Le meurtre d'une âme
DEVANT L'ÉNIGME
Un crime à jamais célèbre fut celui qui marqua la dernière année du dernier siècle, et dont le mystère continue à intriguer les imaginations: l'assassinat du marquis de Malboise, par un coup de feu, dans son parc, au moment où il amenait à son château de Solgrès sa jeune femme, épousée le matin même.
Le meurtrier, ou les meurtriers—car les traces retrouvées dans le souterrain, empreintes doubles de pas, piétinement de lutte, éclaboussures de sang, firent supposer qu'ils étaient au moins deux,—semblent soustraits pour toujours à l'action de la justice. Le mobile même de cet attentat sans précédent déconcerte l'imagination. Pourtant les commentaires ne manquèrent pas. Ils abondèrent surtout dans le sens d'une machination politique. Le domaine de la raison d'État apparaît si favorable aux embûches scélérates! Rien ne pouvait mieux satisfaire le goût romanesque et la défiance des foules que l'hypothèse d'un aussi noir machiavélisme chez les gens au pouvoir. Pascal de Malboise gênait trop le Gouvernement. Le Gouvernement l'avait fait supprimer par quelque exécuteur de basses-œuvres, payé sur les fonds secrets, avec connivence de la police.
Il fallait vraiment, de la part du criminel, une habileté infernale pour mettre en défaut des poursuites au succès desquelles le Ministère se trouvait intéressé. On n'épargna rien pour qu'elles aboutissent. Cependant, elles n'aboutirent pas.
Si la vérité doit apparaître, c'est ce récit qui l'aura mise au jour. Mais, à supposer qu'il ne satisfasse pas la curiosité publique, aucune autre révélation n'apportera le dernier mot de cette dramatique affaire. Une seule personne au monde—mais contrainte au secret par le serment le plus solennel—pourrait confirmer ou démentir ce qui va suivre. Elle ne le fera pas. Régine d'Ambarès, seconde marquise de Malboise, ne trahira pas sa parole. Dans quelles circonstances elle l'engagea, c'est ce qu'on va voir ultérieurement.
Il y avait dix mois environ que durait son virginal veuvage,—car l'époux, mort quelques heures après l'avoir conduite à l'autel, ne le fut que de nom,—lorsque Régine de Malboise reçut une visite, dont l'annonce, depuis la veille, lui bouleversait le cœur.
Dans la chambre où elle se tenait, au premier étage de l'hôtel paternel,—son ancienne salle d'études enfantine, son asile de prédilection,—un domestique vint la prévenir que M. le lieutenant d'Ambarès l'attendait en bas.
Elle descendit.
Dans la galerie, qui tenait en façade toute la largeur de la maison, elle l'aperçut.
Cette rencontre avec celui qu'elle aimait, était la quatrième seulement depuis que, par devoir, elle avait accepté le nom d'un autre. Chacune des trois précédentes entrevues, qui eurent lieu au moment de la catastrophe, marquait une phase dans l'inexplicable tragédie. Régine, depuis vingt-quatre heures, depuis qu'elle avait accepté de revoir Hugues, se les remémorait, les revivait dans leurs moindres détails. D'abord, l'apparition quasi fantastique du jeune homme, dans ce coin du parc de Solgrès où, nouvelle épousée, fuyant déjà le maître odieux, elle s'isolait en son désespoir. Quelle tentation alors, parmi la tourmente des reproches et des prières, quand il la supplia de partir avec lui! Puis, à peine avait-il disparu, transporté de rage et de douleur, devant l'approche du mari, à peine M. de Malboise avait-il rejoint sa jeune femme, que c'était le meurtre foudroyant, la détonation secouant le silence du soir, le marquis s'abattant à ses pieds, mort sur le coup, en éclaboussant de rouge sa robe blanche. Et les jours qui suivirent!... La torturante certitude que Hugues avait accompli l'acte sournois et sauvage, demeurait à jamais séparé d'elle par une barrière d'infamie! Sa faiblesse d'amour, à elle-même... Le mensonge au procureur de la République, lorsqu'elle assura n'avoir vu personne, ne soupçonner personne... Puis le lugubre défilé des funérailles, le saisissement de l'apercevoir, lui, si calme, avec son visage de loyauté, sous l'uniforme porté fièrement, et le cri intérieur de délivrance: «Non, ce n'est pas possible! Il n'a pas commis ce crime!» Ensuite, le même jour, dans cet hôtel d'Ambarès où, depuis lors, il n'avait pas remis les pieds, leur longue explication, le récit fait par Hugues de son aventure dans le souterrain, les circonstances que lui-même trouvait invraisemblables, dont il se refusait à instruire la justice, et les tenailles du doute se renfermant pour déchirer le cœur de celle qui l'aimait.
Alors ce fut la séparation.
Régine l'exigea absolue, bien que fussent si peu absolues en elles-mêmes les raisons qui lui dictaient tant de rigueur. Elle ne croyait plus que Hugues fût un criminel, et cependant elle ne pouvait, dans la sécurité de sa conscience, jurer qu'il fût étranger au crime. Y était-elle étrangère elle-même, puisque son mari avait été frappé le soir de leurs noces? Qui sait si son mariage n'était pas la cause indirecte de l'effroyable action? Comment élever son bonheur futur, comment appuyer son amour, sur cette base incertaine et sanglante?
Elle avait donc interdit à Hugues de la voir, lui accordant la seule autorisation d'écrire. Car elle savait trop que si tous deux reprenaient la douce camaraderie de leur adolescence, la passion les éblouirait peu à peu jusqu'à l'abolition de tout scrupule. Ils se marieraient, sans qu'elle fût tout à fait certaine que la tache ineffaçable de Macbeth ne souillait pas, même imperceptiblement, la main dans laquelle se blottirait la sienne. Ce serait la hantise toujours présente, l'enfer secret, le pernicieux remords... Elle n'osait pas affronter cela.
Mais voici que, de Nice où il se trouvait en garnison, Hugues venait de lui apprendre par une lettre que des données imprévues se présentaient. Sachant que tout son espoir de reconquérir Régine s'attachait à la découverte de l'assassin, il avait ouvert une enquête personnelle. Et voici que, dans les ténèbres du mystère, filtrait un faible rayon de clarté. Une piste se dessinait. Quelques petits faits, tels des maillons de chaîne, se renouaient les uns aux autres. Régine ne permettrait-elle pas qu'il vînt lui exposer ces premiers résultats? D'abord, c'était son droit, à lui, qu'elle n'acquittait pas encore, de plaider auprès d'elle à chaque incident nouveau. Puis, ce ne serait pas trop de leurs méditations combinées pour peser la valeur des indices et juger quel parti on en pouvait tirer.
Ses arguments ne manquaient ni de logique ni d'éloquence. Peut-être n'en fallait-il pas tant à Régine pour estimer qu'après une si longue sagesse elle pouvait sans imprudence consentir à l'entretien. Le lieutenant d'Ambarès reçut la permission tant souhaitée. Le lendemain, il était à Paris et accourait rue de Babylone.
Quand ils se trouvèrent face à face, dans cette galerie de l'hôtel d'Ambarès, qui leur était depuis l'enfance un lieu si familier, et où leurs deux cœurs se joignaient par tant de souvenirs, un indicible attendrissement les tint muets. Leurs yeux, qui se mouillaient, échangèrent un infini regard. Non, rien vraiment ne les séparait, rien qu'un très haut souci de droiture, de vérité. L'amour n'avait pas faibli, la confiance n'était pas éteinte. Elle ne doutait plus de lui, et lui savait que, même dans le doute, elle l'avait éperdument aimé. Régine parla la première.
—«Hugues, vous avez bien fait de venir. Vous vous doutez que toute mon âme est tendue vers l'éclaircissement de l'horrible drame. Tant que je n'en connaîtrai pas le secret, je ne me considérerai pas comme libre.
—C'est-à-dire comme mienne?» demanda-t-il, avec la plus séduisante expression de tendresse passionnée.
—«C'est-à-dire comme tienne,» reprit-elle, employant le tutoiement de leur passé d'enfants,—à moins que ce fût celui de leur avenir d'époux. Elle sourit, hocha la tête et ajouta:
—«C'est vrai. Pour moi, être libre veut dire être à vous.
—Ma Régine!» s'écria-t-il en lui prenant les mains.
Elle se dégagea, sans pruderie effarouchée, avec son noble redressement de beau lys royal, de blancheur inaccessible.
—«Hugues, venez. Asseyons-nous dans ce coin, derrière ce paravent, là où vous me racontiez vos leçons d'histoire, quand nous étions petits. Et dites-moi ce que vous savez de notre histoire à nous, de notre sombre et fatale aventure.
—Voulez-vous d'abord, ma Régine,» dit le lieutenant, «me donner l'assurance que vous avez compris, en y réfléchissant, l'impossibilité où je me trouvais,—où je me trouve encore,—de révéler aux magistrats ce que je sais? Faire connaître à qui que ce soit au monde ma présence dans le parc de Solgrès, mon passage par le souterrain, à l'heure même du crime, ce serait vous déshonorer. En supposant qu'on ne nous arrête pas tous deux immédiatement sous l'inculpation de ce meurtre abominable, et que nous puissions rester indemnes d'une accusation si vraisemblable, nul ne croirait que ma folie d'amoureux désespéré n'eût pas votre assentiment, qu'une coïncidence tragique avait seule ouvert devant mes pas la porte secrète, et que j'ai pu vous voir dans votre demeure d'épouse, le soir de vos noces, sans que rien de coupable ait jamais existé entre nous.
—J'étais prête,» observa Régine, «à boire ce calice de honte pour établir votre innocence.
—Aux yeux de qui?... Nul ne m'accusait. Aucun soupçon de ma démarche imprudente ne vint à quiconque. Et le hasard me fournissait un alibi.»
Comme la jeune marquise baissait la tête, son cousin reprit avec une ombre d'amertume:
—«C'était pour vous-même que vous souhaitiez de me disculper. Mon silence vous déconcertait comme une lâcheté de coupable.
—Oh! ne dites pas cela.
—Ce sentiment vous troublait, mais vous n'osiez l'analyser. Régine, croyez-vous que je puisse vous en vouloir?... Votre tendresse ne m'est-elle pas apparue même alors, puisque, pour échapper à ce doute, vous consentiez à tout proclamer et à vous perdre.
—Oh! la vérité!...» murmura-t-elle. «Le grand jour... Comme j'y aspirais, à ce moment-là!...
—Vous ne connaissez pas la justice humaine...»
Elle se rappela Varouze, le piège atroce, l'insultante passion... Et elle frissonna.
—«Je ne la connaissais pas... alors...
—Et maintenant?...
—Maintenant, je n'ai plus besoin d'elle. J'ai confiance en vous, Hugues.
—Pas assez pour m'épouser.»
Elle sourit gravement.
—«Nous avons tous deux une tâche à remplir avant de songer à notre bonheur.
—Quelle est donc la vôtre?
—Vous le savez bien. Vous m'avez fait entendre que vous repousseriez ma main si je vous la tendais en y gardant la moindre parcelle de la fortune que m'a léguée monsieur de Malboise. Ce n'est pas si facile que cela d'organiser les œuvres qu'alimenteront de pareils revenus. Le Patronage de l'Épée-de-Bois prend toutefois une expansion magnifique. Solgrès devient un sanatorium tout à fait bien organisé. Savez-vous que des constructions charmantes s'élèvent dans le parc, sans trop en abîmer les perspectives? Il fallait bien séparer les anémiés, les malades, les poupons, les vieillards, toutes mes catégories de misère et de fragilité. Cela fait autant de petites colonies différentes.
—Comme vous devez être heureuse de voir cela!»
Régine secoua la tête.
—«Je ne l'ai pas vu. Quand trouverai-je le courage de retourner à Solgrès?
—Qui donc dirige pour vous un établissement de cette importance?
—Oh! j'ai une administration bien organisée. Puis je vais placer là-bas, à la tête de tout, investie de ma propre autorité, une femme supérieure.
—Et c'est?...
—Une bien intéressante personne, jeune, distinguée, mère d'un petit garçon délicieux, et que son mari laisse dans l'abandon, dans la misère.
—Où l'avez-vous connue?
—A l'Épée-de-Bois. Toute pauvre qu'elle est, elle devenait le charme, la fée secourable de cette cité douloureuse. Elle m'a aidée à sauver de la mort deux enfants amoureux, dont l'idylle se terminera par le mariage, après avoir failli aboutir au suicide.
—Ah! Régine, je découvre que votre tâche avance plus rapidement que la mienne. Réussirai-je à pénétrer le mystère du drame de Solgrès, à vous donner le mot de l'affreuse énigme?—ce mot que vous exigez pour disposer de votre cœur sans remords.»
Elle eut un admirable sourire.
—«Non, pas de mon cœur... Il est à vous.
—Mais de votre main, Régine, de votre personne adorée... de votre vie... du droit pour moi de faire votre bonheur!...
—Je ne suis pas une veuve comme les autres. Le jour de mes noces a été un jour de guet-apens, de meurtre. Quelle main a frappé celui que j'épousais en le détestant?... Qui donc a exaucé le vœu secret, le vœu monstrueux et inavoué qui rôdait dans les inconscientes ténèbres de nos âmes?... Ah! Hugues... Profiter du crime, ne serait-ce pas en devenir complices?»
Régine s'animait, comme pour se persuader elle-même. Une angoisse pâlissait ses lèvres,—l'angoisse de se sentir moins forte, d'avoir à ressusciter sans cesse des arguments qui tendaient à s'effacer devant sa conscience.
Hugues ne perçut pas la vacillation intérieure. Il entendit seulement la vibration énergique des paroles.
—«Soit», dit-il. «C'est affaire à moi de vous prouver que ce crime fut tellement étranger à nous, à notre amour, et surgit de fatalités si lointaines, que nous avons le droit d'accepter ses conséquences, même si elles contiennent notre bonheur. J'y arriverai, si le plus fervent amour et la plus tenace volonté peuvent quelque chose en ce monde.
—N'êtes-vous pas déjà sur la voie?» demanda Régine.
—«J'ai recueilli des indications curieuses,» reprit l'officier. «Vous vous rappelez, n'est-ce pas, comment j'avais eu accès dans le parc, en cette soirée funeste? J'étais venu à bicyclette, et j'avais laissé ma machine dans le souterrain quand j'eus reconnu que la porte en était ouverte. Après vous avoir parlé, lorsque je m'échappai comme un malfaiteur à l'approche du marquis de Malboise, mon trouble fit que je m'égarai dans les galeries, et qu'ayant brûlé toutes mes allumettes, je me trouvai fort perplexe. Ce fut alors que je perçus une présence humaine dans l'obscurité, et que je reçus ce coup violent sur la tête qui me laissa sans connaissance. Revenu à moi, et ayant gagné la sortie, non sans peine, je m'éloignai sans éclaircir cette fâcheuse aventure, car je craignais trop de vous compromettre. La bicyclette... je ne songeai pas à la rechercher. J'en eus moins encore la velléité quand je connus l'assassinat. Cette bicyclette, Régine, qui pouvait me faire accuser, car elle portait mon nom, je n'en avais pas entendu parler depuis lors. Tout récemment, je viens de la reconnaître.
—Où cela?... Comment?... Dans quelles mains.
—A Monte-Carlo. En la possession d'un individu fort suspect.
—Un repris de justice?
—Un élégant, joli garçon, et beau joueur. Mais un de ces types équivoques, mélange de races, marqués de dégénérescence, de mollesse, de vice. Un être singulier, à tout prendre, d'une séduction bizarre, sans aucune vulgarité... mais que tout observateur, sur ses allures, sa façon de vivre, traiterait d'aventurier, d'aigrefin.
—Son nom?...
—Miguel Almado, ou le comte d'Almado. Mais le titre paraissait un accessoire d'occasion.
—Un étranger, alors?
—L'étranger par excellence. Ce personnage-là ne doit être dans son pays nulle part.
—Et vous croyez que cet homme?...
—Je ne croyais pas, tout d'abord. Je supposais que ce monsieur-là, dont l'existence n'offrait rien de clair, devait se fournir dans d'étranges maisons, et qu'il avait acheté ma bicyclette chez quelque receleur. Mais, plus je le regardais, plus une autre idée s'imposait à moi.
—L'idée que lui-même?...»
Hugues d'Ambarès fit lentement un signe d'affirmation, les yeux dans les yeux de Régine. Elle haleta.
—«Mais pourquoi?...»
L'officier leva doucement les épaules avec un sourire de doute, comme pour dire: «Ah! cela... si je le savais!...»
—«Le vol, cependant,» reprit sa cousine, «n'était pour rien dans cette horrible affaire.
—Non, certes, et de toute évidence.
—Quel rapport pouvait exister entre le marquis de Malboise et le rastaquouère que vous venez de me dépeindre?
—Sait-on jamais?... La vie est un drame si étrangement machiné. Là, les complications sont infinies, les postulats sans nombre.
—Quelle était la société de cet individu? Avec qui se trouvait-il à Monte-Carlo?»
Hugues répondit:
—«Avec une femme.»
Était-ce l'intonation soulignée qui, en accentuant cette circonstance, embarrassa Régine? Elle rougit. Son cousin ajouta:
—«Et une femme que vous connaissez.
—Moi!...
—Je devrais dire: «que vous connaissiez», car la malheureuse est sortie des régions ouvertes à vos purs regards.
—Mes regards doivent plonger dans toutes les régions, mon ami. Car là où il y a le plus de vilaine ombre, c'est là aussi qu'on souffre le plus.
—Chère âme compatissante!
—Il me semble que je devine...» dit la jeune femme, tandis qu'une profonde tristesse couvrait son beau visage. «Vous parlez de cette pauvre Mélina?
—Elle-même.
—Elle connaît cet homme?...
—Si elle ne faisait que le connaître, à la façon dont vous l'entendez!...
—Comment?... Elle est?...
—Sa maîtresse... oui.
—Mon Dieu!... Et... elle l'aime?...
—Si toutefois ce n'est pas profaner le mot d'amour.
—Non, Hugues. L'amour ne peut être profané. Il est trop élevé au-dessus de tout. Quand il est sincère, il relève ce qu'il y a de pire au monde, et lui-même n'en est pas souillé.
—Je vous réponds que, chez cette malheureuse, il est sincère.
—Elle en vaut mieux.
—C'est ce que j'ai pensé. Aussi je lui ai demandé un service.
—Un service? à elle!...
—Ne vous révoltez pas... ne vous écartez pas ainsi, Régine. La plus élémentaire pitié me commandait de prévenir cette imprudente fille, que je voyais au bord du gouffre. Songez à quels désastres elle court, si celui dont elle a fait le maître de sa pauvre vie de cigale est un bandit, un assassin.
—C'est vrai.
—En lui donnant un moyen de s'en assurer, je m'en préparais la preuve. Car elle s'est engagée à me rendre compte...
—Quoi!... Vous lui feriez trahir!...
—Elle ne le voulait pas. Elle ne s'y est résolue qu'en s'avisant tout à coup...
—De quoi donc?
—Que sa sécurité seule n'est pas en cause, mais votre bonheur, Régine.»
Mme de Malboise resta muette, tandis que des larmes s'amassaient dans ses yeux.
—«Ceci est-il juste?» murmura-t-elle.
—«Ah! Régine... C'est le rachat de ses fautes, cette intention de dévouement. Ne nous reprochons pas de l'avoir provoquée. D'ailleurs, le fil que je crois tenir est si frêle!...
—Quelle donnée avez-vous donc! Et qu'avez-vous dit à Mélina?»
Le lieutenant tira d'une pochette de sûreté une minuscule bonbonnière, qu'il ouvrit. Dans cette petite boîte était un fragment de chaîne d'or, qu'il mit sous les yeux de Régine.
—«Vous rappelez-vous?
—Comment l'aurais-je oublié?» s'écria-t-elle. «Le dessin de ces bizarres chaînons est gravé dans ma mémoire. Au moment où une agression soudaine vous terrassa dans la nuit du souterrain, votre main les arracha sur la poitrine de votre mystérieux adversaire. Au réveil, ce débris demeurait entre vos doigts crispés.
—Vous en comprenez l'importance?
—L'autre partie de cette chaîne, si elle n'a pas été jetée, anéantie, désignerait l'assassin.
—Vous dites bien: si elle existe encore.
—Comment croire que le criminel conserverait un bijou si compromettant?
—Qui sait?... Les gredins sont superstitieux. Ceci n'est pas une chaîne d'homme. Donc, celui qui la portait devait y attacher une idée, un souvenir. Puis, il peut croire ces quelques centimètres perdus dans le souterrain. C'est par un hasard si extraordinaire qu'ils ne sont pas tombés de mes doigts!
—Alors, cet objet, vous l'avez montré à Mélina?
—Oui. Je le lui ai montré. Elle a juré que si elle découvrait le reste de cette chaîne entre les mains d'Almado, elle m'en informerait sur-le-champ.»
Il y eut un silence. Régine pesait dans sa tête la valeur des éléments recueillis par son cousin.
—«Au fond,» reprit-elle, «une seule chose accuse cet homme: la possession de votre bicyclette. Mais n'est-ce pas plutôt ce qui le disculpe? Il s'en serait débarrassé.
—Pourquoi? Mon nom était dessus. Il a dû conserver la plaque. Comment expliquerais-je la présence de ma bicyclette, à l'heure du crime, dans le souterrain? L'ai-je recherchée? réclamée? Non. Il sait que l'enquête n'en a pas eu connaissance. Il calcule que j'ai intérêt à me taire, et se dit qu'à la rigueur une telle pièce de conviction le couvrirait au lieu de le perdre.
—Hugues, vous croyez à la culpabilité de cet Almado?
—J'y crois.
—Sur de si faibles indices?
—C'est une intuition. Vous ne pouvez pas comprendre... Vous n'avez pas vu le personnage.
—Non, mais ce que je vois, c'est l'invraisemblance du crime,—un crime sans raison comme sans profit. Ah! Hugues, vous n'avez pas l'âme d'un policier. Votre ardeur vous égare.»
Elle souriait, incrédule, émue, tandis que son amour mettait un éclat magnétique dans le clair azur de ses yeux. Hugues la contemplait avec admiration, soulevé par une joie indicible.
—«Voyez-vous, Régine,» prononça-t-il avec une lenteur pénétrée, «je préfère que mes renseignements vous apparaissent trop vagues. Ainsi je me persuade que vous m'aurez cru sur ma seule parole, que vous n'aurez pas attendu la preuve de mon innocence pour me justifier.
—Mon cher Hugues!... Me pardonnerez-vous d'avoir accueilli ces affreux soupçons?» demanda-t-elle avec une humilité radieuse.
Il ne lui répondit pas, mais, ployant un genou, il lui baisa la main.
Un instant après, comme il quittait l'hôtel d'Ambarès, il se rappela, en traversant l'étroit jardin, sous quelle influence désespérée il était sorti de cette maison pour la dernière fois, il y avait environ un an. Les circonstances extérieures n'avaient guère changé depuis lors. Comme il le constatait tout à l'heure avec délices, il devait à l'amour seul la douceur de l'heure présente. Le divin sentiment avait agi, guérissant du doute le cœur de Régine. Elle croyait en lui. Il n'avait pas recouvré sa confiance grâce à la force des preuves. Quel soulagement! Mais ces preuves superflues, il voulait les lui donner.
Il conquerrait la vérité pour cette créature chérie, puisqu'elle ne pouvait, beau lys éclatant, s'épanouir que dans la lumière.