Le meurtre d'une âme
L'HÉRITAGE D'UN HÉROS
Trois mois s'écoulèrent.
Le printemps vêtait somptueusement les avenues magnifiques de Solgrès. Le vert éclatant et soyeux des feuillages nouveaux ondulait et frissonnait sur les ramures séculaires comme sur la vive armée des jeunes taillis. Les lilas se fanaient dans les massifs. Nulle main ne faisait la moisson des grappes odorantes et pourprées. Personne ne songeait à fleurir les mornes appartements, où tout gardait encore la trace d'un rude passage. Un deuil multiple pesait sur cette maison. C'était d'abord le veuvage tragique de celle qui s'appelait toujours Mlle Armande, et qui ne pouvait pleurer qu'en secret. C'était un autre veuvage, celui de la pauvre Louison, dont le mari était porté comme disparu. Jamais plus elle ne devait avoir de ses nouvelles. C'était la perte du fils de la famille, l'unique héritier du nom, le lieutenant Louis de Solgrès, mort au champ d'honneur, à Gravelotte. Quant au père, le comte de Solgrès, il n'avait pas quitté Paris après la capitulation. Tant que le département de Seine-et-Oise serait occupé par les Prussiens, il ne voulait pas rentrer dans son château. La garnison étrangère laissée dans cette belle demeure était d'ailleurs bien réduite. Peu après l'exécution de Michel Occana, le colonel qui l'avait ordonnée avait dû se remettre en campagne. Ce fut une délivrance pour la Louison, auprès de laquelle, cependant, il n'avait pas renouvelé ses tentatives amoureuses. Maintenant, depuis la signature de la paix, six soldats seulement restaient au château, sous les ordres d'un sous-officier. Relégués dans les communs, ils ne se montraient qu'avec une discrétion relative.
Toutefois, dans cet après-midi de mai, d'une telle splendeur de lumière, de couleurs et de parfums, et d'une si mortelle tristesse pour tant de cœurs déchirés, Armande, se rendant à la maisonnette de Louise, rencontra l'un de ces hommes, qui, un brin d'aubépine aux dents et sifflotant un air inconnu, ne toucha pas même sa casquette plate en la dévisageant au passage. Elle s'arrêta et dut s'appuyer contre un arbre. Ce soldat, cette brute à la face injurieuse, c'était peut-être un de ceux... Elle haleta. L'image terrible surgissait. Il fallait attendre, les dents serrées, les yeux clos, que l'affreuse contraction du cœur cessât d'arrêter le sang dans ses artères.
Cette pauvre femme, si bouleversée, si pâle, qui se retenait pour ne pas tomber, ce n'était plus la robuste fille aux allures de châtelaine héroïque, la «damoiselle» féodale, élevée parmi ses paysans et hardie aux rudes chevauchées. Une faiblesse morale et physique lui restait de l'effroyable épreuve. Quand on l'avait relevée sur le tapis de sa chambre, après qu'elle fut demeurée de longues heures sans secours, dans une prostration cataleptique, sous la brume pernicieuse entrant à pleine croisée ouverte, Armande avait failli mourir. Elle devint la proie d'une de ces maladies compliquées, dont les symptômes apparents ne révèlent jamais tout à fait la nature, parce que leurs pires ravages s'exercent dans des domaines qui échappent à la science, les domaines mystérieux où l'âme tient à la chair, où la substance vivante devient de la pensée, du souvenir, du désespoir. Le dévouement de Louise la sauva. Mais celle qui se releva du lit de douleur n'était pas celle qu'on y avait couchée. A la voir s'appuyer là, contre cet arbre, les lèvres tremblantes, son opulente chevelure fauve coupée en mèches inégales et jaunâtres, on eût vainement cherché cette vigueur, cette ardeur à vivre, qui prêtait jadis à Mlle de Solgrès une espèce d'âpre beauté.
Elle fit un effort et continua son chemin.
Lorsqu'elle atteignit la maison de garde, elle apparut si défaite, que la Louison, habituée pourtant au nouvel aspect de sa jeune maîtresse, en fut saisie.
—«Qu'avez-vous, mademoiselle Armande? Vous n'allez pas retomber malade, j'espère?...
—Tu devrais me le souhaiter pourtant, et de ne pas me rétablir, si tu m'aimes, ma pauvre Louison!...
—Si je vous aime!...» fit la paysanne, dont le regard en dit plus long que la vivacité même de ce cri. «Vous voulez mourir, mademoiselle?... Vous trouvez donc que la mort n'a pas assez fait son œuvre parmi nous?... Songez-vous à vos malheureux parents?...
—C'est en songeant à eux que je souhaite de disparaître,» répliqua Armande d'un air sombre.
Louise joignit les mains et la regarda. L'explication ne venant pas, l'humble femme prononça doucement, à voix basse:
—«Puisqu'ils ne savent pas... qu'ils ne sauront jamais...
—Ils sauront, Louise,» dit Armande, qui plongea dans les yeux fidèles la détresse de ses propres yeux.
—«Comment?...
—Ils sauront parce que je ne pourrai bientôt plus le leur cacher. Mon amour n'est pas descendu tout entier dans la tombe avec Michel... Il vit en moi... Comprends-tu?... Devines-tu l'horreur de ce que je te dis là?... Toi qui es près d'être mère, qui auras un enfant pour ta consolation... Devines-tu que j'en aurai un pour ma malédiction et mon opprobre?...»
Elle tordait ses doigts amincis, dont les os craquèrent.
Louise Bellard oublia toute distance sociale et qui elle était, simple veuve d'un garde-chasse, auprès de cette noble héritière d'un nom superbe, d'une fortune et d'un domaine princiers. Elle ne vit devant elle qu'une femme anéantie d'épouvante et de douleur, une victime des maternités tragiques, portant dans sa chair le châtiment de l'amour, qu'expie éternellement un seul sexe. Elle lui prit les mains comme à une amie de son village, elle dénoua les doigts crispés, elle eut des larmes et des mots tendres. Et elle fit bien. Armande de Solgrès posa la tête sur son épaule et pleura éperdument. C'était le seul refuge où elle pouvait laisser éclater son cœur, cette honnête poitrine, si chaude de sympathie et de dévouement.
—«Ne vous désolez pas ainsi, mademoiselle Armande. Nous trouverons un moyen de tout arranger. Vous partirez en voyage... Je vous suivrai, je vous soignerai... Personne que moi n'approchera de vous. Comment découvrirait-on la vérité? Qui pense à autre chose qu'à soi, dans ce temps de malheur?... Paris est à feu et à sang... Nous ne vaudrons peut-être pas mieux bientôt... Est-ce qu'on s'occupera d'un enfant qui vient au monde alors que chacun se voit sur le point de partir pour l'autre?...
—Mon père et ma mère me maudiront. Ils ne m'ont jamais aimée. Ils me traitaient de fille inconséquente, écervelée, indomptable... Ils prétendront que leurs prévisions se réalisent...
—Ne leur avouez pas. On leur donnera le change à eux-mêmes.
—C'est impossible. Comment quitter ma mère sans un prétexte, dans l'état de santé où elle est?... Pour aller où?...
—Une maman pardonne.
—Pas celle-là.
—Votre père ne reviendra pas à Solgrès de si tôt.
—Il nous rappellera à Paris dès que cette affreuse guerre civile aura pris fin.
—Enfin,» dit Louise, «vos parents n'ont plus que vous, mademoiselle Armande. Ils ne seront pas impitoyables pour le seul enfant qui leur reste, et quand ils pleurent encore l'autre.»
Mlle de Solgrès se tut. Car elle se demandait si, au contraire, la perte du fils préféré, de ce vicomte de Solgrès qui eût continué brillamment la race, ne rendrait pas ses parents plus amers pour la fille si différente, et maintenant coupable, perdue.
—«Ah! mademoiselle,» s'écria Louise, «quel dommage que j'aie trois grands mois d'avance sur vous! J'aurais déclaré des jumeaux et nourri votre cher petit avec le mien.
—Cela ne t'empêchera pas de le nourrir,» observa Armande.
Un faible sourire lui vint aux lèvres. L'idée lui paraissait touchante. Puis l'évocation de la petite vie future, l'image du nourrisson dans des bras berceurs, faisait tressaillir en elle l'instinct tout-puissant.
Mère... Il y a deux façons de l'être socialement. Mais il n'y en a qu'une, souveraine et sacrée, par les entrailles et par le cœur.
La Louison, tout illuminée par l'attente divine, trouvait des paroles bienfaisantes, d'un tact délicat.
—«Pensez donc, mademoiselle!... Ce sera un ange de courage et de bonté, cet enfant, avec un père si brave et une mère si généreuse. Vous vous féliciterez un jour de l'avoir mis au monde.
—Dieu le veuille!...» soupira la triste Armande.
Et, regardant autour d'elle, dans cette chambre proprette, mais si médiocre, elle ajouta:
—«Ah! que tu es heureuse!... Tu peux pleurer ouvertement l'homme que tu aimas, et te réjouir du fils qu'il t'a laissé. Le château de Solgrès envie la loge de garde à la grille de son parc... Oui, Louison, je t'envie... Et toi, tu ne souhaiterais pas de changer avec moi.»
Les appréhensions de Mlle de Solgrès ne furent pas plus sombres que la réalité. Malgré les conseils de Louise, malgré l'ingéniosité de cette confidente prête à tous les subterfuges, Armande se résolut à révéler son état à sa mère. Peut-être cet aveu lui semblait-il inévitable. Peut-être le poids de la dissimulation était-il plus lourd que toutes les angoisses à cette créature de franchise violente, que le mensonge paralysait et suffoquait. Puis, à un moment donné, elle se sentit trop seule, quand la bonne Louison, ayant laborieusement donné le jour à un beau petit gars, se trouva aux prises avec la souffrance physique et la vigilance des commères. Pendant quelque temps, elles ne purent s'entretenir ensemble. Armande s'effara. La malheureuse n'osait plus se regarder dans les glaces. D'ailleurs le mois de juin s'achevait. La Commune, écrasée par l'armée de Versailles, expirait à Paris dans d'infernales convulsions, parmi les massacres et l'incendie. La comtesse de Solgrès, redevenue plus forte, parlait de partir avec sa fille pour aller rejoindre son mari. Maintenant, elle descendait dans le parc. Elle y faisait des promenades quotidiennes et toujours plus longues, afin de se préparer au voyage. Pour marcher, elle s'appuyait au bras d'Armande. Et c'était un si triste couple, ces deux femmes en deuil, l'une coquette, malgré son crêpe et ses cheveux gris, l'autre d'une morne indifférence où s'éteignait tout pétillement de jeunesse, que les soldats prussiens, flânant et fumant leur pipe dans le parc, se détournaient pour ne pas les rencontrer.
En voyant l'uniforme abhorré qui s'effaçait au loin entre les arbres, Mme de Solgrès poussait un soupir:
—«Les robes noires des femmes de France les intimident, ces bandits,» murmurait-elle.
Parfois elle s'emportait.
—«Ils font bien de se tenir à distance. Je leur cracherais au visage.
—Oh! ma mère... Ce ne serait pas digne de vous.»
La comtesse fit aigrement:
—«Toi, on dirait que tu ne sens rien.»
Et comme Armande pâlissait sans répondre.
—«C'est vrai!... Je ne sais si c'est la maladie que tu as eue... Tu es d'une apathie!... La vue de ces gens-là ne te fait donc pas bouillir?...
—Asseyons-nous, maman,» dit la jeune fille, qui défaillait.
Toutes deux gagnèrent un bosquet dans lequel se trouvait un banc. Mais le silence accablé de la malheureuse exaspéra sa mère, étrangère à toute discipline nerveuse, et incapable de se contenir.
—«D'ailleurs, tu ne peux pas comprendre ce que j'éprouve. Ils m'ont pris un fils adoré. Toi, ils ne t'ont pris qu'un frère... et que tu n'aimais pas.»
L'injustice de ce mot fit jaillir le secret d'Armande.
—«Ils m'ont pris bien davantage,» dit-elle, sans répondre à l'aigre allusion, qui ne pouvait être sincère.
—«Que veux-tu dire?...
—Ils m'ont pris l'être qui était ma vie elle-même, l'honneur et le bonheur de ma vie. Ils l'ont tué sous mes yeux... Oh! maman, que vous me pardonniez ou non, je souffre tant que rien ne peut ajouter à ma peine... Mais faut-il que je vous en cause une si cruelle!...»
Elle ne s'agenouillait pas et ne joignait pas les mains. Elle se renversait en arrière contre la charmille, les bras abandonnés, comme prête à mourir.
—«Deviens-tu folle?... De quoi parles-tu?» s'écria la comtesse.
—«Maman, si vous avez pitié de moi et de mon père, il pourrait encore ne rien savoir. Nous n'irions pas le rejoindre. Voilà... Il faut que je disparaisse... J'ai aimé, maman, j'ai aimé...»
Elle essaya d'en dire plus. Ses lèvres blanches tremblèrent et se turent. Et elle fixa sur le visage de sa mère ses yeux jadis d'une si ardente flamme rousse, maintenant ternes et semblables à deux globes pétrifiés, depuis qu'ils avaient vu!...
—«Tu as aimé?...» répéta la mère, se refusant à comprendre. «Qui as-tu aimé?...
—Qu'importe!... Il est mort.
—Malheureuse!... Tu ne veux pas dire?...
—Si, maman, je veux dire cette chose épouvantable... Cette chose que je n'ose exprimer... que vous n'osez croire... Je suis cette malheureuse!... Si celui qui fut mon mari devant Dieu vivait, tout serait déjà réparé... Mais, je vous le répète, il est mort. Ainsi, je vous en conjure, aidez-moi.»
Dans le ton de ces terribles phrases, il n'y avait aucune bravade, pas même de la hauteur ou de l'énergie. Encore moins de la supplication ou de l'humilité. En faisant cet aveu à sa mère, Armande éprouvait moins d'émotion que naguère en s'ouvrant à Louise. Elle ne sentait pas ici la pitié compréhensive de là-bas. De la grande dame ou de la servante, la plus maternelle n'était pas la première. Or la tendresse seule pouvait plier la nature rétive d'Armande. Son indépendance était brisée, mais non pas sa réserve farouche. Dépouillée d'orgueil, elle se réfugiait dans l'inertie. Une lassitude muette, nulle explication, nulle invocation de légitimes excuses, voilà ce qu'elle opposerait au blâme hostile, réservant ses larmes pour la solitude, ou pour l'humble affection, anxieuse et divinatrice, de Louise, seule créature au monde avec qui elle pût parler de lui.
Mme de Solgrès tourna vers sa fille un visage de rigidité et de froide fureur.
—«Tu as fait cela!... Tu t'es conduite en créature perdue!... Tu as déshonoré notre nom!...
—A quoi bon m'injurier, ma mère? Vous ne pouvez pas savoir...
—Je ne VEUX pas savoir!...» cria la comtesse.
—«Vous ne le pourriez pas. Les circonstances ne vous apprendraient rien. C'est dans les cœurs qu'il faudrait lire...
—Dans le tien peut-être?... J'y verrais de jolies choses!...»
Armande se tut.
—«J'ai bien compris?» demanda sa mère, comme avec un dernier espoir d'écarter l'abominable calice, de n'y pas découvrir la suprême amertume. (Elle baissa la voix.) «Tu apporteras un bâtard dans notre famille?...
—Un bâtard, soit! mais du sang d'un héros,» dit Armande, dont la triste pâleur s'illumina d'un des rayons disparus, éclair d'amour et d'orgueil.
Cette révolte pour l'amant-martyr et pour l'enfant-victime parut à la comtesse une intolérable audace. Elle la châtia d'un mot affreux:
—«Serait-ce à un Prussien que tu t'es abandonnée?...»
L'amante du volontaire fusillé se leva. Sans une parole elle se mit à marcher en ligne droite, d'un pas rapide, comme vers un but précis. Une inquiétante exaltation brillait dans ses yeux fixes. Elle suivit toute l'allée d'un pas de somnambule.
Mme de Solgrès marmotta: «Comédienne!...» Mais elle suivit sa fille, d'une allure qui pouvait surprendre chez une femme soi-disant minée par des mois de langueur et si minutieuse à mesurer sa promenade quotidienne.
Comme elles arrivaient au bord de l'immense pelouse étendue derrière le château, un son de voix gutturales leur parvint. Deux soldats allemands, vautrés à l'ombre, fumaient et causaient. Armande, qui s'avançait droit sur eux, fit un bond de côté, comme à la vue de reptiles. Mais sa mère lui saisit le poignet et l'entraîna dans leur direction, tandis qu'elle lui chuchotait férocement:
—«Je puis passer à côté d'eux désormais. Ce ne sont plus mes pires ennemis. Ma propre fille m'a fait plus de mal... Et cependant je supporte sa présence.»
Avec une force nerveuse qu'elle n'avait pas employée à réagir contre ses maux réels et imaginaires, Mme de Solgrès continua de serrer le bras d'Armande et de la tirer, si bien que celle-ci n'aurait pu lui résister sans violence. Toutes deux s'approchèrent des hommes couchés, si bien qu'elles les frôlèrent de leurs jupes. Ils ne se levèrent pas et ricanèrent. Cette insulte cherchée cingla les cœurs sanglants des malheureuses, exaltant la furie de l'une et la douleur de l'autre.
Quand la plus âgée eut enfin relâché son étreinte, la plus jeune s'élança. Elle se mit à courir sur le gazon, vers la façade du château où s'ouvraient les fenêtres de sa chambre. Quand elle fut à cinquante mètres environ des murailles, elle s'arrêta et sembla explorer le sol. La soyeuse verdure s'étendait sous ses pieds comme un tapis, brodé çà et là de pâquerettes. A quoi eût-elle reconnu la place où était tombé celui qu'elle aimait, où son sang avait coulé?... L'herbe était flétrie alors... Quelle touffe avait bu la rosée de pourpre et gardait un peu de cette vie si chère dans ses racines?... Une divination peut-être en avertit Armande. Elle s'agenouilla, se prosterna complètement, et baisa les brins verdoyants, dont la fraîcheur lui caressa les lèvres. Puis elle resta là, dans cette attitude, comme en délire ou en extase.
Un accent cruel la fit tressaillir:
—«Lève-toi... Si tu es folle, on t'enfermera. Mais ne te donne pas en spectacle à des soldats étrangers et à des domestiques.»
La nécessité de garder secret le drame qui se déroulait chez elle empêcha seule la comtesse de rien changer extérieurement à sa façon d'être avec sa fille. Volontiers, elle l'eût éloignée de ses yeux, reléguée dans sa chambre. Plus volontiers encore, elle l'eût accablée de dédain, déchirée d'ironie, cinglée de mots amers. Elle se contint pour n'éveiller aucun soupçon dans cet intérieur familial et provincial, où les corridors avaient des échos et les murs des oreilles.
Quand la pauvre fille s'informa de la ligne de conduite qui serait suivie à l'égard du comte:
—«Ton père?...» répondit Mme de Solgrès, «Il saura tout. Je vais l'appeler ici d'urgence... Sa répulsion pour les Prussiens cédera comme la mienne. Pouvons-nous songer à l'honneur de la France quand le déshonneur est dans notre maison?...
—Pourtant, ma mère, si nous essayions de lui épargner cette douleur?...
—Et à toi sa colère indignée, n'est-ce pas?... Il continuerait à me dire sans doute que je te juge trop sévèrement, que je ne vois pas clair dans ta nature... Exquise nature, en vérité!...
—Voulez-vous que je parte, ma mère, que je disparaisse?... Vous n'entendrez plus parler de moi...
—Jusqu'au jour où tu traînerais notre nom dans quelque aventure plus scandaleuse encore?...
—Oh!...
—Et que dirait-on de cet escamotage? Une fille de ton rang ne s'éclipse pas comme une muscade. Tu resteras, et tu répareras comme nous te l'ordonnerons.
—Je ne puis réparer qu'en me dévouant à mon enfant.»
Cette conception de son devoir et de la vie, exprimée à plusieurs reprises par Armande comme toute naturelle, jeta sa mère dans un état d'exaspération inouïe.
—«Ton enfant!...»—s'exclamait-elle, de cette voix sifflante et basse qu'elle prenait pour parler du redoutable secret, et seulement loin de toute oreille humaine, dans les profondeurs du parc.—«Ton enfant!... Tu oses parler de tes devoirs envers lui, quand tu as manqué au premier de tous, qui était de lui donner une naissance honnête et un nom légitime!... Et tu ne songes pas un instant à tes devoirs envers nous, tes parents, envers la dignité de nos cheveux blancs et la bonne renommée de notre famille. Sache que ton enfant passe après ta race, dont il n'est pas, dont il ne peut être...
—Cependant, je le reconnaîtrai...»
Mme de Solgrès contempla sa fille avec stupeur.
—«Ah!...» dit-elle sans lui répondre... «Et tu voulais que je ne prévinsse pas ton père!... J'aurais lutté seule contre l'insanité de ton esprit et la bassesse de ton âme. Voilà ce qu'une Solgrès propose!... Donner son nom à un bâtard!... Souffleter de boue tout le passé d'une maison pleine d'honneur!...»
Ce fut une autre explosion, suivie de commentaires non moins acerbes quand la comtesse apprit que Louise Bellard savait tout.
—«Il ne manquait que cela!... Tu devais, naturellement, prendre pour confidente une femme de service... Toi qui, dès ton enfance, te plaisais mieux avec les paysans qu'avec les gens de notre monde... Mais je la chasserai, cette misérable, qui t'a servi de complice, quand elle aurait dû me prévenir!»
Armande, plus murée que jamais dans une insensibilité apparente, répondit de sa voix sans accent:
—«Pardon, ma mère... Vous ne la chasserez pas.
—Tu as le front de plaider pour elle?
—Je n'ai point à plaider. Si vous étiez accessible aux arguments de justice et de compassion, je vous dirais que son dévouement fut incomparable, que rien ne le lassera et qu'il m'empêchera sans doute de mourir de désespoir. Mais, vous parlant le langage de votre intérêt personnel, je vous ferai simplement observer qu'on ne maltraite pas quelqu'un qui détient un secret pareil... qu'on ne chasse pas la seule femme, mère justement elle-même, capable de nourrir dans une discrétion absolue le malheureux petit être, que vous ne me commanderez pas d'étrangler, je suppose.
—C'est admirable!... Mademoiselle prend maintenant avec moi un ton supérieur et sardonique,» fit la comtesse, frappée par la justesse du raisonnement et d'autant plus irritée de la façon dont il lui était offert.
A partir de ce moment jusqu'à l'arrivée de son mari, elle évita toute discussion avec sa fille, ne lui parlant que devant leurs gens, et s'enfermant, lorsqu'elles étaient seules, dans un mutisme hargneux.
Aussitôt les communications rétablies avec la capitale, M. de Solgrès fut informé qu'une circonstance des plus graves,—«plus grave,» écrivait sa femme, «que toutes les épreuves de cette année de désastres», réclamait sa présence immédiate au château. Il accourut.
Le comte approchait de la vieillesse. Les fatigues du siège,—dont il n'avait éludé aucune, prenant le fusil et montant la garde par les nuits glaciales, comme un jeune homme,—venaient d'effacer les dernières traces de sa virile verdeur. Sa haute taille se voûtait. Ses joues s'étaient creusées sous la barbe devenue toute blanche. Son front, autour duquel s'élargissait la calvitie, prenait des tons cireux. Dans ses yeux, aux regards émoussés, se lisait la secrète anxiété du déclin. Ce gentilhomme n'était pas, comme sa femme, perpétuellement secoué d'une trépidation nerveuse. Il contrastait avec elle par son calme—contraste accentué par une réaction inconsciente des caractères l'un contre l'autre, dans ce ménage pourtant uni. Elle le dominait, sans que lui, ni elle-même peut-être, s'en doutât. Non pas qu'elle lui fût supérieure. Mais, à défaut de volonté, elle avait au moins de l'entêtement et des caprices, et ce rudiment de personnalité, si mince fût-il, manquait au comte de Solgrès. Il était l'homme de toutes les conventions et de toutes les traditions, sans aucun jugement individuel. Capable d'accomplir avec énergie ce qu'il croyait bien, mais d'une timidité extraordinaire devant une décision que ne lui dictait pas l'usage. Il avait une réputation d'intransigeance dans son loyalisme légitimiste, de belle tenue dans la vie, de droiture, de délicatesse, qui n'était point surfaite. On le tenait pour un parfait galant homme, et l'on avait raison. Il vivait suivant certains principes qu'il n'avait jamais discutés, et qui réalisent un type social très décoratif, sinon très utile dans notre société actuelle. Le comte de Solgrès n'avait pas choisi son chemin. Mais la route était sans ornières et il y marchait droit. Ses qualités, précisément parce qu'elles ne se subordonnaient pas à des sentiments influençables, mais par leur inflexibilité de forces héréditaires, allaient se dresser terriblement en lui contre l'infortunée Armande. Le cœur du père eût incliné vers l'indulgence et la tendresse, si ce cœur avait pu parler. Mais M. de Solgrès se serait effaré de l'entendre. Il écoutait des voix plus despotiques, délivré ainsi de tout débat de conscience. Puis, à la moindre hésitation, il s'inspirait d'une volonté plus forte: c'était celle de sa femme.
Le jour de son arrivée à Solgrès, Armande, plus morte que vive, s'était réfugiée chez Louise Bellard. La comtesse l'y fit chercher dès que le coupé du voyageur entra dans la grande avenue, après avoir franchi le pont qui traverse la Juine, devant la propriété. Il ne fallait pas que rien dans la première entrevue éveillât les soupçons des domestiques, sortis respectueusement au-devant de leur maître.
Nul ne s'étonna de la crise de sanglots convulsifs qui bouleversa Mademoiselle lorsqu'elle se fut jetée dans les bras de son père. De si cruels événements s'étaient produits depuis leur dernière séparation! Les vêtements noirs des parents et de l'enfant, le haut crêpe au chapeau du comte, attestaient leur deuil, l'irréparable perte du fils, du frère, orgueil et espoir de cette famille. Et les uniformes étrangers, apparus au détour d'un massif, dans une curiosité qui ne se gênait pas, témoignaient d'un malheur plus immense... C'était toute l'humiliation et toute la désolation d'un peuple qui s'engouffrait dans chaque âme française, comme une rafale de douleur, à la moindre brisure d'émoi. Personne, parmi les assistants, ne se doutait qu'il pouvait y avoir de plus horribles sources, une amertume plus abominable et plus corrosive, à ces larmes d'une fille de vingt ans.
Armande ne pouvait se détacher de son père, sachant qu'elle ne l'embrasserait plus ainsi de longtemps,—peut-être jamais.
Dès le lendemain, en effet, quand il eut passé toute la nuit en conférence avec sa mère, sans qu'elle-même, seule dans sa chambre de jeune fille, eût un instant fermé l'œil, elle le vit tel que son appréhension la plus angoissée n'avait pu le lui peindre.
Le comte de Solgrès fit comparaître sa fille en présence de la comtesse. Dans un petit salon retiré, toutes portes closes, et les précautions prises pour que rien ne perçât de la navrante conférence, il commença ainsi:
—«Mademoiselle de Solgrès, avez-vous, dans votre inqualifiable égarement, conservé un vestige du sentiment de l'honneur et une trace du devoir filial?...
—Mon père...»
Le vieux gentilhomme l'arrêta violemment:
—«Je vous défends, entendez-vous?... Je vous défends de m'appeler votre père. Tout lien est rompu entre nous... Et vous n'avez chance d'en renouer une faible part que si vous montrez la plus entière obéissance.»
Armande resta muette. Qu'allait-on exiger d'elle? Défaillante, elle tendit la main vers un siège.
—«Restez debout!» ordonna le comte, qui lui-même se tenait droit, les bras croisés, devant une cheminée contre laquelle il ne s'adossait pas.
Quant à Mme de Solgrès, effondrée dans une bergère, le coude au bras capitonné, elle appuyait obstinément un mouchoir contre son visage.
Armande mit seulement deux doigts au dossier d'une chaise, car sans cet appui elle se fût trouvée mal. On ne le lui interdit pas.
—«Répondez aux questions que je vous ai posées, mademoiselle.
—J'y répondrai, monsieur,» dit-elle d'une voix oppressée. «Mais, j'en ai peur, vous ne croirez pas à mes réponses. Mes sentiments filiaux sont aussi fervents que jamais, et j'ai gardé le souci de l'honneur.
—Nous ne le comprenons sans doute pas de la même façon, d'après ce que m'a expliqué votre mère. Écoutez-moi bien... Il ne s'agit pas de vos interprétations plus ou moins romanesques, mais de l'honneur tel qu'on l'a toujours placé si haut dans notre famille, et tel que tous les gens de cœur le conçoivent.
—L'honneur ne consiste-t-il pas à dire la vérité et à remplir son devoir?...
—Quelle vérité?» s'écria le comte. «Que vous êtes une fille coupable, indigne de votre nom?... Et quel devoir?... Celui d'une maternité honteuse?... Si c'est cela que vous proclamez et publiez, je vous avertis que la proclamation et la publication seront complètes. Vous quitterez cette maison à l'instant. Je vous chasserai ouvertement, comme vous l'avez mérité. Si l'on doit savoir, on saura. Mais on apprendra en même temps comment un Solgrès élague les branches pourries, quand il s'en trouve une, par extraordinaire, sur son arbre généalogique.»
C'était bien toute la rigueur ancestrale qui sonnait, implacable, dans la bouche de cet homme. Rien n'ébranlait en lui la religion sociale de sa race. Il apparaissait terrible, parce qu'il était impersonnel. Ce qu'il ne voulait pas qu'on discutât, lui-même ne l'avait pas discuté dans le secret de sa conscience. Voilà pourquoi, sans être un caractère fort, il devenait une force dans ce moment critique. Armande en eut l'intuition. Et, domptée elle-même par la maladie, l'incertitude et le chagrin, elle trembla.
—«Qu'exigez-vous de moi, monsieur? Dites-le sans me consulter. Si je le puis, je vous obéirai.
—Voici. Sous prétexte d'un voyage de santé, nécessaire surtout à votre mère, vous partirez toutes deux. C'est le départ seulement que vous accomplirez ensemble. Madame de Solgrès, par un détour, viendra me rejoindre dans une résidence qui ne sera pas la vôtre. Vous, vous continuerez avec Louise Bellard, qui vous accompagnera officiellement d'ailleurs. Puisque cette femme sait tout, et qu'elle est sûre, nous nous servirons de son dévouement. On le reconnaîtra comme il convient. Il ne peut paraître bizarre à personne que Madame de Solgrès et sa fille, en plein mois de juillet, partent en Suisse, par exemple, pour se remettre moralement et physiquement de secousses pénibles, ni qu'elles emmènent une brave servante et son petit enfant, que la guerre n'a pas moins éprouvés.
—«Ma mère ne restera pas avec moi?...» balbutia Armande, qui, malgré les duretés de la comtesse, eût souhaité le contact maternel durant des heures qu'elle prévoyait si sombres.
—«Madame de Solgrès me sera plus nécessaire qu'à vous,» répliqua le comte, «et nous aurons à nous consoler mutuellement pendant une période où notre fille n'existera pas pour nous. Il dépendra de vous que cette fille nous revienne.
—Comment cela, mon pè...?»
La pauvre Armande rougit et s'arrêta, sans terminer ce mot de «père».
—«Bien entendu, pour le monde, nous serons ensemble,» continua le vieillard, «Je prendrai toutes mes mesures à cet effet. L'endroit où vous séjournerez avec Louise Bellard sera soigneusement choisi... Quelque village écarté, où vous passerez pour deux sœurs.» (Il eut un âpre sourire.) «Cela ne contrariera ni votre manière d'être ni vos goûts...
—Non, certes!» déclara vivement Mlle de Solgrès.
Un regard la foudroya pour cette riposte, qui semblait une bravade, et qui pourtant était le cri involontaire de cette désespérée, trop heureuse de se vêtir en paysanne pour mieux se rapprocher d'un cœur aimant et mieux s'enfoncer dans l'obscurité apaisante.
—«Après... l'événement,» poursuivit son père, «Louise Bellard restera à l'étranger, où elle nourrira et élèvera deux enfants, le sien, et... l'autre. Ils auront même éducation modeste, et, plus tard, même condition. Vous, mademoiselle, vous reviendrez avec nous. Mais nous réservons notre pardon, si vous vous en montrez digne, pour le jour de votre mariage.
—Mon mariage! Mais, ma mère... Je veux dire... madame de Solgrès... ne vous a-t-elle pas dit?...
—Quoi donc?...» demanda le vieux gentilhomme en écrasant sa fille du regard.
—«...qu'il est mort.»
Tout le visage d'Armande se contracta et trembla.
—«Qui est mort?» questionna le père avec un accent indescriptible.
—«Le seul homme que je puisse épouser.
—Le seul homme que vous pourrez épouser sera celui qui consentira à vous prendre, et dont le nom s'alliera dignement avec le nôtre. La maison de Solgrès est assez bonne, et vous serez assez riche, pour que, malgré votre déchéance, nous espérions encore vous marier de façon honorable.
—Mais pourquoi me marier?... Oh! je vous en prie, pourquoi?...» fit Armande, qui joignit les mains.
—«Parce que telle est notre volonté, la seule condition suivant laquelle nous vous considérerons encore comme notre fille.»
La scène, qui jusque-là se déroulait dans une solennité glaciale, devint alors humaine et déchirante. Armande se jeta aux genoux de ses parents, les supplia de ne pas la mettre à ce point en désaccord avec son cœur et sa conscience. Tout ce qu'elle leur demandait, c'était de la laisser vivre au loin avec son enfant... Elle ne consentirait pas à se séparer de lui. Elle voulait l'élever. Surtout elle ne pouvait concevoir la possibilité d'appartenir à un homme qui lui faisait horreur, quel qu'il fût... Jamais elle ne trahirait le souvenir... Jamais elle n'accepterait un nom qu'elle devrait au mensonge du silence, ou bien à un odieux marché!... Dans les protestations, dans les prières de cette infortunée, vibrait l'éloquence de la douleur et de la tendresse. Sa résistance était brisée. Toutes les barrières d'orgueil croulaient. Son âme crevait en un flot de supplications et de larmes. L'intuition de la maternité mettait à ses lèvres, sur sa physionomie, dans ses gestes, une chaleur émouvante.
Le comte de Solgrès en éprouva d'abord de la surprise, puis du trouble. Peut-être fût-il arrivé jusqu'à l'attendrissement. Car, s'il avait le jugement étroit, il était d'une trempe fine. Tout accent de sincérité généreuse éveillait en lui une résonance. Et sa nature, au fond, ne se déterminait pas en sécheresse. Mais Mme de Solgrès intervint. Otant son mouchoir de devant ses yeux, elle éleva une voix acide.
—«Mon cher ami,» dit-elle, «je m'étonne que vous prolongiez ces débats qui me tuent. Il était convenu que vous signifieriez à cette malheureuse enfant nos décisions et qu'elle y répondrait pour les accepter, ou que tout serait fini entre elle et nous. Vous n'admettiez pas qu'elle pût les discuter. Si vous aviez entendu les insanités qu'elle me débitait avant votre retour, vous comprendriez mieux à quoi vous exposez le nom de Solgrès si vous la laissez promener par le monde une maternité scandaleuse. Le moins qu'elle fera sera d'afficher la monstruosité de sa situation. Mais sa conduite passée nous éclaire sur l'avenir. Qui a bu boira. Si vous ne mariez pas Armande, cette fille-là deviendra la honte de nos vieux jours. Quant à son enfant, ce sera affaire au mari qu'elle épousera. Qu'il l'adopte, si bon lui semble. Mais je ne vois pas bien mademoiselle de Solgrès nous imposant comme petit-fils un bâtard, lui donnant notre nom, et édifiant le monde par ses vertus maternelles. Qu'une femme soit assez folle, assez éhontée pour cela, passe encore. Mais vous, comte de Solgrès, quel serait votre rôle? Quelle retraite serait assez profonde pour vous épargner les atteintes du mépris et de la risée publics?»
Sous la douche de ces phrases cinglantes, le père et la fille se taisaient. Armande s'était redressée. De nouveau se fixait autour d'elle l'invisible armure, le hérissement hostile et muet. Le comte baissait les yeux comme pour ne pas voir.
Mme de Solgrès, s'adressant à lui, dit encore:
—«D'ailleurs, c'est bien simple. Choisissez entre la fille que voilà et l'épouse que je suis. Laissez-la me piétiner, me meurtrir par d'offensantes comédies comme celle que vous écoutiez tout à l'heure complaisamment... Et ce ne sera pas long. Encore une scène comme celle-ci, et je ne demanderai plus que la tombe!»
Ayant tout dit, avec une nervosité agressive qui n'annonçait en rien son dernier soupir, la comtesse parut l'exhaler cependant. Il souleva sa poitrine et vint s'étouffer dans son mouchoir, tandis qu'elle retombait sur sa bergère. Et, se cachant de nouveau le visage, elle reprit son attitude d'auparavant.
—«Retirez-vous dans votre chambre,» dit M. de Solgrès à sa fille. «Vous avez entendu votre mère. Ou vous accepterez les conditions que je vous ai exposées, ou tout sera fini entre vous et nous. Vous qui parlez si haut de votre devoir, tâchez de discerner où il est. Voyez si vous devez nous rendre le désespoir et l'opprobre en retour d'un passé d'honneur et du nom sans tache que nous vous avions donné.»
Quelques jours après ce colloque, où trois âmes se trouvèrent si douloureusement aux prises, les maîtres de Solgrès avaient quitté leur château, emmenant avec eux la veuve de leur garde et son enfant nouveau-né. Dans le pays, on raconta qu'ils voyageaient à l'étranger, pour moins sentir le poids de leur deuil. On les estima de ne pouvoir supporter la vue des soldats ennemis à leur foyer. Les concierges de leur hôtel, au faubourg Saint-Germain, répondaient dans ce sens aux rares visiteurs qui s'informaient d'eux. Leur absence, bien qu'elle se prolongeât jusque assez avant dans l'hiver, ne provoqua pas d'interprétation malveillante. L'époque était favorable pour se laisser momentanément oublier. Sous le coup du désastre national, chaque existence avait assez à faire de se reconstituer, sans pénétrer celle d'autrui. La vie mondaine suspendue n'imposait aucune obligation de paraître. Jamais il ne fut moins difficile d'ensevelir un mystère.
Et cependant quelque chose de ce mystère flotta vaguement autour de l'héritière de Solgrès, lorsqu'on fut plus tard à même de constater le changement de physionomie et la sauvagerie accrue de cette fille bizarre. Une nature moins spontanée se fût mieux prêtée à la légende. Mais celle-ci ne savait guère dissimuler. Et d'ailleurs, à quoi bon? Armande n'éprouvait nul désir de refaire sa vie en effaçant la tragique idylle, car, justement, toute sa vie, tout ce qu'elle pouvait vivre de douleur et de joie, de rêve et d'amour, y était contenu. Passive désormais, elle obéissait à ses parents, parce qu'elle s'inclinait devant la logique âpre, mais hautaine, de son père, et qu'elle eût considéré comme sacrilège de martyriser en lui des sentiments invincibles, qui ne manquaient pas de grandeur. N'était-il pas, en effet, le dépositaire d'un patrimoine d'honneur, le représentant de la race et le chef de la maison? Si toute sa personnalité d'homme se concentrait dans cet idéal, le crime serait d'autant plus abominable de porter la ruine dans ce domaine sacré.
Mlle de Solgrès jouait donc, mais sans conviction, son rôle de riche et noble héritière, un des plus beaux partis de France. Et ce n'était pas faute de bonne volonté si son visage peu attrayant, où toute flamme de jeunesse était morte, s'imprégnait d'une indifférence et d'une mélancolie capables de décourager les plus déterminés épouseurs.
Ses parents renonçaient à la persécuter sous ce rapport. Il fallait, pensaient-ils, laisser faire le temps. Et d'ailleurs, avec la fortune et le nom de leur fille, on parviendrait toujours à l'établir. Satisfaits d'avoir sauvé les apparences, ils se prêtaient à une détente. Car, avec le caractère si peu maniable d'Armande, ils avaient craint de ne pas remporter même ce relatif avantage.
Des mois passèrent, qui, bien vite, se changèrent en années. Les châtelains de Solgrès vieillissaient. Leur fille commençait à espérer qu'elle était libre pour toujours. Chaque été, la famille allait en Suisse, et, pendant quelques jours, Mademoiselle, accompagnée seulement d'une femme de chambre, faisait une cure de lait dans un village de la montagne.
Au retour d'un de ces voyages, le comte fit remettre en état la maisonnette de garde jadis habitée par le ménage Bellard. Depuis la guerre, cette maisonnette restait inhabitée. Les autres gardes suffisaient à la surveillance et à la sécurité du domaine. On n'avait pas remplacé le brave serviteur mort sur le champ de bataille.
La curiosité des domestiques et des paysans s'émut lorsque des ouvriers furent requis pour débarrasser en partie la maison rustique des lierres, de la vigne vierge et des clématites, et pour la rendre de nouveau habitable. Qui donc allait-on y installer? Le comte n'avait engagé aucun garde dans le pays. Et cependant il ne manquait pas de braves gens qu'une telle situation eût rendus contents et fiers.
Mais les plus envieux ne trouvèrent rien à dire quand ils surent à qui étaient destinées la maisonnette et la place. La Louison, remariée en Suisse, où l'amour sans doute l'avait retenue depuis qu'elle y accompagna ses maîtres, revenait au gîte. On lui rendait son nid. Et comme son second mari était un montagnard probe, actif et courageux, il remplacerait le premier dans toutes ses fonctions, et serait, comme lui, garde-chasse.
Quand le couple arriva, on lui fit bon accueil. La Louison était aimée dans le village qui l'avait vue grandir. Elle reparaissait au bras d'un Suisse. Mais les Suisses sont de braves gens, qui s'étaient montrés bons voisins pendant nos malheurs. Celui-là, qui s'appelait Mathieu Nobert, bénéficia tout de suite auprès des campagnards français de leur sympathie pour ses compatriotes et de leur amitié pour sa femme.
D'ailleurs, ils amenaient avec eux un vivant passe-partout, bien fait pour dilater les cœurs et épanouir les visages, un délicieux garçonnet de trois ou quatre ans, farouche comme un petit faon de montagne, mais d'une beauté émouvante.
La première fois qu'ils traversèrent ensemble les rues d'Étréchy, toutes les commères accoururent sur leurs portes:
—«Eh bien, Louison, vous voilà de retour? C'est gentil de rester fidèle au pays. Et ce chérubin-là? Le gars à ce pauvre Bellard... Dire que nous l'avons reçu dans ce monde! Mais, sainte Vierge! qu'il est devenu mignon!...»
On le regardait mieux, et les cris d'admiration partaient:
—«Quel amour, avec ses boucles noires!
—Mais où a-t-il pris ces grands yeux-là?...
—C'est vrai que Bellard était très brun. Et vous aussi, Louison, vous êtes brune. Mais ce bijou-là s'est taillé ses prunelles dans du jais.
—Y a pas à dire, ma fille, il est plus beau que père et mère.
—Tant mieux!» disait Louise en souriant avec fierté.
Et Mathieu Nobert ajoutait avec bonhomie:
—«Attendez seulement qu'il ait des petits frères, que je lui achèterai, moi. Ils seront encore plus beaux.»
Un éclat de rire saluait cette fanfaronnade.
—«Ah! ah! le jaloux. Eh ben, vous savez, faudra y mettre le prix pour en avoir de c't acabit-là. Faut croire que ce pauvre Bellard avait la main heureuse.»
Tout en le bourrant de bonbons, l'épicière de la Grand'Rue demandait:
—«Comment t'appelles-tu, mon ange? Pierrot?... Jeannot?... Jacquot?...
—Mais non,» intervenait Louise. «Vous savez bien que mademoiselle de Solgrès a eu la bonté d'être sa marraine. Son nom est Armand.
—Oh! un nom de grand seigneur. Il le portera bien. Et il n'en a pas d'autre?
—Si... Michel... Armand-Michel Bellard.
—Pourquoi Michel?
—C'était un nom que Bellard avait choisi. Alors vous comprenez... en souvenir de son père...»
Le soir même du jour où le ménage Nobert, avec l'enfant du premier mari, se fut installé dans la maison de garde, au fond du parc, non loin du souterrain, le comte et la comtesse de Solgrès dirent à leur fille, qui leur souhaitait le bonsoir:
—«Nous avons à te parler.»
Elle les suivit dans le petit salon si retiré, si sourd, où jadis ils avaient fixé une ligne de conduite dont ils ne s'étaient pas départis. Armande fut certaine que ses parents allaient aborder le sujet dont on ne s'entretenait jamais, lorsque son père, sans donner l'ordre aux domestiques d'éclairer la pièce si bien close, y transporta lui-même une lampe, en priant ces dames de le suivre. Quand tous trois s'y trouvèrent, et la porte soigneusement fermée, M. de Solgrès dit à Armande:
—«Ma fille, tu nous rendras ce témoignage, à ta mère et à moi, qu'il n'était pas possible à des gens de notre sorte, ayant notre caractère et nos opinions, de pousser plus loin que nous ne l'avons fait le pardon du passé et le respect des sentiments naturels.»
Mlle de Solgrès inclina la tête.
—«Les circonstances nous ont aidés,» reprit le vieux gentilhomme, «Ce fut une fatalité bien extraordinaire,—et que j'appellerais providentielle, s'il n'était sacrilège d'imaginer la Providence frappant un innocent au profit d'un bâtard,—celle qui fit mourir l'enfant de Louise pendant le voyage qui suivit la naissance de... l'autre. Rendue ingénieuse par un dévouement que j'honore, cette excellente créature eut aussitôt l'idée d'une substitution qui consolait un peu son chagrin maternel en assurant à jamais ton honneur et notre repos. Arrivée au chalet que nous lui avions acheté dans la montagne, elle tenait dans les bras un petit être qu'elle nourrissait comme son fils, et qui passa pour tel. Rien depuis n'a jamais fait soupçonner à personne qu'il en soit autrement. Nous pourrions nous y tromper nous-mêmes, si tu n'avais assisté à cette courte et foudroyante maladie du petit Bellard, qui vous arrêta dans une auberge perdue. Car, après des années, une mère elle-même reconnaîtrait-elle un enfant quitté à trois semaines d'un autre quitté à trois mois?...
—Je ne m'y tromperais pas,» dit Armande. «Il ressemble trop...
—Tais-toi, imprudente!...» s'écria le père, d'une voix terrible, quoique étouffée, «Veux-tu me faire repentir d'un excès de faiblesse?... Veux-tu que je renvoie ces gens à leurs montagnes?...
—Oh!...» gémit Armande.
—«Tais-toi donc, alors!... Ne laisse jamais des réflexions pareilles te venir aux lèvres, ni même à la pensée. Cette ressemblance, Dieu merci, n'est pas la tienne. Nul ne discernerait le type des Solgrès dans cet enfant. Peu importe qu'il soit le portrait d'un homme que nul n'a vu dans ce château. Car...—et c'est une des affirmations que je veux obtenir encore de toi, solennellement, ce soir...—tu me jures que personne de nos gens, hors Louise, personne du pays, n'a eu connaissance du séjour ici de Michel Occana, que personne n'a vu ses traits?...
—Personne de nos compatriotes,» répondit Mlle de Solgrès d'une voix qui ne tremblait pas, bien que toute couleur eût quitté son visage. «Il fut enseveli dans la forêt par ses bourreaux eux-mêmes, sans que j'aie découvert l'endroit, malgré mes recherches, après ma maladie.»
Le comte reprit avec une certaine douceur:
—«Ainsi, la chose est irrévocable. Le sort en est jeté. L'enfant que Louise Bellard élève est le sien, même légalement, puisqu'il remplace celui qui fut inscrit sur les registres civils d'Étréchy sous le nom d'Armand Bellard, ainsi qu'à l'église, où il a été baptisé comme ton filleul. Sur ton désir, elle l'appelle Michel, expliquant cela par un caprice de son mari mort. Soit. J'aime autant que ce nom d'Armand ne résonne pas trop souvent, n'éveille pas des analogies. Le véritable Armand Bellard repose dans un petit cimetière de Suisse, sous une pierre anonyme. Et le beau-père même du vivant ne doute pas que l'enfant qu'il caresse ne soit celui de sa femme, celui qui naquit ici, dans la maison où il demeure. Tout est donc bien. Et maintenant, Armande, écoute ce que je vais te dire. Cette vérité légale, cette vérité apparente, cette vérité nécessaire, elle est désormais pour nous la vérité absolue. Si l'enfant peut vivre et grandir sur ce domaine, c'est parce qu'il est Armand Bellard. Tu m'entends bien?... A partir de ce jour, il n'y aura plus, pour ta mère et pour moi, pour Louise,—dont nous sommes sûrs,—aucune autre réalité... Pas même dans nos pensées les plus secrètes. Il faut que, pour toi, il en soit de même. Tu as le droit de t'intéresser à cet enfant, de t'en occuper, dans la mesure où tu le ferais pour un filleul,—pas autrement. C'est beaucoup, étant donnée la situation. Sois-nous donc reconnaissante de t'en avoir accordé le privilège, et ne nous en fais pas repentir par la moindre inconséquence.»
Il regarda sa fille, qui demeurait silencieuse.
—«Jure-moi,» reprit-il, «qu'à aucun moment, rien dans tes actes, dans tes paroles, dans ta façon d'être, ne fera entendre ni à cet enfant, ni à personne au monde, que tu sois pour lui autre chose qu'une protectrice bienveillante, une châtelaine sans morgue, qui, par bonté pour ses parents, daigna le tenir sur les fonts baptismaux.»
Armande se taisait toujours.
—«Allons... Réponds-moi. Si tu n'acquiesces pas à ce que je te demande, j'exigerais que l'enfant soit élevé au loin.»
Mlle de Solgrès fit un effort:
—«Vous n'exceptez personne de ce serment?
—Et qui veux-tu donc que j'excepte?
—L'homme dont vous me forceriez d'accepter le nom. Mais en ce cas, mon père, vous me relevez de ma promesse de prendre un mari de votre main?... Si je ne puis tout lui dire, je ne l'épouserai pas.»
A ce moment, la comtesse de Solgrès releva la tête.
—«Cette fille est absolument folle,» dit-elle à son mari.
Celui-ci éclata, de cette colère sourde et basse qu'imposait le mystère de leur entretien.
—«Mais alors tout ce que nous avons fait pour toi, malheureuse, n'est qu'une duperie!... Mon but est de te voir mariée avant ma mort. C'est mon seul moyen d'assurer le succès de tant d'efforts, et de t'empêcher de galvauder notre nom... Car je lis dans ton âme inflexible, Armande... Tu le donnerais tôt ou tard à cet enfant de malheur, à ce fils d'aventurier...
—De héros, mon père!...» s'écria-t-elle, tandis que son terne visage tout à coup resplendissait.
—«Oui... Soit!... Il fut brave... Mais nous avons pris nos informations en secret. C'était un fils de famille dévoyé... Et de quelle famille!... Joueurs, duellistes et casse-cou, ce que deviennent dans notre civilisation, où ils n'ont plus de place, les condottieri...»
Armande voulut interrompre. Un geste violent de son père l'arrêta.
—«Assez!... Vas-tu peut-être te targuer de ta faute?... Sans mon énergie, tu en viendrais là, ma parole!...
—Son ingratitude est inconcevable,» murmura la comtesse.
M. de Solgrès reprit:
—«Oui ou non, Armande veux-tu prêter le serment que j'exige de toi?... Tu es libre de t'y refuser. Mais sache-le... Dans ce cas, j'éloigne à jamais l'enfant. Et si sa mère,»—il appuya sur le mot en regardant au fond des yeux sa fille, qui frémit visiblement,—«si sa mère, Louise Bellard, a l'imprudence de te soutenir et de me résister, je chasse les parents...»
Une voix aigre intervint.
—«Nous tenons Louise. Elle n'oserait pas maintenant dire à son mari qu'elle s'est moquée de lui à ce point.»
Armande ne tourna pas la tête, mais ses lèvres tremblèrent.
—«Oh!» dit le comte, «ne soyons pas injustes. La discrétion de cette femme est insoupçonnable. Nous n'avons pas besoin de «la tenir» pour qu'elle garde son rôle jusqu'au bout.» Il ajouta: «Je voudrais être aussi sûr d'Armande.
—Mais moi, vous «me tenez», mon père,» dit la révoltée, répétant avec une amertume insondable la dure parole. «Vous savez que je ne laisserai repartir ni l'enfant, ni... ses parents, tant que j'aurai un moyen, fût-il criminel, de l'empêcher. Donc je vous fais le serment tel que vous l'avez formulé tout à l'heure.
—Tu jures?...
—Je jure.
—Sur quoi?...
—Sur le cœur, percé de balles prussiennes, qui ne cessa de m'aimer qu'en cessant de battre, et sur l'enfant qu'il me laissa,» dit Armande.
Elle resta une seconde immobile, la tête haute, comme grandie et soulevée par son tragique enthousiasme. Puis elle se détourna et sortit brusquement. Car des sanglots impétueux grondaient en elle en fracas d'orage.
A peine eut-elle le temps de gagner sa chambre. Le verrou poussé, elle se jeta sur son lit et s'abîma en pleurs convulsifs.