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Le meurtre d'une âme

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Lettre C.

Comme Régine de Malboise l'avait expliqué à son cousin Hugues, l'admirable domaine de Solgrès était devenu la propriété de ses amis les pauvres. La jeune marquise l'avait consacré à une fondation perpétuelle, dont les frais d'entretien étaient couverts par une rente considérable. Les trois quarts de la fortune laissée par son mari—dont elle avait accepté le nom contre son gré, et dont la mort tragique l'opprimait de son mystère, tout en la libérant,—constituaient les revenus du sanatorium populaire de Solgrès. L'autre quart était consacré au Patronage de l'Épée-de-Bois, transformé en Cercle Fraternel, et installé dans une belle construction neuve. Ceux qui le fréquentaient, enfants et adultes, savaient bien que si Mme de Malboise les décourageait d'espérer l'aumône, qui humilie, elle avait toutes sortes d'ingénieux moyens pour les préserver des privations. Il y avait des primes et des prix pour les travailleurs, pour ceux qui formaient des ligues anti-alcooliques et amenaient des recrues. Puis, c'étaient les caisses de mutualité ou de retraites, que la marquise subventionnait largement, un salaire maternel alloué aux mères qui nourrissaient elles-mêmes leurs enfants, vingt systèmes divers pour faire tomber l'argent du riche dans l'escarcelle du pauvre, tout en obtenant de celui-ci quelque effort d'amélioration, d'assainissement moral ou matériel. Inutile d'ajouter que dans les cas où le secours immédiat et direct s'imposait à son ardente charité, Régine de Malboise ouvrait une main généreuse.

Le succès de son œuvre dans le quartier Mouffetard y promenait le miracle. L'espoir, la joie, le courage, soufflaient sur ce coin de misère, surtout depuis qu'on avait, au delà des rues sombres, la perspective enchantée de Solgrès, l'asile de fraîcheur, de repos, de splendeur verdoyante, où la faiblesse, la vieillesse, la maladie, devenaient presque des privilèges, puisqu'elles y donnaient droit de seigneurie.

Denise d'Occana était la régente de ce paradis dolent et charmant. Mais chaque cité construite dans l'immense parc, pouponnière, hospice, refuges de convalescents, d'infirmes, de vieillards, avait son directeur particulier.

Régine s'abstenait de visiter l'établissement merveilleux qu'elle avait créé. Solgrès demeurait pour elle un lieu d'angoisse et de fatalité. Ses intendants venaient à Paris lui rendre compte de tout. Parfois son amie, Claire Varouze, se faisait sa messagère auprès des protégés qui voulaient communiquer avec leur bienfaitrice.

Régine insistait souvent pour l'envoyer là-bas. Il lui semblait que cette jeune femme, si malheureuse dans son ménage désuni, assoiffée d'émotions sentimentales, dévorée d'imagination, les nerfs et le cœur malades, revenait apaisée de ces visites. Pour avoir contemplé d'humbles souffrances et participé à leur soulagement, pour avoir vu de bien modestes joies susciter d'infinies gratitudes, l'épouse meurtrie, dédaignée, rapportait un sourire moins amer et moins de fièvre dans ses yeux étranges, ses yeux inégaux, brûlants et brillants, où flottait un songe fou.

Elle aimait s'entretenir avec Denise d'Occana, cette autre blessée de la vie conjugale, qui maintenant pouvait se croire abandonnée pour toujours, car depuis longtemps son beau Michel ne lui était pas revenu de la vie aventureuse où il se plaisait loin d'elle. La directrice de Solgrès se consolait un peu, dans l'activité et la responsabilité de sa nouvelle tâche. Puis elle avait son autre Michel, le fils chéri, qu'elle se réjouissait de voir grandir en plein air, dans cette campagne merveilleuse, parmi la beauté des choses et la bonté des âmes—puisque, ici, la splendeur de la nature s'unissait à la splendeur de la charité.

L'enfant, avec sa grâce de Jean-Baptiste brun, ses larges yeux de velours, ses boucles sombres, faisait la joie de la colonie de Solgrès. Protégé contre tout mal par l'affection universelle, il circulait librement dans le parc, ne considérant comme domaine interdit qu'un bâtiment très écarté, qui servait d'infirmerie pour les maladies contagieuses. Ce qu'il préférait dans le vaste domaine, c'était une partie restée sauvage, un coin de forêt accidenté, raviné, qui, tout au fond, près du mur de clôture, se confondait presque avec les futaies du dehors. Son indépendance enfantine exultait, comme en quelque région déserte et lointaine dont il se figurait être le Robinson Crusoé.

Or, un jour d'automne ou le petit garçon vagabondait dans sa chère solitude, il lui arriva quelque chose d'extraordinaire.

Descendu dans un fossé très broussailleux, il faisait la cueillette des mûres. Là, dans le fouillis des ronces énormes, elles étaient plus abondantes et plus grosses que partout ailleurs. Michel en remplissait une petite brouette, soigneusement tapissée de feuillage. Il s'animait, rouge d'ardeur, triomphant de sa moisson noire et luisante, qu'il allait voiturer fièrement tout à l'heure à travers l'admiration des foules, jusqu'à la grande maison où sa mère s'extasierait. Avec son joli visage, un peu barbouillé de jus pourpre, où les cheveux bouclés s'emmêlaient, et parmi l'enlacement des rameaux verts, on eût dit un jeune Bacchus.

A un moment donné, il se trouvait si hardiment juché sur un escarpement, et si bien retenu par l'agrippement des ronces, qu'il ne savait plus trop comment redescendre au fond du ravin et regagner le sentier qui en sortait.

Et ce fut alors que survint la chose fantastique.

En face de Michel, dans l'autre revers du fossé, la muraille de terre parut s'entr'ouvrir sous l'échevèlement des plantes grimpantes. Un pan carré s'enfonça comme un battant de porte, découvrant une cavité noire... Puis dans l'embrasure béante, une silhouette d'homme surgit.

Toute grande personne, à la place de cet enfant, eût éprouvé en cette conjoncture, un saisissement des plus désagréables. Michel eut peur. Pas trop cependant. Sa petite cervelle chimérique, où les contes de fées représentaient la réalité de l'univers, ne s'étonnait qu'à moitié de voir sortir un génie des entrailles de la colline. Surtout en cette retraite de sauvagerie délicieuse, que son imagination transformait en royaumes enchantés. D'ailleurs, ce devait être un bon génie, celui qui survenait là, d'une physionomie si séduisante et si grave.

L'inconnu, avant d'émerger tout à fait hors de la caverne, explora les alentours d'un regard circonspect. Toutefois il n'aperçut pas d'abord l'enfant, immobile de stupeur sous un rideau de verdure. Il referma à clef derrière lui ce qui était bien une porte, malgré l'aspect terreux et rouillé qui la confondait avec le talus environnant. Et ce fut alors que, se tournant, il distingua le petit visage effaré, les yeux noirs braqués sur lui avec plus de curiosité que de frayeur.

Au sursaut qui le secoua des pieds à la tête, à la pâleur qui décolora sa face déjà si pâle, un observateur moins naïf que ce garçonnet de sept ans eût compris que, de la chair mâle ou de la chair puérile, c'était la première qui se hérissait d'effroi. Pourtant l'intrus se reprit vite. Il venait de reconnaître à qui il avait affaire.

—«Michel!» appela-t-il avec douceur. «Mon petit Michel. Viens... C'est moi... C'est papa. Tu ne me remets donc pas?»

Le petit descendit vers lui, hésitant, mais sans aucune crainte. Il s'approcha, balbutia: «Papa...» ses grands yeux dilatés d'incertitude et de surprise. Mais aux caresses, aux appellations familières, à la voix, au regard, il s'assura qu'on ne le trompait pas.

—«Papa... Oui... C'est bien toi!... Oh! comme maman va être contente! Mais... il y a si longtemps que je ne t'avais vu! Et tu as laissé pousser ta barbe...»

Il promenait sa petite main sur une barbe de deux ou trois semaines, qui, frisant de près, ne déparait pas le visage viril si pareil au sien, soulignant finement l'ovale des joues.

«Je vous ai cherchés rue de l'Épée-de-Bois,» dit le père. «Juge de mon étonnement quand je ne vous ai plus trouvés, quand on m'a dit que vous étiez ici.»

Étonnement plus grand qu'il ne pouvait l'exprimer. Ici... C'est-à-dire à Solgrès, dans ce domaine où se rattachait sa propre destinée, où il avait vécu enfant, où il aurait dû maintenant gouverner en maître... Solgrès, le berceau de ses ancêtres maternels, Solgrès, où ses parents martyrs étaient morts, l'un fusillé, l'autre tuée de douleur, sur le même gazon, à la même place. Voilà qu'un stupéfiant hasard y ramenait son fils, l'y installait comme le petit roi d'un peuple débile et plein d'amour, lui restituait le séjour héréditaire par une dispensation merveilleuse de la charité.

L'homme qui revenait sur cette terre fatidique après avoir marché dans des chemins de fange et de sang, n'était guère capable de philosophie généreuse ou d'émotions délicates. Toutefois quelque chose en lui de meilleur que lui-même, l'âme d'une race haute, parfois obscurément réveillée sous le linceul de ses vices, frémissait d'une délectation indéfinissable à constater que le séculaire patrimoine ne passerait pas en des mains violatrices, et qu'une destination sublime consacrait le sol où ses parents agonisèrent, victimes de l'héroïsme ou de l'amour maternel.

Cependant le petit Michel questionnait:

—«Pourquoi, papa, que tu n'es pas entré par la porte, que tu es sorti de dedans la terre?

—Chut!... Il ne faut pas le dire. Il y a dans la terre de belles grottes illuminées, et un beau trésor, que je te montrerai si tu ne racontes pas que tu m'as vu venir par là?...»

Phrase imprudente. Ce fut un de ces mots inconscients, faux avec un fond de vérité, comme en prononcent les lèvres gonflées de secrets oppressants. Le père insista:

—«Tu ne diras pas par où je suis arrivé dans le parc...

—Non,» fit le petit. «Les fées ne seraient pas contentes.

—Quelles fées?

—Celles qui t'ont conduit à travers la terre et qui gardent le trésor.

—Justement. Elles nous feraient beaucoup de mai à tous les deux si tu parlais.

—Je ne dirai rien. Mais tu me montreras le trésor.

—Si les fées permettent aux petits garçons de pénétrer dans la terre. Je n'en suis pas sûr,» reprit Occana, s'avisant de son inconséquence. «Maintenant, tais-toi. Car ce sont là des choses terribles. Et conduis-moi près de ta mère.»

Ils se mirent en route à travers le domaine, d'abord par des sentiers de forêt, puis le long de pelouses vastes comme des prairies, où paissaient les vaches superbes qui donnaient leur lait aux enfants et aux malades, puis sous la voûte des avenues développant leurs perspectives majestueuses.

Dans une clairière, des chalets groupaient leurs gaies architectures toutes neuves.

—«C'est la cité du Repos, expliqua l'enfant. Ceux qui sont là, on les appelle «les surmenés du travail». Tu comprends?... Ainsi regarde... Cette jeune fille assise devant une porte, c'est une pauvre infirme qui travaillait toute la journée à faire des petites boîtes en carton, dans une chambre sans air... près de là où nous étions, tu sais, à l'Épée-de-Bois. Et puis elle est devenue comme si elle allait mourir, parce qu'on a tué sa sœur... Tu vois, elle est en noir...»

L'homme n'écoutait guère, absorbé dans ses souvenirs, en parcourant ces allées dont il reconnaissait tous les détours. Cependant un mot le fit tressaillir. Il leva les yeux.

—«Cette jeune fille?...» murmura-t-il.

Une ressemblance peut-être le troubla, car ses traits devinrent livides.

—«Elle s'appelle Charlotte Cardevel,» ajouta le petit. «Pense donc!... Des méchants ont tué sa sœur, en lui serrant le cou... comme ça.»

Ses menottes s'appliquèrent contre sa gorge. Il écarquilla les yeux et tira sa langue rose en un jeu lugubre.

—«Finis!...» cria le père, qui tremblait.

—«Tu m'as fait peur. Oh! pourquoi?...

—Cette malheureuse pouvait te voir.»

Occana précipita le pas. Un instant ce fut comme une fuite.

—«Je ne peux pas te suivre,» haleta Michel.

Mais on s'arrêta. Au bord d'une avenue, le visiteur considérait un accident en apparence bien dénué d'intérêt: deux ou trois pierres disposées là, par hasard ou avec intention, mais qui devaient occuper cette même place depuis des années, à en juger par leur enfoncement dans le sol et la mousse qui les couvrait. C'était la base d'une puérile forteresse, construite par lui lorsqu'il jouait dans ce parc sous le nom d'Armand-Michel Bellard.

Ce jour-là, il avait excité la première colère sérieuse du marquis de Malboise. Il le revoyait, la canne levée. Et, à côté du maître haineux, la figure si blanche et si alarmée de sa mère...

Alors il poursuivit son chemin, l'air si sombre, que le petit garçon n'osait plus lui parler.

Cependant, quand ils eurent fait une autre rencontre, deux fillettes toutes pareilles, avec des teints de fleur, des yeux de ciel et des cheveux d'or envolés, Michel se remit à bavarder.

—«Tu sais, papa, c'est Lou et Luce, mes petites amies, les filles à monsieur Montier, et qui n'ont plus de maman. Tu les as bien vues, à l'Épée-de-Bois?»

Le nom de Montier tira Occana de sa rêverie.

—«C'est le maréchal ferrant de Mouffetard? Ce grand barbare blond, à l'air si arrogant, dont ta mère avait peur?

—Oh! maman n'avait pas peur de lui. Elle disait qu'il était très bon, mais qu'il était malheureux.

—Oui... je sais pourquoi,» grommela le mari de Denise.

Comment eût-il ignoré ce qui crevait les yeux à tout le quartier là-bas, ce qu'il y devait surprendre si peu qu'il y vînt, l'adoration humble, distante, mais d'une ardeur inguérissable, dont brûlait le bel ouvrier pour sa femme, à lui. Denise même, dans sa droiture, le lui avait fait comprendre, lui demandant de l'emmener ailleurs, pour ne pas torturer de sa présence ce cœur loyal. Occana en avait ri. La pitié, comme la jalousie, ne l'obsédait guère. Mais aujourd'hui, ce fut avec énervement qu'il demanda:

—«Il est donc dans le pays, ce rustre? Il vous a donc suivis?

—Oui. Il a une maison sur la route, en face de la grande grille. Oh! une forge magnifique, toute en feu d'artifice. Et il a beaucoup d'ouvriers... Et on ne ferre pas seulement les chevaux, chez lui... On y fait des masses de choses... des choses...»

L'enfant, ne trouvant pas, renonça à expliquer. Car, en effet, Montier, actif, intelligent, plein d'initiative, déjà si habile dans son métier et consulté de préférence aux plus sûrs vétérinaires pour tout ce qui concernait les pieds des chevaux, avait encore étendu son entreprise. Il fabriquait à présent de la ferronnerie, de la charpenterie métallique. En cela aussi, tout de suite, il affirmait ses qualités d'adresse, de conscience, de goût inventif. Les architectes lui donnaient leurs commandes pour les nombreuses constructions de Solgrès. Et sa réputation s'étendait aux environs, dans les châteaux et dans les bourgs.

L'annonce d'un tel voisinage préoccupait Occana. Il flairait l'adversaire, le rival vigilant,—peut-être déjà heureux,—qui lui rendrait son rôle difficile, qui surprendrait, malgré toutes les précautions, la moindre fissure du masque.

L'accueil que lui fit Denise le confirma dans son inquiétude. Pour la première fois, cette pauvre esclave de son caprice ne le reçut pas, comme après chaque absence, avec la joie de celle qui attend sans cesse, et que le retour extasie sans la déconcerter. Pourtant Mme d'Occana restait fidèle à cet étrange mari, revenu à elle, par intervalles, d'une existence qu'elle ne soupçonnait pas. Seulement elle n'était plus seule, avec son enfant, à vivre un rêve farouche, à s'hypnotiser devant une image. Le flot d'une vie nouvelle la soulevait, l'enlaçait. Des perspectives s'ouvraient à ses yeux, des responsabilités s'imposaient à sa conscience. En acceptant de représenter à Solgrès la marquise Régine, elle s'interdisait l'égoïsme d'un amour exclusif et aveugle. Elle appartenait à ses pauvres avant d'appartenir à l'homme néfaste, dont le bon plaisir cessait d'être sa loi. Pouvait-elle même l'admettre dans ce gouvernement de charité, avec la mission dont elle était investie?... Que savait-elle de lui, après tout? Le doute, qui ne l'empêchait pas de risquer son pauvre cœur, jadis, lorsqu'elle ne dépendait que d'elle-même, la dressait, méfiante, en face de l'être suspect, maintenant qu'elle détenait des intérêts sacrés.

—«Je pensais,» lui dit Occana, «que tu serais plus contente de me voir. J'ai terminé les affaires qui me retenaient loin de vous. Elles m'ont procuré un petit capital. L'avenir est libre devant moi. Je puis vous emmener, ou rester avec vous, ou partir seul. Mais en attendant que j'aie pris une décision, j'imagine que tu peux m'offrir l'hospitalité ici.

—Je n'y suis pas chez moi.

—Tu y es la maîtresse, si j'ai bien compris.

—Non. La maîtresse est la marquise de Malboise, et je la représente.

—La marquise de Malboise ne me refusera pas un abri à Solgrès,» dit Occana d'un ton bizarre en appuyant sur les deux noms.

—«Pourquoi?»

Il ricana:

—«C'est assez grand.

—Ne crois pas cela. Nous manquons de place. Les édifices projetés ne sont pas tous construits. Le château reçoit en attendant le plus grand nombre de nos pensionnaires. Si vaste qu'il soit, il y suffit à peine, d'autant qu'il faut compter avec l'isolement obligatoire de certains services.

—Tu as ta chambre,» dit Occana.

Denise rougit et se tut.

Elle éprouvait comme la conscience d'une indélicatesse à installer son intimité conjugale dans cette demeure où elle n'était qu'une mandataire, à introniser par surprise ce mari, dont, hélas! elle ne pouvait répondre, et que sa bienfaitrice n'avait jamais associé à leurs projets.

Mais le petit Michel déclara:

—«Il faut que papa reste avec nous. Quand il part c'est pour trop longtemps.

—Mon Dieu,» fit Denise en regardant son mari, «je veux bien. Mais pourquoi n'irais-tu pas à l'hôtel jusqu'à demain, jusqu'à ce que j'aie prévenu madame Régine? J'ai si grand'peur qu'elle ne nous trouve bien sans gêne, qu'elle ne te juge mal en pensant que tu reviens à moi pour profiter de la situation qu'elle m'a faite.

—Je n'irai pas à l'hôtel,» dit Occana. «C'est ici que je veux être. N'insiste pas. Tu ne sais pas quelle importance j'attache à un séjour dans cette maison, fût-il très court. Je m'en irai prochainement, s'il le faut. Je ne suis pas embarrassé. J'ai de l'argent. Mais, par ruse ou par prière, obtiens de me garder quelques jours. Tu éviteras peut-être un grand malheur.»

Un frisson secoua Denise. Jamais plus qu'à cette minute, elle n'avait senti près de cet homme une oppression intolérable de mystère.

—«Soit,» dit-elle. «Je vais téléphoner à madame de Malboise.

—Tu as le téléphone ici?...

—Oui.

—Un mauvais système de communication. Les gens peuvent dire «non» trop vite, avant d'avoir réfléchi. Pas moyen de les préparer, comme dans une lettre.

—Je n'ai pas peur que la marquise me refuse un service. Tout ce que je crains, c'est qu'elle ne prenne de toi une opinion fâcheuse.

—Bah! Elle en reviendra.»

La directrice de Solgrès se leva, traversa la pièce où son mari l'avait trouvée—un parloir découpé par des cloisons dans l'immense vestibule du château. La hauteur du plafond aux voussures de pierre, sa somptuosité architecturale, contrastaient avec les dimensions restreintes, comme avec le mobilier presque rustique, de cette chambre. Le luxe intérieur du château avait disparu. Son aménagement correspondait à sa nouvelle destination utilitaire. Seules, les nobles lignes de ses façades, de ses grands toits aux cheminées sculptées, de sa tour, demeuraient un perpétuel enseignement de beauté, pour le rêve ou l'effort des laborieux qui s'abriteraient à son ombre, des enfants qui empliraient leurs prunelles neuves de sa majestueuse poésie.

—«Denise!

—Quoi donc?

—Puisque tu téléphones à Paris, informe-toi s'il y a du nouveau.

—A quel sujet?

—N'importe!... Les nouvelles, les accidents, les crimes... Que sais-je?... Vous ne recevez pas de journaux ici?

—Tu plaisantes, le Petit Journal nous arrive à plusieurs exemplaires. Que deviendraient nos braves gens sans lui?

—Il ne contenait rien de sensationnel ce matin?

—Je ne l'ai pas lu.

—Tu ne pourrais pas me le procurer?

—C'est un peu difficile de mettre la main dessus, quand il circule d'un bout à l'autre du domaine.»

Le petit Michel proposa:

—«Maman, veux-tu que j'aille l'emprunter à monsieur Montier?»

Avec une rougeur légère, Denise donna la permission. Le marmot décampa, joyeux d'aller raconter à ses mignonnes amies, Lou et Luce, que son papa était revenu, et qu'il allait demeurer avec eux.

—«Tu n'arrives donc pas de Paris?» demanda la jeune femme après le départ de l'enfant, «puisque tu ne sais pas ce qui se passe.»

Occana, sans répondre, dit négligemment:

—«Oh! il y a une chose qui m'intéresse, comme un roman-feuilleton. C'est ce drame de la rue La Boëtie, l'assassinat de cette horizontale. As-tu suivi ça, Denise?

—Certes!» s'écria-t-elle. «Cette malheureuse était la fille et la sœur de mes pauvres voisines, les Cardevel,—de bien braves femmes! Nous demeurions porte à porte, rue de l'Épée-de-Bois. La vieille grand'mère, qui ne pardonnait pas pourtant à cette brebis égarée, qui ne prononçait plus son nom, est morte de saisissement quand elle a lu, brusquement, l'horrible fait divers.

—On n'imagine pas l'audace de ces cambrioleurs,» fit Occana.

—«Mais ce ne sont peut-être pas des cambrioleurs. N'as-tu pas lu qu'on accuse l'amant de cette femme, un nommé Miguel Almado, qui a disparu depuis le crime?

—Bah! on n'a pas l'ombre d'une preuve contre lui, sauf cette absence. Et même si on le pinçait... il aurait beau jeu à se défendre.

—Pourquoi se cache-t-il?

—C'est son tort. Moi, à sa place, je me montrerais. Rien n'indique sa culpabilité. Les domestiques l'ont laissé au mieux avec la dame, après une petite dispute de rien. Il est parti à son heure habituelle, a demandé le cordon d'une voix calme, s'arrêtant pour tapoter en familier de la maison aux carreaux de la loge...

—Que me racontes-tu là?» dit Denise étonnée. «Tu as donc appris les journaux par cœur.

—Moi?... Comment?... Non. J'étais avec des amis qui se passionnaient pour cette affaire. Tout le monde en parle.»

Denise eut un léger sourire entendu.

—«Tu veux me retenir avec toutes ces histoires. Cela t'ennuie que j'aille téléphoner à madame Régine.»

Elle-même s'attardait inconsciemment. L'embarras de s'adresser à la marquise, dans le cas délicat qui survenait, se fit sentir davantage quand elle entendit vibrer au récepteur la voix si douce, mais si ferme, à laquelle on ne résistait pas.

Est-ce pour cela qu'un singulier malaise remplaçait la joie grisante où la jetait d'habitude le retour de son mari? Une autre pensée se glissait en son cœur, bien qu'elle l'écartât, celle-ci, comme coupable. En imagination, elle suivait son enfant, son petit Michel, courant accomplir sa commission, de l'autre côté de la route. Il entrait à la forge. Il criait, avec sa hardiesse de petit homme qui se sait le bienvenu, sûr d'accorder une faveur en réclamant quelque chose:

—«Monsieur Montier, je viens vous demander le Petit Journal?

—Pour votre maman?» faisait l'homme au visage de loyauté, l'être soumis et fort dont elle avait jugé le dévouement en une heure d'anxiété grave.

—«Non, monsieur Montier. Pour papa... qui est revenu.»

Denise voyait pâlir la mâle et claire figure, cette physionomie de guerrier gaulois, enfantine et rude. Et elle avait un pincement au cœur de la souffrance silencieuse, imméritée, inguérissable.

—«Tiens, mon mignon, voilà le Petit Journal

Et il retournait à sa forge, se brûlant la face à la fournaise, se brûlant l'âme à l'impossible amour. Pauvre Montier!...

Pourquoi Denise le plaignait-elle aujourd'hui d'une pitié si compréhensive, si lancinante, qu'elle s'en étonnait, s'en voulait presque?...

Cependant l'accent de Régine au téléphone changeait. Une froideur perçait dans ses paroles. Elle ne refusait pas à M. d'Occana l'hospitalité dans Solgrès. Mais cette hospitalité ne pouvait être que passagère. A aucun titre, elle n'accepterait dans sa grande famille, où chacun accomplissait un devoir, celui qui n'avait pas compris le devoir dans sa petite famille, à lui.

Denise ne répéta pas textuellement ces paroles à celui qu'elles intéressaient. Elle les lui laissa deviner.

—«Ne t'inquiète pas,» dit sardoniquement son mari. «Je n'abuserai pas de sa bonne grâce, à ta marquise. Mon intention est de partir à l'étranger. Je ne demeurerai ici que très peu... quelques jours... Tiens,» ajouta-t-il encore avec un ricanement bizarre, «le temps de laisser pousser ma barbe. Et je ne serai pas gênant.»

En effet, à peine dans Solgrès remarqua-t-on la présence de ce nouvel hôte. Silencieux, ne s'occupant de rien, ne parlant à personne, il s'enfermait dans sa chambre ou s'enfonçait dans les retraites les plus solitaires du parc. D'interminables réflexions semblaient l'occuper, surtout quand il parcourait les allées du domaine, ou s'arrêtait pour contempler de loin la masse imposante du château. Son petit garçon le distrayait seul, et avec peine, de sa méditation taciturne. Cependant, l'enfant même s'écarta de lui, quand il l'eut rudoyé parce que Michel lui demandait qu'il l'emmenât chez les fées et qu'il lui montrât «le trésor».

Si cet homme voulait oublier ou se faire oublier, vraiment il n'aurait pu choisir un asile plus calme, plus sûr, que ce séjour d'exception, consacré par la bonté humaine, abrité par la magnificence de la nature.

Un matin, il dit à sa femme:

—«Ne trouves-tu pas que ma barbe est assez longue? En la taillant ainsi, en pointe, cela m'irait bien, n'est-ce pas?

—Je t'aimais mieux avec les moustaches seules,» observa Denise.

Il répliqua vivement:

—«Cela me change donc beaucoup?

—Aujourd'hui surtout, parce qu'elle a poussé. Je ne te rencontrerais que maintenant, j'aurais peine à te reconnaître.»

Un moment après, et comme s'il ne songeait plus à cette remarque, Occana déclara qu'il allait quitter Solgrès.

—«Ta marquise a eu le bon goût de ne pas me faire souvenir que son invitation était courte. Mais je ne suis pas d'humeur à vivre aux crochets des femmes. Il n'y a pas de place pour moi dans ce domaine, dont toi et Michel vous êtes presque les châtelains. Le dernier loqueteux y est accueilli, tandis que moi, j'y suis de trop. Ah! la destinée s'obstine...»

Denise ne devina aucune signification secrète dans l'amertume de cette dernière phrase. Elle dit:

—«Cette maison est un établissement de bienfaisance. Tu ne voudrais pourtant pas...

—Y être hospitalisé?... Oh! que non... Je ne prends pas encore mes invalides, ma chère. Le monde est grand, et l'humanité bien petite. Je me sens un géant parmi des pygmées. Ce n'est pas moi qui mendierai ce que je peux conquérir. Rien ne résiste, je le vois maintenant, à celui qui ose et qui veut.

—Tu as des projets?» demanda-t-elle.

—«J'ai tâté ma force. Et cela me suffit. L'avenir est à moi.

—Il te séparera de nous?...»

Occana dit froidement:

—«Je n'oublierai jamais mon fils.»

Denise le regarda et se tut, ne réclamant rien pour elle-même. Les semaines passées auprès de cet homme venaient de lui montrer quel abîme le séparait d'elle, et à quel être de sa propre chimère elle avait gardé son cœur pendant des années. Était-ce possible qu'elle eût versé tant de larmes sur l'indifférence et l'absence de celui que, à présent, elle ne retrouvait plus?... Quand il était loin, elle le voyait tel qu'aux premiers jours de leur mariage, tel que toujours elle l'aurait aimé. Il était ici, et c'est à présent qu'elle le perdait. Avait-elle été aveugle? Est-ce lui qui avait changé?... De quel rêve insensé se réveillait-elle?... Pour garder quelque tendresse, quelque illusion, elle souhaitait qu'il s'éloignât.

L'heure du départ, que tous deux appelaient, arriva plus tôt encore qu'ils ne l'avaient prévu.

Le lendemain, de grand matin, Occana étant encore au lit, quelqu'un vint le demander. La domestique transmit le message à Denise, qui s'habillait. Elle passa un peignoir et descendit.

En bas, dans le parloir, se tenaient deux messieurs qu'elle ne connaissait pas.

—«Madame,» dit l'un, «c'est à monsieur d'Occana que j'ai affaire.

—Il repose encore, monsieur.

—Voulez-vous le réveiller?

—Mais...

—C'est très urgent,» insista le personnage.

—«Qui dois-je lui faire annoncer?

—Annoncez-lui vous-même, madame, et avec toute la discrétion qui conviendra pour votre entourage, le... commissaire de police d'Étampes, accompagné d'un inspecteur de Paris.»

D'une main il désignait son compagnon, tandis que, de l'autre, il entrouvrait son pardessus, qui laissa voir un coin d'écharpe tricolore.

Denise devint fort pâle, et se mit à trembler, le regardant sans mot dire.

—«Remettez-vous, madame,» fit le commissaire avec courtoisie. «L'établissement que vous dirigez inspire un tel respect, que nous prendrons à tâche d'atténuer pour vous, pour le personnel de Solgrès, tout ce que notre mission a de pénible. Avertissez votre mari qu'il dépend de lui d'éviter un scandale.»

En même temps, son regard se dirigea au dehors, et Denise, le suivant, aperçut au loin, sur la route, à quelque distance de la grande grille, les silhouettes de deux gendarmes à cheval.

Une ombre affreuse lui tomba sur le cœur. Ce fut un enveloppement d'angoisse, comme si tout ce qu'elle redoutait confusément depuis des jours s'abattait sur elle d'un seul coup.

Elle ne dit rien, monta à la chambre de son mari. Les deux hommes, sans qu'elle protestât, la suivirent. Ils s'arrêtèrent dans le corridor, devant la porte, qu'elle referma en entrant. Elle s'approcha du lit, toucha l'épaule du dormeur. Quand il eut ouvert les yeux, elle prononça, glaciale:

—«On vient pour t'arrêter.»

Intensément elle épiait le premier geste, pour deviner combien pesait le fardeau de cette conscience. Mais elle était loin de prévoir l'effet foudroyant de ses paroles.

Occana se dressa sur son séant, hagard.

—«Laisse-moi fuir!...

—Impossible!

—Où sont-ils?

—Là... dans le couloir.

—Il y a une autre porte... Il y a la fenêtre... Laisse-moi!... Tu ne sais pas... J'ai la clef du passage secret... du souterrain... Une minute d'avance, et je suis sauvé!

—Qu'as-tu donc fait?...»

Il la regarda dans les yeux, sûr qu'elle ne dirait rien, voulant la terroriser, l'intéresser sinistrement à sa fuite:

—«J'ai tué.»

Elle chancela, comme frappée à mort. Mais elle se raidit.

—«Je ne peux rien pour toi. Cette seconde porte, tu le sais, donne sur une chambre sans issue. La fenêtre est à dix mètres du sol. Quoi que tu tentes, songe où tu as pris refuge. Ceux qui t'attendent sont prêts à ménager l'honneur de cette maison.»

Le mot atteignit Occana comme d'un choc. Il s'était vêtu en hâte, et maintenant prenait un revolver dans un tiroir. Il s'arrêta, reposa l'arme.

—«L'honneur de cette maison... » murmura-t-il. «L'honneur de Solgrès...» Puis avec un âpre sourire: «Il m'aura coûté cher, depuis que je suis au monde, cet honneur-là.»

A ce moment, des coups impérieux résonnèrent contre la porte. Occana cria:

—«Entrez!»

Le commissaire et l'inspecteur de la Sûreté s'introduisirent dans la pièce.

—«Veuillez nous suivre sans esclandre, par égard pour Madame, et pour la marquise de Malboise, chez qui vous vous trouvez.

—Messieurs,» dit Occana d'un ton singulier, mais calme, presque digne, «vous ne savez pas à quel point ce nom de marquise de Malboise m'est sacré. D'ailleurs, étant innocent, je ne crains rien. J'ai hâte d'aller avec vous éclaircir ce malentendu. Marchons.»

Denise, qui venait de le voir bouleversé d'une façon si effrayante, qui venait d'entendre l'aveu dont elle frissonnait encore, crut perdre le sens. Elle passa ses deux mains sur son visage trempé de sueur froide, puis elle balbutia, indiquant la pièce du fond:

—«Ton fils...»

Comprit-il ce qu'elle voulait dire? Le savait-elle bien elle-même?... Il se tourna, paisible.

—«Embrasse-le pour moi. A quoi bon le réveiller pour lui dire adieu? Cette gaffe judiciaire ne peut me retenir longtemps.»

Et il s'éloigna, le sourire aux lèvres.

Quand il fut dehors, Denise se traîna jusqu'à la croisée. Elle le vit descendre le perron, gagner la grille, et monter avec ses deux gardes du corps dans une voiture, qui attendait. La portière claqua, les roues grincèrent. A l'instant même, les gendarmes prirent le trot, et tout disparut.

Voici ce qui avait amené l'arrestation de l'hôte temporaire de Solgrès.

Le petit Michel garda le secret de l'arrivée mystérieuse par le souterrain. Les recommandations de son père et le fantastique de l'aventure lui en imposaient trop pour qu'il osât désobéir. Il continuait à ne pas se rendre compte de l'existence d'une porte, et à croire que le talus s'était miraculeusement ouvert par la volonté des fées. Quant à y retourner voir, il n'en avait pas le courage tout seul. Mais la curiosité le dévorait. Sa puérile imagination s'enfiévrait en des rêves mirifiques. Puisque son père ne se décidait pas à le conduire dans le merveilleux domaine, ne pouvait-il, sans raconter l'aventure, inciter quelqu'un à l'y accompagner?

—«Vous ne savez pas,» dit-il à ses petites amies, Louise et Lucie Montier, les jumelles, «il y a des cavernes tout illuminées dans la colline, au fond du parc, et dedans il y a un trésor.

—Qui t'a dit ça?» questionnèrent les fillettes.

—«C'est les fées,» dit le petit homme avec aplomb.

—«Menteur!»

Mais elles grillaient de le croire. Et lui, ravi d'«épater des filles», suivant son langage d'écolier, s'excita dans l'affirmation.

—«Oui, oui... Je les ai vues, dans le fossé, quand je cueillais des mûres. Et si on y retournait, on trouverait le trésor.

—Qu'est-ce que c'est, un trésor?

—Je ne sais pas. Ça brille... C'est beau comme les choses en or qu'il y a sur l'autel, quand monsieur le curé dit la messe.

—Si on demandait à Léon d'y aller avec nous?»

Léon était un apprenti de Montier, garçon de quinze ans, joyeux et dégourdi, dont les farces, les tours d'adresse, faisaient le bonheur des enfants. D'abord il se moqua d'eux et les envoya promener. Mais le mot de «trésor», avec sa puissance magique, hanta la cervelle du jeune paysan. «Le gosse a peut-être entendu conter quelque chose sur les cavernes du bois,» pensa-t-il. «Qui sait si les gens qui ont tué monsieur de Malboise, voici tantôt deux ans, n'y ont pas caché leur aubaine.»

Dans le pays, des légendes commençaient à courir sur ce crime inexpliqué, à mesure que les détails s'effaçaient dans les mémoires. Les grottes en avaient conservé un prestige sinistre. On ne s'y aventurait guère. Mais c'était, en l'occurrence, une tentation de plus pour un adolescent hardi, tel que ce Léon. Sans plus s'inquiéter des enfants dont les racontars lui avaient mis martel en tête, il résolut d'explorer les souterrains au premier dimanche.

C'est ce qu'il fit.

Muni d'allumettes et d'un rat-de-cave, il se rendit dans le bois sans en rien dire à personne, et passa quelques heures à fouiller les recoins des galeries. Aucune trace du drame ténébreux n'y restait. L'instruction close, on avait gratté sur le mur la main sanglante. Et jamais ce lieu d'obscurité, de silence, ne livrerait le secret de ce qui s'était passé là.

Le jeune Léon ne se sentait pas très à son aise durant son exploration. Mais le désir de réaliser une découverte extraordinaire le rendait intrépide. A la fin, comme il arrivait, sans s'en douter, tout près de la porte de fer communiquant avec le parc de Solgrès, il fut frappé de l'état du sol au fond d'une espèce de niche. Sous une pierre surplombante, qui figurait vaguement une tête de bélier, un petit monticule semblait fraîchement amoncelé, si l'on en jugeait par des traces de raclure tout autour. Et la terre noire s'y mêlait à la poussière blanchâtre du grès—preuve qu'on avait remué assez profondément.

Léon se mit en devoir de disperser à coups de soulier ce petit tas, puis de creuser en dessous avec son couteau. Il ne tarda pas à sentir le heurt de la pointe contre une surface métallique. Alors il s'acharna. Et bientôt il découvrit partiellement le couvercle d'une boîte en acier. Son émotion fut si grande que la tête lui tourna presque.

C'était un honnête enfant, ce Léon. La cupidité l'animait moins que l'idée de jouer un rôle, de se donner de l'importance. D'ailleurs, l'aspect de sa trouvaille, au lieu d'affermir son audace, le rendait plus timide. Qu'y avait-il dans ce coffre rébarbatif? Peut-être des objets précieux. Mais peut-être aussi quelque chose de dangereux et d'effroyable.

Léon rejeta précipitamment un peu de terre pour le recouvrir, battit en retraite, galopa jusque chez Montier, et, tout d'une haleine, raconta la chose à son patron. Celui-ci approuva pleinement sa conduite. Il le prit avec lui et s'en alla prévenir le commissaire de police d'Étampes. Nul doute qu'on ne fût en présence d'un indice de la plus haute gravité, qui donnerait enfin la clef du mystérieux attentat dont le marquis de Malboise avait jadis été victime.

Le commissaire de police pria Montier lui-même de l'accompagner avec les outils nécessaires, et enjoignit à Léon de ne pas ébruiter l'aventure.

Quelques heures plus tard, le coffret, forcé en présence du juge de paix, découvrait son contenu. A la grande stupéfaction des assistants, ce ne fut rien de relatif à l'affaire de Malboise qui s'offrit à leurs yeux, mais des bijoux, que le commissaire de police reconnut immédiatement. Il alla chercher un papier, qu'il lut à haute voix, tandis que le juge de paix identifiait sur la description les colliers, les bagues, les bracelets, qu'ils avaient sous les yeux.

—«Qu'est-ce donc que cette liste?» demanda ce magistrat.

—«C'est,» répondit le commissaire de police, «l'énumération des bijoux volés chez madame de Cardeville, la demi-mondaine assassinée il y a quelques semaines, rue La Boëtie, à Paris. Tous mes confrères l'ont reçue comme moi.»

Le juge de paix demanda:

—«Ne soupçonne-t-on pas un des amants de cette femme, une espèce d'aventurier, connu dans certains milieux interlopes sous le nom de Miguel Almado.

—C'est cela même.

—Les journaux le décrivent comme un bellâtre, type du Midi, l'air fatal, la moustache noire conquérante?...

—Il porte depuis peu sa barbe,» affirma tranquillement Montier.

Les autres sursautèrent.

—«Vous l'avez vu?

—J'ai des raisons pour le croire.

—Miguel Almado?...

—Sous un autre nom.

—Lequel?»

Montier courba la nuque et se tut.

—«Votre devoir, monsieur Montier,» prononça le commissaire, «est d'éclairer la justice.

—Et si je me trompe?...» dit le maître forgeron, dont le visage énergique exprimait un grand trouble.

—«On n'agira pas sans confirmation.

—Comment cela?»

Le commissaire de police réfléchit.

—«Je vais aviser la Sûreté et prier qu'on m'envoie immédiatement la femme de chambre de madame de Cardeville pour qu'elle nous dise si ce sont bien là les bijoux de sa maîtresse. Cette femme de chambre pourra reconnaître l'homme que vous nous désignerez.

—Ce n'est pas sûr. Je vous dis qu'il porte sa barbe. Et sa personnalité ici est tout autre,—personnalité attestée par sa propre femme. Une femme au-dessus de tout soupçon, respectée de la région entière. Si vous saviez!... A supposer que mon intuition soit juste, c'est dans un asile presque sacré qu'il faudra chercher et démasquer le criminel.

—Agissons avec prudence et rapidité,» dit le commissaire. «Je vais réclamer d'urgence l'envoi d'un inspecteur de la Sûreté et de la femme de chambre. Dès demain ils seront ici. Vous leur désignerez votre homme, monsieur Montier, sans qu'aucun scrupule, aucun sentiment personnel vous retienne. C'est votre devoir. Nous verrons ce qui en résultera.»

Le lendemain, dans l'après-midi, la femme de chambre de la malheureuse Lina, habillée en dame, une épaisse voilette à ramages sur la figure, et accompagnée par l'inspecteur de la Sûreté, qui passait pour son mari, se présenta à Solgrès. Tous deux semblaient des bourgeois cossus, venant s'informer des conditions requises pour faire admettre comme nourrice à la Pouponnière du sanatorium une pauvre fille abandonnée par son séducteur avec un enfant. Ayant reçu les renseignements, ils s'extasièrent avec tant de conviction sur la belle organisation de l'œuvre, qu'ils finirent par se faire promener partout, aussi bien dans le château que dans le parc.

Au détour d'une allée écartée, un homme, assis sur un banc, semblait méditer, le front bas, dessinant sur le sable, avec sa canne, de vagues figures. Quand les deux visiteurs passèrent, accompagnés par un chef de service, il leva la tête. Ses yeux,—de magnifiques yeux noirs,—pleins d'une flamme inquiète, dévisagèrent ces étrangers, surtout la femme.

Mais, dans le demi-jour à peine filtré par les lourdes ramures, et à travers la dentelle de la voilette,—cette sorte de dentelle blanche à dessins épais et irréguliers, qui rend méconnaissable,—il ne distingua pas ses traits. Elle, cependant, avait vu en plein ce visage d'une pâleur mate, aux lignes charmantes, dans la douceur veloutée des cheveux, des sourcils, des cils d'ombre. Malgré la barbe nouvellement poussée, l'experte chambrière des boudoirs équivoques ne pouvait se tromper sur cette physionomie de séducteur, dont elle avait constaté autour d'elle, et peut-être par elle-même, le charme irrésistible.

—«Allons,» dit-elle à celui qui, momentanément, passait pour son mari, «pressons-nous un peu. N'oublions pas que nous reprenons le train de Paris tout à l'heure.»

L'inspecteur de la Sûreté comprit. C'était une indication convenue.

Tous deux retournèrent sur leurs pas. Mais, quelque diligence qu'ils fissent, la soirée se trouva trop avancée pour agir quand ils eurent rendu compte de leur mission et que les mesures furent prises.

Le souci d'opérer avec la plus grande discrétion tempéra le zèle du commissaire de police, malgré sa hâte de mettre la main sur une si belle proie. Le lendemain matin seulement, presque à l'aube, alors que, sauf l'active directrice de Solgrès, bien peu de gens étaient debout, et encore moins dehors, on procéda à l'arrestation de Michel-Armand d'Occana, dit Miguel Almado.

Ce dernier nom, qui, depuis le drame de la rue La Boëtie, volait dans toutes les bouches, fut le seul dont retentirent aussitôt les journaux du monde entier.

«ARRESTATION DE MIGUEL ALMADO»

Telle fut l'émouvante annonce que toutes les feuilles arborèrent en caractères énormes à leur manchette.

Par une entente tacite, et surtout peut-être parce qu'on ne change pas une étiquette adoptée par la foule, personne, dans la presse, ni au Palais, ne donna couramment à l'inculpé, le nom d'Occana, sous lequel on l'avait découvert. C'était Almado qu'on soupçonnait et qu'on recherchait depuis l'assassinat de Mme de Cardeville. C'était Almado que connaissaient et qu'allaient retrouver les témoins de cette affaire. Almado seul aurait à se disculper de l'accusation qui pesait sur lui. L'instruction s'occupa dans la mesure nécessaire de son autre personnalité. Mais, comme celle-ci ne jetait aucune lumière sur le crime, les circonstances aidèrent, pour la laisser à l'écart, au scrupule des magistrats, soucieux d'épargner à Solgrès, à sa fondatrice et à sa directrice, une flétrissure inutile.

Tandis que se déroulaient les premières phases de cette cause retentissante, la femme et l'enfant qu'aurait pu saisir et broyer l'horrible engrenage, demeuraient donc sous la sauvegarde d'une charité prestigieuse. L'œuvre de Solgrès rayonnait comme un exemple inouï de générosité privée. L'admiration, le respect, s'inclinaient au seuil. Dans cet asile, le cœur de la pauvre Denise pouvait se convulser d'angoisse et saigner un sang d'agonie. Du moins la honte imméritée ne l'atteignait pas, non plus que son fils.

Et là-bas, en face de la grille tutélaire, de l'autre côté de la route, dans le reflet vermeil et le pétillement de la forge, un être en qui s'incarnaient le travail, l'honneur, la bonté, faisait ce rêve: la guérir un jour d'avoir tant souffert au contact du vice, de l'inconscience et de la haine.


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