses mains. Ses lèvres murmuraient: «Petite Xavière!... petite Xavière!...» Et ses yeux, sans qu’il le sût, pleuraient ...
Mais le jour vint,—inévitable.
C’était un après-midi d’avril. Clément, debout devant les grandes planches, montées sur des tréteaux, dans son cabinet de travail, à Theuville, examinait des épures. Par les croisées ouvertes, entraient des bouffées de printemps. De petits coups de brise qui sentaient le lilas, des pépiements d’oiseaux, une lumière mouillée par des giboulées récentes. Rien qu’au son d’un marteau, manié par le forgeron du village, dont vibrait l’espace, on devinait la saison changée, l’air plus limpide, la résurrection de tous les bruits familiers qu’allait faire la vie épandue au dehors.
Dans la cour, Gervais sifflait une polka en astiquant les harnais de Djinn. Cette polka ... Clément, préoccupé par sa besogne, ne l’entendait même pas. Et cependant, elle devait vriller son cerveau, scander l’effroyable émotion, y rester liée par la hantise,—puis, plus tard, toujours, garder une acuité térébrante, le percer d’une brusque souffrance, quand elle jaillirait d’un orgue de Barbarie, d’un piano invisible derrière l’inconnu des façades, et longtemps, longtemps, le faire affreusement tressaillir, quelque lointaine que l’apportassent les échos de la rue ou les fredons d’un écolier.
L’architecte se leva. Il avait besoin d’un instrument dont il ne se servait guère, et qu’il n’avait pas manié depuis des mois, ayant surtout pratiqué à Paris le genre de travail auquel il se livrait en ce moment. Dans le bas des vastes casiers, protégés par des portes à glissière, une fine couche de poussière couvrait le palissandre de la boîte. Il ne s’en étonna ni ne s’en fâcha. Ne défendait-il pas à Gervais de rien déplacer, de rien ouvrir sous prétexte de nettoyage? Hors de la gaîne de drap rouge, l’architecte souleva l’objet de cuivre et d’acier.
Tiens!... on y avait touché. Le métal n’était pas net. Son employé sans doute ... qui l’avait rangé sans frotter la marque de ses doigts moites. Et, avec le temps, c’était devenu presque de la rouille ... Surprenante négligence. Mais d’autre part, vers l’extrémité, l’acier luisait en rayures, comme d’un coup de meule. Puis ... quoi?... Allons! une erreur de sa vue maintenant ... Les pointes ne lui semblaient plus égales.
Fontès posa le grand compas à quart de cercle. Il le regarda fixement. Un malaise l’envahissait. Du froid glissa sur ses tempes, sous ses cheveux, entre ses épaules. Avant même que son raisonnement fût intervenu, sa sensibilité, sa chair, s’inquiétaient. Des vibrations infinitésimales, des communications ultra-subtiles, s’établissaient entre la matière où restait un peu de tragique émotion humaine et la réceptivité incommensurable de cet être, qui frissonnait là.
Devant les yeux de Fontès, une révélation terrifiante se dégageait du compas à quart de cercle. Et, comme en toute impression extraordinaire, les apports des nerfs au cerveau intervertissaient le rôle des sens. Ce qui entrait en lui par le regard, Clément croyait l’entendre, crié à son oreille par une voix de désastre, d’abomination.
Peu à peu, les indices se rattachaient, les notions tourbillonnantes s’aggloméraient, se dégageaient, formaient un noyau de conviction.
Ce compas, énorme, effilé, dont les deux pointes, serrées l’une contre l’autre, sans possibilité d’écart, par la vis du quart de cercle, s’unissaient en une dague aiguë,—quelle arme redoutable! Et ce quart de cercle même, ne constituait-il pas une garde, qui mettait l’étrange poignard bien en main, empêchait tout glissement dans la prise, pour un coup de force.
Une des pointes avait été brisée—oh! à peine ... moins de trois millimètres. On avait affilé la branche, pour réparer l’accident. Et, afin de le mieux dissimuler, on avait aussi diminué l’autre branche sur la meule à aiguiser. Toutefois la double opération restait visible pour tout examen attentif. Une main adroite, mais hâtive,—et non la main ni les outils d’un spécialiste—y avait procédé.
Garuche ... le rémouleur ... Clément revit cet homme, qui venait chez lui, le surlendemain du crime, tout bouleversé ... Comme il était anxieux de prendre Jacques à part! Mais lui, le frère aîné, qui comprit, s’obstina. Et alors les singuliers propos ... Garuche annonçait la découverte des magistrats ... la minuscule pointe d’acier trouvée dans la blessure ... le heurt de l’arme contre une côte, avant son glissement jusqu’au cœur. Et il regardait Jacques, comme pour lui faire entendre: «Je sais maintenant pourquoi vous m’avez fait réparer ce compas. Mais l’avez-vous remis en place, au moins? Ne vaudrait-il pas mieux le faire disparaître?»
Voilà ce que signifiait la démarche du braconnier. Et encore ceci, sans doute: «Ne crains rien de moi, louveteau, du vieux loup que je suis.»
Vers l’instrument aigu, Clément se penchait, fasciné. La répugnance de ses mains s’en écartait. Pourtant il voulait savoir. Une horreur mystérieuse se dégageait de l’objet rigide, redoutable de précision, de froideur géométrique, détourné de son usage pour quelle brûlante besogne!...
«Du sang!...» clamait la voix muette, qui, par instants, éclatait en tonnerre aux oreilles de l’architecte. Il se refusait vainement à l’entendre.
A la fin, cependant, il se força de prendre le compas entre ses doigts, de le manier. Il tourna la vis qui retenait sur le quart de cercle la branche mobile. Quelques atomes d’une crasse brunâtre, libérés de la pression, s’échappèrent. Clément humecta de salive son mouchoir pour les recueillir. Ils s’y étalèrent en taches rosées ...
Devant la certitude, un calme horrible envahit Fontès. Depuis si longtemps, il l’avait, cette certitude,—il l’avait moralement,—et il s’en défendait, comme se défendrait de tomber un homme glissant sur de la terre glaise, sans point d’appui, vers un gouffre béant. Cauchemar de vertige, avec l’aggravation de se juger un monstre. Du moins il cessait de se croire en proie à un délire jaloux. La conviction effroyable n’était pas née de sa torture, des affres de sa passion, mais d’une foule d’indices, de pressentiments, discernables pour lui seul.
Soulagement pire que le mal, mais qui le restituait à soi-même, lui rendait l’unité de son caractère, de son jugement.
Clément commença d’agir avec sa méthode habituelle. Il chercha, parmi les documents amassés avec soin, des journaux contenant l’exacte représentation, grossie ou non, de la pointe d’acier recueillie dans les chairs de Louisette. Il relut les descriptions, les conclusions des experts. Tout, même l’ecchymose bizarre autour de la plaie étroite, se rapportait à une arme exceptionnelle, indescriptible, que nul ne pouvait imaginer, et qui, pour lui, indubitablement, était ce compas.
Une seule cause de doute,—mais qui ne tint pas, à la réflexion: pourquoi le meurtrier n’avait-il pas supprimé l’instrument de son crime?
D’abord, le lendemain, quand il l’avait rapporté, après l’avoir fait arranger par Garuche, l’autopsie n’avait pas encore eu lieu, ou les résultats n’en étaient pas publiés. Comment croire qu’on découvrirait cette parcelle de métal, qu’elle se retrouverait intacte en sa petitesse, que l’instruction en pourrait faire cas? Une fois ce détail connu, n’était-ce pas imprudent d’aller reprendre un instrument que, peut-être, avaient utilisé depuis le matin l’architecte ou l’un de ses employés. La possibilité matérielle avait aussi pu faire défaut. Pénétrer dans le cabinet de travail, rouvrir la boîte, s’emparer de ce grand compas, s’en débarrasser de façon à ce qu’on ne le retrouvât jamais, n’était pas un problème si simple. D’ailleurs, pour un esprit non scientifique, le maquillage opéré par Garuche suffisait. Il fallait être un observateur doué de la sagacité de Clément, prévenu par mille présomptions, habitué à se servir de ce compas, et possédant toutes les minutieuses données de l’instruction, pour déduire de son aspect actuel ce que l’aîné des Fontès n’avait pas pu ne pas en déduire.
L’assassin, au lendemain du crime, satisfait d’avoir remis en place une arme à laquelle personne ne pouvait songer, devait se fier à la négligence du jeune domestique et de l’employé pour que nul ne s’étonnât d’un compas épointé, si tant est qu’on le remarquât.
Tout s’éclaira pour Clément. Il revécut la soirée qui précéda le meurtre. Certaines intonations dans la voix de Jacques lorsque celui-ci demandait de l’argent ... Un regard qu’il avait eu dans la direction du moulin ... Cette mince figure pâle, si jeune!... Ces yeux ... Était-ce possible?... Oh! la sensation torturante de se retrouver à ce moment-là ... Ouvrir la main pour donner la misérable somme ... Dire oui. Et l’œuvre atroce n’avait pas lieu. Mais quoi!... Quels regrets feraient que la chose ne fût pas accomplie?... Et de tels regrets, purement sentimentaux, ne s’accordaient pas avec les décisions si nettes de sa conscience. N’était-ce pas pour retenir ce malheureux dans la voie funeste que Clément se refusait à céder ce soir-là? Il avait cédé tant de fois! L’heure était venue où il avait dû dire non, avec une rigidité, une sévérité nécessaires. Elle avait été déchirante pour lui, cette heure ... Si lourde de responsabilité, d’angoisse fraternelle ... en face du petit,—même lorsqu’il lui criait qu’il n’était pas de son sang. Avec quelle amertume désolée, dans quelle solitude, il s’était enfoncé parmi les arbres criblés de lune. Nuit maudite!... Louisette dormait là-bas, près de sa chère richesse. Et quelqu’un, dans la maison paternelle, dans la maison du vieux maître-maçon Fontès, rentrait en tâtonnant, cherchait ... cherchait ... la chose qui pût tuer. Oh! bondir en arrière, rentrer aussi ... saisir ce bras ... ce bras dans lequel jadis il avait mis des jouets ... «Petit ... petit!... Que fais-tu?...»
Sortilège des ténèbres bleues, des rayons d’argent ... Mensonge de cette paix profonde ... Nuit qui empoisonnerait la beauté de toutes les nuits à venir ... Nuit qui passerait sans cesse, avec son mystère, son silence, l’impuissante et éternelle velléité du geste sauveur qu’on n’avait pas fait ... La voix du chien ... La palpitation du moulin, comme un cœur qui bat ... Les visions dont on se demande: «Fût-ce ainsi?... La mort l’a-t-elle surprise?... Ou bien?...» Horreur!... horreur!... horreur!...