Le meurtre d'une âme
LE FOND DE LA CASSETTE
Dans un salon de cercle, aux environs de la Madeleine, des hommes, pour la plupart en costume de soirée, se pressaient, assis ou debout, autour d'une table de baccara. On jouait gros jeu depuis une heure, et la veine n'avait pas favorisé le banquier. Cependant il faisait bonne contenance, sous des regards dont l'attention aiguë aurait pu blesser quelqu'un de susceptible.
C'était un fort beau garçon, de cette beauté un peu exotique,—le teint trop mat, les yeux et les cheveux trop noirs,—que, précisément, on a chance de rencontrer dans les cercles ouverts, où l'on est admis en passant, sur simple présentation.
Une voix gouailleuse dit:
—«Cent louis qui tombent.»
Le banquier tourna légèrement la tête.
—«Ça va», dit-il. «Et davantage si vous voulez.
—Allons donc!... Une plaisanterie!... Vous ne les avez plus en banque.
—Je les tiens sur parole.»
Il y eut un silence, peu flatteur pour l'étranger. Celui-ci appela le garçon de jeu.
—«Donnez-moi des jetons,» lui dit-il. «Pour deux cents louis.»
L'homme se pencha, murmura tout bas quelque chose.
—«Oh! mon Dieu,» ricana le bel étranger, «on manque plutôt de confiance, dans votre boîte. Tenez...» ajouta-t-il en plongeant la main dans une poche intérieure de son habit, «c'est vrai, je n'ai plus d'argent sur moi. Mais me prêterez-vous, si je vous laisse ceci en gage?»
D'un geste négligent, il tendait une admirable émeraude, soutenue par une mince chaîne d'or. Un des assistants s'écria:
—«Mais c'est une ferronnière! Vous avez donc dévalisé votre trisaïeule?...
—Un bijou de famille... Je l'avais sur moi pour le faire monter en bague. Ça tombe bien, puisque vous m'avez si proprement ratissé, messieurs.»
Le garçon de jeu emporta l'émeraude, et, l'ayant montrée au caissier, il revint avec deux cents louis de jetons, qu'il plaça devant le banquier. Celui-ci tailla, jeta une bûche au tableau de droite, qui portait les deux mille francs. Il eut un imperceptible sourire, donna sept au tableau de gauche, et se servit. La seconde carte du premier tableau fut un huit. Celle de l'autre un quatre. Le banquier retourna ses cartes. Il avait un roi et un valet. Une rumeur légère courut dans le groupe.
—«Tirez-vous?» demanda-t-il à gauche.
Sur la réponse affirmative, il lança un cinq.
Et tout à coup, devant lui, à côté de ses deux figures, on aperçut le neuf de carreau.
—«Gagné,» dit-il tranquillement.
Déjà on poussait vers lui les mises des deux tableaux, quand une voix s'éleva:
—«Pardon! Je demande qu'on examine le jeu de cartes dont se sert monsieur d'Occana.
—Mais, monsieur!...»
Un brouhaha se produisit, les uns tenant pour l'interrupteur, les autres criant que de pareils procédés disqualifiaient un cercle. Les mots vifs commençaient à partir, quand un accord général se fit brusquement sur cette nouvelle: il y avait deux neuf de carreau dans le jeu de cartes du banquier.
—«Gredin!... Misérable!...» hurlèrent les plus animés en lui mettant la main au collet.
Blanc comme le plastron de sa chemise, celui qu'on avait appelé d'Occana cherchait à se dégager, en balbutiant:
—«Mais, messieurs... C'est un accident... Comment pouvez-vous croire?... Je suis prêt à recommencer le coup.»
Le gérant du cercle, accouru en hâte, intervint:
—«Voyons, messieurs, pas de violences... C'est indigne de gentlemen tels que vous. La présence d'une double carte dans un jeu peut parfaitement être fortuite. Et monsieur d'Occana vous donnera satisfaction en s'abstenant de revenir.»
Ses efforts pour arrêter l'esclandre eussent peut-être moins bien abouti si tous les hommes qui se trouvaient là eussent eu la conscience et les mains nettes. Mais déjà quelques-uns avaient filé, ne se souciant pas d'éclaircissements où la police devait intervenir. D'autres se disaient qu'ils passeraient un mauvais quart d'heure chez eux si leurs noms apparaissaient dans cette affaire. Les plus honnêtes, ceux qui avaient le droit de crier plus haut, étaient en même temps les moins empressés à figurer dans une histoire de ce genre. Les plus tarés se demandaient où ils iraient jouer si l'on fermait ce cercle trop accueillant. Pour toutes ces raisons, M. d'Occana se trouva bientôt sans plus d'encombre sur l'escalier, poussé par le gérant, qui lui glissait son émeraude dans la main, en lui conseillant de ne jamais revenir, tandis que, derrière lui, se tordaient les valets de pied en culotte de panne.
Le jeune homme traversa la rue Royale, suivit les boulevards et l'avenue de l'Opéra. Malgré l'heure tardive, il y avait encore des flâneurs aux terrasses des cafés, tant la suave nuit de juin avait de charme. Le joueur malheureux s'en détourna, comme en une fuite, et courut se réfugier chez lui, dans son petit appartement luxueux de la rue Saint-Augustin.
Sa chambre apparut, quand il eut tourné le commutateur, avec les chatoiements de soies pâles, les scintillements d'étroits carreaux multiples et les lignes serpentines du modern-style.
Il ouvrit son armoire, en tira un coffret, qu'il posa sur une table.
C'était une boîte en acier solide et pesante, dont les parois externes, jadis vernies et ornées de peintures, montraient des plaies rougeâtres de métal oxydé. Telle quelle, telle qu'il l'avait retirée du souterrain, Michel se plaisait à contempler et à manier cette cassette. Que de plaisirs en étaient sortis depuis dix-huit mois! Grâce à elle, il avait, pendant une année et demie, vécu la vie triomphante et joyeuse que le destin devait, pensait-il, à un descendant d'une des plus aristocratiques familles de France. Lui, qui avait dans ses veines le sang des Solgrès, et sur sa face, dans ses membres fins, l'élégance et la grâce italiennes, quel viveur magnifique il aurait fait s'il eût été reconnu légalement par sa mère! Elle en avait eu l'intention. Ce n'est pas elle qui l'avait renié. Les fatalités sociales s'étaient trouvées plus fortes que cette volonté de femme. Michel le savait, par les plus irréfutables preuves. Aussi cette mère, dont le nom remplissait d'orgueil, cette Armande, marquise de Malboise, qui l'avait porté dans son sein, qui l'avait chéri à en perdre la raison et à en mourir, elle rayonnait bien haut dans l'âme pervertie, mais non tout à fait avilie, de l'aventurier.
Celui qui se faisait appeler maintenant Armand-Michel d'Occana était un homme qu'aucune croyance, aucun respect, aucune tendresse n'arrêtaient dans l'assouvissement de ses passions. Toutefois un sentiment exalté et pur fleurissait en lui parmi le taillis empoisonné des convoitises, des vanités, des haines et des vices. C'était le culte voué à la mémoire de sa mère, depuis qu'il avait appris par Louise de quel amour et à travers quels tourments la malheureuse l'avait aimé.
En ce moment même, tandis que ses doigts palpaient, en l'ouvrant, le coffret d'acier, il éprouvait, à ce contact, l'émotion vague toujours puisée auprès de ce témoin de la maternelle sollicitude. Il souleva le couvercle. L'intérieur, capitonné de velours bleu, apparut. Quel espoir insensé animait Michel?... Ne savait-il pas que la cassette était vide. Cependant il en tâta tous les recoins, dans l'idée de trouver peut-être encore un dernier vestige de ces admirables joyaux, vendus les uns après les autres. Pas une parcelle d'or ou de pierreries ne restait. Michel souleva la doublure du fond. Un papier se cachait entre le capitonnage et le métal. Il le tira et le relut pour la centième fois.
«Je lègue à mon filleul, Armand-Michel Bellard, mon domaine de Solgrès avec toutes ses dépendances, et je désire qu'il en porte le nom.»
Signé: «Armande,
«marquise de Malboise.»
«Michel de Solgrès!... Je serais Michel de Solgrès, maître d'un des plus beaux châteaux de France!» se dit le fils du volontaire italien. «Ah! marquis de Malboise, tortureur de femmes, tueur d'enfants, voleur d'héritages, notre compte n'est pas encore réglé!... Vous avez de la chance que l'ivresse d'être riche et d'être jeune m'ait absorbé pendant dix-huit mois. Mais maintenant que je n'ai plus rien, je vous conseille de prendre garde à vous!...»
Avec un geste de rage, le jeune homme jeta au fond de la cassette la ferronnière ornée d'une émeraude, le seul des bijoux légués par sa mère qu'il n'eût pas transmué en billets de banque, fait fondre à tenter la chance des cartes, des courses, ou laissé aux mains des courtisanes coûteuses, pour connaître, lui, le paria, la saveur des caprices princiers.
Mais était-ce bien le dernier des joyaux maternels qu'il n'eût pas vendu? Tandis que, pour se coucher, il ôtait les boutons de sa chemise, quelque chose brilla sur sa peau, dans l'entre-bâillement du plastron. C'était, à une petite chaîne de façon ancienne, un médaillon en or, un simple médaillon de fillette. Quand Michel fut au lit, avant de s'endormir, il détacha cette chaîne, ouvrit ce médaillon, et considéra un instant le portrait de femme qu'il contenait:
«Ma mère!...» murmura-t-il, «Armande de Solgrès, marquise de Malboise...»
Il prolongea la pompe des syllabes avec un orgueil attendri. Puis il prononça encore à voix haute: «Votre fils a une âme indomptée comme la vôtre. Seulement vous étiez femme... la société vous a vaincue. Lui, il est un homme... Et il n'a pas dit son dernier mot...»
Qu'eût-elle répondu, la martyre, si elle avait entendu ce fils tant chéri confondre sa révolte d'amante et de mère avec la rébellion de l'égoïsme et des appétits effrénés? Mais les lèvres du portrait demeurèrent closes. Et les yeux fanés de larmes ne virent pas du moins cette suprême misère.
Quinze jours plus tard, au Casino d'Houlgate, les jeunes filles et les matrones n'avaient de regards et de sourires que pour un valseur charmant qu'on disait étranger, riche et de noble origine. Michel, persuadé que les chevaux et les cartes ne lui rendraient pas la petite fortune qu'ils lui avaient prise, renonçait aux succès du demi-monde pour voir s'il aurait plus de fruit à recueillir par ceux de milieux honnêtes. Cette plage familiale d'Houlgate lui semblait le champ favorable à ses nouveaux exercices. Dès les premiers quadrilles au Casino, après les faciles présentations toujours obtenues par un voisin d'hôtel, le jeune homme, ne connaissant du monde que les bas-fonds des républiques sud-américaines et les régions galantes de Paris, eut la stupeur de constater qu'il recevait, de la part de correctes bourgeoises, des avances aussi claires que jadis de ses compagnes de plaisir. Seulement, ici, c'était pour le bon motif. C'était l'invite au mariage, faite par les candides flirteuses de vingt ans et par les avisées mamans de quarante-cinq.
Les entreprises conjugales ne se bornaient pas aux escarmouches du Casino. Bientôt M. d'Occana, «ce jeune homme si distingué», reçut des invitations pour les parties de tennis, les five o'clock ou les sauteries dans les villas particulières. Il accepta tout, et se rendit compte que, s'il demandait la main d'une de ses danseuses, n'importe laquelle, il aurait la presque certitude qu'on lui dirait: «oui». «Oui» avant les premiers renseignements. Mais après?... Michel d'Occana n'offrait aucune surface, à peine une personnalité authentique,—et encore... grâce à des papiers qu'il ne fallait pas regarder à la loupe,—nulle situation, et tout juste, avec ce qui lui restait sur la vente de l'émeraude, de quoi payer la bague de fiançailles.
Le premier acte était facile à jouer, mais aller jusqu'au dénouement lui parut peu commode. Pour cette raison, l'aventurier jeta son dévolu sur une orpheline, Denise Rouval, déjà majeure, et qu'il sut rendre éprise de lui au delà de toute clairvoyance, de toute guérison.
Cette jeune fille possédait une petite dot, et surtout des espérances, car elle hériterait certainement d'un oncle qui l'avait élevée. L'opposition invincible de l'oncle au mariage de Denise avec un si beau garçon, d'origine et d'avenir si troubles, fit hésiter celui-ci. Mais il se trouvait à bout de ressources.
Épouser celle qui, folle d'amour pour lui, bravait tout, c'était se tirer momentanément d'affaire, grâce aux quelques milliers de francs de la dot, et dans la certitude des merveilleux hasards toujours attendus par le déclassé.
Michel se considérait comme le créancier du destin. Et il y avait un homme qui portait le poids de la dette: c'était le marquis de Malboise. Un jour ou l'autre, il le forcerait bien à s'acquitter envers lui, ce bandit titré et puissant, qui se carrait sur le domaine volé, dans la magnifique demeure des Solgrès. Comment? Ce n'était pas facile. Le plan devait être médité à loisir, exécuté avec prudence.
Lorsque Michel s'était vu à la tête des deux cent cinquante à trois cent mille francs que représentait le contenu de la cassette, le désir de jouir de la vie avec toute la force, toute l'avidité de ses vingt-cinq ans, dans ce Paris où il arrivait enfiévré d'appétits et de curiosité, lui avait ôté la faculté de méditation nécessaire pour combiner la revanche. Il avait du temps, de l'argent devant lui, pensait-il. C'eût été folie de tout compromettre par une démarche mal combinée. Folie surtout de ne pas goûter d'abord à la coupe de délices qui s'offrait à ses jeunes lèvres, si longtemps séchées par toutes les soifs et crispées par toutes les amertumes. Un à un, les jours avaient passé. Un à un, s'en étaient allés aux mains des revendeurs les bijoux du coffret. Pour suspendre la fuite rapide de son trésor, Michel avait eu recours au jeu. Et alors cette fuite s'était précipitée, avec des ressauts et des retours qui l'avaient rendue plus affolante. Jusqu'au soir où, hanté par les suggestions perverses des bouges d'outre-océan corrupteurs de son adolescence, effaré d'avoir vu, en prenant l'émeraude, le fond de la cassette vide, Michel avait triché et s'était fait surprendre.
Maintenant il se disait: «Il ne me faut plus qu'un nouveau répit, si court soit-il, pour dresser le piège où saisir cet atroce Malboise, et lui faire un peu rendre gorge...» Pour obtenir ce répit, l'aventurier épousa Denise Rouval, non sans l'espoir que son art de séduction capterait l'oncle, l'amènerait à une réconciliation et leur assurerait l'héritage. Cet espoir-là fut déçu—d'autant plus brutalement que l'oncle de Mme d'Occana mourut peu après, en pleine ébullition de colère contre sa nièce, et sans lui laisser un centime.
Ce que fut le sort de la nouvelle épousée dépassa les pires prévisions du vieillard. Non qu'elle souffrît d'immédiats mauvais traitements, matériels ou moraux. Michel entendait trop la volupté de la vie pour provoquer dans le cercle de ses perceptions la disgrâce des larmes, la rancœur des querelles, le hérissement hostile des délicatesses blessées. Mieux eût valu pour Denise qu'il la maltraitât directement, car du moins elle l'eût pris en haine et se fût réjouie de ce qui le séparait d'elle. Mais il ne se départit jamais à son égard de la grâce câline qui enivrait la malheureuse en sa présence et la torturait de regret lorsqu'il n'était pas là.
Bientôt il ne fut plus là souvent. Car le gentil logis de la lune de miel ne tarda pas à s'échanger contre un étroit appartement dénudé, puis contre une mansarde de pauvres. Denise n'eut pas un reproche à l'adresse de l'homme paresseux et léger, à qui la paternité même n'inspirait pas un effort. Elle acceptait la misère auprès de lui. Elle aurait toujours trouvé moyen d'en épargner les atteintes à leur fils—un petit être beau comme son père et qu'elle avait nommé du même prénom que lui. Mais, avec la misère, l'abandon survint. Michel disparut pendant des semaines, puis pendant des mois... Et si, de temps à autre, il envoyait un subside dérisoire, s'il réapparaissait, pour des visites hâtives, c'est qu'un seul lien lui tenait un peu au cœur. Cet homme gardait le sentiment de la race, si dominateur dans son ascendance maternelle. Il ne pouvait tout à fait oublier qu'il avait un enfant. Et comme ce fils était son image, il goûtait un plaisir fier à venir le contempler quelquefois. Quant à sa femme, qu'il n'avait pas aimée un instant, le malheur de cette infortunée était d'autant plus irrémédiable que, dans le mystère, l'absence, l'incertitude, l'éternelle attente, elle sentait s'exalter en elle la tendresse insensée qui, malgré tous les avertissements, la jeta naguère entre ses bras.
Denise n'avait qu'une amie, qu'une consolation. Parfois, du triste quartier Mouffetard où elle cachait sa détresse, à l'écart de tout ce qui pouvait lui rappeler sa jeunesse heureuse, elle se dirigeait vers le lointain Montmartre, son petit garçon suspendu à son épaule. La course était longue avec ce cher fardeau. Quand le courage lui manquait pour marcher, elle escomptait son dîner en montant sur l'impériale d'un omnibus.
Tout en haut de la rue Lepic, dans une humble maison nichée parmi la verdure d'un jardinet sauvage, elle trouvait une créature aussi isolée qu'elle-même, et qui, par un miracle qu'elle ne s'expliquait pas, partageait la folie de son cœur. «C'est ma nourrice,» avait dit à sa femme M. d'Occana en lui révélant l'existence de Louise Nobert. Jamais la vieille paysanne n'en dévoila davantage à la nouvelle venue qui pénétrait dans sa vie. Pourtant une sympathie les rapprocha bien vite, toutes deux brûlant du même culte pour l'être idolâtré, dont elles souffraient toutes deux. Aucune intimité, aucune mise en commun de leurs larmes, ne délia le sceau posé sur les lèvres flétries. La confidente de la mère morte garda le secret du fils vivant. Sans doute il lui interdisait de le livrer, même à l'épouse. L'âme rustique et tenace, mise à l'épreuve si longtemps, avait pris le pli du mystère. Elle ne se laissa pas déchiffrer.
Denise renonça bien vite aux interrogations inutiles. N'était-ce pas assez pour elle, dévorée d'une double passion,—son mari, son fils,—de rencontrer une âme féminine uniquement dévouée aux mêmes êtres? Car Louise adorait le petit Michel, tellement semblable au nourrisson à qui jadis elle avait donné son lait et toute sa maternité en deuil, dans une ferveur de pitié, de respect, qui le sacrait à la fois son maître et son enfant.
C'était pour la femme âgée comme pour la jeune femme, de douces heures, celles où le bébé jouait auprès d'elles dans l'étroit jardin. Les yeux de la première se fixaient parfois sur les feuillages, desséchés trop tôt par l'haleine de Paris et cendrés de poussière. Les prunelles fanées reflétaient alors un rêve lointain, que Denise essayait vainement de deviner. C'était, au delà des piètres arbres, les somptueux ombrages de Solgrès, le visage ardent et concentré d'Armande, la pelouse tragique ou était tombé l'aïeul de ce petit qui s'amusait là, sur le sable.
—«Pauvre enfant!» murmurait Louise. Puis, craignant que sa mélancolie n'évoquât l'énigme, elle se hâtait d'ajouter: «Je voudrais tant le gâter, ce chéri. Et je suis si pauvre!... Cependant j'ai quelque chose de bon à lui donner, quand il aura faim, tout à l'heure.
—Ce n'est pas bien de faire des folies pour ce petit gourmand, maman Louison,» protestait faiblement Denise.
Au fond, sans juger la vieille femme, elle la croyait avare. Car, au début de leur mariage, Michel, en lui parlant de sa nourrice, la lui représentait comme vivant fort à l'aise d'une pension viagère, servie par des gens riches qui l'avaient eue jadis à leur service.
—«Tes parents?» demanda Denise.
—«Tu sais bien que tous mes parents sont morts,» fut la réponse, accompagnée d'un regard sardonique, glacial, comme toujours quand elle risquait une allusion aux sujets interdits.
«Louise Nobert a la faiblesse de ceux qui ont trop vu le côté dur de la vie,» pensait Denise. «Elle craint de manquer un jour. Peut-être, en effet, resterait-elle sans ressources si ses protecteurs venaient à disparaître. En prévision, elle doit se faire une réserve. Pour cela, elle se prive de tout.»
La paysanne se privait maintenant, en effet, avec des robes trop rapiécées en été, trop minces en hiver, plus jamais de vin dans le buffet, et, souvent, par les jours froids, pas de feu dans la cheminée.
«Elle n'est pourtant pas solide, avec sa maladie de cœur,» se disait encore Mme d'Occana. «Se rendre la vie si pénible aujourd'hui pour un avenir douteux: quelle inconséquence! Mais c'est un raisonnement qu'on ne peut pas lui tenir.»
Un jour, comme Denise et son enfant se trouvaient chez Louise, la voisine qui demeurait au-dessus de celle-ci vint la chercher pour déballer une bourriche de fruits, dont elle enverrait quelques-uns à ce chérubin du bon Dieu—si joli que c'était une joie pour elle de le guetter par la croisée. La maman et le bébé,—qui trottait déjà tout seul,—demeurèrent dans le salon aux bibelots disparates et si piteusement vulgaires, musée rétrospectif d'une vie simple, dont ils illustraient les étapes.
Le garçonnet, tout à coup, eut la fantaisie qu'on lui approchât de l'oreille un gros coquillage, à la conque épineuse et rébarbative, à la profondeur rose, où, par jeu, maman Louison lui faisait souvent écouter le chuchotement des anges qui disent au petit Jésus les noms des enfants bien sages.
—«Ze veux savoir si l'anze dit mon nom, maman.»
Denise prit l'énorme coquille, se disposant à l'approcher de la mignonne oreille, qu'elle dégageait des boucles brunes.
—«Attends,» fit-elle, «il y a dedans un papier. Je vais l'ôter... Tu n'entendrais pas.»
Négligemment, elle enlevait une lettre, glissée là, oubliée, ou cachée, peut-être. L'idée de la lire ne lui serait certes pas venue, si, avec un tressaillement, elle n'eût reconnu l'écriture de son mari. D'un geste vif, elle sortit le feuillet de l'enveloppe, l'ouvrit. Quelques lignes, vite parcourues, lui sautèrent au cœur:
«Chère maman Louison,
«Si tu pouvais, puisque voici la fin du mois, envoyer encore cent francs à l'adresse que tu sais, tu me tirerais d'un bien grand embarras. Et je te rendrais le tout ensemble.
«A la hâte et un bon baiser de
Ton dévoué
Michel.»
Pâle et toute froide, Denise tenait toujours le coquillage, dans lequel, avec une sorte de honte, elle avait vivement replacé le billet.
—«Maman, t'est-ce tu fais?... Il va pas parler, l'anze, avec ce vilain papier.»
Ce vilain papier!... Un frisson plus pénétrant secoua la jeune femme.
—«Tais-toi... Tais-toi... Non, l'ange ne parlera pas aujourd'hui.»
En hâte, elle remit le coquillage en place, tourné comme avant, et s'occupa de distraire le petit bonhomme, pour qu'il ne s'obstinât pas à le réclamer quand Louise rentrerait. Deux minutes après, celle-ci parut. Et le bébé ne songea plus à écouter les anges quand il vit le tablier de maman Louison gonflé de choses mystérieuses qui devaient être bonnes à manger. Elle étala des pommes, des poires, des nèfles, des noix, sur la table.
—«Croyez-vous?... Hein!... Les enfants de cette dame sont cultivateurs. Alors ça vient d'eux. Est-elle gentille!... Je vais vous en faire un paquet, Denise, bien ficelé, pour que vous puissiez le porter commodément. Ça sera pour les goûters du bijou.»
Denise la regardait, les mains jointes. Sur la tête de Louise, elle vit la coiffure en tulle noir et nœuds de velours, jadis pimpante, maintenant affaissée, jaunâtre, défraîchie. Elle vit la camisole de mérinos, dont les manches avaient été refaites en une étoffe différente. Elle vit la jupe raccourcie par un ourlet qui repliait le bord usé... Alors elle s'approcha, saisit dans ses bras la vieille femme, et baisa le front aux menues rides, sur lequel ses larmes coulèrent.
—«Allons,» fit gaiement Louise, «vous voilà bien émue pour quelques méchants fruits!... Et encore on me les a donnés.
—Ce n'est pas à cause des fruits. Mais écoutez... Notre pauvre Michel... Celui qui n'est pas là... Vous l'aimez tant!... Dites... Vous pouvez bien... à moi... Dites-le... que vous êtes sa vraie mère!...»
Une fierté passa sur le visage de la paysanne. Son corps chétif, ratatiné, se redressa. Au fond de ses yeux ternes passa le reflet des jours tragiques, l'équipée de guerre et d'amour que sa complicité fit sienne, son humble honnêteté couvrant la faute héroïque d'une Armande de Solgrès, l'enfant qu'elle détachait de son sein en cachette pour le lui tendre, les longs soucis, le long secret... Elle répondit:
—«Sa vraie mère?... Je suis bien plus!»