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Le droit à la force

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IX

Des jours passèrent. L’instruction du crime de Theuville n’avançait pas, fournissait une occasion de plus aux railleries faciles du public, aux récriminations de la presse sur l’impuissance de la police et le mauvais fonctionnement de l’appareil judiciaire.

Des arrestations intempestives, suivies aussitôt d’ordonnances de non-lieu, aggravaient un cas si fâcheux pour le Parquet de Pontoise. C’est ainsi qu’après Jacques Fontès, on retint, puis on relâcha, le rémouleur-braconnier Garuche. Un chemineau fut également incarcéré pendant quarante-huit heures. Celui-là, qui revenait de temps à autre dans la région, y avait fait quelques mauvais coups. On le soupçonnait de n’être pas étranger à une disparition d’enfant, qui, deux ans auparavant, avait désolé une famille. Généralement, ceux qui avaient eu l’imprudence de lui donner l’hospitalité, ne retrouvaient plus intacts, après son départ, leurs tiroirs, leur porte-monnaie ou leur poulailler.

Mais ce chenapan faisait peur. On le croyait capable de jeter des sorts, de mettre le feu dans les granges, d’exercer des vengeances mystérieuses contre ceux qui lui refuseraient le gîte et le souper.

Quand la police l’arrêta, il n’y eut qu’un cri: «C’est lui qui a tué la Louisette.» Un flot de dénonciations arriva en cataracte au Parquet. Puis le vagabond établit un alibi indiscutable, et fut élargi. Theuville trembla. Les langues trop longues rentraient dans les gosiers contractés de terreur. Ce fut une épouvante folle quand la ferme d’un de ceux qui avaient osé être sincères, flamba une nuit et se trouva à demi détruite. Des bestiaux périrent. Une vieille femme se rompit les os tandis qu’on essayait de la sauver par une échelle.

Clément Fontès réunit son conseil municipal. Les paroles qu’il lui adressa se répandirent comme une traînée de poudre:

—«Redoublez de vigilance, mes amis. Sous prétexte que vos plaintes contre ce vaurien n’avaient pas de rapport avec le crime qu’on instruit, ceux qui vous doivent protection l’ont relâché sur vous comme une bête enragée. Protégez-vous vous-mêmes. On parle de transformer chaque prison en sanatorium. C’est offrir une prime au vice. Rappelez-vous que le meilleur sanatorium pour un bandit, est une bonne râclée.»

Deux nuits plus tard, le terrassier Burotte et le fils aîné du père Trapet, savetier, en faisant leur ronde, découvrirent le malandrin, qui venait de dresser un bûcher de brindilles mêlées de copeaux contre un grenier à foin attenant à la maison isolée des vieux Garbière. Il portait un sac, dans lequel on trouva: deux poulets fraîchement tués, du linge, sans doute dérobé à un séchoir, des boutons de cuivre, dévissés à des portes, des boîtes de conserves, volées à quelque devanture, et une natte de cheveux blonds, une belle natte de fillette, encore nouée d’un ruban bleu.

Burotte lança un coup de sifflet. Des camarades accoururent: le gars Jobert, laboureur herculéen, puis le fils du maître d’école, et quelques autres. Sans colère, comme il sied à des gens qui agissent pour une idée générale et non sous l’impulsion d’un sentiment particulier, ils décidèrent d’administrer au mécréant une correction qui lui persuadât d’éviter désormais les parages de Theuville. Que la justice s’exerçât à sa guise. Qu’elle atteignît ou non cet homme, peu leur importait. Mais ils préserveraient leurs vieux parents et leurs petites sœurs des attentats de celui-ci et de ses pareils. On saurait ce qu’il advient dans leur commune des gens qui incendient les demeures des vieux et touchent aux chevelures des écolières.

Le traitement qu’ils appliquèrent au misérable est celui dont l’Angleterre a récemment rétabli l’usage, et qui produisit aussitôt dans ce pays une rapide diminution de la criminalité: ils le rossèrent méthodiquement avec des gaules. S’ils restèrent inférieurs à leurs modèles d’Outre-Manche, ce fut par trop de ménagements. Ces lurons de village ne tapaient pas par plaisir. Et il fallut que l’un d’eux les encourageât au nom du devoir. Quant à ce qui s’appelle le respect de la personne humaine, ils ne s’en embarrassèrent pas, estimant, dans leur saine logique, que la personne humaine, dégradée par le crime, ne saurait l’être davantage par le châtiment.

Quoi qu’il en fût, le condamné de leur justice sommaire en reçut assez pour ne plus rien chercher à Theuville, même la vengeance. On ne devait plus l’y revoir. S’il eut besoin, selon la vraisemblance, de faire soigner ses épaules, il ne choisit pas un hôpital des alentours.

En dépit de sa discrétion, il faut croire que l’histoire de sa bastonnade se répandit parmi les sans-aveu de son espèce, car elle suffit à préserver la commune de dangereuses visites. Les chemineaux dont la conscience n’est pas claire, font un détour pour éviter le village. L’aventure étant récente, on ne peut se prononcer encore sur les résultats. Mais tout porte à croire qu’une exécution aussi sérieuse, et la résolution hautement proclamée de la répéter s’il y a lieu, suffira pour que les vieillards de Theuville dorment en paix, et pour que les mères laissent sans trop d’inquiétude leurs fillettes prendre le chemin de l’école.

Les journaux, d’ailleurs, ne manquèrent pas de donner à l’incident une certaine publicité. Des polémiques s’entamèrent à ce sujet. Les reporters vinrent interviewer le maire de Theuville.

Tant que cela lui fut possible, Clément se déroba. Enfoncé dans le travail, il menait une existence farouche. On ne le voyait guère dans le pays. Jamais il ne montait au Manoir. Son agence parisienne l’absorbait. Souvent il y passait la nuit sur un divan, disposé à cet usage dans un cabinet attenant à son bureau.

Ce n’était pas toujours les exigences de sa profession qui l’attelaient ainsi à la besogne. Peut-être des méditations d’un autre ordre, des rêveries dont nul être humain n’était confident, l’enfermaient dans le silence et la solitude.

En tant qu’architecte, il voyait ses occupations réduites de tout le travail que lui donnait naguère le boulevard Gouvion Saint-Cyr.

Crapart avait tout arrêté. Il avait fermé ses chantiers. La raison officielle de cette mesure était certains incidents de grève. Mais quelle occasion, saisie aussitôt, de rompre avec les frères Fontès, de retirer à l’aîné des travaux importants, pour mieux assouvir sa rage contre le cadet!

Au moment même où il se séparait de Clément, l’inventeur du «Glaçon» montra combien l’influençaient les idées de l’architecte.

Celui-ci les lui exprima nettement lorsque des bagarres sanglantes se furent produites dans ce qu’on appelait déjà la «Cité Crapart», entre des ouvriers de bonne volonté, recrutés par Fontès, et les anciennes équipes, décidées à mettre le chantier à l’index. Les grévistes tombèrent sur ceux qui venaient travailler. Une faible police n’apparut que pour recevoir des pierres et des fonds de bouteille, avec une patience louable mais véritablement sans but. Car enfin, si ces braves gens en uniforme n’étaient pas amenés là pour assurer le droit réciproque du travailleur et du patron—l’un de gagner le pain de sa famille, l’autre de faire bâtir ses maisons par qui bon lui semblait,—on se demande à quoi pouvait bien servir l’ablation de leurs nez, de leurs oreilles, par des tessons ou des silex?... Peut-être une vertu secrète doit-elle émaner de ces stigmates. Ce n’est pas seulement dans le sein des Églises que l’humanité croit aux miracles.

Clément Fontès, qui n’y croyait pas, dit à Crapart:

—«Je ne vois à la classe bourgeoise que deux lignes de conduite, si elle ne veut périr avec ses œuvres, c’est-à-dire avec la patrie, qu’elle alimente de forces vives. Car la bourgeoisie, c’est le peuple, digéré par une sélection intense, et rendu assimilable au cerveau du pays. Il faut que les entrailles d’une nation soient saines et prospères. Mais si l’on s’écrie: «Les entrailles sont tout. Démolissons le buste et la tête. Rasons de la société tout ce qui dépasse la ceinture ...» Si l’on décrète qu’aucune cérébralité, aucune beauté ne s’élaborera plus, que la vie se résoudra aux fonctions basses ... Alors tout crèvera, car ces fonctions mêmes n’existeront plus. Un corps ne vit pas sans tête.

«La bourgeoisie a donc le devoir de maintenir ce qu’elle a créé, ce qu’elle crée chaque jour. Pour cela, elle n’a que deux moyens: la force, ou la contrition. La force? Elle s’est à peu près ôté le droit d’y recourir, parce qu’elle a trop menti. Pour y avoir renoncé, à la force, en des paroles de lâche abdication, la bourgeoisie ne peut plus l’employer dans la mesure nécessaire et juste. Elle est acculée de ce côté à des moyens excessifs et désastreux. Reste la contrition: le renoncement à la vanité, au luxe. La grève des jouissances. Si, aux menaces de la C. G. T., la bourgeoisie opposait simplement l’A. T. F.—l’ABOLITION TOTALE DU FASTE,—quelle leçon pour la folie d’en bas! Quelle rénovation de la veulerie d’en haut! Substituer aux grèves révolutionnaires le chômage forcé par manque de commandes. A celui qui crie: «N’est-il pas honteux de voir payer cinquante louis une gerbe de fleurs, alors que des malheureux meurent de faim!...» Répondre:—«Soit, nul n’achètera plus une corbeille d’orchidées de mille francs. Et aussitôt vingt industries périront, des milliers d’êtres humains, qui en vivaient laborieusement, connaîtront cette faim au nom de laquelle vous parlez.»

—«Peut-être, alors,» ajoutait Clément Fontès, «les classes ouvrières comprendraient-elles cette forme du partage qui, de la poche du riche, fait retourner l’argent vers le pauvre par la fiction d’une fleur. Le luxe, qu’ils envient, dans leur ignorance, c’est la fiction qui rétablit le seul équilibre possible. Que tous l’exigent, personne ne l’aura. La fiction disparue, le résultat ne saurait se maintenir. Il n’y aura pas de partage, parce qu’il ne restera rien à partager.

«Si la bourgeoisie se haussait jusqu’à proclamer la grève générale des vanités et des jouissances, elle manierait une arme plus redoutable que ne sera la grève générale du travail aux mains des prolétaires.»

Crapart, si intelligent, resta frappé par cette théorie. Comme il était un homme d’entreprise, d’aventure, avec un peu de la rudesse barbare des conquérants, tout de suite l’application le tenta. L’opportunité d’écarter la collaboration de Clément Fontès sans blesser un être de ce caractère, et qu’il appréciait, le décida. Il ferma ses chantiers du boulevard Gouvion Saint-Cyr.

Sur les palissades, on put lire un avis, en ces termes:

«Camarades ouvriers,

«Je vous remercie de vos services, mais je m’en passerai désormais. Je bâtissais des maisons pour augmenter ma fortune, c’est-à-dire le capital qui, à travers mes dépenses personnelles et mes placements, retournait intégralement aux mains de vos pareils en échange de leur travail. Pour qu’un individu appelé Ferdinand Crapart ne goûte pas certaines satisfactions excessives, vous dépouillez ainsi du moyen de gagner leur vie beaucoup de travailleurs, vos frères. Votre attitude a, en outre, cet effet immédiat d’empêcher un quartier de se créer, avec les nombreuses petites industries qui y eussent trouvé place.

«Continuez à servir de cette façon la cause de votre classe sociale. Mais trouvez bon que je donne à la mienne, dont vous prêchez la destruction, l’exemple d’une résistance pacifique où elle trouverait le salut, la vie,—cette vie que tout organisme, comme toute créature, a le droit de défendre.»

«Ferdinand Crapart,

fils de Ludovic Crapart, savetier.»

Oui, Crapart mit sur ses affiches le nom et la profession de son père. L’ivresse de rage où le jetait la trahison de Chopette, combinée avec son exaspération contre l’illogisme des ouvriers, lui inspira cette crânerie. Elle eut un succès fou. Pendant huit jours, il fut le personnage à la mode. Mais, dans les conversations autour des tables fleuries, les jolies femmes décolletées le débinèrent, leurs maris ayant manifesté des velléités d’imitation, et prétendant commencer l’A. T. F. (abolition totale du faste) par les toilettes de ces dames.

Pendant ce temps, Clément Fontès, désintéressé d’une manifestation bourgeoise qu’il estimait devoir rester individuelle, et, par conséquent, sans portée, se posait des problèmes d’un autre ordre. Deux êtres vivaient dans son cerveau, d’une vie intense, d’une vie où s’absorbait la sienne, et auprès de laquelle la personnalité d’un Crapart n’existait pas: c’était Jacques et Xavière, et c’était leur amour.

Il songeait à cet amour, il en imaginait ardemment la jeune folie, en ce jour presque hivernal, où, comme il se trouvait dans son cabinet de travail, à Theuville, sa vieille Margotte vint lui annoncer la visite de son frère de lait, Marcel Barbery.

Clément descendit dans la salle basse avec le serrement de cœur qui l’oppressait au seul nom du veuf. Quand il revit en face de lui cette figure de deuil, la haute stature noire, la physionomie dévastée, cet être défait, presque vieux, qui, deux mois avant, était un si joyeux gaillard, il saisit les mains du malheureux, n’eut, un instant, de pensée que pour lui.

—«Je ne te retiendrai pas longtemps,» dit Barbery.

—«Aussi longtemps que tu voudras, mon pauvre ami. Ton malheur n’est-il pas le mien? Cela passe avant tout.

—Je viens te dire adieu,» prononça le meunier, avec une résolution sombre.

—«Adieu?... Mais pourquoi?... Où vas-tu?

—Au diable ... en enfer ... N’importe où. Je ne reste pas ici.»

Une exaltation singulière. Puis la face refermée, le regard en dessous, fuyant celui par lequel Fontès, étonné, l’interrogeait.

Mais l’architecte se tourna, au contact, sur sa main, d’une tête velue. C’était Fiston, le compagnon de la pauvre Louisette.

—«Je te l’amène,» proféra Barbery. «Fais-moi le plaisir de le garder. Il faut que je me sépare de lui. Et elle l’aimait tant!...»

Sa voix s’étrangla. Clément flatta le chien, qui le reconnaissait et mettait une effusion de tendresse dans les yeux d’or flambé qu’il élevait ardemment vers lui.

—«Tu penses, Marcel ... s’il sera soigné ... La brave bête!... Mais pourquoi faut-il que tu t’en sépares?

—Je ne sais où je serai demain ... Ni ce que je ferai ... Fiston m’embarrasserait pour chercher du travail.

—Voyons, je ne comprends pas ... Chercher du travail?... Tu as le moulin.

—Je ne peux plus y vivre.

—Le souvenir?...

—Non, protesta Marcel, non!... Ah!... son souvenir ...»

Il ne s’expliquait pas. Une sourde inquiétude s’insinuait en Fontès. Des questions montaient à ses lèvres, qu’il y retenait. Quelque chose de pénible faisait tomber le silence entre ces deux hommes.

Tout à coup, Clément posa une question:

—«Si tu quittes le pays, c’est donc que tu crois impossible la découverte de l’assassin?»

Le veuf ne répondit pas tout de suite. Enfin, il prononça, sans regarder son frère de lait:

—«S’ils doivent trouver, ils trouveront sans moi.

—Espères-tu encore qu’ils trouveront, Marcel?

—Espérer!...» murmura l’autre avec un visible frisson.

«Qu’a-t-il?» pensait l’architecte. «Même dans le premier choc de sa douleur, je ne l’ai jamais vu ainsi. Que signifie cette résolution soudaine de quitter le moulin? Si c’était parce qu’il reste mon débiteur pour son outillage, pour l’aménagement de la bâtisse?... Si c’était parce qu’il ne veut plus me devoir ...»

Mais alors quel sens attribuer?... Cela?... oh! impossible!... Barbery n’avait-il pas été le premier à protester de l’innocence de Jacques, à s’indigner de son arrestation?...

—«Tu n’as ... Tu n’as rien découvert?...» interrogea Clément. Sa propre voix lui fit peur,—trop révélatrice de sa pensée.

—«Que veux-tu que j’aie découvert?» dit âprement Barbery. «Et que veux-tu qu’on découvre maintenant? Il y avait les empreintes sur la porte ... Les experts ont déclaré, tu le sais bien, que la main qui les a faites était revêtue d’un gant.»

De quelle étrange intonation il souligna ce mot! Pourquoi rappelait-il ce détail? un des indices qui firent inculper Jacques,—«l’assassin ganté,» comme on l’appela pendant quarante-huit heures.

—«Tu aurais pu,» reprit Clément, «retrouver l’arme. Je te savais acharné à cette recherche. L’arme mystérieuse, qu’on n’a pu encore préciser, qui, cependant, a laissé sa pointe dans la blessure ... Une pointe triangulaire, si spéciale ... photographiée, reproduite, décrite partout ... Ah! cette arme ... comme elle parlerait, j’en suis sûr! Et tu as fouillé le ruisseau, exploré les bois ... Pourtant, le meurtrier a dû s’en défaire, l’enterrer, la jeter ...

—Je ne la recherche plus,» dit Marcel.

—«Tu as donc renoncé à venger Louisette?..»

Clément mit une force terrible dans ce cri, la force de son angoisse mystérieuse, comme pour contraindre Marcel à crier, lui aussi, ce qui lui rampait dans le cœur.

Mais l’autre, avec sa morne opiniâtreté paysanne, courba seulement la tête, et se tut.

Alors, poussé par d’indicibles suggestions, écrasé par l’affreux silence, dans la pièce taciturne où s’insinuaient les ombres grises de l’hiver parmi les vieilles choses du passé, Clément dit d’une voix haletante:

—«Alors tu renonces?.. Tu renoncerais à la venger si tu avais en face de toi ...

—Qui donc?..»

Sursaut d’anxiété si tragique que Fontès recula.

—«Mais ... le ... le misérable.

—Le connais-tu, Clément?

—Moi?.. Non.»

Le meunier s’approcha de son frère de lait. Il s’approcha encore ... Leurs yeux s’accrochèrent ... se fouillèrent ... Ils entendaient palpiter leurs poitrines. Sur leurs deux visages, qui se ressemblaient un peu,—même type régulier, sec, énergique, avec la cavalière moustache,—s’épandait une identique pâleur. Le colloque de leurs prunelles devint intolérable.

Quelqu’un,—qui le sentit peut-être,—les sauva de ce qu’ils allaient dire. Fiston, qui les observait, vint à eux, et, se dressant entre leurs deux corps tout proches, appuyant ses pattes sur l’un et l’autre, les regarda tour à tour. Quelle inquiétude profonde dans ces yeux de bête aimante! Leur cœur en creva. Ils se jetèrent aux bras l’un de l’autre.

—«Fais ce que tu crois devoir faire, Marcel.

—Et toi aussi, Clément. Adieu.»

Le jeune meunier s’enfuit,—refermant la porte pour que son chien ne le suivît pas.

Fiston courut derrière lui, se buta aux panneaux de bois, puis se mit debout, et, à travers les carreaux, regarda s’éloigner son maître jusqu’à ce qu’il ne le vît plus. Alors il poussa un long gémissement. Mais c’était un chien très humble, peu gâté par les gens et par la vie, dont les chagrins ne comptaient pas, et qui le savait. Il n’exprima donc pas autrement sa peine, et, d’un air soumis, revint vers celui auquel, pour le moment,—c’était certain—il devait obéir.

Le regard humain, qu’il rencontra fixé sur lui, le troubla. Se couchant aux pieds de Fontès, il baissa les paupières, avec cette gêne que les animaux, comme les gens, éprouvent devant l’insistance des yeux. Sa queue touffue battit doucement le sol, ce qui signifiait:

«Je suis prêt à t’aimer, vois-tu, bien que je n’ose affronter le mystère de tes prunelles.»

—«Viens, Fiston,» dit Clément.

Pour que la bête ne sentît pas la solitude dans une maison inconnue, il fit ce qu’il ne faisait pas pour son propre chien. Il l’emmena dans son cabinet de travail. Sur le palier du premier étage, Fiston gronda sourdement.

L’architecte se tourna, étonné. Puis il se mit à la besogne, et ne s’en occupa plus.

Mais, quelques jours plus tard, un cri d’animal frappé et un bruit de bousculade ayant attiré son attention, il découvrit, du côté de l’office, son jeune domestique, Gervais, qui, armé d’une étrivière, prétendait corriger Fiston. Malgré sa douceur, le chien montrait les dents.

Fontès bondit et saisit rudement le bras du garçon:

—«Je te défends, petit malheureux, entends-tu?... Je te défends de toucher à ce chien.»

Le jeune valet leva des yeux de stupeur. Il ne reconnaissait pas son maître à cette vivacité imprévue,—«monsieur Clément», qu’une cinglée de lanière sur le dos d’un quadrupède, et même d’un humain, n’était pas pour émouvoir de la sorte.

—«Mais, monsieur, vous ne savez pas ce qu’elle a fait, cette méchante bête?

—Eh ... quoi donc?

—J’étais en train de mettre à l’air, et de brosser, un costume à monsieur Jacques ... Ce vilain cabot-là a sauté dessus comme s’il devenait enragé. Il a déchiré tout le devant d’un veston. J’ai failli me faire mordre en lui enlevant le reste.»

Gervais était trop peu observateur pour remarquer que la physionomie de M. Fontès se figeait dans une expression inquiétante et devenait d’une pâleur de cendre. Encouragé par son silence, il continua:

—«Il n’est pas bon, ce chien-là. Monsieur n’a pas remarqué, à l’étage, qu’il grogne toujours devant la chambre de monsieur Jacques? C’est un sournois. Pour moi, si j’étais Monsieur, je le tiendrais à la chaîne quand monsieur Jacques viendra. On ne sait jamais ... Et moi, me voilà bien, avec ce veston déchiré. C’est moi qui écoperai, sûr!

—Tu n’écoperas pas. J’arrangerai ça.»

Fontès siffla le chien, et partit, se dirigeant vers le petit bois. Un bouquet de futaies couronnait le coteau, dominait la maison. L’hiver y mettait sa tristesse. A travers les taillis dépouillés, on distinguait mieux la forme énergique des grands chênes, des hêtres cinquantenaires. La dure beauté de leurs troncs, leur élan fier, la majesté de leur geste immobile, s’inscrivaient dans l’atmosphère perlée, sur les gris délicats du ciel. Le grand tapis de lierre noircissait contre l’humidité du sol. Les petites allées brunes sinuaient. On les voyait d’un lacet à l’autre, grimpant la colline. Nul feuillage ne faisait illusion sur leurs détours ni sur leur brièveté.

Un kiosque s’offrit, en face d’une percée qui découvrait la vue. De l’espace, des lignes onduleuses d’horizon, des terres nues, des maisons, fermées sur les secrets de la vie. Et partout la ouate légère de décembre, la brume effilée, bleuâtre, amortissant la lumière, s’amoncelant vers les lointains.

Clément s’assit, avec l’abandon d’un homme qu’accable un fardeau trop lourd. Le chien l’épiait, soupirant d’anxiété. Ayant compris ce qui lui importait du dialogue entre le maître et le domestique, et que celui-là le soustrayait aux brutalités de celui-ci, Fiston se rendait compte également que l’homme à la volonté suprême savait son acte de fureur, l’histoire du vêtement déchiré par ses crocs.

Voulut-il s’en expliquer, dans son muet langage? Craignait-il l’injustice de ce pouvoir redoutable, qui, peut-être, lui avait épargné un châtiment pour lui en appliquer un autre, pire? Il vint poser sa tête hirsute sur le genou de Fontès. Entre les poils grisâtres, dont l’ébouriffement faisait à ce bon visage de chien comme la broussaille de sourcils d’un vieux grognard, un regard presque tragique s’éleva, un regard comme n’en ont pas les yeux humains, parce que la parole y supplée,—un regard de pressante éloquence.

Clément y répondit de la même façon que si des mots affreux lui eussent lacéré l’âme:

—«Tais-toi ...» gémit-il. (Et, d’une main tremblante, il écartait la tête du chien). «Tais-toi, Fiston ... Tais-toi!...»


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