Le meurtre d'une âme
LE GOUFFRE
Par un matin du commencement d'octobre, deux promeneurs traversaient la place du Vieux-Marché, à Dresde. Leur pas de flânerie les eût distingués de la foule active courant à ses affaires, si leur aspect ne les eût déjà signalés pour des étrangers. C'était un homme, dont la robuste prestance ne laissait pas d'offrir de la distinction, et un jeune garçon d'une intéressante beauté. Les passants les regardaient un peu. Et cependant l'homme devait être soucieux de ne point se faire remarquer, car, son petit compagnon ayant prononcé quelques mots, il lui dit sévèrement et à voix basse:
—«Tais-toi, Michel. On ne doit pas parler français sur cette place.»
L'enfant leva des yeux étonnés, mais ne dit plus rien. Un instant plus tard, il comprenait.
Celui près de qui, docilement, il marchait, s'avança jusqu'au milieu du vaste quadrilatère, et Michel se trouva au pied d'un monument qu'il n'avait pas remarqué d'abord. C'était, sur un fût de colonne tronquée, une femme debout, tenant et dressant un drapeau dans un geste d'immense orgueil. Un piédestal cubique supportait le tout, ayant à ses quatre angles des figures de villes domptées. Sur la colonne, Michel lut cette date:
1870
Et sur la face antérieure du piédestal, ce nom:
PARIS
M. de Malboise, sans une parole, lui mit la main à l'épaule, le dirigea vers l'un des côtés.
Sur la deuxième face, Michel lut:
METZ
Son guide le fit tourner encore. Il lut:
SEDAN
Puis il parvint devant la quatrième face du piédestal, et il lut:
BEAUMONT
L'enfant qui regardait cela portait dans ses veines le sang d'un soldat que les Allemands avaient fusillé. Il l'ignorait. Pourtant des larmes jaillirent de ses yeux. M. de Malboise se hâta de l'emmener.
—«N'es-tu pas un homme?» lui dit-il au premier tournant de la rue. «Un Français doit-il venir là pour pleurer? J'ai voulu voir... mais plutôt crever que de leur laisser surprendre une émotion sur ma figure!»
Dans le ton de la réprimande, il y avait tant de rage douloureuse que Michel en éprouva comme une espèce de rapprochement vers ce maître si mystérieux et si dur qui, depuis une quinzaine de jours, l'entraînait au hasard des routes et des villes vers une destinée inconnue. De son côté, M. de Malboise sentit, devant ces larmes arrachées à l'enfant néfaste par leur commun malheur de vaincus, un attendrissement vague. Dans cet étrange voyage, où ils allaient tous deux, taciturnes, avec des pensées qui empêchaient leurs yeux de se rencontrer jamais, ce fut la seule minute où quelque chose comme une sympathie détendit leurs cœurs. L'impression fut brève. Aussi bien, tous deux approchaient du but, de ce but inexpliqué que, diversement, ils pressentaient.
M. de Malboise ne semblait pas se souvenir qu'il était parti pour chercher un pensionnat où placer Michel. On n'en avait visité aucun. Même on ne séjournait guère dans les villes. La nature, et surtout les sites les plus sauvages, semblaient attirer M. de Malboise. Dans les profondeurs accidentées de la Forêt-Noire, le long de fleuves solitaires, on avait fait d'interminables promenades. Un silence accablant pesait sur le rêve obscur de cet homme et le cœur inquiet de cet enfant. Parfois, au bord d'une eau rapide, à la crête d'un précipice, on s'était arrêté. Une sourde angoisse précipitait la respiration de Michel. Puis, brusquement, sans rien dire, M. de Malboise lui saisissait le bras, l'entraînait avec force. Et, pendant un moment, c'était une espèce de fuite, comme si, en arrière, on laissait quelque chose de redoutable.
Depuis la veille seulement, ils étaient à Dresde. Et, sans doute, n'allaient-ils pas rester, car M. de Malboise, en quittant l'hôtel tout à l'heure, avait soldé la note et fait porter leur léger bagage à la gare, en consigne.
Ils marchèrent à travers des rues et parvinrent sur une place à la noble disposition, bordée de trois côtés par des portiques et des palais. Le quatrième laissait voir un large fleuve, la chaussée d'un pont s'en allant vers l'autre rive, et, plus loin, des degrés montant à une terrasse monumentale. Une brume bleuâtre enveloppait ces choses, au début d'un jour d'automne qu'un soleil encore voilé éclairerait tout à l'heure.
—«Comment s'appelle cette rivière?» demanda timidement Michel.
—«L'Elbe,» dit brièvement le marquis.
On descendit sur le quai.
Un bateau était en partance, un grand bateau dont brillaient les parois vernies et les cuivres bien astiqués. Par les petites vitres ouvertes, on apercevait la nappe blanche ornée de fleurs et les couverts mis sur une longue table dans la salle à manger.
Michel éprouva une joie quand M. de Malboise prit deux billets de premières et se dirigea vers la passerelle pour embarquer. Ce serait amusant de s'en aller sur ce bateau magnifique, au long de ce fleuve d'un gris si doux dans la lumière à peine rose.
—«Tu n'auras pas froid sur le pont?» questionna M. de Malboise avec une sollicitude inaccoutumée.
—«Oh! non, monsieur le marquis.
—Qu'est-ce que je t'ai défendu?» s'écria la voix du maître, de nouveau hostile et rude.
—«Oh! c'est vrai... Pardon, monsieur,» rectifia vivement le petit, que le plaisir avait excité jusqu'à l'étourderie d'énoncer le titre, interdit au cours de ce voyage.
—«Eh bien, tu vas rester là. Tiens, prends ce pliant. Ne bouge pas, pour que je te retrouve si j'ai à te parler. Moi, je me tiendrai au fumoir. J'ai à écrire. Et je ne déjeunerai pas. Mais ta place est retenue à table. Voilà le numéro. A midi, tu descendras.
—Comment saurai-je l'heure? Vous m'avez défendu d'emporter la montre que ma marraine m'a donnée... et d'ailleurs aussi mon portefeuille.
—Bien entendu. Les enfants ne doivent rien avoir de précieux sur eux en voyage. Tu iras de temps à autre jusqu'à cette porte. Il y a une horloge en face, dans la rotonde vitrée.»
Il fit un pas et revint.
—«Ah! voilà aussi ton billet, pour le contrôle. Si on te parle, dis que tu es seul, que tu vas à Wehlen, chez un hôtelier français, ton parent. Mais réponds le moins possible.»
Cette consigne ne troubla pas Michel. Bien au contraire. Jouir librement de sa promenade sans la présence pesante qui refoulait en lui toute impression agréable, qui comprimait toute dilatation de son être, lui sembla une trêve délicieuse.
Le bateau filait maintenant à toute vapeur sur le beau fleuve. La brume se déchiquetait, criblée d'un soleil pâle, et laissait voir des collines aux lignes charmantes, sur lesquelles des villas claires se suspendaient entre les masses chaudement nuancées des feuillages d'automne. Des traînées d'azur moiraient l'eau grisâtre, et Michel s'amusait beaucoup à voir les barques des riverains bondir brusquement quand les atteignait le remous du bateau. Le temps ne lui dura guère. Il croyait être parti à peine quand, déjà bien loin en amont de Dresde, il eut la vision d'un palais baignant dans le fleuve ses degrés de marbre, tandis que des sentinelles montaient la garde sur ses terrasses, et que des esquifs dorés, aux armes royales, se balançaient contre sa berge. C'était Pillnitz.
Plus loin, la rive commença de prendre un caractère plus abrupt. Des falaises apparurent, brunes, avec de grandes plaies blanches à leurs flancs, qui étaient des carrières de pierres. Et l'intérêt du paysage absorbait si bien Michel qu'il en oubliait l'heure du déjeuner. Une cloche sonna. Le jeune garçon se leva précipitamment. Dans sa hâte pour ne pas être en retard, il se trompa d'escalier, descendit un étage de trop. La porte qu'il prit pour celle de la salle à manger donnait sur le fumoir. Et alors il eut une vision qui le frappa, le pénétra d'un malaise. M. de Malboise était seul, dans la lumière étouffée et singulière de cette pièce, qu'éclairaient des hublots aux vitres de couleur. Il n'écrivait pas, comme il l'avait dit. Assis sur un divan, il accoudait à une table son bras droit, et, le menton sur sa paume, il regardait fixement devant lui. L'expression de ses yeux, sa pâleur, son immobilité, glacèrent Michel. Les rayons jaunes et verdâtres des vitraux aggravaient la lividité de cette face, empreinte d'une pensée effarante. Devant lui cependant, l'un des hublots restait ouvert. Et, presque au ras de cette ouverture, on voyait glisser l'eau blême. Cette eau... c'était le fleuve qui, de là-haut se déroulait, pittoresque et joyeux sous la pourpre tendre du soleil. Ici, elle parut sinistre au jeune garçon—sinistre comme l'âme de cet homme, qui méditait si terriblement dans la solitude. Michel se détourna, le cœur battant, et, craignant d'être vu, s'enfuit sur la pointe des pieds.
Une heure plus tard, le bateau stoppait au ponton de Wehlen.
M. de Malboise descendit le premier, enjoignant par un signe à Michel de le suivre à distance. Tous deux se mirent en marche, ainsi, séparés par une trentaine de pas. Peu de voyageurs avaient quitté le bateau en même temps qu'eux. Aucun ne s'engagea dans le chemin où s'enfonçait M. de Malboise, et à l'entrée duquel un écriteau portait cette indication, «Nach der Basteï» (vers la Basteï). La saison était trop avancée, les jours devenaient trop brumeux et trop courts pour que les visiteurs ne se fissent pas rares dans cette région célèbre de la Suisse saxonne.
Le nom de Basteï, qui signifie «le Bastion», désigne un des sites les plus curieux de l'Europe. C'est le point culminant d'un chaos de roches déchiquetées, hérissées, gigantesques. Il se trouve à trois cents mètres à pic au-dessus de l'Elbe, et son couronnement arrondi, qui surplombe légèrement la vertigineuse muraille, ressemble, en effet, à un ouvrage avancé de fortification. Le sauvage amas de roches que domine la Basteï forme un ensemble si peu accessible, au bord du fleuve, entre les petits ports de Wehlen et de Rathen, qu'il faut cinq à six heures pour aller en voiture de l'un à l'autre de ces villages, par la route carrossable tournant le massif, tandis qu'il ne faut guère qu'une heure, à pied, par les sentiers, dont quelques-uns sont de vrais escaliers taillés dans le roc.
C'était le plus direct de ces sentiers que commençait de gravir M. de Malboise. De Wehlen à la Basteï, la pente est plus longue et plus douce que du côté de Rathen. Le marquis allait d'un pas assez rapide, entre une rude et sombre muraille de pierre et un torrent, au bord duquel, parmi les rochers, croissaient quelques sapins. La verdure de ces arbres, noircie encore par l'automne, ne faisait qu'ajouter à l'horreur de ce triste paysage.
Michel éprouvait moins cette lugubre influence que l'étonnement et la curiosité d'un spectacle si nouveau.
A un moment, comme la solitude apparaissait profonde, le marquis s'arrêta et l'attendit. Mais il l'attendit sans bonne grâce, le dos tourné vers lui, ne l'encourageant pas d'un coup d'œil ou d'une parole. Il s'immobilisa simplement, puis quand il entendit le petit pas se rapprocher, il poursuivit sa course.
Le sentier monta plus âprement, se resserra jusqu'à n'être plus qu'un couloir entre des blocs sourcilleux, où ruisselait l'humidité sous le feutre des lichens. Dans une fissure, à droite, du côté de l'Elbe, une sorte d'échelle posée à plat sur la pente du roc apparut. Un poteau indicateur désignait un point de vue curieux. M. de Malboise lut l'écriteau, regarda l'échelle, et d'une voix trouble dit:
—«Montons là.»
Ils y montèrent. Cette fois, l'homme avait laissé place à l'enfant, qui le précédait. Ils émergèrent sur une étroite plate-forme, à peine protégée par un primitif garde-fou composé de mauvais bâtons réunis à la diable. Le paysage se découvrit, toujours voilé, malgré le soleil, d'une fine gaze bleuâtre, qui noyait les lointains et estompait les plans rapprochés. Le fleuve, au-dessous, miroitait à deux cents pieds de profondeur. Telle était l'abrupte déclivité de l'escarpement qu'il fallait se pencher pour apercevoir la rive droite. En face, au delà des collines bordant l'Elbe à gauche, une plaine s'étendait, hérissée de hauteurs brusques et circonscrites, qui semblaient de monstrueux châteaux-forts, et qui étaient des îlots de roc, couronnés, en effet, presque tous, par les ruines d'anciens donjons ou par des ouvrages de défense modernes. La disposition étrange de ces masses éruptives isolées, se dressant çà et là dans l'immense perspective plate, donnait à ce pays saxon un aspect capable d'impressionner même l'ignorance de l'écolier qui le contemplait.
—«Oh!... C'est beau!...» murmura le jeune garçon.
Son admiration devint-elle contagieuse au point d'entraîner un mouvement involontaire et irréfléchi de son compagnon?... Le fait est que Michel subit tout à coup une poussée qui le projeta contre le garde-fou. La frêle barrière plia. L'enfant eut un cri:
—«Maman!...»
Et, dans sa frayeur, il se cramponna instinctivement au seul appui tout proche, c'est-à-dire aux vêtements de M. de Malboise. Puis, son équilibre reconquis, aussitôt il lâcha, interdit d'avoir osé.
—«Plus de peur que de mal,» observa seulement le marquis avec une gaieté rauque.
Il n'exprima aucun regret pour son étrange maladresse. Cependant Michel crut qu'il en restait violemment ému, à le voir tout drôle, les mains agitées comme s'il tremblait. Allons, il n'était pas si méchant qu'il voulait en avoir l'air.
Le petit, soudain rasséréné, bondit au bas de l'échelle.
Alors la marche silencieuse recommença, dans le sentier de sauvage solitude, entre les roches tragiques. On s'élevait encore.
Mais, dans l'encaissement des mornes barrières arrêtant la vue, on ne pouvait pressentir le recul de l'horizon. Brusquement, le défilé aboutit à une sorte de plateau découvert. Une route plus riante s'ouvrait au delà, parmi les bois, tandis que, sur la gauche, se creusait un cirque gigantesque, plein d'une désolation pétrifiée. On eût dit d'une mer dont les eaux se seraient taries, laissant à nu la foule déchiquetée de ses écueils. M. de Malboise traversa le plateau, prit le chemin sous bois. Là, enfin, on rencontra des êtres humains. Deux Anglais descendaient vers Wehlen. Une femme passa chargée d'un fardeau de brindilles. Puis un enfant conduisant des chèvres.
Mais déjà le jour d'automne se faisait plus sombre. Par les échappées, entre les roches, on n'apercevait au loin que des lignes indécises fondues dans les houles de brumes. Une vapeur froide montait du fleuve. Et maintenant le marquis hâtait le pas pour dépasser une maison, qui, dressée un peu plus haut encore, vers la droite, paraissait d'ailleurs muette et fermée. C'était l'auberge de la Basteï, toujours animée par la visite des excursionnistes durant les jours chauds et brillants de la belle saison, et qui, déjà, par ce mélancolique après-midi d'octobre, se résignait à l'abandon, à l'hivernage. Il aurait fallu grimper le sentier qui la contourne pour arriver au «Bastion» proprement dit, à cette espèce de plate-forme naturelle, avancée en balcon au sommet d'un roc de trois cents mètres, dressé à pic au-dessus de l'Elbe. Là, on recueille l'impression la plus grandiose de cette extraordinaire région. Mais sans doute M. de Malboise n'était pas venu chercher ici des impressions de ce genre, car, sans achever l'ascension de la Basteï, il se mit en devoir de descendre l'escalier taillé dans le roc sur l'autre pente, qui s'abaisse vers Rathen.
Il est vrai que, de ce côté, il atteignait bientôt un site non moins prodigieux et certainement plus farouche. Tandis que la Basteï domine au delà de l'Elbe un vaste et rayonnant paysage, sa face opposée regarde, vers l'intérieur des terres, le plus âpre tableau de nature qu'il soit possible d'imaginer. Là encore, les rocs de deux à trois cents mètres surgissent, perpendiculaires et vertigineux, comme les tours d'une cité colossale. Un pont fait de main d'homme, reliant quelques-uns de leurs effroyables contre-forts, jette son ruban de pierre par-dessus les abîmes. De ce pont, ce que l'on contemple ressemble à un cercle de l'Enfer, évoqué par une vision du Dante. Les fantastiques architectures des rochers escaladent le ciel, enfermant comme en un puits sans issue et presque sans lumière, une vallée d'une tristesse sans nom. Quand on se penche par-dessus le parapet et qu'on explore du regard la profondeur lointaine, on peut croire que jamais le pas d'une créature vivante n'a foulé cette herbe incolore, n'a erré sous ces sapins ténébreux. Pourtant, parfois, un tintement grêle de clochette monte dans ce silence, qu'on croirait inviolé, éternel. Ce sont quelques chèvres, amenées jusque-là par un petit pâtre, au long d'invraisemblables sentiers. Car cette herbe, si maigre qu'elle soit, représente un peu de nourriture, et partout où la terre offre sa substance, il se trouve toujours plus de bouches qu'elle n'en peut assouvir.
Le marquis de Malboise s'avança dans un des encorbellements construits en ouvrages avancés, au long de ce pont, sur des cimes de rocs, et d'où les voyageurs gagnent un frisson plus émouvant. Michel suivit, content de cet exemple qui l'autorisait. La hardiesse naturelle à son jeune esprit se délectait à l'exaltant spectacle. Même, ayant un effort à faire pour contenir son enthousiasme, tout près de déborder en extravagance de gestes et d'exclamations, il ne prit pas garde au trouble qui bouleversait M. de Malboise, ni à ces mots qui sifflèrent entre les lèvres convulsives de l'homme:
—«Ah! c'est atroce... Je ne peux pas!...»
Toutefois, à partir de cette minute, les façons du marquis devinrent si bizarres que l'enfant s'en étonna. M. de Malboise descendit, puis remonta, puis redescendit encore, dans ce sentier de Rathen, qui n'est, presque tout le temps, qu'un couloir dans les roches, et où il est impossible de s'égarer. De distance en distance, des points de vue sont ménagés sur quelque saillie avançant au-dessus de l'Elbe. Et nulle précaution contre les chutes. On ne peut enclore de barrières tous les accidents de la falaise. Le marquis s'y aventurait avec Michel. Puis, comme ne découvrant pas ce qu'il cherchait, brusquement il l'entraînait ailleurs. A la fin il le ramena sur le pont.
Si c'était la fascination de la solitude qui retenait ainsi le marquis de Malboise, ce point devait le séduire en effet. Du côté de l'Elbe, on avait chance d'apercevoir des bateaux, allant vers Dresde ou remontant. Au-dessous de soi, l'on distinguait ou l'on devinait des habitations. Sur la rive opposée couraient des trains, au long d'une étroite voie, entre la colline et le fleuve. Mais ici!... C'était un désert clos, barré de roches effroyables, une vallée inaccessible, une solitude figée de froid et de mort, l'horreur immuable d'une fin de monde.
De nouveau, M. de Malboise vint s'accouder au parapet. De nouveau, Michel, près de lui, en fit autant. L'écolier, dans sa lassitude croissante de l'interminable promenade, y gagnait au moins de goûter encore le terrifiant plaisir, trop brièvement éprouvé tout à l'heure, en face de ce chaos. Dans son romantisme enfantin, il cherchait à en exagérer le poignant vertige. Les mains à ses tempes, comme des œillères, pour ne rien voir que le vide, il avançait imprudemment le buste, sondait le gouffre, imaginait l'épouvante de la chute.
Et tout à coup...—mais sut-il si le rêve affreux faisait tourbillonner son cerveau ou si la réalité s'y substituait infernalement?... Ce fut si prompt!... L'abîme, en un tel éclair, engloutit la proie chétive!... Le crime fut si simplement tragique, dans cette sauvage solitude, parmi ce crépuscule des rochers, précédant le crépuscule du jour!...
Qu'était-ce pour cet homme de force herculéenne... Soulever à la ceinture un enfant trop penché, qu'aussitôt sa tête, ses épaules emportèrent?... La pensée, cette fois, n'eut pas le temps d'intervenir en une révolte éperdue, d'arrêter la main, comme une heure auparavant, lorsque ce garde-fou avait fléchi, comme à plusieurs reprises ensuite, sur les corniches tentatrices, dans la promenade abominable. L'acte fut si aisé qu'il en résulta pour celui qui venait de l'accomplir une stupeur inouïe.
C'était donc fait!...
Le meurtrier regardait le parapet vide.
C'était donc fait!...
Aucune trace ne restait sur la marge de pierre de l'enfantine petite vie qui, deux secondes avant, y mettait la tiédeur de son innocent contact. Aucun appel ne montait de l'abîme. Pas une clameur. Pas un gémissement. Et c'était fait!... Pascal de Malboise était seul.
Il ne se pencha pas à son tour, il ne regarda pas. Qu'eût-il vu d'ailleurs? Les grandes ombres des rochers emplissaient le gouffre... Un corps d'enfant... Cela ne devait pas être discernable, de cette hauteur, dans cet entassement de chaos. Le meurtrier tourna sur ses talons, s'élança d'un élan de folie, fuyant le lieu sinistre, l'enceinte formidable et dévastée, l'horrible silence...
Ce fut en courant qu'il dévala par le sentier de Rathen, malgré la perfide déclivité des dalles glissantes, sous l'obscurité qui s'épaississait dans ce couloir de pierre. Un peu avant le village, au lieu de continuer à descendre vers le ponton d'embarquement, soit pour prendre le bateau de Dresde, soit pour traverser en bac et gagner la gare du chemin de fer, il prit à gauche, s'enfonça dans le désert rocheux, parmi les broussailles et les sapins. De ce côté, il en avait pour deux heures de marche hasardeuse avant de tomber sur une route lointaine. Mais il était sûr de ne rencontrer personne qui l'eût remarqué avec Michel dans le trajet du matin.
Quelques jours plus tard, le député Pascal de Malboise se trouvait assis devant son pupitre, au Palais-Bourbon, quand s'ouvrit la session parlementaire. Les bras croisés sur son buste solide, la tête haute avec cet air de rondeur et d'arrogance qui intimidait sans déplaire, il offrait sa physionomie habituelle, et conquit bien vite à nouveau les applaudissements rieurs par la verve de ses interruptions.
Là-bas, à Solgrès, il y avait une femme affolée de soupçons et de désespoir, mais qui, dans la pire exaltation de sa douleur, n'avait osé formuler une accusation nette, et certainement ne l'oserait jamais. Que servirait à la malheureuse Armande de saisir la justice, de faire ouvrir une scandaleuse enquête? L'enfant était mort dans une chute terrible, provoquée, assurait M. de Malboise, par une imprudence du jeune téméraire.
Quand elle demanda que son mari la conduisît devant la tombe, la mît en présence des témoins, il lui dit froidement:
—«Je le ferai pour ses parents, s'ils l'exigent. Mais non pour vous. Que vous était celui qui s'appelait Michel Bellard? Proclamerez-vous, par des démonstrations publiques de deuil, avec notre double honte, votre fraude à l'état civil, le crime de substitution, dont vous auriez aussitôt à répondre?...»
Il faisait entendre ainsi qu'elle avait les mains liées contre lui-même.
Elle les avait liées, en effet, et par un sentiment qui n'était pas un souci d'honneur personnel. Qu'importaient les conventions sociales à cette martyre dont le cœur mourait en elle-même, broyé par leur étau? Volontiers elle les eût bravées en une révolte suprême, se sentant près de quitter ce monde, et tentée de le bafouer, de le maudire en face, avant de se réfugier éperdument dans l'asile d'éternel pardon où toute mère est sainte. Mais un aveu, même tacite, de sa part, serait une délation pour Louise. La femme du garde tomberait dans les mains de la justice, elle aurait à expier son dévouement, elle verrait son ménage brisé, toutes ses humbles chances de repos et de bonheur détruites. Le rigide Nobert la quitterait, divorcerait sans doute. Ne pleurait-elle pas assez, la pauvre Louise, aussi déchirée par la mort de Michel que si l'enfant eût été véritablement le sien?... Fallait-il donc lui infliger un pire supplice, payer par une torture sans fin sa sublime complicité, la tendresse abondante dont elle avait secrètement enveloppé cette mère et son fils, rejetés hors du du domaine des tendresses légitimes? Et pourquoi?... Puisque rien ne rappellerait plus à la vie le petit être infortuné. Pour la vengeance?... Vengeance d'un crime si férocement lâche qu'Armande n'y pouvait croire, malgré sa répulsion pour le criminel probable, malgré les voix de suggestion lugubre qui lui chuchotaient au fond de l'âme: «Il l'a tué... Il l'a tué...»
Et les preuves?... Où les prendrait-elle?... Elle n'avait, pour les aller découvrir, que les indications de son mari. S'il était coupable, il ne pouvait lui avoir ouvert qu'une fausse voie. La situation paralysait Armande. Mais ce qui la paralysait davantage, c'était le détraquement, l'effondrement final de toutes ses énergies, tendues de façon si atroce et depuis trop d'années. C'en était fait de ce caractère jadis résistant comme l'acier, de cette nature réputée indomptable, parce qu'elle ne cédait qu'à l'affection, et que toute affection la perça de glaives ou la déchira d'épines. Après la disparition de Michel, Armande ne fut plus elle-même. Son être brisé sembla tout à coup incapable de vibrer, même de douleur. Une morne indifférence engourdit ce cerveau, devenu débile. Ce n'était ni la folie, ni l'idiotisme, mais un état voisin. La châtelaine de Solgrès se promenait dans son parc, spectre mélancolique enfermé dans un mutisme presque complet, évitant toute rencontre, même celle de Louise, avec laquelle maintenant elle cessa de parler du passé.
Elle arriva à un degré tel d'anéantissement sentimental, qu'elle ne manifestait même plus d'animosité contre son mari. M. de Malboise, d'ailleurs, changeait de manières à son égard, se montrant d'autant plus courtois et attentif qu'elle glissait davantage à l'enténèbrement intellectuel et à l'épuisement physique.
Un jour, la jugeant au degré voulu de cet étrange désintéressement de tout, il fit venir son notaire. Un testament de deux lignes fut rédigé, par lequel la marquise de Malboise instituait son mari son légataire universel. Elle ne s'étonna pas, ne protesta pas, et signa l'écrit sans plus de réflexion que si c'eût été le bail d'un de ses fermiers.
Peu après, ses facultés s'affaiblirent encore. Elle donna un signe caractéristique de démence, car, fréquemment, elle allait se poster sur un point particulier de la pelouse, en arrière du château. Là, pendant un instant, elle se tenait immobile, les bras croisés. Puis elle criait: «En joue!... Feu!...» Et se laissait tomber sur l'herbe, comme blessée à mort. Pendant de longues minutes, elle restait là, gisante. D'abord, on la croyait évanouie. On voulait la relever. Mais elle protestait par gestes, sans desserrer les lèvres, les yeux hallucinés, la face couverte de larmes silencieuses. On prit l'habitude de ne plus la contrarier en ce triste jeu de folle, inoffensif aux autres comme à elle-même.
Pourtant, un matin d'hiver, comme elle demeurait longtemps étendue sur l'herbe glacée, quelqu'un s'inquiéta. Une femme de chambre descendit, s'approcha, essaya de la soulever, et jeta un grand cri...
La marquise de Malboise était morte.