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Le meurtre d'une âme

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LE MARTYRE D'UNE MÈRE

Lettre E.

En 1876, le monde légitimiste s'émut d'un mariage autour duquel devaient forcément s'éveiller les commentaires. Le comte Pascal de Malboise épousait Mlle Armande de Solgrès.

Ce comte de Malboise, qui, presque aussitôt après, allait hériter du titre de marquis, était le représentant d'une très ancienne et très noble famille. Il la représentait d'ailleurs assez mal, n'ayant perpétué jusqu'ici la notoriété d'un beau nom que par des frasques de viveur et des exploits sportifs. En approchant de la trentaine, complètement décavé,—car il n'avait pas eu de peine à dissiper un patrimoine singulièrement réduit par la Révolution,—il avait résolu de faire un riche mariage et de se lancer dans la politique. L'urne électorale lui avait été moins rétive que le cœur des héritières, car il fut député avant d'avoir rencontré une dot équivalente à ses appétits. Dès son apparition à la Chambre, il acquit vite une sorte de popularité, et même bientôt d'autorité, dans son parti. Ce n'est pas qu'il fût d'une intelligence supérieure. Mais point n'est besoin d'être intelligent pour faire de la politique d'opposition. Maintenir son propre pouvoir demande quelque habileté. Démolir le pouvoir des autres n'exige que de la violence. Or, la violence, l'audace, une verve fanfaronne, des mots à l'emporte-pièce, une promptitude extrême à descendre sur le terrain, pour y faire preuve d'une virtuosité redoutable à l'épée comme au pistolet, telles étaient les qualités spéciales qui donnèrent bien vite à Pascal de Malboise une tournure de champion tout à fait d'accord avec les idées «vieille France», et le loyalisme chevaleresque qu'il se piquait de représenter. Admirablement doué d'ailleurs, au physique, pour ce rôle, avec sa stature herculéenne, ses façons à la fois hautaines et familières, sa voix tonitruante, sa grosse moustache roulée cavalièrement, son air à la fois rieur et agressif. Sa physionomie fut rapidement légendaire. Et sa bonne fortune voulut qu'il ne déplût pas aux foules, malgré l'aristocratie de son milieu et de ses opinions. Sa nature batailleuse et joviale était de celles pour qui notre race française a toutes les indulgences. Le fond d'égoïsme, de brutalité, d'ambition, disparaissait sous le brio extérieur. Puis sa taille de cuirassier géant, le faisant reconnaître dans toutes les réunions et tous les défilés parlementaires, séduisait le grêle gamin de Paris, qui, pour cela seul, l'acclamait. On l'eût bientôt surnommé l'Alcide légitimiste.

Le comte de Solgrès, dès qu'il eut connaissance des projets de Pascal de Malboise sur sa fille, l'accueillit comme le gendre idéal. Il avait le don qui primait tous les autres en l'occurrence: un nom de la plus pure et de la plus ancienne noblesse. Voilà bien ce qui pouvait délivrer à jamais le vieux gentilhomme de ses angoisses quant à l'honneur familial. Après avoir épousé un Malboise, une Solgrès ne pouvait plus déchoir, par n'importe quelle révélation ou quelle aventure. D'autre part, le marché gardait tout ce qui restait de loyauté possible en pareil cas. L'immense fortune qui serait un jour celle d'Armande représentait bien, et sans illusion permise, ce que le jeune homme recherchait dans cette alliance. On ne le trompait donc pas. Nul dans son entourage,—et la pauvre Armande moins que tout autre,—ne pouvait se figurer que l'ex-viveur, jadis connu pour ses aventures galantes, et toujours friand de beauté féminine, épousait par amour une personne dépourvue de tout éclat, taxée de maussaderie, parce que le monde n'admet pas la mélancolie qui l'exclut d'une vie profonde, d'ailleurs à peine plus jeune que lui, et qui ne le paraissait guère.

L'obligation morale, contractée envers ses parents, la joie incroyable qu'ils montraient de cette union, étaient des raisons suffisantes pour décider la créature brisée à s'y soumettre. Elle en voyait une autre. Peut-être Pascal de Malboise, cet homme d'argent et de plaisir, à qui certainement elle serait indifférente, consentirait-il, dans l'intérêt de sa propre liberté, à lui laisser ce qu'il considérerait comme une distraction et un joujou: la joie d'élever son petit Michel. Tandis qu'il mènerait à Paris sa vie d'homme de tribune, d'homme de salon, et aussi d'homme de boudoir, qu'est-ce que cela pourrait bien lui faire que sa femme, si peu décorative, restât dans leur château, et s'amusât, comme d'une poupée, avec un enfant de ses domestiques? Certes, elle oserait alors ce que ses parents lui interdisaient si rigoureusement aujourd'hui. Eux-mêmes, à leur fille mariée, n'auraient plus de représentations à faire. Ainsi se conclut le mariage.

Certes, les causes qui le déterminèrent ne manquaient pas d'étrangeté. Malgré l'acuité de l'observation mondaine et la malveillance des jugements qu'elle prodigua, l'élégante assistance de cette messe nuptiale eût montré des pâleurs de saisissement et des reculs d'effroi, si tout à coup fussent devenues apparentes les pensées des héros de la fête, si l'on avait pu les lire, à travers ce voile virginal, sous la chevelure lustrée de l'époux et les mèches blanches des parents.

Quoi qu'il en fût, le couple échangea les serments d'amour et de fidélité éternels, après que le prêtre eut énuméré toutes les raisons divines et humaines qu'ils avaient de former un ménage heureux et uni.

Quelques semaines plus tard, par un délicieux après-midi de printemps, créé, semblait-il, pour l'enchantement de deux jeunes mariés, si l'on eût cherché dans quel coin de paradis ceux-ci cachaient leur ivresse, voici ce qu'un être agile et invisible aurait pu voir à la même heure:

Dans un petit hôtel de la rue Lord-Byron, Pascal de Malboise remettait un trousseau de clefs à une toute jeune actrice, qui, n'étant pas encore habituée à de pareilles installations, sautait de joie comme une gamine.

—«Écoute, mon gros Pascal,» disait cette jeune personne exubérante, si, avec cela, tu me fais entrer à la Comédie-Française, toutes mes amies en crèveront de dépit.

—Tu auras la joie de les enterrer,» répliquait-il. «Je n'ai promis l'appoint de mon groupe au Ministère qu'à cette condition. Le président du conseil lui-même doit obtenir ça du ministre des beaux-arts.

—Alors tu mérites un bécot,» faisait la petite comédienne, en tendant sa frimousse gentille.

—«Je mérite même mieux.

—Fi, le gourmand!...

—Gourmand!... Appelle-moi meurt-de-faim! Si tu crois que c'est facile de sortir du jeûne quand on n'a que des os sur son assiette?»

La cabotine s'esclaffait.

—«Vraiment?... Si maigre que ça, ta légitime?...»

A trente kilomètres de là, dans un parc aux futaies admirables, une femme du peuple, la femme d'un garde, se dirigeait vers la demeure des maîtres. Un petit garçon d'une beauté singulière, avec ses traits fins, son teint mat sous la soie des boucles sombres et la splendeur de ses grands yeux noirs, gambadait autour d'elle. Il chantonnait du ton le plus joyeux:

—«Nous allons voir marraine... Nous allons voir marraine...» Et tout à coup, prenant un air important: «C'est vrai, dis, maman, qu'elle est maintenant une marquise, ma marraine?

—Oui, c'est madame la marquise de Malboise.

—Oh! la voilà...» cria-t-il en s'élançant hors de l'allée.

Entre les arbres, il avait aperçu Armande, qui descendait le perron, et il courut au-devant d'elle. La Louison le suivit. Coupant au plus court, il bondissait maintenant à travers l'immense pelouse qui monte en un tapis rectangulaire derrière le château. Malgré sa vivacité, ses petites jambes de cinq ans n'allaient pas bien vite. Aussi les deux femmes se trouvaient toutes proches, lorsque, entre elles, soudain, l'enfant s'arrêta:

—«Oh! la belle fleur!... Il faut que je la cueille.»

C'était au milieu du gazon, à peu de distance de la façade, sous les fenêtres de la chambre qui fut celle d'Armande, jeune fille. Depuis le matin où, sur l'herbe décolorée et glaciale, la brève tragédie avait eu lieu, jamais celle qui en fut la spectatrice épouvantée n'avait posé les yeux à cette place sans un frisson d'horreur. Elle contempla l'enfant qui, insoucieusement, ramassait des fleurs là où avait coulé le sang de son père. Pétrifiée, elle leva vers Louise un visage blanc jusqu'aux lèvres. La femme du garde avait pâli elle-même.

—«Michel,» cria celle-ci aussitôt, «mon petit Mimi, laisse les fleurs... Comment!... Tu n'as pas dit bonjour à ta marraine!...

—Oh!» dit Armande, «ne l'empêchez pas.»

Elle s'avança un peu et s'agenouilla près du petit garçon.

—«Veux-tu me donner tes fleurs?» lui demanda-t-elle.

—«Les voilà... Oh! vous pleurez?...» dit le petit, que stupéfiait la vue de deux larmes dans les yeux si tendres pour lui.

—Mon amour... Mon cher amour!...» balbutia la pauvre femme, en serrant éperdument le souple petit corps contre sa poitrine.

Heureusement, du château, nuls yeux réprobateurs ne surprirent cette effusion affolée. M. et Mme de Solgrès, relevés de leur surveillance ombrageuse depuis le mariage de leur fille, ne recherchaient plus avec elle une vie commune où trop de gêne subsistait. En ce moment, ils étaient à Paris, occupés à déménager leur hôtel de la rue Saint-Dominique, condamné par le percement du boulevard Saint-Germain. Le vieux couple se contenterait maintenant d'un appartement en ville, tandis que les jeunes mariés se feraient construire une demeure plus moderne dans les quartiers neufs. Déjà le marquis de Malboise avait jeté son dévolu sur un terrain, rue d'Offémont. Et il était en pourparlers avec l'architecte,—le même qui avait négocié l'achat et présidé aux travaux du petit hôtel offert à la jeune comédienne. Bagatelle, d'ailleurs, que ce cadeau à une maîtresse. Pour la demeure conjugale, l'artiste avait le champ libre. Car ce serait l'hôtel de Malboise. Il le fallait de caractère historique en rapport avec ce nom célèbre dans les fastes de la noblesse française, en rapport aussi avec la grande fortune qui en relevait le prestige. Aussi, le marquis fouillant dans ses archives de famille, retrouvait de vieux plans et de vieilles gravures, grâce auxquels l'architecte pourrait reconstituer une des maisons de ses ancêtres au temps de la Renaissance. Et de là surgit cet hôtel de la rue d'Offémont, dont tout Paris admire encore le style François Ier, si élégant et si pur.

Lorsque cette exquise résidence fut achevée, M. de Malboise entendit que sa femme y menât un train digne de leur situation et nécessaire à son influence politique. Il se buta à une résistance inattendue.

Jusqu'à présent, l'inclination d'Armande pour la vie campagnarde de Solgrès n'avait pas même été remarquée par son mari. C'était, croyait-il, le fait des circonstances, puisque le ménage n'avait à Paris qu'un pied-à-terre provisoire. Aujourd'hui seulement la lutte allait commencer.

Elle se fit tout de suite d'autant plus âpre qu'elle s'alimentait d'un sujet permanent de rancune, dont le caractère apparut à la longue définitif. Le marquis de Malboise se prit à désespérer d'avoir des enfants, et il en éprouva le plus amer déboire. Lui aussi possédait à un vif degré l'orgueil du nom. Il rêvait de transmettre ce nom à un fils, avec tous les avantages de sa situation et de sa fortune. Quand il dut renoncer à cet espoir, le changement qui se produisit en lui fut terrible. En Pascal de Malboise dormait un fonds de violence et de brutalité que, jusqu'à présent, ses succès de toutes sortes lui avaient permis d'ignorer lui-même. Le fleuve le plus impétueux ne bouillonne que contre un obstacle. L'obstacle, pour cet homme de vie triomphante et brillante, serait désormais la femme antipathique, obstinée, muette, qui, après avoir désappointé son plus cher espoir, oserait maintenant opposer une incompréhensible volonté à la sienne. Bientôt, c'est ailleurs qu'il devait l'apercevoir, l'obstacle. Et sa force devait s'y ruer, accablante. Mais d'abord, il ne vit dans les goûts de retraite d'Armande que la bizarrerie d'une créature mal équilibrée, à demi stupide. C'est ainsi qu'il jugeait sa femme, et c'est dans ces termes qu'il l'apostrophait, durant leurs rares instants d'intimité,—c'est-à-dire d'enfer intérieur. Elle lui opposait une inertie, dont l'effet, presque physique, était d'exciter la fureur chez ce sanguin, tout en dehors, qui ne pouvait imaginer un sentiment dépourvu d'expression. La croyant insensible, il ne se gênait pas. Et ce fut ainsi que, par ses procédés blessants, il accumula dans ce cœur fermé,—où l'orgueil ancien n'était pas mort,—une haine irrévocable et froide. Lui-même ne tarda pas à détester Armande.

M. et Mme de Solgrès achevèrent leur vie sans trop soupçonner ce couronnement sinistre de leur œuvre. Le ménage de Malboise gardait une correction extérieure, due à l'éducation traditionnelle, qui sauvegardait la façade, et pouvait donner le change même à des parents. Cependant ils en apprécièrent la désunion par ce fait que les deux époux vivaient presque constamment séparés,—Armande résidant la plupart du temps à Solgrès, Pascal n'y passant qu'une semaine ou deux, au moment de la chasse, et encore avec une bande d'amis qu'il prenait soin d'y amener.

Les deux vieillards se suivirent de près dans la tombe.

Leur disparition, par les biens considérables qu'ils laissaient, aggrava de questions d'argent l'hostilité entre leur gendre et sa femme. Le marquis et la marquise de Malboise, mariés sous le régime de la communauté, héritaient ensemble. Sauf pour l'admirable domaine de Solgrès, que le comte, par orgueil familial ou tardive impulsion de tendresse, léguait en propre à sa fille.

Une palpitation de joie inaccoutumée jusqu'à en être pénible, agita le cœur d'Armande quand elle entendit cette clause du testament paternel. Solgrès lui appartenait!... Le souterrain qui creusait sa colline, et où elle avait rêvé dans les ténèbres un éblouissant rêve d'amour, ne serait pas profané, comblé ou vendu, car elle en restait seule maîtresse. L'extrémité du parc contenait en sous-sol la retraite sacrée... Et ce qui encore était à elle, bien à elle, rien qu'à elle, c'était la terre où le martyr adoré tomba dans l'horrible matin, l'herbe dans laquelle se crispèrent ses mains raidies, le sol qui but son sang, les arbres dont les branches convulsées tressaillirent dans le sursaut de la décharge, et qui, pour elle, avaient des faces de témoins.

La marquise de Malboise était encore dans l'émotion de son double deuil lorsque son mari, retourné au champ clos parlementaire, lui annonça de Paris qu'il viendrait lui demander un moment d'entretien.

Le lendemain il arrivait au château.

Le couple, de plus en plus désuni, se trouvait face à face. Morne entrevue. Le premier regard assura les époux du peu d'agrément qu'ils éprouvaient à se voir, et du peu de peine qu'ils prenaient pour se moins déplaire réciproquement. Pascal épaississait, portait les années moins allègrement, bien qu'éloigné encore de la quarantaine. Sa figure lourde, aux yeux ronds, aux mâchoires proéminentes sous une grosse moustache rude, prenait,—surtout à cette minute de résolution mauvaise,—quelque ressemblance avec un bouledogue. Armande, blême et fanée, dans les durs reflets du crêpe, n'atténuait, ni par l'ombre d'un sourire, ni par une disposition seyante de sa massive chevelure,—beauté que sa maladresse transformait en laideur,—l'ingrat aspect de sa physionomie.

—«Je suis venu vous annoncer,» prononça nettement le marquis, «la visite de notre notaire.

—Notre notaire?...» répéta sa femme, étonnée.

—«Oui.

—Quel notaire?

—Duquel voulez-vous que je parle, sinon de maître Bruloir, chargé de tout ce qui concerne notre communauté de biens.

—Notre communauté, soit. Mais sur ce terrain, mon consentement vous est acquis pour toute chose. Qu'ai-je besoin de parler à monsieur Bruloir? Quant à mes propres, vous savez que cela regarde monsieur Jacquet, notaire de mes parents, et qui désormais sera le mien.

—C'est que je ne veux pas,» dit brutalement Pascal. «Quel besoin avez-vous de compliquer la situation avec un notaire personnel?... Nous sommes bien assez divisés moralement. Si nous avons deux notaires, dont chacun fera du zèle en essayant de rouler l'autre dans l'intérêt de son client, nous arriverons à la guerre. Est-ce cela que vous désirez?»

Armande ne répondit pas. Un peu déconcerté par son silence, Pascal reprit d'un ton moins acerbe:

—«Si je vous demande de vous entretenir avec maître Bruloir, c'est parce que je trouve plus convenable de traiter certaines questions par son intermédiaire plutôt que de les discuter ouvertement avec vous.

—Quelles questions?» demanda la marquise.

Ce fut au tour de son mari de garder le silence,—un silence d'évidente gêne. A la fin, il dit:

—«Ne devinez-vous pas?

—Du tout.»

Une expression de vague ironie eût démenti cette réponse pour un observateur même peu sagace.

—«Mon Dieu, Armande, le sujet ne laisse point d'être délicat. Toutefois nous ne sommes pas des enfants... Encore moins des amoureux. Nous savons parfaitement l'un et l'autre que l'inclination romanesque ne fut pour rien dans notre mariage. Nous nous sommes fait mutuellement l'apport, moi, de mon nom et de mon titre, vous, de votre fortune. Si je meurs le premier, vous resterez marquise de Malboise. Mais si c'est le contraire, trouvez bon que, pas plus que vous, je n'aie fait un marché de dupe.»

La grossière netteté de cette dernière phrase fit monter aux joues pâles d'Armande un flot de rouge, qui se fixa aux pommettes en deux taches, de feu. Pascal de Malboise ne se doutait guère de quel abîme de secrète honte jaillissait le brûlant afflux.

—«Vous avez raison, monsieur,» dit sa femme. «Je vous dois mon argent. Vous l'aurez jusqu'au dernier sou.»

La promptitude et la fierté de cette réponse humilièrent un peu le député. Il expliqua:

—«Vous comprenez... Si nous avions eu des enfants, comme je le désirais avec tant d'ardeur, la nécessité d'un testament de votre part ne s'imposerait pas. Mais, voyez qu'un malheur arrive, et que je sois contraint à partager avec des collatéraux dont vous ne vous souciez pas plus que moi. Vous avouerez...

—J'avoue, monsieur, que c'était une des conditions, au moins tacites, de notre marché...» (elle appuya sur le mot) «que je vous donnerais des enfants... De ce chef encore, je suis tenue à payer un dédit.

—Oh! ma chère...

—Je vais donc appeler au plus tôt monsieur Jacquet...

—Mais, encore un coup, pourquoi maître Jacquet et non pas maître Bruloir?»

Armande regarda son mari bien en face. Elle était toujours, malgré l'oppression de tant de contraintes et de douleurs, un être de droiture, d'intrépidité.

—«Parce que,» déclara-t-elle, «je veux faire mon testament en toute liberté, en toute sécurité, sans divulgation ni commentaires possibles.»

Un changement soudain abolit tout embarras sur la physionomie de Pascal. Il prit son air de lutteur qui va foncer en avant.

—«Vous moquez-vous de moi?» demanda-t-il.

—«C'est bien loin de ma pensée.

—Alors, que signifie cette incohérence?... Ou, comme vous venez de vous y engager, vous testez en ma faveur... En ce cas, mon notaire et moi pouvons être admis sans inconvénient dans le secret de vos volontés... Ou bien vous me tendez je ne sais quel piège, avec votre astuce féminine... pour le plaisir de me jouer, parce que vous m'avez en haine!...»

Le ton s'éleva sur les derniers mots... La fureur grondait devant le calme d'Armande, et dans la crainte d'une immense déception.

—«Vous aurez la complaisance de me croire sur parole,» dit-elle.

—«De croire quoi?... Vous me faites légataire de tous vos biens, avez-vous dit?

—Je n'ai pas dit: «de tous mes biens...» mais «de tout mon argent». Des dents plus longues que les vôtres se contenteraient d'un pareil morceau. Songez à toutes les valeurs mobilières que cette expression représente.

—Mobilières?...» répéta-t-il.

Et il devint pâle.

Le mari et la femme échangèrent deux regards aigus comme des pointes d'acier.

Elle aussi, elle venait de pâlir. Quelle imprudence de se faire si bien comprendre! L'emportement de sa franchise la conduisait sans doute plus loin qu'elle ne voulait aller.

Le marquis ne dit que ce mot:

—«Et Solgrès?...»

Armande essaya d'opposer à l'attaque ce silence d'inertie, devenu son refuge. Mais nulle barrière de volonté ne suffirait dans la crise actuelle. Un trop féroce intérêt entrait en jeu. Solgrès, ce domaine admirable, si riche en bois, en chasses, en prairies, qu'il suffisait à son propre entretien et donnait encore des revenus. Ce château, l'un des plus beaux de France, avec sa tour féodale, rattachée par une combinaison si heureuse au corps de logis du temps de Louis XIII. Ce Solgrès, si glorieux à posséder, que Pascal souffrait, en y entrant, de se dire: «Je suis chez ma femme», et qu'il ne s'était consolé du testament de son beau-père que par l'espoir assuré d'une donation, ou tout au moins d'un legs consenti par Armande.

Il marcha vers elle, la face terreuse et gonflée de menace.

—«Que prétendez-vous faire de Solgrès?» demanda-t-il.

—«Le laisser à qui bon me semble.»

Audacieuse réponse. Il y fallait tout le courage naturel de cette femme, et cette ardeur jalouse de lionne prête à mourir là où coula le sang du mâle sous les balles des chasseurs, oui, prête à mourir de douleur furieuse et pour leur barrer la voie vers son lionceau et vers son repaire. Solgrès à Pascal de Malboise!... Solgrès et son nid d'amour!... Solgrès et la pelouse du supplice!... Solgrès où vivait son enfant!... Jamais!... Jamais!... Jamais!... Ces deux syllabes, elle se les répétait follement. Et c'était leur fulgurance qui éclatait dans ses yeux, leur irréductible décision qui faisait palpiter ses narines, trembler ses lèvres, tandis qu'elle bravait la colère de Pascal.

Un éclair de violence redoutable avait passé sur les traits du marquis. Mais il se contint, et ce fut d'une voix presque mesurée qu'il dit encore:

—«Réfléchissez à la gravité de ce que vous m'apprenez, marquise de Malboise. Vous entendez que Solgrès passe après votre mort entre les mains d'un héritier que j'ignorerai jusque-là?...»

Surprise par la forme de sa question et par les déductions qui apparurent immédiates, Armande inclina faiblement la tête.

—«Solgrès est un patrimoine presque illustre, une demeure historique,» poursuivit-il. «Son transfert fera quelque bruit et attirera l'attention sur l'heureux légataire. Pouvez-vous me répondre...—Vous voyez, j'ai confiance en votre parole... D'ailleurs, vous savez mal mentir.—Pouvez-vous me répondre que moi, votre mari, je ne me trouverai pas, par ce fait, aux prises avec l'équivoque... peut-être avec le ridicule?...»

L'exaltation intérieure d'Armande cessa de la soutenir. Un filet de glace coula dans ses veines. Quoi!... Pouvait-on faire tant de chemin en quelques phrases?... Où en était-elle?... A quoi maintenant tenait son secret?... Une seconde d'effarement... C'était trop. Le mari se jetait contre elle, et lui saisissait, lui meurtrissait les poignets.

—«Malheureuse!... Que me cachez-vous? Qu'y a-t-il dans votre existence ou dans celle de votre famille?... Ce domaine, qui porte le nom de vos ancêtres, à qui pensez-vous le transmettre?...»

Elle sentit en cet homme une telle frénésie, qu'elle crût sa dernière heure arrivée. La vérité ou le silence l'exposaient également. Et elle n'avait pas la ressource du mensonge. Quelle fable inventer?... Puis, comme il disait lui-même, elle ne saurait pas. Une ivresse d'indignation la souleva.

—«Laissez-moi!...» gémit-elle en se tordant sous la cruelle étreinte. «Quelle honte!... Vous, un gentilhomme!... Battre une femme pour la dépouiller!...»

Il la lâcha.

—«C'est faux!» protesta-t-il. «La valeur de Solgrès n'est pas en cause. Mais il y a là-dessous quelque ignoble mystère que j'ai le droit de savoir... et que je vous arracherai!...»

Les syllabes grincèrent comme des scies et des tenailles de torture.

Et ce fut bien une torture, pire que tout ce qu'elle avait subi auparavant, qui commença pour Armande. Moralement, et parfois physiquement, elle endura ces persécutions multiples que peut seul exercer un mari, à qui toute une vie de femme est livrée, sans aucun asile d'âme ou de corps, quand ce mari n'a ni respect, ni scrupule, ni pitié.

Maintenant, il ne la quittait plus comme autrefois. Il restait auprès d'elle ou la contraignait à le suivre, résolu à ne la laisser tranquille que lorsqu'il aurait percé le mystère que, malgré tout, elle parvenait à lui dérober.

Elle résistait.

L'inertie, l'obstination, le dédain, la ruse même,—car elle eut à la fin, traquée comme elle était, des subtilités astucieuses de femme, elle si peu fille d'Ève,—tout lui servit pour ne pas révéler cette détermination incroyable, qu'elle donnerait par testament le merveilleux, l'historique Solgrès, au fils d'un de ses gardes-chasse. Même, pendant longtemps, elle eut le courage de ne pas s'occuper du petit Michel, de rester éloignée de lui, afin de ne pas mettre sur la dangereuse piste une inquisition désormais en éveil.

Pour obtenir une paix relative, pour ne pas pousser à bout une exaspération qu'elle jugeait sans frein, Armande parut renoncer à faire un testament. Elle ne convoqua pas son notaire.

—«Vous pouvez,» dit-elle à son mari, «me donner au moins quelque répit pour réfléchir. Je ne suis pas, que je sache, en danger de mort.»

Le fait est que cette mesure de prudence lui apparaissait à deux fins. En danger de mort?... Elle se sentait d'autant plus sûre de ne pas l'être qu'elle se hâtait moins d'instituer M. de Malboise son légataire universel et son principal héritier. Le brillant lutteur parlementaire lui était apparu sous de singuliers aspects,—avec le masque de bouledogue si férocement crispé, avec de sanglants feux follets au fond des yeux et la bave des paroles odieuses au bord des lèvres,—qu'elle ne le croyait pas incapable d'aider les hasards meurtriers. Mieux valait l'horreur de la perpétuelle bataille intestine que l'apaisement durant lequel cet homme souhaiterait sans cesse et tout bas qu'elle disparût.

Mais un jour,—le jour où se préparait à la Chambre une chute de Ministère et où nul intérêt médiocre n'aurait arraché de son banc le meneur de l'opposition,—une scène étrange eut lieu à Solgrès.

La marquise de Malboise et Louise Nobert, prenant les plus grandes précautions pour ne pas être observées, descendirent dans le ravin, au fond du parc, ouvrirent la porte de fer cachée parmi les broussailles, et s'enfoncèrent dans le souterrain. Elles emportaient des bougies, une pioche, un petit coffret d'acier. Quand elles parvinrent devant une anfractuosité formant comme une cellule, les deux femmes restèrent un instant recueillies—l'une suffoquée de souvenirs, l'autre, la bouche close par un respectueux attendrissement.

—«Allons,» dit Armande, «ce n'est pas l'heure de rêver. Travaillons pour son fils.» Elle ajouta:—«Nous en avons pour un moment. Dieu veuille que nous ne soyons par surprises!»

Elles explorèrent le sol et choisirent minutieusement une place sous un morceau de roc surplombant.

—«Cette pierre en saillie, avec sa forme en tête de bélier, nous servira parfaitement de point de repère,» fit observer la marquise de Malboise. «A l'œuvre, Louise! Creuse là-dessous un trou aussi profond que le permettront tes forces. Je te relayerai, d'ailleurs. Tu sais que je ne crains pas la besogne manuelle.»

Pendant que la femme du garde creusait la terre, Armande, s'agenouillant non loin d'elle, plaça son coffret sous la lumière d'une bougie. Tirant une petite clef de sa poche, elle la fit jouer dans la serrure avec un nombre de saccades qui correspondait à un chiffre.

—«Tu as bien mis de côté la seconde clef de cette boîte, Louise, et tu te rappelles le secret?...

—Oui, madame la marquise.

—C'est comme la clef du souterrain, que je te laisse parce que tu ne quittes jamais Solgrès et que tu pourrais en avoir besoin, tu continues à la cacher soigneusement. Personne ne sait que tu l'as?

—Personne, madame la marquise.

—Bien. Tu comprends, nous ne savons pas ce qui peut arriver dans l'avenir. Je suis maîtresse de ce domaine. J'ai le droit de me réserver cette issue et d'en sauvegarder autant que possible le mystère. Cependant je n'ai pu en refuser une clef au marquis de Malboise. Il croit posséder la seule qui existe. Laissons-le donc supposer que je ne me soucie pas d'entrer ici. Ses soupçons pourraient s'éveiller sur l'intérêt qui m'y attire.

—Vous pensez bien, madame la marquise, que ce ne sera pas moi qui lui apprendrai...

—Oh! Louison, quelle phrase inutile!... Elle pourrait m'offenser même. Mon cœur est-il capable de méconnaître un instant le tien?...»

Elles se turent. Pendant un instant, on n'entendit plus que les coups sourds de la pioche et des tintements de métal sous les doigts d'Armande, qui rangeait des objets dans le petit coffre. Celle-ci reprit la parole.

—«Les parois d'acier sont à l'épreuve de l'humidité, des chocs, du feu. Regarde leur épaisseur. On me les a garanties. Cette boîte resterait vingt ans au fond de la mer, ou vingt heures dans une fournaise, sans que son contenu en souffrît.»

Tandis qu'elle disposait ce contenu, elle en fit tout haut une espèce d'inventaire.

—«Voici, au fond, l'acte testamentaire, entièrement écrit de ma main, signé, daté, par lequel je lègue le domaine de Solgrès, château, parc, chasses et fermes, à mon filleul Armand-Michel Bellard. Et, pour qu'il n'y ait jamais contestation de personne, je spécifie qu'il s'agit bien de l'enfant élevé chez moi par mon garde-chasse Mathieu Nobert et par sa femme Louise, à l'exclusion de tout autre. Puis, voilà des bijoux de famille. Tout ce que je possède en communauté avec monsieur de Malboise restera au marquis. Mais ce qui m'appartient personnellement constituera la fortune de Michel. Solgrès et ses revenus forment un beau patrimoine. J'y joins ces souvenirs de famille, dont quelques-uns ont une valeur matérielle très grande.

Elle n'exagérait pas, si l'on en jugeait au scintillement des pierreries et à l'admirable travail de certaines parures anciennes. Le feu des brillants semblait éclairer le souterrain. Une énorme émeraude, simplement sertie dans des griffes d'or, était un joyau de musée.

—«Ah!» dit enfin Armande, dont la voix s'altéra, «pourvu que ce portrait lui apparaisse comme le plus précieux de ce petit trésor!... Un jour il saura la vérité. Si je ne suis plus là, tu m'as juré de la lui faire connaître...

—Je le jure encore!» s'écria Louise, qui suspendit un instant son travail.

—«Alors il saura qui fut pour lui cette pauvre femme...» murmura la marquise de Malboise.

Dans le creux de sa main, elle tenait un médaillon où se trouvait une miniature d'elle-même. Quand elle eut contemplé un instant cette image, sur laquelle s'ouvrait un couvercle d'or, elle la souleva. Entre la lame d'ivoire qui portait la peinture et le fond du médaillon, se trouvait une bouclette de cheveux noirs.

—«Les cheveux de son père...» dit Armande.

Elle referma d'un léger claquement la charnière minuscule.

—«Tu lui diras,» ajouta-t-elle, «que cette chaîne coulée dans l'anneau du médaillon fut mon premier bijou. Elle n'a pas quitté mon cou pendant plusieurs années de mon enfance. Tu le lui diras, n'est-ce pas, ma Louison?...

—Eh! vous le lui direz vous-même, quand le moment sera venu,» bougonna gentiment la paysanne, qui n'admettait pas cette idée qu'elle pût survivre à sa maîtresse.

—«Je suis plus vieille que toi, Louise.

—De deux ans... La belle affaire!... Laissez donc, madame la marquise, vous vivrez assez longtemps pour que tout s'arrange et pour qu'un jour peut-être vous puissiez adopter Michel.

—Hélas!... comment l'espérer tant que mon mari vivra?

—Il lui arrivera bien quelque chose de fâcheux, avec sa politique et ses duels.

—Tais-toi!...»

Elles achevèrent leur tâche en silence.

Un trou profond fut creusé, le coffret enfoui, la terre tassée par-dessus. Pour effacer toutes traces de leur travail, les deux femmes eurent soin de ramener en abondance la poussière blanchâtre de grès qui recouvrait aux alentours le sol du souterrain. Quand ce fut terminé, elles-mêmes n'eussent pas été capables de reconnaître l'endroit de la cachette, si ce n'est par la saillie de pierre en forme de tête de bélier qui le surplombait. Pour ne pas confondre plus tard cette pierre avec d'autres, elles pratiquèrent encore certains repérages. D'ailleurs elles se promirent de se rendre ici de temps à autre, exprès pour assurer leur mémoire, et pour ne pas laisser le temps y établir la moindre confusion.


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