Le meurtre d'une âme
LE MORT VIVANT
Ce jour-là, il devait y avoir une interpellation à la Chambre. De bonne heure, dans l'hémicycle du Palais-Bourbon, les députés arrivaient. Une vigueur allègre les animait tous en l'attente de la bataille oratoire, qui devait être une des dernières de la session, car juillet tirait à sa fin. Une splendeur d'été rayonnait au dehors, pénétrait jusque dans l'immense vaisseau assombri de boiseries, s'opalisait en traversant la verrière du plafond.
La haute stature du marquis de Malboise parut à l'entrée de droite, s'avança, grandissant encore dans l'ascension des premiers degrés. Aussitôt ses collègues s'empressèrent autour de lui. Et non seulement ceux de son groupe, mais d'autres déjà placés au centre. Quelques-uns même quittèrent les bastilles de la gauche pour venir lui serrer la main. C'était l'homme du moment. Tous, jusqu'à ses adversaires, s'inclinaient devant sa chance merveilleuse. Le succès se suffit à lui-même. La foule n'admire le génie qu'à cause de la gloire.
Or, Pascal de Malboise atteignait au faîte d'une magnifique destinée. Sa carrière de grand seigneur et d'homme politique allait être couronnée, à cinquante ans, par un mariage qui apparaissait de tous points comme une éclatante fortune. Le lendemain, toute la fleur du Paris élégant signerait au contrat du marquis de Malboise avec Mlle Régine d'Ambarès, la jeune fille la plus en vue du faubourg Saint-Germain, par sa beauté, par son nom, et par la légende qui faisait de sa mère une fille du duc d'Évreux,—ce descendant de Henri IV, si semblable de traits, de bravoure et de galanterie, à son aïeul. Nul n'ignorait que le prince-prétendant, parrain de la fiancée, avait voulu ce mariage. C'était accorder à son champion au Parlement un gage suprême de faveur que de lui donner la main de cette filleule, qu'on regardait comme sa cousine germaine, sans qu'il fît rien pour détruire cette opinion.
Ceux qui veulent absolument voir l'envers des plus brillants tableaux, assuraient que le chef de la maison royale n'était pas fâché d'établir richement cette protégée à demi-parente, dont un père viveur avait dévoré le patrimoine, et d'arrêter du même coup les emprunts perpétuels du fringant et immoral comte d'Ambarès. Après tout, cette fille délicieuse était difficile à marier, avec sa haute et fine grâce de lys, avec son visage blanc et altier qu'on eût dit descendu d'un cadre, hors de quelque salle du trône, tant s'y avérait une illustre ressemblance. Rien n'accordait mieux la sollicitude, la politique et la tradition, que d'allier Régine, en dépit—ou peut-être justement à cause—de l'énorme différence d'âge, avec le marquis de Malboise, de fortune et de situation si décoratives, le plus bouillant leader du parti légitimiste, le maître opulent de Solgrès.
Lui, il exultait. Son premier mariage avait satisfait son ambition d'argent. Le second allait satisfaire son ambition d'honneurs. Et il trouverait aussi l'ivresse d'une passion, qui se déchaînait en lui, tardive, et d'autant plus ardente.
C'était un homme heureux que le marquis de Malboise. Et il portait bien son bonheur, sans morgue ni gaucherie, avec l'aisance robuste de sa stature dominatrice, ayant grand air et un reste de jeunesse sous les cheveux argentés, en ses pétulances d'enfant terrible, qui faisaient de lui l'interrupteur le plus pittoresque, le plus déconcertant, le plus redouté de la Chambre. Il acceptait les félicitations de tous, alliés et adversaires, avec la même cordialité.
—«Vous allez voir!» disait-il, en son exubérance qui ne devenait jamais vulgaire. «Ils n'ont qu'à bien se tenir, les gouvernementaux. Je me sens en train aujourd'hui, je vous en réponds!
—Il y a de quoi!» disait-on en riant,—et même quelquefois en riant jaune—«Ah! la vie doit vous sembler bonne!»
Quelqu'un annonça:
—«L'interpellation sera chaude pour Bardal.
—Le garde des sceaux... Un crétin!... Il ne pouvait pas attendre les vacances pour ce mouvement judiciaire...
—Ce sont les faméliques grondant à ses chausses qui ne pouvaient pas attendre,» s'écria Pascal.
—«Gardez vos mots pour tout à l'heure, mon cher. Vous en aurez besoin.
—Bah! Malboise ne sera jamais à court.
—Enfin on ne pourra pas faire tomber le Gouvernement sur cette question de personnes.
—Cette question de personnes est une question de principes,» déclara le marquis avec force. «Le Gouvernement a-t-il, oui ou non, sacrifié des magistrats parce qu'ils n'ont obéi qu'à leur conscience? C'est ce que nous allons voir.
—La preuve sera difficile à faire.
—Point n'est besoin de preuve pour convaincre. C'est une atmosphère à créer. Je m'en charge.»
Il ne présumait pas de lui-même. On l'avait vu plus d'une fois jongler avec on ne sait quelles forces magnétiques et créer dans une assemblée de surprenants remous d'opinion. Sans discours de longue haleine,—car il montait rarement à la tribune,—rien qu'avec les éclats de trompette de sa voix de cuivre, excitant et dirigeant les charges, en jetant la note décisive au moment opportun, ce diable d'homme avait décidé plus d'une victoire, jeté bas plus d'un Ministère. Aussi on prédisait tout au moins la démission de Bardal comme garde des sceaux et la désorganisation du Cabinet, rien qu'à voir, au premier coup de sonnette du président, le marquis de Malboise s'asseoir devant son pupitre, se croiser les bras, et dresser sa face de molosse, aux babines moustachues, retroussées d'ironie.
Cependant, la discussion était à peine ouverte qu'un huissier s'approcha du marquis pour lui remettre un billet. Pascal, tout frémissant d'attention, posa distraitement l'enveloppe.
—«Pardon, monsieur le député,» murmura l'homme aux revers rouges, «il paraît que c'est urgent.
—Bon, bon,» dit Malboise.
—«C'est un monsieur qui me l'a remis.
—Quelque demande de place pour la séance,» fit l'autre, se tournant avec humeur.
—«Non, monsieur le député. Car on n'attend pas la réponse.
—Allons, je vais voir...» dit le marquis, congédiant l'importun par un sifflement impatienté.
L'huissier se retira. Malboise décacheta, les yeux en l'air, s'interrompant pour lancer à l'orateur une apostrophe qui mit toute la Chambre en gaieté. Puis, comme pour s'en débarrasser tout de suite, il abaissa son regard vers la lettre.
Ceux qui l'observaient,—et ils étaient nombreux,—soit pour parer un de ses coups de boutoir, soit pour modeler leur attitude sur la sienne,—eurent la surprise de voir s'affaisser vers la poitrine cette tête arrogante, dont le front pâlissait. Un coup de massue n'eût pas mieux abattu ce taureau prêt à foncer. Il restait là maintenant, immobile et comme anéanti, incapable de reprendre son élan. Cependant, sa main, qu'il venait d'appuyer au pupitre pour en cacher le tremblement, tenait toujours la lettre.
—«Est-ce que Malboise aurait reçu quelque fâcheuse nouvelle?...» chuchota un député à son voisin.
—«Bah!... Une tuile peut-être... Mais il va se reprendre.»
Non, pourtant... le marquis de Malboise ne se reprenait pas. A ses tempes, ses collègues les plus proches pouvaient maintenant voir perler des gouttes de sueur sur la peau livide. Le front restait penché. On n'apercevait guère l'expression de la face. Mais la décomposition des traits n'eût pas exprimé un effondrement plus sinistre que cette prostration visible.
—«Regardez donc... Hercule a des vapeurs,» observa malignement à voix basse un membre de la gauche.
—«Mais il va tomber d'un coup de sang!
—Un coup de fiel plutôt... Il est vert.»
Cependant les discours continuaient, scandés souvent par des cris d'animaux et des battements de pupitre. Mais, dans la ménagerie parlementaire, les singes seulement se démenaient, les fauves ne donnaient pas. Il leur manquait les appels de langue et les claquements de fouet du dompteur. Ce fut pour l'opposition une séance piteuse. La droite restait stagnante, dans le malaise de la cause inconnue qui paralysait son chef de file. L'interpellation, peu intéressante en elle-même et que rien ne venait corser, tombait à plat. Le Ministère se tira lestement d'affaire. Bardal, le garde des sceaux, conservait son portefeuille.
Aussitôt le vote, et avant la fin de la séance, Pascal de Malboise partit, se dérobant de façon rogue à la sollicitude teintée d'aigreur que lui marquaient ses amis. D'aucuns le suivirent des yeux en haussant les épaules.
—«Voilà ce que c'est que de convoler à cinquante ans avec une beauté de dix-huit. Agnès, peut-être, se moque déjà de cet Arnolphe.»
Tandis que le désappointement et la jalousie s'exhalaient en réflexions malveillantes, Pascal, dans la victoria qui le ramenait rue Fortuny, souffrait d'une angoisse dépassant, et de beaucoup, les plus venimeuses hypothèses. La main crispée sur la lettre qu'on lui avait remise, il en palpait les plis redoutables, n'osant plus la lâcher, comme s'il eût craint qu'une vie mauvaise n'animât ce feuillet et n'en jetât au vent la clameur hurlante s'il le laissait un instant échapper.
Elle n'était pourtant pas longue, la missive de désastre.
Voici ce qu'elle contenait:
«Marquis de Malboise,
«L'annonce de votre mariage, que je lis dans les journaux, me décide à intervenir dans votre existence.
«Vous ne pouvez pas m'avoir oublié. Je suis le fils de votre première femme, Armande de Solgrès... l'enfant que vous avez jeté, un après-midi du mois d'octobre 1884, au fond du gouffre de la Basteï. Nous étions tous les deux sur un encorbellement du pont qui avance au-dessus de l'abîme. Vous rappelez-vous? Il faisait déjà sombre. Heure ineffaçable de ma vie, et, je pense aussi, de la vôtre.
«Voulez-vous que nous en causions un peu?...
«Celui qui s'appelait alors Michel Bellard porte aujourd'hui le nom de son père: Michel d'Occana. Vous trouverez ici son adresse, où il espère recevoir de votre part l'indication d'un rendez-vous. Sinon, vous ne manquerez pas de le rencontrer bientôt sur votre chemin.»
Suivaient le nom et l'adresse—qui était celle d'un hôtel borgne, où Michel logeait momentanément.
De cette page émanait pour le marquis de Malboise une indicible horreur. Si celui qui l'avait écrite n'était pas ce qu'il disait, comment savait-il des détails qu'un sépulcre seul aurait pu dire? A supposer que le meurtre eût eu quelque invisible témoin... que, parmi les hérissements des rochers, un être inaperçu de Malboise eût surpris la tragique scène, comment cet être aurait-il identifié la personnalité de l'assassin et celle de sa victime? De qui aurait-il appris que cet enfant, possesseur d'un état civil en règle, n'était pas le fils du garde-chasse de Solgrès?
Voilà bien ce qui était effrayant dans la communication mystérieuse: elle réunissait deux secrets, dont un seul eût suffi à effarer celui qui s'apprêtait à devenir par alliance le cousin d'un prétendant au trône.
Quelle vengeance ou quel chantage méditait-on contre lui? Quelles preuves possédait-on? L'ennemi inconnu parlait de son mariage... Quelqu'un avait-il intérêt à le faire manquer? Ce quelqu'un était-il en mesure d'appliquer à ce but les terribles armes qu'il paraissait détenir?
Un froid de glace coulait dans les veines de Pascal, malgré la chaleur de cette fin d'après-midi, que dorait le poudroiement du soleil au déclin. Pourtant il n'éprouvait pas le frisson de surnaturel qu'aurait pu lui causer cette voix d'outre-tombe. Il ne croyait pas à la résurrection de l'enfant maudit. Ce n'est pas Michel qui avait tracé ces lignes. Michel était bien mort depuis plus de quinze ans. Un silence d'une telle durée l'attestait. Et, d'ailleurs, il se souvenait, celui qui avait cherché la place favorable, qui, de l'œil, avait sondé la profondeur vertigineuse, contemplé le hérissement hideux des rochers... Il se souvenait... Réchappait-on d'une chute de deux cents mètres? Quel miracle eût empêché ce corps frêle de s'écraser, chose molle et animée d'une horrible vitesse, contre la fureur immobile du granit?... Non, non... Ce n'était pas un spectre qui hantait M. de Malboise. Son sens d'ambitieux pratique lui faisait chercher par quel canal de tels secrets avaient pu se rejoindre pour surgir ensemble à la lumière, et de quelle manière on s'en servirait contre lui.
Cependant sa voiture, qui le ramenait du Palais-Bourbon, franchissait le boulevard de Courcelles.
—«Paul!» appela-t-il en se penchant vers son cocher. «Tournez donc vers Montmartre. Vous monterez la rue Lepic jusqu'à la rue Durantin. Je vous indiquerai.»
Moins d'un quart d'heure après, l'équipage au train jaune, aux deux chevaux superbes, aux harnais armoriés, étonnait les hauteurs provinciales de la Butte.
Comme il allait stopper devant un mur bas, surmonté d'un treillis de bois déteint et d'une verdure poudreuse, la porte située au milieu de ce mur s'ouvrit. Une jeune femme sortit, tenant par la main un petit garçon de trois à quatre ans. La femme, élégante pourtant de tournure, paraissait de condition bien modeste. Le bébé, adorablement beau, avec ses yeux sombres et sa chevelure brune et bouclée de Jean-Baptiste, n'était qu'un petit être sans conséquence, sous son sarrau de toile si propre, mais si pauvre. Toutefois, devant ce garçonnet, le grand seigneur, l'homme politique, le personnage arrogant et puissant, qui arrivait au fracas de sa voiture, eut une telle secousse qu'il en demeura comme foudroyé. Ses chevaux venaient de s'arrêter et encensaient dans un cliquetis de gourmettes. Lui ne songea pas à descendre. Hagard, les yeux hors de la tête, le buste projeté en avant, les lèvres écartées de stupeur, il regardait cet enfant.
—«Oh! les dadas!...» s'exclamait le petit, tournant la tête en arrière et se faisant tirer.
—«Allons,» dit la maman... «Allons, Michel, viens, mon trésor.»
«Michel!...» balbutia le marquis de Malboise.
Il eut un mouvement pour arrêter cette femme et ce petit garçon, pour leur parler. Il n'osa pas... Une terreur vague, indicible, le paralysait. Maintenant il y avait de la superstition dans son effroi. Cet enfant n'était-il pas la saisissante image de celui?... Un peu plus grand, il le revoyait dressé sur le fortin de terre au bord de l'allée, criant: «En joue!... Feu!...» tandis qu'Armande,—la mère!...—prise d'un affreux vertige, défaillait, se trahissant pour la première fois!...
Mais ce qui retint aussi l'élan de Pascal, ce fut la prudence inconsciente. Dans l'intrigue dont il sentait autour de lui le réseau, tout geste précipité pouvait déclencher la catastrophe. Se contenir, rester maître de soi, c'était la ligne de conduite la plus évidemment indiquée, et de la sagesse la plus élémentaire.
Cependant le valet de pied, ayant sauté à terre, s'étonnait de l'immobilité de son maître. Celui-ci, rappelé à lui-même par un mouvement du domestique, quitta la victoria, s'avança vers la petite porte.
«De chez Louise!... Cet enfant sortait de chez Louise!...» se disait-il. «Nous allons bien savoir.»
Quand Louise Nobert, appelée par la sonnette de son appartement, se trouva en face du marquis de Malboise, elle ne put retenir un cri.
Depuis des années elle n'avait pas vu cet homme, incarnation de tyrannie domestique, et qui lui en imposait tant autrefois, à l'époque où elle se sentait sous sa main comme un atome,—elle, et aussi les destinées qui lui étaient chères. Mais surtout elle ne l'avait pas vu depuis qu'elle le savait un assassin. Et maintenant que sa répulsion égalait sa crainte, elle se demandait—pauvre vieille femme!—à quelles funestes bévues, pour elle ou d'autres, ne l'entraînerait pas le trouble de cette présence.
—«Louise,» commença le marquis, «votre conscience est-elle tout à fait nette en ce qui me concerne?»
Elle se taisait, tremblante, devant cette impérieuse entrée en matière.
—«Je me suis montré très bon, très généreux à votre égard, Louise,» reprit M. de Malboise. «Jamais je ne vous ai rendue responsable du piège que l'on m'a tendu. Vous en étiez pourtant complice.
—Non, monsieur le marquis,» dit précipitamment la vieille paysanne. «Car j'étais avec mademoiselle Armande, et mademoiselle Armande voulait tout vous dire avant votre mariage, et vous rendre votre parole. Ce sont ses parents qui l'ont forcée. Ce n'était pas à moi de parler, voyons... Personne ne m'en eût fait un devoir.»
Une fébrilité secouait le corps usé. Deux taches rouges marbraient les pommettes jaunes,—jets de sang partis du cœur convulsif, trop las pour les rappeler à lui.
—«Soit!... soit!...» dit M. de Malboise. «Je ne suis pas venu récriminer sur le passé. Mais si vous n'avez pas trahi les autres pour moi, j'espère bien qu'ensuite vous ne m'avez pas trahi, moi, pour servir quelque infâme vengeance?...
—Comment, monsieur le marquis?...
—Ce serait très mal, voyez-vous. Car enfin, grâce à moi, vous avez une vieillesse heureuse. Je vous fais des rentes, qui vous paraissaient à un moment trop considérables. Je ne sais ce qu'il en est maintenant, mais je suis prêt à les augmenter si cela vous convient.»
Elle pensa à Michel, à ses continuels besoins d'argent. Mais sa répugnance fut la plus forte. Elle se tut.
—«Seulement,» continua M. de Malboise, «il faut que vous soyez tout à fait franche avec moi.» Il s'était assis. Il essayait de prendre un air bonhomme. «Écoutez, Louise... Si, à un moment quelconque, devant n'importe qui, volontairement ou non, vous avez laissé échapper quelque chose concernant la malheureuse histoire que vous savez, avouez-le moi. Je vous donne ma parole d'honneur que vous n'en pâtirez nullement. Le mal sera fait, je tâcherai de parer aux conséquences. Vous me promettrez solennellement de ne pas recommencer. Voilà tout ce que j'exigerai de vous. Il faut que je sache à quoi m'en tenir.» Il s'arrêta un instant, la voyant plongée dans un de ces mutismes aux lèvres serrées que l'on sent invincibles. «Vous n'avez jamais eu à vous plaindre de moi, Louise. Aujourd'hui, vous me devez tout. Si vous ne parlez pas, vous n'aurez plus rien à attendre de ma bonne volonté.
—«Mais,» balbutia-t-elle, «si je n'ai rien à vous dire?
—Vous avez quelque chose à me dire,» reprit-il avec force. «Car il m'est arrivé des allusions, des menaces, relatives à des circonstances que vous seule, en dehors de moi, connaissez. Il est donc fatal que vous ayez commis une indiscrétion.
—Il y a peut-être,» avança-t-elle, «des gens qui se sont doutés, qui soupçonnent...
—Qui cela?...
—Mais, par exemple, quelqu'un de vos anciens domestiques. Tenez... les Poinclou.»
Il réfléchit.
—«Non. Ce sont des malins. Je suis sûr d'eux.
—Eh bien, je ne sais pas, monsieur le marquis. Moi, je n'ai rien dit à personne.»
Il la regarda, d'un regard qui fut terrible pour cette humble, tellement naïve et sans défense, dans sa vieillesse affaiblie,—regard perçant, dominateur, aguerri à d'autres luttes qu'au choc avec les tristes prunelles fanées. Et tout à coup M. de Malboise prononça:
—«Quel est l'enfant qui sortait d'ici quand je suis venu?»
La chambre, avec ses bibelots papillotants, tourna autour de la pauvre femme. Allait-il vouloir tuer celui-là, comme l'autre?... Elle répondit d'une voix éteinte:
—«Un enfant?... Lequel?... Ah! un petit voisin.
—Et il se nomme?...
—Je ne sais pas... Bébé... Sa mère l'appelle Bébé.
—Non, sa mère l'appelle Michel.»
Louise ouvrit des yeux d'angoisse, brusquement noircis. Son visage blême, tiraillé de rides, avec les deux taches cramoisies aux pommettes, eût inspiré à tout autre qu'à son interlocuteur la pitié pour une âme inoffensive, tout usée dans une enveloppe usée, et que le souffle d'un monde incompréhensible et dur secouait d'un effarement douloureux.
—«Louise, pourquoi cet enfant porte-t-il le nom de Michel?... Et pourquoi ressemble-t-il à celui que vous éleviez à Solgrès?...»
Louise garda le silence. Dans sa pensée, le moindre mot pouvait être dangereux à l'un ou l'autre de ces chers êtres, au père ou à l'enfant—peut-être à tous les deux. Elle ignorait que son fils adoptif eût écrit au marquis de Malboise. Celui-ci se doutait-il que son ancienne victime fût encore vivante? Quel parti le fils d'Armande voudrait-il tirer de la situation? Elle le savait animé de vagues projets de vengeance, de vagues espoirs de restitution?... Ne ferait-elle pas avorter ces projets, envoler ces espoirs, en révélant son existence?... Ne l'exposerait-elle pas aux représailles de cet homme, qui, déjà une fois, n'avait pas craint de le supprimer, et qu'elle croyait puissant comme un démon? Et le petit, l'innocent, qu'en adviendrait-il? Le marquis de Malboise laisserait-il subsister un seul être portant à la fois dans ses veines le sang et la honte de celle qui gardait son nom jusque dans la mort, dormant sous ses syllabes orgueilleuses et sous les armes parlantes de son écusson?
Devant cette vieille femme obstinée, une irritation perlait de sueur le front du marquis. Il l'eût broyée s'il avait pu. Néfaste créature, dont l'astuce jadis l'avait joué et dont les roueries de sorcière allaient maintenant tenir en échec sa fortune! Mais que faire? La laisser périr de faim en lui retirant ses subsides... Parbleu! c'était facile. A quoi cela l'avancerait-il? D'ailleurs qui lui disait si ses ennemis ne la paieraient pas plus grassement pour le trahir que lui pour se garer de la trahison? Il ne réfléchissait pas que la sublime créature, dont toute la vie ne fut que sacrifice et fidélité, n'était pas de celles dont la conscience s'achète et dont les secrets se vendent. Que pouvait savoir un Pascal de Malboise d'une Louise Nobert? Tout ce qu'il comprenait, c'est qu'en ce moment, ses plus précieux intérêts, à lui, marquis, député, chef politique, favori royal, dépendaient d'un mot qui tomberait ou non de la bouche de cette infime servante, et qu'il n'avait pas le pouvoir de lui faire prononcer ce mot. Oui, tout son avenir, son honneur, son mariage, la possession de cette adorable Régine, aux lèvres de fleur—se suspendait là, à ces lèvres desséchées comme une cosse vide, déjetées par l'appauvrissement des mâchoires, et violacées par la stagnation du sang.
Quelque question qu'il posât, elles ne s'ouvraient plus, ces lèvres. Il supposa, demanda tout,—même sur l'existence possible de Michel, et sur ce qu'elle l'avait revu peut-être, sur le complot qu'elle avait pu combiner avec lui. Il n'obtint pas un mot, et n'apprit rien d'une pâleur qui ne pouvait plus s'accroître. Hors de lui, il se leva. Sa colère trop contenue, sa brutalité foncière, débordèrent d'une poussée tumultueuse.
—«Je te forcerai bien à parler, vieille mule!» cria-t-il. «Tu peux simuler la folie comme ta maîtresse, quand elle jouait ses simagrées sur le gazon...»
A cette évocation de la plus tragique souffrance, ainsi bafouée par un commentaire méprisant, la vieille paysanne se dressa, d'un mouvement mécanique, dont la raideur fut d'un effet sinistre. Le marquis, interloqué, suspendit sa phrase. Mais, presque aussitôt, la rage l'emporta. Il poursuivit:
—«Oui, j'ai réussi à lui faire dire ce qu'elle ne voulait pas, à celle-là, quand je lui ai raconté que son mioche se noyait... C'est comme ça que j'ai su qu'elle était sa mère... J'ai des moyens de délier les langues. On ne se moque pas de moi impunément!...»
A ces paroles, si affreuses dans une telle bouche et tombant dans de telles oreilles, quelque chose de surhumain se souleva dans l'âme résignée. Louise ouvrit enfin les lèvres,—ces lèvres que la misère de l'âge rendait tout à l'heure plus odieuses à Malboise dans leur pli têtu,—et elle jeta ce cri:
—«Assassin!...»
L'homme recula, comme frappé en pleine poitrine. Elle savait donc aussi, celle-là! Comment savait-elle?... Ah! le mot de l'énigme était donc bien ici, dans cette vieille tête butée. Il le connaîtrait, ce mot. Il ne sortirait pas sans l'avoir arraché, par n'importe quel moyen. Revenu de sa surprise, il fonça vers la silhouette rigide, qui se dressait, malgré la servitude ancienne, avec une si étrange autorité.
—«Expliquez-vous!... puisque vous osez me lancer une telle accusation!...»
Il n'acheva pas. La violence de son geste venait-elle d'épouvanter la malheureuse? Cette scène avait-elle trop tendu les ressorts d'un organisme épuisé? La maladie de cœur dont souffrait Louise la rendait-elle incapable de soutenir plus longtemps une lutte si atroce? Quoi qu'il en fût, elle chancela et s'abattit tout d'une pièce. Renversée en arrière, elle échappa aux bras avancés instinctivement pour la retenir. M. de Malboise avait trop d'intérêt à prolonger l'entrevue pour ne pas la secourir. Mais il ne put prévenir sa chute.
Penché sur le corps inerte, assez inquiet au fond pour lui-même de ce qu'on pourrait dire si l'on trouvait cette femme morte après sa visite, il essaya de se rendre compte. Louise, par miracle, dans cette petite pièce encombrée, ne s'était heurtée à aucun meuble, en tombant. On n'apercevait sur elle nulle trace de blessure, dont on pût conclure à une agression de son visiteur. Le pouls battait encore, quoique très faiblement. Rassuré sur ces points, et ne se souciant pas qu'elle expirât peut-être sous ses yeux,—car une telle crise, à cet âge, ne pouvait manquer de gravité,—Pascal quitta le petit appartement.
Dans le jardin, il s'attarda, regardant les fenêtres de la maison aux étages supérieurs. Non pas qu'il eût l'intention d'appeler quelque charitable voisine au secours de la pauvre abandonnée, qui allait sans doute rendre le dernier soupir dans la solitude, mais pour se convaincre que personne ne l'observait. Aucun visage ne se montra derrière les carreaux. Les modestes habitants achevaient ailleurs leur journée de travail, ou profitaient de cette belle fin d'après-midi pour quelque promenade. A peine trois ou quatre galopins du quartier apparurent-ils sur le trottoir d'en face, hypnotisés d'admiration devant la magnifique voiture.
Le marquis de Malboise s'enleva sur le marchepied, s'installa sur les coussins.
—«A la maison,» dit-il au cocher.
Les chevaux dressaient les oreilles, s'agitaient. Quand Paul rassembla ses rênes, des frissons coururent sur leurs robes lustrées. Puis ils eurent un élan trop vif, aussitôt réprimé, et tournèrent ensemble, avec des piaffements inutiles et nerveux.
Le lendemain matin, Michel vint rendre visite à sa mère adoptive.
Ce n'était pas le hasard qui l'amenait si tôt après le rude visiteur de la veille. Dans la nuit, une réflexion toute naturelle, mais un peu tardive, l'avait frappé, «Quand le marquis de Malboise aura lu ma lettre, son premier mouvement sera d'aller questionner Louise Nobert. Il faut que je la mette sur ses gardes, que je lui fasse la leçon.» Une hâte le prit de préparer la vieille femme. Certes, il aurait dû s'y prendre plus tôt, s'aviser de cette précaution avant de faire partir sa lettre. Cependant il ne pouvait se figurer que, déjà, cette négligence était irréparable. La séance de la Chambre avait duré jusqu'à six heures. Par les journaux, qui commentaient discrètement la singulière attitude de M. de Malboise, Michel savait que le marquis était demeuré jusqu'au bout. Sans doute, il avait donné les heures suivantes à une méditation dont on pouvait imaginer la profondeur. Un homme de sa force, en présence d'une si redoutable surprise du destin, n'agirait pas à la légère.
Michel éprouvait donc une simple trépidation plutôt qu'une anxiété précise lorsqu'il traversa le jardin de la rue Durantin, à une heure très matinale. Il gravit l'étage, fit tinter la sonnette devant la porte étroite. Nulle réponse, nul bruit dans l'intérieur.
—«Comment!» pensa-t-il, «elle dort encore!»
Cela l'étonnait chez une personne attachée à ses habitudes rustiques.
Il sonna de nouveau, sans plus de résultat. Alors il descendit, tourna dans le jardin, puis, à bout de patience, lança un caillou dans les carreaux, appela. Des gens se montrèrent. Le voisinage s'émut. Nul ne pensa que Mme Nobert avait pu sortir si tôt. On se décida à quérir un serrurier, qui ouvrit la porte. Louise gisait sur son lit, où elle avait pu se traîner entre deux syncopes. Elle respirait à peine, n'avait plus la force de parler, semblait ne reconnaître personne, indifférente aux soins qu'on lui donna aussitôt comme aux éclaircissements qu'on essaya de tirer d'elle.
On alla chercher un médecin, qui pratiqua une piqûre d'éther. A la faveur de cette piqûre, la malade sembla revenir à elle.
Comme elle recouvrait un peu de lucidité, elle promena son regard éteint autour de la chambre, puis le fixa sur Michel, dont le beau visage, assombri d'étranges pensées, s'inclinait vers le sien. A ce moment, tous deux étaient seuls. Les voisins, gens laborieux, s'étaient rendus à leurs occupations. Le médecin, voyant ses soins à peu près inutiles, ne s'était pas attardé.
—«Mon enfant...» murmura-t-elle.
Elle paraissait vouloir prononcer des mots qui ne venaient pas. Michel se pencha davantage et demanda précipitamment:
—«Est-ce qu'il est venu?...
—Oui,» dit-elle dans un souffle.
—«Quand cela?... Hier soir?...
—Oui.
—Damnation!...»
La mourante sursauta dans l'éclat furieux de ce cri, puis ferma les yeux comme pour ressaisir un reste d'existence, et prononça:
—«Méfie-toi... de... de...
—C'est lui qui vous a fait du mal?...» questionna Michel.
La voix de ce garçon endurci tremblait d'une indignation et d'une pitié sincères. Devant la créature aimante, que, tout petit, il appelait «maman», qui, récemment encore, ouvrait à nouveau pour lui son cœur saignant d'un inlassable sacrifice, et qui maintenant allait mourir, quelque chose d'attendri et de sensible s'éveillait au fond de sa nature et crevait dans sa poitrine en un sanglot.
—«Maman Louison...» balbutiait-il, tandis que, sur le visage dont l'expression devenait plus lointaine, il voyait descendre le voile de la mort.
Tout à coup, un dernier éclair de conscience ranima ces traits presque pétrifiés, cette chair labourée de rides et qu'avaient si souvent lavée les larmes, ces yeux où s'effaçait une vision amère de la vie... La tête de Louise se tourna légèrement. Sa main, sur le drap, se souleva comme pour désigner quelque chose. Et Michel entendit ces mots:
—«La clef... Là... Là... Prends...»
Il répéta, secoué d'une émotion:
—«La clef?... Quelle clef?» Puis, tout son être soulevé d'attention: «La clef du souterrain?...»
Oui, c'était cela... Une lueur palpita dans les prunelles noyées d'ombre.
—«Où donc?... Où donc?...» demandait le jeune homme.
Il s'était élancé, ouvrant des tiroirs, soulevant des couvercles, bousculant de pauvres choses rangées avec minutie. Et, de seconde en seconde, il regardait vers la mourante pour surprendre une indication. Elle fit cet effort inouï de lui dire encore:
—«La boîte... Chine...»
Ce qu'il comprit aussitôt, quand, sous une pile de linge, il découvrit un petit coffret de fausse laque, illustré de personnages bleus et jaunes et de maisons aux toits retroussés. Il l'ouvrit en pressant un ressort. Une clef apparut, dont la petitesse l'étonna, car il s'attendait à une lourde ferraille de geôlier. Michel vint la placer devant la face de Louise.
—«C'est bien la clef du souterrain?...»
Les paupières battirent comme pour une affirmation. Un sombre rire découvrit férocement les mâchoires de Michel.
—«Tu ne veux plus la lui rendre, cette clef, maman Louison?... Tu me la donnes, à moi?...»
Plus un signe, plus un murmure... Le fils d'Armande se pencha. Celle qui l'avait tant aimé était morte.
Et ce fut pour lui, l'homme qui avait vu de ces aventures et de ces spectacles dont le récit ne passe ensuite jamais les lèvres, l'étrange paria brûlé de haine, l'être d'égoïsme et d'audace, ce fut une minute éperdue, où son âme tournoya dans le vide comme jadis son corps d'enfant dans le gouffre de la Basteï. D'une secousse, le dernier lien qui le rattachait au mystère de ses premières années venait de se rompre. Nulle voix ne lui dirait plus jamais le roman de sa naissance, ni comment son père fut un martyr, ni comment sa mère baisait ses petites mains et sa tête bouclée, quand, dans le fond sauvage du grand parc, personne ne pouvait la surprendre.
Saisi d'une détresse indéfinissable, il contemplait la forme sans vie étendue sous ses yeux. Une douleur à sa main droite le surprit. Il regarda. Dans sa paume s'incrustait la clef, qu'il serrait d'une crispation inconsciente. Alors, de nouveau, le rire féroce découvrit ses dents, qui grinçaient.
—«Voilà donc ce qui m'en reste, de mon enfance... D'une si noble origine, de tant de richesses, d'un double amour maternel... Cette clef secrète de mon domaine... Cette clef...»